CHAPITRE III

 

Au jour J, à l'heure H, je pénètre dans le studio III de la 13e chaîne de télévision, traînant comme deux boulets le directeur de la prison et un gentil gardien. Ce dernier ne m'a pas quitté des yeux ne serait-ce qu'une seconde depuis que je suis sorti de mon studiocellule. Si j'avais tenté quoi que ce soit pendant le parcours, il ne m'aurait pas raté, c'est sûr ! C'est un tireur d'élite. Sur son bel uniforme jaune canari il porte l'insigne des gens de sa classe, un insigne représentant une cible.

C'est parti ! La vedette va apparaître sur le plateau. Vous pouvez faire entendre les applaudissements enregistrés. Après les mous pètent chaud, voici les durs pètent froid !

Un larbin quelconque nous guide. Trop poli pour être honnête, celui-là… Le président Albert Lock est là, entouré comme il se doit des membres de son équipe : des gens bougrement bien habillés. Graham

va les rejoindre. Seul le présentateur s'avance pour me serrer la main. Il s'appelle Zaksira. C'est inscrit sur son badge.

Avec un large sourire il m'accompagne jusqu'au fauteuil qui m'est réservé. Tous les autres concurrents sont déjà installés et me regardent avec insistance. Il y a deux femmes. L'une d'elles est très jolie avec ses longs cheveux blonds. L'autre est plutôt moche de visage mais elle possède le corps de Vénus. Ce que la nature peut être gourde quand elle s'y met !… Encore que la « nature » soit devenue aussi suspecte que tous les autres produits trafiqués !

Je pose mes fesses sur le bord du fauteuil tandis que le présentateur nous chante un petit discours de bienvenue suivi des félicitations renouvelées des organisateurs.

Les caméras sont prêtes. Les techniciens aussi. En régie, on met au point les derniers détails. Attention ! Lampe rouge. L'émission va commencer dans quelques minutes.

Du coin de l'œil, je regarde mes voisins les plus proches. A ma droite est assis un gros type avec des lunettes à monture d'écaillé qui lui donnent une allure rétro. A ma gauche, moulée dans un pantalon blanc et dans un pull de même couleur se tient la fille moche.

— Bon ! fait Zaksira. C'est bien entendu ! Je vous présente l'un après l'autre dans l'ordre alphabétique… Vous vous levez au fur et à mesure et vous regardez la caméra n°2… Vous ne parlez pas. A cet égard, c'est fondamental puisque j'ai ici les renseignements concernant chacun de vous…

Tout le monde se prépare. On épie les chiffres lumineux du chrono électronique. Quelques secondes encore…

Sur un signe du présentateur les projecteurs s'allument. Pleins feux sur les artistes ! Dans le même temps l'indicatif spécial de l'émission remplit le studio.

Gros plan sur le présentateur.

— Mes chers téléspectateurs ! Ce dimanche 19 septembre 2083 est un jour exceptionnel. Pour la première fois dans l'histoire de la télévision…

Et bla-bla-bla et bla-bla-bla.

De face. De profil. De trois quarts. De face encore. Quelques pas. Sourire. Rire. Exclamation. Ah ! Mes chers téléspectateurs… bla-bla-bla… les concurrents qui sont derrière moi… A cet égard, c'est fondamental… bla-bla-bla. Sourire. Je vous expliquerai tout à l'heure les règles de ce jeu extraordinaire qui débutera, je vous le rappelle, à 14 heures précises… Dans un peu moins d'une heure, les concurrents seront conduits… et bla-bla-bla et bla-bla-bla…

Il m'agace, ce type, avec ses « à cet égard, c'est fondamental » ! Où a-t-il pu trouver cette expression ?… En tout cas, il doit l'aimer parce qu'il ne rate pas une occasion de la balancer.

Ça meuble.

