CHAPITRE XIII
Baisé !
La rage me tord les boyaux, me noue l'estomac et remonte pour me serrer la gorge. Je ne sais pas ce qui me retient de me précipiter sur Gunstett. Ou plutôt si, je sais ! Le pistolet qu'il tient, même s'il est un modèle archaïque, me paraît en excellent état de fonctionnement. Sa gueule noire, pointée sur ma poitrine, me fait enterrer la hache de guerre. Moi pas bouger. Moi pas parler. De toute façon, j'en serais incapable. La rage que je contiens m'étouffe.
Tout s'écroule. Je me suis donné du mal pour rien !
Dire que je me méfiais de Sabine ! Qui aurait imaginé ce sac de graisse capable d'une action aussi rapide ?
Il me regarde avec ses petits yeux de fouine qui brillent derrière ses lunettes. L'air triomphant, il jouit de l'instant présent, un mauvais sourire figé sur ses lèvres épaisses. Et je suis là, impuissant, battu. Face au public !
Parce que je viens, du même coup, d'entrer dans le champ de sa caméra. D'ailleurs, en voilà deux autres qui rappliquent au triple galop ! Pleins feux ! Malheur aux vaincus ! Ave Caesar, morituri te salutant !
J'éprouve la plus grande peine du monde à maîtriser le tremblement qui m'agite. Trop c'est trop. Je croyais tenir la victoire. Je croyais être le chat et je n'étais que la souris. Une pauvre, une misérable, une minable souris !
Gunstett garde l'œil sur moi. Si je tente quoi que ce soit contre lui, il me tuera. Il n'aurait vraiment aucune raison de se gêner. De plus, il me nargue en faisant rouler le dé dans la paume de sa main gauche.
— Ne reste pas debout ! me lance-t-il. C'est mauvais pour les varices ! Assieds-toi !
— Je préfère rester debout !
— J'ai dit : assieds-toi !
Le ton est menaçant. Il est préférable d'obéir.
— Mets tes mains sur ta tête… Voilà ! Sage, mon chien. Sage !
J'aimerais lui sauter à la gorge. Mais patience… S'il ne m'a pas abattu froidement, c'est parce qu'il a. un problème. Qu'est-ce qui l'empêche de regagner son cube ?
Je demande :
— Qu'est-ce qu'on attend ? Tu as gagné, non ?
Il prend une mine désolée qui ferait pleurer un fauve et soupire.
— Hélas ! Ce n'est pas aussi simple !
— Qu'est-ce qu'il te faut de plus ?
Il glousse, ignore ma question.
— On va causer.
— Ah ? Et de quoi ?
— Du jeu, par exemple !
Et voilà la vedette en train de faire la belle. Je ricane.
— Tu crois que ça va plaire aux téléspectateurs ?
— Ceux-là, je les emmerde !
— Tu devrais plutôt les remercier ! C'est tout de même grâce à eux si tu es là aujourd'hui ! Et c'est leur fric que tu vas empocher, non ?
— Pendant que tu y es, dis que c'est eux qui m'ont fait gagner !
Je hausse les épaules. Un silence s'installe. De courte durée. Gunstett reprend :
— Facile, le jeu, pas vrai ?
— Ça dépend pour qui. Tu as demandé à Benfeld ce qu'il en pensait ?
— Oh ! Lui ! Il n'avait rien compris ! Mais rien du tout ! Il voulait collectionner les fiches. Et les miennes manquaient précisément à sa collection. J'ai dû me fâcher…
— Ouais ! Je suis au courant.
Il n'insiste pas. Nouveau silence.
— Qui as-tu tué d'autres ? Dyana Serval ? Falker ?
— Là, tu te goures, l'ami. Ce n'est pas moi qui ai fait le nettoyage !… Dis donc ! Tu ne dois pas être blanc, toi non plus ! Pas plus que cette fille avec qui tu faisais équipe !… Mais revenons à nos moutons. Sais-tu depuis combien de temps je possède ce dé ?
— Pas la moindre idée.
— Depuis ce matin. C'est plus qu'une longueur d'avance, ça, hein ?
— Tu attends que je te félicite ?
— Tu pourrais. Mais j'avoue avoir eu delà chance en découvrant une fiche qui ne m'appartenait pas…
Qu'est-ce que j'ai fait ? Comme j'avais encore une fiche à découvrir pour mon compte, la quatrième, je l'ai cherchée et trouvée. Ensuite, j'ai changé de circuit, vu que celle qui me tombait du ciel portait le numéro cinq. La sixième a suivi. Tu vois, c'est bête !
— Tu n'aurais pas trouvé cette fiche dans la tour carrée, par hasard ?
— Si, justement ! Mais comment… ? Ha ! J'y suis ! Elle était à toi, hein ? C'est marrant. Je comprends pourquoi tu faisais équipe avec la nana !… Tu l'as baisée, au moins ?
— Même pas !
