CHAPITRE XXIII
Anakin voyageait dans le ventre de la bête. Littéralement. Et ça puait ! Le gnullith qu’il portait – l’équivalent organique d’un masque respiratoire –, ne filtrait pas l’odeur exécrable d’écrevisse et d’algues pourrissantes du liquide visqueux qui stagnait à l’intérieur du vangaak. Ni celle du respirateur lui-même qui se tortillait sans cesse, histoire de rappeler au Jedi qu’il avait les tentacules d’un animal vivant enfoncés dans le nez et la gorge...
Sa seule consolation ? Il n’avait rien mangé depuis un jour et demi...
Quand la créature-bateau attrapait encore ses proies, c’était... « moins grave ». Mais ensuite... Pour pêcher sa pitance, elle se contentait de nager la gueule ouverte – un entonnoir de dix mètres de large. L’eau filtrée par ses membranes procurait l’équivalent d’un courant frais. Mais le monstre, repu, avait refermé la gueule. Le brassage des eaux était minimal...
Anakin se rappela comment ses parents avaient fait connaissance, sur l’Étoile Noire... Une fameuse anecdote dont on lui avait un peu trop rebattu les oreilles, à vrai dire...
Quelques secondes après leur rencontre mouvementée, ils avaient fui sous le feu roulant des commandos de l’Empire, trouvant refuge dans un dépôt d’ordures...
« Quel doux parfum vous répandez, princesse ! » avait lancé Yan Solo, sarcastique, à sa future épouse.
Ou quelque chose comme ça...
J’ai trouvé un « parfum » plus extravagant que le tien, maman...
L’idée que Rapuung, à l’extérieur, profitait de la brise tiède de Yavin 4, se réjouissant sans doute de l’inconfort de son allié, n’améliorait en rien l’humeur d’Anakin. Si son sabre laser avait encore fonctionné, il se serait extrait depuis longtemps du ventre puant de la bête, quitte à affronter une centaine de Yuuzhan Vong !
Certaines choses rendaient presque plaisante l’éventualité d’une mort prématurée...
Il regretta aussitôt cette pensée. Dans la galaxie, certains malheureux étaient plongés dans une misère qui rendait sa position actuelle aussi enviable qu’une ballade dans un jardin d’Ithor.
Enfin, à l’époque où Ithor avait encore des jardins...
Malgré tout, Anakin avait hâte de sortir... Pour tromper son attente, il étudiait les petites créatures gobées par son véhicule vivant, et persuadait en douceur les plus hardies qu’il n’était pas une friandise à grignoter... Il tenta de se détendre, d’oublier son corps et son inconfort. À un moment, il crut même avoir brièvement capté Jaina dans la Force... Vrai ou faux, il la perdit aussitôt.
Il sentit Tahiri. Elle souffrait, mais était toujours en vie.
Le temps s’étirait interminablement...
Un mouvement étrange tira Anakin de sa torpeur. Avait-il dormi ?
Le mouvement se précisa... Une contraction jeta contre lui les autres habitants de la poche abdominale.
Puis une contraction plus violente le poussa en avant. Il sortit à la lumière dans un flot de fluide jaune.
On lui prit un bras pour le tirer vers le haut. Hébété, il se retrouva face à Vua Rapuung.
Le guerrier le remit debout et détacha le gnullith. Anakin recracha de l’eau, puis inspira à fond, ravi de découvrir que ses poumons fonctionnaient toujours.
— J’ai été vomi par un poisson..., fit-il ensuite, écœuré.
Vua Rapuung inclina la tête.
— Oui... Et alors ?
— Peu importe. Où sommes-nous ?
Le vangaak avait dégorgé ses proies à la pointe d’une mare. La partie la plus évasée, à vingt mètres de là, ouvrait sur un plan aquatique plus grand. Anakin et Rapuung étaient sur une sorte de jetée, défendue par des murs de corail de six mètres de haut. Tous les cinq mètres, les murs portaient des ovoïdes de couleur plus foncée. La vangaak était entrée dans le complexe par le canal situé à l’autre bout de la mare. Anakin vit des arbres massassis s’agiter sous la brise.