— Et voici venu l'instant des présentations ! Je vais m'approcher de notre premier concurrent… Voilà… Monsieur Cari Benfeld. Quarante-trois ans. Cheveux blonds, yeux bleus. 1 m 82 (rire forcé). Comme vous le constatez il est un peu empâté, ce qui prouve que nos prisons modernes nourrissent bien leurs pensionnaires ! Oui, car monsieur est un détenu ! Il a été condamné à vingt ans de prison ferme pour diverses attaques à main armée, la dernière s'étant soldée par trois meurtres !… Mais il a déjà fait cinq ans, n'est-ce pas ? Donc, si je sais encore compter, il lui reste quinze ans à purger ! Et ces quinze longues années peuvent miraculeusement s'effacer grâce au jeu d'aujourd'hui ! A cet égard, c'est fondamental, je rappelle pour les téléspectateurs qui viennent seulement de mettre en marche leur récepteur, que notre jeu du « Que le meilleur gagne » commencera à 14 heures !… C'était donc Cari Benfeld, notre premier concurrent !

Zaksira se déplace sans s'arrêter de parler. Entre deux « c'est fondamental » il fait l'éloge des six chaînes de télévision.

— Et voici notre deuxième concurrent ! Un grand, lui aussi, puisqu'il mesure 1 m 80… Nous verrons bien s'il se montre à la hauteur !… (Rire) Contrairement au concurrent précédent, il est très mince. Ne pas confondre avec le delirium du même nom ! Ses yeux sont aussi noirs que ses cheveux… et peut-être aussi noirs que son âme ! Cependant, il n'est pas repris de justice. C'est l'un de nos deux volontaires ! Il a voulu participer à notre jeu pour faire une expérience… Ce sont ses propres paroles. Mais nous espérons tous qu'il est là pour gagner, c'est fondamental ! Oui, mes chers téléspectateurs, Eroll Falker ici présent espère trouver un peu de piment à la vie. Il a vingt et un ans et il a fait des études d'architecture… Chômeur, le but qu'il pour suit semble assez évident !

Zaksira se rapproche. C'est au tour de mon voisin de droite.

— Troisième concurrent : Ulrich Gunstett. Trente-neuf ans. 1 m 69. Yeux bleus, cheveux roux… La gueule de l'emploi, comme vous le voyez ! Trafiquant de drogue, proxénète, meurtrier, il possédait toutes les qualités pour être récompensé de vingt ans de prison. Il n'a fait qu'un an, c'est dire

qu'il sera motivé !… L'Association Temporaire de Production, formée par les chaînes 13, 9,10,15,16 et 25, lui offre… Lui offre ?… La li-ber-té ! Oui, mes chers téléspectateurs ! La liberté ! Et on lui donnera aussi un métier ! Et on lui paiera un mois de traitement d'avance ! C'est pas beau, ça ?… Ah ! Je sens que des chômeurs vont regretter de n'avoir pas fait acte de candidature !… Mais il y aura d'autres émissions ! En attendant, que le meilleur gagne ! Je ne doute pas que monsieur Gunstett soit un concurrent redoutable car c'est un autodidacte, un homme cultivé qui ne cesse d'apprendre… Il est vrai qu'il dispose de beaucoup de loisirs ! (Rire) Donc, bonne chance à Ulrich Gunstett !

Ce Zaksira mérite une bonne rafale de coups de pieds dans le ventre pour son cynisme et ses mauvais jeux de mots. Mais… le voilà. C'est mon tour… Je me lève tandis que le gros se rassied.

— Je dois dire que j'ai un faible tout particulier pour le candidat suivant car c'est en quelque sorte le champion de la 13e chaîne. Il s'appelle Jean Lehard. Il a trente-sept ans… Chevelure brune, regard marron, petite cicatrice au menton… 1 m 76 et quinze ans de prison ! Cet ancien professeur de gymnastique a déjà tiré trois ans. Cependant, je suis persuadé qu'il fera tout pour remporter la victoire ! A cet égard, il vaut mieux sortir de prison à trente-sept ans qu'à quarante-neuf, c'est fondamental ! Pas vrai, monsieur Lehard ? Remise de peine instantanée, un mois de traitement payé d'avance, et un métier ! C'est ce que vous offre généreusement la 13e chaîne en collaboration avec les cinq autres qui composent l'Association Temporaire de Production… Naturellement, nous comptons bien renouveler l'expérience si celle-ci se montre concluante. Aux téléspectateurs de nous écrire pour nous dire ce qu'ils ont ou ce qu'ils n'ont pas aimé ! C'est fondamental !

