CHAPITRE IX

 

Il est un peu plus de 14 heures lorsque je parviens au pied de la tour carrée. Entièrement faite de grosses pierres grises, haute d'une vingtaine de mètres, elle domine un espace dans lequel nul ne peut prétendre se dissimuler. Ses flancs sont percés de meurtrières qui sont autant d'yeux, autant de cavités susceptibles de cacher ma cinquième fiche.

Confiant, je pousse la porte cloutée qui masque un escalier. J'entre. Aucune fioriture. Prisonnier de quatre murs, l'escalier s'enroule autour d'un pilier central.

A la trente-troisième marche, je découvre la première meurtrière. Les organisateurs sont capables d'avoir caché ma boîte tout en haut de cette tour !

Je continue de grimper.

Mais, contrairement à ce que je pensais, je ne suis pas obligé de me payer toutes les marches de cet escalier. A la dix-huitième meurtrière je découvre ce que je suis venu chercher. Ma boîte est là, coincée entre deux pierres.

Vide ! Quelqu'un s'est emparé de ma fiche ! Et, comble du raffinement, le voleur a remis la boîte à sa place ! J'imagine qu'il a dû jubiler. Il a probablement découvert ma boîte par hasard… A moins que ce ne soit pas la mienne ! Après tout, pourquoi n'aurait-on pas caché plusieurs fiches dans cette tour ?

Nourrissant mon doute de pensées optimistes, je poursuis mon inspection, grimpant les marches quatre à quatre, m'arrêtant à chaque meurtrière. Je m'aperçois que, de plus en plus, je prends le jeu au sérieux. Je viens encore d'en avoir la preuve.

Je gravis les dernières marches, parviens au sommet de la tour sans avoir trouvé d'autre boîte. Nerveux, j'examine chaque merlon et sa meurtrière. Rien ! Me voilà court-circuité !

Qui est le voleur ? Pas Sabine, en tout cas.

Comme il est hors de question que j'abandonne, je dois choisir entre les deux possibilités de l'alternative devant laquelle je suis placé. Ou bien neutraliser un concurrent et m'emparer de ses fiches, ou bien accepter l'idée d'une association.

Le choix est obligatoire.

Obligatoire !

Est-ce que, par hasard, cela n'a pas été voulu ? Est-ce que, pour pimenter le jeu, les organisateurs n'ont pas pris quelque liberté avec le règlement ? Ou y a-t-il une partie du règlement dont je n'ai pas eu connaissance ? Le jeu a-t-il été truqué ou transformé à la demande des téléspectateurs ?

On peut tout supposer. Le public veut du spectacle. Les organisateurs de ce jeu, qui tiennent à certains bénéfices, peuvent avoir consenti à modifier quelque peu les règles… D'accord. Seulement, je ne ferai pas œuvre de violence. Cette chère Sabine Leyland, que je sais où trouver, va devoir me supporter jusqu'à la fin du voyage !

*

* *

Je quitte la tour et, n'ayant plus qu'une idée en tête, je me mets à courir en direction du bois du Roi » de Pique. Vol de fiche ou trucage, je ne me déclare pas battu ! Non mais ! Je tiens à la récompense et je i l'aurai !

Un coup d'œil sur ma droite, vers le lac des Dames toujours aussi paisible… Pourvu que Sabine n'ait pas quitté la fontaine !

C'est la première fois, depuis le début du jeu, que je me sens coincé… Et si Sabine refusait mon offre ? Ce serait, selon certains, un juste retour des choses, et je le penserais moi-même si je n'étais pas directement concerné. Seulement, voilà : il s'agit de moi !

Autre possibilité : la mort de Sabine. Mais non. Ne pensons pas à cela.

J'accélère l'allure presque malgré moi.

Suspense pour les téléspectateurs qui ne savent pas encore quelles sont mes intentions. Tuera, tuera pas ?