— J’ai compris... Nous sommes dans un de ces... Comment, déjà ?
— Damuteks.
— C’est ça. Ces trucs en forme d’étoiles. Nous sommes à l’extrémité d’un rayon. C’est un des complexes remplis d’eau.
— Tous les damuteks ont un bassin de succession. Certaines sont couvertes, afin de servir à d’autres buts.
— Nous sommes venus par là..., continua Anakin. Ce canal mène à la rivière, n’est-ce pas ?
— Correct.
— Pourquoi l’eau du canal coule-t-elle vers la rivière ?
— Pourquoi poser des questions sur des détails sans importance ? Le bassin de succession se remplit par en dessous. Ses tubes-racines vont chercher l’eau et les minéraux nécessaires. Le flot excédentaire est rejeté vers la rivière. Assez parlé !
— Vous avez raison. Trouvons Tahiri et filons d’ici !
Rapuung le foudroya du regard.
— Ce n’est pas si simple ! D’abord, nous devons vous déguiser. Un humain libre dans un complexe Yuuzhan Vong ? Puis, il nous faudra localiser votre compagne Jeedai...
— Ne vous en faites pas pour ça.
— Ah, ces Jeedai... Vous êtes capables de vous renifler à distance, c’est ça ?
— En quelque sorte.
— Alors, vous serez mon uspeq de chasse. Mais pas tout de suite. Même quand nous saurons où elle est retenue...
— ... Nous devrons prévoir l’itinéraire. Je comprends. Vous étudierez la disposition des lieux. Et votre vengeance ? Qu’en est-il ?
— Avec l’autre Jeedai, je tiendrai ma vengeance. Ne vous en faites pas pour ça.
La froideur de Vua Rapuung inquiéta Anakin.
— Vous n’avez rien contre Tahiri ?
Rapuung eut un sourire de prédateur.
— Si je souhaitais me venger de votre Jeedai, il me suffirait de laisser agir les modeleurs... Rien ne peut être pire que tomber entre les griffes de Mezhan Kwaad.
— Mezhan Kwaad ?
— Ne répétez jamais ce nom ! cria Rapuung.
— Mais vous venez de le prononcer !
— Si vous le répétez, je vous tue !
Anakin se redressa de toute sa taille.
— Vous essayerez, vous voulez dire !
Ses lèvres purulentes frémissantes, Rapuung évoquait plus un animal dangereux qu’un être pensant. Mais il se reprit.
— Ici, je sais mieux que vous ce qu’il faut faire. Apprenez donc à m’écouter. Sans moi, comment vous seriez-vous infiltré dans la base ? Mais de graves dangers nous guettent. Pliez-vous sans discuter à mes directives ! Plus nous nous querellerons, plus nous risquerons d’être remarqués et arrêtés. Vous êtes passé par les narines de la bête... Mais sans moi, vous ne survivrez pas assez longtemps pour atteindre son cœur !
Anakin devait s’incliner. L’orgueil ne faisait pas partie de l’arsenal d’un Jedi... Rapuung ne cessait de piquer sa fierté au vif, et il réagissait stupidement... Il entendait presque Jacen et oncle Luke lui reprocher sa susceptibilité.
— Toutes mes excuses. Vous avez raison. Et maintenant ?
— Maintenant, vous serez mon esclave.
Anakin avait vécu des moments difficiles... Mais rien de plus pénible que laisser Vua Rapuung lui implanter les excroissances de corail, identiques en tout point à celles qu’il avait remarquées sur nombre d’esclaves yuuzhan vong... À cause de ces excroissances, il avait vu des êtres pensants perdre la raison et disparaître dans la Force.
— Elles ne sont pas réelles, dit Vua Rapuung, mais vous devrez réagir comme si elles l’étaient. Vous serez très réceptif à certains ordres.
Comment savoir si ce n’est pas une ruse ? S’il ne cherchait pas depuis le début à en arriver là, à m’amener par la fourberie à renoncer de mon plein gré à ma liberté ?
Comment déterminer si le Yuuzhan Vong était sincère ? Faute de certitudes, Anakin se décida à parier que oui...