Je ne sais pas ce qui me retient de lui envoyer un « fondamental » dans la partie la plus charnue de son individu. Ce type m'énerve à un degré qu'on aurait peine à imaginer…

Mais il va vers miss Moche. Je m'assieds.

J'ai un sourire en pensant qu'on aurait pu choisir une concurrente bien grasse, bien dodue, tout en os et en saindoux. Le style phoque ou éléphant de mer…

— Elle est journaliste dans un hebdomadaire féminin. Son nom : Sabine Leyland. Elle a trente ans, les cheveux blond filasse, les yeux verts, et elle mesure 1 m 73… Je regrette de ne pouvoir, en prime, vous donner son tour de poitrine… Comme vous le constatez, elle ne manque pas de tempérament ! Et il lui en faudra pour disputer les épreuves de notre jeu… Inscrite comme volontaire, cette jeune femme est en quête d'un reportage sur les émotions des personnes de son sexe. Je crois que l'inspiration ne lui fera pas défaut… Quel triomphe pour les femmes si Sabine gagne ! Le Mouvement des Femmes Déchaînées ne pourra que se réjouir ! Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira, tous les misogynes à la lanterne !

Satisfait, Zaksira se dirige vers la poupée. Une détenue ! Qui l'eût cru ?

— Et pour terminer en beauté, je vous présente la belle Dyana Serval. Vingt-six ans. Yeux bleus, très clairs. 1 m 68. Elle a exercé la profession de secrétaire dans des entreprises diverses mais la vie l'a conduite à s'écarter du droit chemin. Condamnée pour vol, escroqueries multiples et pour attaque à main armée, elle a effectué un an de prison. Il lui en reste neuf !… Comment croire qu'elle demeurera passive dans notre jeu ? C'est fondamental : elle mettra tout en œuvre pour tirer son épingle du « Que le meilleur gagne » ! Attention, messieurs ! Le MFD vous surveille ! Prenez garde que sa devise « une femme vaut bien deux hommes » ne se vérifie !

Le présentateur s'interrompt, revient vers les caméras.

— Et voilà, mes chers téléspectateurs ! Vous connaissez maintenant les six concurrents qui, dès 14 heures, participeront au jeu du « Que le meilleur gagne » !… Quelle heure est-il ?… 11 h 20 ! Déjà !… Le temps passe vite en votre compagnie !… Le moment est venu pour les participants de quitter le plateau et de se rendre dans la salle où ils seront miniaturisés. Je resterai avec vous pour vous expliquer les règles du jeu ainsi que les différentes manières d'engager les paris… Voilà… Nos concurrents sont pris en charge par notre ami Christian Oudharre. Nous leur adressons encore une fois nos félicitations et leur souhaitons bonne chance !… Nous accueillons maintenant un groupe de chanteurs Yérockfunkintellectyéyé. Quand je vous aurai dit que ces quatre jeunes gens chantent tout nus sur des planches à roulettes, vous aurez reconnu « Les Anticonstitutionnellement » !

*

* *

Tandis que le groupe en question fait une entrée triomphale sur le plateau, nous sortons, guidés par un type d'une quarantaine d'années.

Les gardiens n'ont pas suivi. Nous sommes désormais placés sous la responsabilité de l'A.T.P. De toute façon, je n'ai pas envie de me faire la malle. Les autres non plus, tout le monde peut être tranquille.

Nous arrivons dans une salle où l'on a installé des cabines individuelles. Sur le rideau de chacune d'elles : un nom.

— Vous allez vous déshabiller entièrement, déclare le bonhomme Oudharre, puis vous revêtirez la combinaison que l'on vous a destinée. Une bleue pour Cari Benfeld… Vérifiez, s'il vous plaît ! Je reprends. Une bleue pour… Hé ! Vous m'écoutez ?… Donc : une bleue pour Cari Benfeld. Une combinaison orange pour Eroll Falker. Une verte pour Ulrich Gunstett. Une noire pour Jean Lehard. Une jaune pour Sabine Leyland, et enfin une rouge pour Dyana Serval… Ça va ?

Réponses affirmatives.