C'était trop bien parti. Il a fallu que je tombe sur un os. Et pas un petit os tendre de poulet aux hormones, non. Un os de mammouth !

Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Je jouerai jusqu'au bout !

En dépassant le puits qui matérialise mon point de départ, je pense que si une prime est offerte pour le plus grand nombre de kilomètres parcourus c'est à moi qu'elle revient.

Bientôt, je pénètre dans le bois du Roi de Pique. Une fois à couvert je m'arrête pour reprendre haleine puis je me mets en quête de la fontaine.

Vingt minutes plus tard je me trouve auprès de Sabine dont l'accueil me surprend.

— Jean !

Elle se jette dans mes bras, s'accroche à moi comme si elle était en train de se noyer et que j'étais déguisé en bouée de sauvetage. Pourvu qu'elle ne m'annonce pas qu'on lui a volé sa fiche !

— Jean… Je suis contente que vous soyez là… J'étais prête à aller vous rejoindre !

— Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? On vous a attaquée ? On a cherché à vous tuer ?

— Non. Pas moi… Dyana Serval.

— Elle est morte ?

Sabine éclate en sanglots, me serre plus fort. Ses nerfs ne résistent pas. Pourtant, nous ne sommes pas , encore au bout de nos peines !

— Allons ! Calmez-vous… Je suis là.

Elle pleure de plus belle. C'est toujours comme cela lorsque vous essayez de consoler quelqu'un : vous faites redoubler les larmes.

Le mieux est d'attendre l'éclaircie.

Quelques instants plus tard. Sabine s'écarte de moi et, tout en reniflant, s'essuie les yeux. Je reste muet. Elle me dira bien ce qui s'est passé sans que je la sollicite.

— Après vous avoir quitté, je me suis rendue directement à cet endroit… J'ai suivi le bord du lac avant de traverser le champ de sable et… et c'est là que j'ai trouvé les vêtements de Dyana ! On l'a violée, Jean ! Violée !… Sa combinaison a été arrachée. Il y avait du sang dessus !… Le type qui a fait ça est fou ! Il a même fait disparaître le corps… Sans doute l'a-t-il jeté dans le lac !… C'est monstrueux !… Je veux quitter le jeu ! Je veux partir !

— Non ! Je suis là… Ne vous en faites pas.

— Je veux partir d'ici !

— Allons ! Dyana s'est fait surprendre… Elle était seule.

— Cela aurait pu m'arriver !

— Falker aussi a été tué ! Dans ce jeu, nous sommes à la fois chasseurs et gibier… Mais reprenez-vous. Nous allons faire équipe. Nous irons jusqu'au bout !

Deux suspects. Gunstett et Benfeld. Je crois que c'est ce dernier le meurtrier. Toutefois, je réserve mon jugement. Je n'aime pas ce Gunstett…

Sabine ne dit plus rien. Elle est désemparée. Elle a peur, et je la comprends. Déjà deux morts. Il n'y a pas de raison pour que la série s'arrête là… Vibrez, mes chers téléspectateurs ! Ce n'est pas un film qui se déroule sous vos yeux mais un spectacle en direct. Si le décor n'est que de carton-pâte, l'histoire est véritable…

Ah ! Merveilleux vingt et unième siècle où chacun, ayant oublié le bonheur des joies simples aussi rapidement que le goût de l'effort, cherche d'artificielles émotions qu'on ne peut ressentir qu'en allant toujours plus loin… dans la bêtise.

— Il faut continuer, Sabine, Nous sommes prisonniers du jeu ! Le seul moyen de nous en sortir est de gagner !… Allons ! Secouez-vous ! Il n'y a pas d'autre possibilité.

Elle fait « oui » de la tête, me tend sa quatrième fiche.

— Je n'ai pas trouvé la mienne, dis-je. La boîte était vide.

— On vous l'a volée !