— Dois-je agir comme un drone décérébré ?
— Non. Nous n’utilisons plus ce type de contrainte sur les ouvriers. Ça les abîmait trop. À quoi sert un esclave mort ou réduit à l’état de légume ? L’implant permet de contrôler l’outil vivant, si nécessaire. Si ça picote, feignez la douleur puis la paralysie. Si vous avez vraiment mal, roulez-vous par terre !
— Compris.
Anakin laissa le Yuuzhan Vong lui greffer la créature, et contint mal ses frémissements d’horreur quand elle s’enracina. Il se concentra sur la détection d’un signe de contrôle mental...
Quand Rapuung en eut fini, il se sentit souillé. Mais il restait maître de sa volonté.
Pour l’instant.
— Où puis-je cacher mon sabre laser ?
Le Vong l’avait forcé à abandonner ses vêtements et ses affaires dans la jungle. L’arme brisée était tout ce qui lui restait.
— Il ne fonctionne pas.
— Je sais. Où puis-je le dissimuler ?
Rapuung hésita.
— Ici... L’angle le plus éloigné du bassin de succession. ... Personne ne le remarquera dans les dépôts de matière organique, au fond.
Anakin regarda l’arme qu’il avait construite de ses mains s’enfoncer sous l’eau. Une étape difficile de plus... Mais garder le sabre laser eût été d’une idiotie sans nom.
Quelques instants plus tard, il fut entouré de centaines de Yuuzhan Vong.
Entre la rivière et les complexes des damuteks s’étendait le bidonville qu’Anakin avait remarqué. Au contraire des damuteks, les modestes habitations se dressaient au hasard. Elles étaient à peine assez grandes pour qu’on puisse y dormir. Peu de gens en sortaient ou y entraient. Ces Yuuzhan Vong-là rappelaient le pêcheur que Rapuung avait tué. Ils n’avaient pour ainsi dire pas de cicatrices. Certains portaient néanmoins des scarifications déformées ou purulentes comme Rapuung. Ils portaient un pagne pour tout vêtement.
Les deux alliés avaient adopté la même tenue.
Il ne s’agissait pas de tissu, mais de créatures vivantes. Si Anakin cherchait à l’éloigner de son épiderme, l’être se recollait à lui.
Il avait aussi un tizowyrm dans l’oreille, grâce auquel il saisissait des bribes de conversation... quand quelqu’un osait prendre la parole. Tous vaquaient à leurs occupations en silence, tête basse.
Anakin constata qu’il n’était pas le seul non-Yuuzhan Vong du complexe. Bon nombre d’étrangers portaient aussi l’implant mental, vivantes incarnations du désespoir et de la misère.
Parfois, à la lueur fugitive que le Jedi croyait surprendre dans un regard, il voyait que la flamme de l’espoir refusait de mourir tout à fait...
— Eh là ! cria soudain quelqu’un.
Rapuung se retourna. Censé être un esclave résigné et apathique, Anakin l’imita, mais moins vite.
Un guerrier... Le premier qu’il voyait dans le complexe. Il s’exhorta au calme. L’heure n’était pas revenue d’engager un duel à mort.
Découvrant le faciès mutilé de Rapuung, le guerrier frémit et parut sur le point de s’incliner... Puis son expression durcit.
— C’est bien vous ! Au port, on m’a affirmé que vous étiez revenu.
— Oui, c’est bien moi, répondit Vua Rapuung.
— Beaucoup des nôtres pensaient que la honte vous avait fait fuir. Ils étaient heureux de ne pas avoir à la regarder en face !
— Les dieux savent qu’il n’y a aucune honte sur ma tête.
— Votre chair dément cette affirmation.
— Peut-être..., répondit Rapuung. Avez-vous des ordres pour moi ?
— Non. Quelle tâche votre exécuteur vous a-t-il assignée ?
— Je m’apprêtais à aller le lui demander.
— Le planning de pêche est fixé pour les quatre prochains jours. Peut-être devriez-vous les passer en sacrifices et en pénitences, afin de convaincre Yun-Shuno d’intercéder en votre faveur. Un mot favorable pourrait être murmuré à l’oreille de votre exécuteur...