Gunstett se met à ricaner et son rire secoue sa panse de femelle d'hippopotame en gésine.
— Enfin, dit-il au bout d'un moment, il n'y a que le résultat qui compte. A ton avis, le gâteau… il va chercher dans les combien ?
— Sais pas. Ça dépend de l'honnêteté des organisateurs. A ce sujet, je nourris plus que des doutes.
Il hoche la tête.
— Tu crois qu'on voudrait me rouler ?
— Simple supposition. Qu'est-ce qu'on fait depuis le début du jeu ? Tu imaginais qu'il allait se dérouler de cette façon, toi ?
Gunstett est subitement devenu sérieux. L'idée qu'il puisse se faire arnaquer ne lui plaît pas. Je devrais exploiter cette faille. Mais il n'est pas bête, ce gros lard.
— Tu dis des conneries, Lehard. Il y a un jury. Et n'oublie pas le contrôle des jeux !
— C'est ce à quoi j'ai pensé au début. Puis j'ai réfléchi… Je me suis dit que nous n'étions que des acteurs. Tout a été calculé pour que nous organisions un spectacle violent. Les organisateurs savaient bien que le jeu ne tarderait pas à se transformer en massacre !
Le visage de Gunstett s'éclaire.
— Ah ! Ce n'est que ça ! Tu me rassures. Je croyais que, côté pognon, on allait me blouser… Non, parce que, si c'était ça, y en a qui se seraient retrouvés avec une rapière entre les endosses, c'est moi qui te le dis !
— Bah ! Question dé confiance. A ta place, je me méfierais tout de même !
Il ferme ses paupières à demi.
— Toi, tu chercherais à m'inquiéter que ça ne m'étonnerait pas ! Joue pas au malin, Lehard. J'ai prouvé que je le suis plus que toi… Si tu savais comme tu m'as fait rigoler !
— Pas possible !
— Si ! Oh si !… Je savais bien que tu allais te pointer tôt ou tard. J'étais caché derrière la reine pendant que tu bricolais le ventre du dada ! Et après, quand je t'ai vu jouer avec les dés…
— Ferme ça, Gunstett !
— Hi ! Et mauvais perdant, avec ça !… Mais tu oublies que c'est moi qui donne des ordres ! Tu sais comment ça s'appelle, ce machin-là ? Un pistolet !… Tu veux savoir s'il est chargé ? La réponse est oui… C'est pas du dernier cri, comme artillerie, mais ça marche encore bien. Évidemment, c'est pas fabriqué pour le travail soigné. Un truc de ce genre-là ne vaudra jamais un pistolaser ou un Mogar…
— Arrête un peu la musique. Tu l'as trouvé où, ton mousquet ? Au château ?
— Sûrement pas !…Je te le dirai plus tard.
Je me demande où n veut en venir, l'animal. Il parle, il parle. A croire qu'il a été payé pour prolonger le suspense… A moins qu'on lui ait donné la consigne de faire durer l'émission jusqu'à la nuit… Le pistolet aurait-il été fourni par la maison ?
— Parlons boulot ! Qu'est-ce qu'on va me donner, à ton avis ?
Je souris.
— Ma foi, je te verrais assez bien en truand !
— Monsieur a de l'humour !
— Bah ! A défaut d'avoir le dé…
— Mmm ! Tu vois, moi je me verrais bien dans un centre de cultures en hydroponique. J'ai lu dans une revue que les usines à légumes se développent. On en construit de plus en plus. C'est l'avenir, ça !… Forcément ! Les espaces cultivables sont de plus en plus restreints et les sols deviennent stériles. Les usines de ce type mettent un terme aux problèmes phytosanitaires et… Lehard ! Cache-toi ! Vite !
Je sursaute, vois Gunstett se dissimuler derrière la reine noire. Je l'imite sans chercher à comprendre. C'est alors que j'aperçois Sabine qui, à son tour, découvre la place de l'échiquier.
*
* *
Gunstett me tient toujours en respect. Inutile de prendre des risques. Là-bas, Sabine avance avec une lenteur calculée.
Croit-elle être la première ? Sait-elle que j'ai essayé de la rouler ? S'imagine-t-elle que je suis mort ?
Elle approche après avoir examiné la position des blancs, ce qui prouve qu'elle a bien interprété la phrase clé.
Très vite, je calcule un plan. Comment la prévenir ? Feindre une maladresse et bousculer une pièce ? Trop gros. Gunstett ne me le pardonnerait pas.
Après tout, rien ne dit qu'il va nous abattre. Il cherche certainement à assurer sa victoire. Une victoire définitive. Il veut être certain de regagner tranquillement son cube. Il a gagné. Un point, c'est tout. N'est-il pas normal qu'il pense à sauvegarder son bien ?
Sabine n'est plus qu'à quelques pas de nous. Elle hésite. On dirait qu'elle flaire le danger. Oui, bien sût ! Elle vient de voir les dés dispersés sur les dalles. Elle comprend qu'elle arrive trop tard.