— Mmm ! Oui… C'est l'explication qui vient immédiatement à l'esprit. Mais il y en a une autre ! Supposez que les organisateurs aient volontairement placé une boîte vide pour me forcer à m'emparer des fiches d'un autre…

Sabine blêmit.

— Vous croyez qu'ils auraient fait ça ?

— Pourquoi pas ? Ils veulent un gagnant. N'importe lequel. Et cela pour donner au jeu une conclusion logique. Mais, entre le début et la fin du jeu, ils veulent offrir du spectacle !

— Qu'est-ce qui vous fait croire cela ?

— La mort de Falker, tout d'abord. Celle de Dyana vient corroborer mon hypothèse… Si le jeu devait se dérouler sans violence, le règlement en aurait fait mention. Et le fait qu'on ait sélectionné quatre détenus pour y participer n'est pas un hasard !… Bien sûr, il y a le suspense créé par les devinettes et la course elle-même. Et aussi l'exaltation des paris, l'appât du gain… Les organisateurs n'ont pas jugé cela suffisant !

Sabine observe un long silence. Ce que je viens de lui dire n'est pas de nature à apaiser ses craintes mais nous aurions tort de nous voiler la face.

— On vous a entendu accuser les organisateurs, me fait remarquer Sabine. Vous ne craignez pas qu'on vous en tienne rigueur ?… Certains téléspectateurs pourraient s'estimer lésés, ayant engagé des paris sur ceux qui sont morts !

— Au contraire ! En supposant que j'aie ouvert les yeux de certains, n'est-il pas permis de croire que d'autres paris vont s'engager ? Les organisateurs ne demandent que cela ! Ne vous leurrez pas ! Ce sont eux qui tirent les ficelles ! Ils nous manipulent. Au premier degré, nous avons l'impression qu'on nous laisse notre libre arbitre, mais il n'en est rien… Nous sommes des pions sur un échiquier… Au fond, entre ce jeu et la vie courante où est la différence ?

— Mais enfin, Jean, si le jeu est truqué, où est l'intérêt ?

— Les trucs qu'on emploie répondent eux aussi à des règles que nous ignorons. Celles-ci, cependant, sont connues des organisateurs. Évidemment ! Cela forme, en quelque sorte, un jeu dans le jeu…

— Pensez-vous que le gagnant soit désigné d'avance ?

— Franchement non. Les organisateurs sont passionnés par le jeu. S'ils trichaient, ce dernier perdrait tout l'intérêt… A cet égard, c'est fondamental, comme dirait Zaksira, ne confondons pas « truc » et « tricherie ». Les trucs qui permettent de nous manipuler et de créer des rebondissements, des coups de théâtre, sont en réalité des règles inconnues de nous mais auxquelles se conforment les organisateurs !

— Et si leur seul but était de gagner de l'argent ?

— Tout le monde saurait qu'ils sont des tricheurs. Et l'on ne joue plus avec les tricheurs !… Si la TV tient à renouveler cette expérience, elle doit faire preuve d'une certaine intégrité. Dans le cas contraire, elle tuera la poule aux œufs d'or !

— Bien raisonné… Seulement, tout le monde connaît maintenant vos suppositions, et en particulier les organisateurs. Ceux-ci pourraient bien vous prendre désormais pour tête de Turc !

Je souris.

— Nous verrons bien… En attendant, voyons votre fiche…

FICHE 4.

A – J'OPPOSE LE PLUS PETIT AU PLUS GRAND.

B – UN ROUGE MONARQUE VEILLE SUR SON ENFANT COUCHÉ QUI GARDE LA CINQUIÈME.

C – DÉSIGNENT SA PLACE.

Je relève la tête, interroge muettement Sabine d'un mouvement du menton. La définition « B » ne pose pas de problème.