— C’est très généreux à vous, Hul Rapuung, mais je ne demande aucune faveur.
— Implorer les dieux n’en est pas une, rappela Hul Rapuung. Mais... Et cet esclave ? Que fait-il avec vous ?
— Il errait dans la jungle. Je l’emmène à mon exécuteur pour qu’il lui donne une affectation.
— Il errait ? Savez-vous que des Jeedai rôdent dans la jungle ?
— Cet esclave était là avant que je disparaisse. Il a toujours été distrait...
— Vraiment ? D’après une rumeur, un des Jeedai n’en serait pas un, mais un guerrier yuuzhan vong rendu fou par les pouvoirs des Jeedai...
— Étrange histoire, en vérité.
— Allez voir votre exécuteur ! ordonna le guerrier.
— J’y vais, assura Vua Rapuung.
— Vua Rapuung, vous faites partie des Humiliés ! souffla Anakin.
Tête basse, il avait à peine remué les lèvres. Rapuung le tira par un coude dans la hutte la plus proche. Elle sentait aussi mauvais qu’un Bothan mal lavé...
— Ne vous avais-je pas dit de tenir votre langue ?
— Vous auriez dû me prévenir ! Si vous voulez que je reste tranquille, évitez-moi d’avoir des surprises toutes les cinq minutes !
Rapuung serra et desserra les poings en grinçant des dents.
— Je suis forcé d’agir comme un Humilié. Mais je n’en suis pas un...
— Si vous commenciez par m’expliquer ce qu’est un Humilié ? Et ne me répétez pas qu’ils ne valent pas la peine qu’on parle d’eux !
— Ils n’en... (Rapuung ferma les yeux.) Ils sont maudits par les dieux. Leurs cicatrices refusent de guérir. Les implants de notre caste sont rejetés par leurs organismes trop faibles. Ils ne servent à rien.
— Vos cicatrices suintent... Vos implants ont pourri.
— J’étais un grand guerrier ! Un commandant. Personne ne doutait de mes capacités. Un jour, mon corps m’a trahi. (Il frappa du poing le mur en corail.) Mais les dieux n’y sont pour rien ! Je sais qui a fait ça, et pourquoi. Elle paiera !
— Celle dont vous vouliez m’interdire de répéter le nom ?
— Oui.
— C’est elle que vous voulez tuer ?
— Tuer ? Maudit infidèle ! Vous pensez que la mort, qui vient pour chacun d’entre nous, est une punition suffisante ? Non ! Ma vengeance sera de la forcer à reconnaître ce qu’elle a fait, afin que chacun sache que Vua Rapuung n’a jamais été Humilié ! Les Yuuzhan Vong mesureront la gravité de son crime. Elle mourra couverte d’opprobre. Sa fin sera ignominieuse. Alors, je m’estimerai vengé ! La tuer, moi ? Ce serait lui faire trop d’honneur !
— Oh ! fit Anakin, sidéré.
Désorienté par la férocité de Vua Rapuung, il ne savait plus où il en était.
— Ai-je assez déversé ma bile ? demanda Rapuung.
— Une dernière question, à propos du guerrier que nous venons de croiser... Son nom est en partie identique au vôtre.
— C’est normal. Il appartient à ma crèche.
— Votre frère ?
Rapuung acquiesça.
— Allons voir l’exécuteur. Je dirai que vous avez jadis travaillé aux cultures des lambents. Les esclaves assignés aux champs vivent plus vieux que les autres. Mais en attendant, jouez votre rôle. Utilisez vos pouvoirs pour retrouver l’autre Jeedai. Je vous reverrai dans six ou sept jours, pas avant. Étudiez les esclaves qui vous entourent, leur comportement... Vous y aurez tout intérêt. Maintenant, suivez-moi !
Il sortit, tirant Anakin par le bras. Personne ne fit attention à eux.
Ils se dirigèrent vers le bâtiment le plus grand et passèrent inaperçus au milieu de la foule d’esclaves et d’Humiliés.
Au moins, il fallait l’espérer...