Alors, Gunstett se montre. Sabine pousse un cri.
— Approche, ma toute belle ! Et toi, Lehard, ne fais pas l'andouille ou je te farcis de plomb ! Je te préviens que je tire vite et bien !
Moi aussi, je tire vite et bien. Seulement, ce n'est pas moi qui tiens le pistolet.
Je me découvre. Les yeux de Sabine lancent des éclairs. Elle sait évidemment ce que signifie ma présence en ce lieu. Elle a tout saisi. Gunstett a gagné.
— Et voilà ! fait-il, satisfait. Nous sommes au complet ! Il est temps pour moi de vous tirer ma révérence et de disparaître. Fini, l'amusement ! Il faut passer aux choses sérieuses…
Il glisse le dé en ivoire dans l'une des poches de sa combinaison.
Je n'aime pas son air.
— Gunstett ! Tu… tu ne vas pas… ?
Il se compose un air apitoyé.
— Je ne peux pas faire autrement. Vraiment ! Le jeu, c'est le jeu. J'ai gagné. Vous avez perdu. Non, Lehard ! Surtout, ne bouge pas !
Il a remarqué un brusque changement dans mon attitude, et il a aussitôt deviné que je me préparais à sauter sur lui, à tenter n'importe quoi pour renverser la vapeur.
— Voilà ! j'aime mieux ça… Chers téléspectateurs, le jeu est terminé. Enfin, presque ! En cet instant, je pense en particulier à tous mes copains qui sont en prison, et je vais leur offrir, en prime, un petite spectacle. Un strip-tease !… A poil, mademoiselle Sabine ! Fais-nous voir un peu comment t'es roulée !… Allons ! Magne-toi !
Sabine ne bouge pas. Gunstett devient plus menaçant.
— Je compte jusqu'à trois… Un… Deux…
Sabine choisit d'obéir. Peut-être espère-t-elle que je vais en profiter pour plonger sur Gunstett. Et c'est en effet ce que je devrais faire. Mais le risque est grand. Je dois agir à coup sûr.
Avec l'habileté d'une professionnelle, Sabine fait glisser lentement le vêtement. Elle distille. Elle peaufine. Elle polit. Elle fignole. Elle fascine…
J'espère que Gunstett se laissera surprendre, qu'il la dévorera des yeux pour… Non. il veille au grain.
— Vas-y, petite ! Tourne-toi ! Là… C'est bien ! Continue ! Visez-moi ces seins, les copains ! Et soyez patients ! Le reste ne va pas tarder à apparaître sous vos yeux extasiés…
Gunstett a l'air de s'exciter. C'est bon signe. Encore un peu de cinéma et il sera mûr. Je n'aurais plus qu'à le cueillir aussi facilement qu'une…
— Mais j'y pense ! C'est qu'il y a aussi des nanas, en prison ! Faudrait pas qu'elles se sentent frustrées !… Pourquoi notre ami Lehard ne ferait-il pas lui aussi un strip-tease ?
— Mmmoi ?
Je manque de m'étrangler avec ma salive. Par tous les diables, je n'ai jamais songé qu'un jour je puisse faire ce genre de truc !
— Alors, Lehard ? Tu es sourd ?
Les choses se présentent de plus en plus mal. Pour ce qui est de sauver la situation, c'est râpé. Je suis obligé de me transformer en effeuilleuse… Pardon ! En effeuilleur !
Et cela sous la menace d'un pistolet !
Gunstett se régale. Il rit mais demeure lucide.
— Dommage que je ne puisse vous offrir aussi la musique, les copains !
Déjà, Sabine est nue. Elle est vraiment bien faite. Gunstett lui commande de tourner, de prendre des poses, ce qu'elle fait en serrant les dents. Comme je la comprends !
Mais ce petit intermède recule l'échéance. Je vois, déjà notre bourreau nous obliger à faire l'amour. Et j'ai bien peur que mon… moral soit tellement bas que… Enfin ! Vous voyez ce que je veux dire !
Me voilà nu également. Je n'ai pas eu la grâce ni l'habileté de Sabine pour ôter ma combinaison. Désolé, chères téléspectatrices.
Gunstett, lui, s'amuse comme un petit fou. Comme je le supposais il y a un instant, il ne tient pas à en rester là.
— Chouette, hein ? lance-t-il. Maintenant, on va voir ce que tu sais faire ! Tu vas gentim…
Les mots s'étranglent dans sa gorge. Un flot de sang jaillit de sa bouche. Il tombe, une flèche plantée entre ses deux omoplates.
Ahuri, je le vois rendre le dernier soupir. Je ne comprends pas. Gunstett. Mort. Tué par une flèche ! Qu'est-ce que… ?
Mais la réponse arrive par. la bouche de Sabine :
— Dyana ! Enfin ! Il était temps !