— Ce n'est pas très compliqué, déclare Sabine. Le monarque rouge, c'est le bois du Roi de Carreau. L'enfant couché est un arbre abattu…

— C'était facile, en effet… A condition d'avoir réfléchi au nombre de kilomètres parcourus ! Le renseignement est ambigu. Le monarque rouge peut également définir le Roi de Cœur…

Sabine soupire, admet ma remarque.

— Il ne nous reste qu'à partir…

— Doucement ! Nous devons redoubler de prudence. Je tiens à ce que Gunstett et Benfeld ignorent que nous sommes associés… L'un d'eux est un tueur…

— Ou les deux !

— Possible. Raison de plus pour nous méfier !… Écoutez ! Il est 16 h 25. Dans moins de deux heures il fera nuit, et nous n'aurons probablement pas trouvé notre cinquième boîte. Ne précipitons rien… Nous allons nous rendre dans la partie du bois qui forme une pointe dirigée vers le bois du Roi de Carreau. Là, nous attendrons le crépuscule. Lors qu'il fera presque nuit, nous changerons de décor et nous nous accorderons ensuite un peu de repos…

Nous aurons le temps, demain, de reprendre notre quête…

— Vous pensez qu'on nous surveille ?

— Oui. On vous a vue entrer dans le bois, c'est presque sûr. Et il y a de fortes chances pour qu'on m'ait repéré également…

Une idée me traverse soudain l'esprit. Nous nous rapprochons du but. La partie sera de plus en plus serrée, ainsi nous faut-il agir en conséquence.

— Qu'avez-vous fait de votre boîte noire ?

Sabine a l'air de ne pas comprendre ma question.

Elle hoche la tête et répond :

— Je l'ai jetée dans ces buissons, là… Qu'est-ce que vous voulez en faire ?

Tout en cherchant la boîte, j'explique :

— J'ai l'intention de tendre un piège à Gunstett. Comme vous le savez, je suis court-circuité, donc la seule fiche dont je dispose ne peut me servir qu'à égarer un éventuel suiveur…

Je place ma fiche dans la boîte noire et je dépose cette dernière au pied de la fontaine. Quelques cailloux, rassemblés en un petit tas, la dissimuleront en partie et rendront ainsi le piège moins évident.

— Pourquoi Gunstett ?

— C'est le plus malin des deux. Et puis, avec Benfeld, une entente est toujours possible…

— S'il se rend compte que vous l'avez berné…

— Cela m'étonnerait ! Si je le rencontre… Si nous le rencontrons, je lui ferai admettre qu'il s'y est mal pris. J'irai même plus loin puisque je lui laisserai entendre que ses fiches ne servent à rien… Si nous nous associons !

— Méfiez-vous ! Benfeld n'est peut-être pas aussi niais que vous le pensez ! De plus, ce genre d'homme est prompt à user de la violence !

— Je sais. Une expérience me suffit… Bon ! Maintenant, partons d'ici…

— Supposez qu'on vous ait vu placer la boîte…

— On peut tout supposer, dis-je. L'ennui, c'est qu'il faut toujours choisir… Le piège est double. Celui qui découvrira la fiche pensera avoir pris un avantage certain sur l'un des concurrents… S'il m'a vu mettre la boîte au pied de la fontaine, il pensera que nous lui tendons un piège là où le renseignement donné par la fiche doit le conduire. Dernière éventualité : il laisse tomber, sachant que cette fiche n'est destinée qu'à l'égarer. En conclusion, nous gagnons sur tous les tableaux…

— D'accord ! Mais vous oubliez une chose !

— Dites !

— Ce que vous avez fait, Gunstett a pu le faire avant vous ! Imaginez qu'il soit passé ici avant que je n'arrive, qu'il ait pris connaissance de ma fiche et qu'il l'ait ensuite remise à sa place…

Je sursaute. Ce que me dit Sabine est d'un bon sens à vous couper la chique.

— C'est encore une supposition. Dans ce cas, Gunstett nous attend près de l'arbre couché ! Et il a sûrement découvert notre cinquième fiche !