Nu comme un ver, le gros Gunstett sort de sa cabine, tenant sa combinaison par les épaules.

— Vous êtes certain que je rentrerai là-dedans ? demande-t-il d'un air dubitatif.

— Parfaitement ! répond notre mentor. Vos mensurations ont été respectées. Quant au tissu, il est très souple… Vous trouverez dans l'une de vos poches une petite boîte contenant des pilules nutritives. On ne sait jamais ! Si le jeu devait se prolonger, vous seriez contents de pouvoir tromper votre faim !… Dans une autre poche, nous avons placé un plan du terrain, en tout point identique à celui qui vous a été remis lors de la signature du contrat… Je vous prierai de bien vouloir vérifier que vous êtes en possession de la boîte et du plan…

— Si je comprends bien, déclare Benfeld, on va pas bouffer, ce midi !

— Pilules nutritives, répond Oudharre, laconique.

Charmant !

J'espérais qu'on avait préparé un petit banquet en notre honneur. Au moins un buffet froid… Eh bien, non ! Rien ! Pas le moindre petit morceau de mouche ou de vermisseau. Pas même un apéritif. Pas l'ombre d'un petit gâteau !

Des pilules nutritives ! Tu parles !

— Pressez-vous ! dit Oudharre.

Nous pénétrons dans notre cabine. Changement de tenue. J'enfile prestement ma combinaison dans laquelle je me sens immédiatement à l'aise. Elle colle au corps mais elle est si bien taillée qu'elle me laisse libre de tout mouvement. Et pas de danger que je m'en coince une. Il y a, à cet endroit précis, suffisamment de tissu pour garer le service trois pièces…

Voyons ! La boîte de pilules, oui… Le plan, oui…

Parfait ! Prêt, mon général !

Je sors, jette un coup d'œil en direction de Dyana Serval.

Tonnerre ! Quelle fille ! Elle vous damnerait un sein (pardon : un SAINT !) pour moins que ça ! C'est comme si elle n'avait pas de combinaison. Idem pour Sabine Leyland. Mais c'est dommage qu'elle n'ait pas eu recours à la chirurgie esthétique pour se faire modeler un nouveau visage…

— Alors, mon vieux ? Vous rêvez ?

Je me retourne pour voir notre guide.

— Hein ? Si je rêve ? Il y a de quoi, pas vrai ?… Et puis, ce n'est pas interdit par le règlement ! Je suis venu, j'ai vu…

— Ouais ! Mais vous n'avez pas encore vaincu ! En attendant, passez là dans cette pièce…

J'arrive bon dernier dans un local où règne une obscurité imparfaite. Tel un monstre tapi dans un coin, un appareil imposant, apparemment complexe, cligne des yeux sans discontinuer. En face, six cubes de coralex transparent sont alignés. Ce sont plutôt des cages !

Des cages dans lesquelles on nous fait entrer.

Tout fier, Oudharre nous explique :

— Vous avez devant vous l'un des fameux réducteurs… Dans un instant, vous serez réduits à la taille d'une fourmi, y compris votre vêtement et les objets que vous portez, cela va de soi… C'est absolument sans douleur, je vous le garantis… L'opération s'accompagnera toutefois d'un sentiment de malaise qui ne durera que quelques secondes… Ne résistez pas. Laissez-vous aller… Vous perdrez connaissance… Pendant votre sommeil, on vous conduira dans le studio IV, sur le terrain, en des endroits différents. Vous reprendrez conscience vers 13 h 30, ce qui vous laissera le temps de vous repérer… A 14 heures, la porte de votre box s'ouvrira. A ce moment-là, à vous de jouer !… Des questions ?

— Oui, dis-je. A votre avis, le jeu durera combien de temps ?

— Je l'ignore, monsieur Lehard. Tout dépend des concurrents… Quatre ou cinq heures ? Un jour ? Deux ? Plus, peut-être ?… Vous disposez de dix pilules nutritives. Deux par jour suffisent. Faites le compte !

— Et si le jeu durait plus de cinq jours ?

— Hé ! Cela n'en serait que plus intéressant pour le téléspectateur ! Qui sait ? La faim peut vous pousser à commettre certaines actions qui pourraient bien corser le jeu !