Plus qu'une fiche à trouver. Une seule !
— Donnons-nous une heure de réflexion, propose Sabine. De toute façon, ce ne sera pas du temps perdu. Tôt ou tard, il faudra que nous cherchions le sens de la phrase !
Je jette un coup d'œil à ma montre.
— D'accord ! Il est 9 h 10. Nous partirons d'ici dans une heure très exactement. Mais occupons nous d'abord du renseignement B. Cela vous suggère-t-il quelque élément de réponse ?
— Ma foi, je ne vois pas ce que peuvent être ces personnages de métal.
— Moi non plus. Je ne les ai vus nulle part… Nous devons, vous et moi, éliminer les endroits où nous sommes allés.
— Certes ! Mais cela ne suffit pas. Avez-vous visité entièrement la ville en ruine ? Avez-vous exploré tous les bois ? Qu'y a-t-il dans les collines ?
— Doucement, dis-je, doucement ! Pas de panique ! Pensez au nombre de kilomètres parcourus ! Ces statues ou ces statuettes de métal ne doivent pas être bien loin. Elles se trouvent peut-être dans ce bois ! Et peut-être aussi dans le château !
Sabine hoche la tête, réfléchit.
— Oui, vous avez raison… Mais ce renseigne ment est bizarre. Il ne suggère aucun lieu précis. Les précédents avaient au moins le mérite de nous donner le choix entre plusieurs possibilités.
— C'est exact. Les hypothèses se limitaient à deux ou trois. Ici, mieux vaut ne pas les compter. Toutefois, si nous nous en tenons au nombre de kilomètres parcourus, ces personnages de métal devraient se trouver dans un endroit éloigné de deux kilomètres tout au plus ! Cela restreint notre rayon d'action… Voyez le plan. Tenez ! A mon avis, nous
devons limiter nos recherches à une ligne partant de la pyramide, passant entre le puits et le lac, et décrivant un crochet pour enfermer le château… Et qu'y a-t-il à l'intérieur de ce périmètre ? Le bois dans lequel nous sommes, la pyramide, le puits, deux petits halliers, la place de l'échiquier et son labyrinthe, et enfin le château…
— Vous oubliez quelque chose !
— Quoi donc ?
— Le terrain lui-même ! Rien ne prouve que la sixième boîte ait été cachée en un lieu particulièrement reconnaissable ! Les statues de métal ont peut-être été disposées selon la fantaisie des organisateurs ! N'importe où sur le terrain !
Je demeure perplexe. Sans rejeter l'hypothèse, je dois avouer que je n'y crois guère. Des statues, plutôt des statuettes à mon avis, disposées n'importe où auraient aussitôt attiré l'attention. Chaque concurrent aurait pu, par hasard, découvrir notre sixième boîte. Or, c'est tout de même la sixième boîte ! La plus importante de toutes, si j'ose dire ! Il aurait été idiot de la laisser traîner de la sorte !
J'explique mon point de vue à Sabine. Elle l'accepte mais continue néanmoins de croire à l'hypothèse qu'elle vient de soulever.
Je relis le renseignement.
— Hum ! Admettons que vous vous trouviez dans un appartement, dis-je. Quelqu'un vous demande de lui apporter une fourchette. Qu'est-ce que vous faites ?
Sabine me regarde avec des yeux ronds.
— Cela a-t-il un rapport avec ce que nous cherchons ?
— Indirectement, oui. J'ai une solution à vous proposer.
— Laquelle ?
— Répondez-moi d'abord. Vous voulez que je répète ma question ?
— Inutile, j'ai bien entendu.
— Alors ? Qu'est-ce que vous faites ?
— Ben !… Je lui apporte sa fourchette !
— Que vous êtes allée chercher sous le matelas du lit de la chambre à coucher !
— Vous vous moquez de moi ou… ?
— Pas du tout ! Où êtes-vous allée chercher cette fourchette ?
— Dans un meuble de cuisine, naturellement !
— Voilà ce que je voulais vous faire dire !
— Je ne vois toujours pas le rapport qu'il y a entre une fourchette que je vais chercher dans la cuisine et nos personnages de métal… Le point commun est sans doute le métal ! J'ai gagné ?
— Non. Vous avez perdu !
— Bon ! Si on jouait à autre chose, hein ? Je ne comprends vraiment pas où vous voulez en venir !
— Écoutez !… Vous êtes allée chercher votre fourchette dans la cuisine parce qu'il est évident qu'un tel objet se trouve dans une cuisine. Personne ne vous a dit que la fourchette se trouvait dans la cuisine, mais vous le saviez ! D'accord ?
Sabine soupire tout en battant des cils.
Je poursuis :
— Pourquoi ne pas imaginer que ce renseigne ment est semblable à la demande concernant la fourchette, et en déduire que les personnages de métal ne peuvent pas se trouver ailleurs qu'en un endroit bien particulier ?
— En clair, ça donne quoi ?
— Ceci : château, salle d'armes, armures !
— Des armures ! Mais oui ! C'est ça ! Des armures !… Pourquoi ne pas l'avoir dit tout de suite au lieu de faire tout ce cinéma ?
— Vous voulez que je recommence mon explica… ?
— Non ! Allons-nous-en !
— Pourquoi vouloir précipiter les choses ? Nous nous sommes accordé une heure, non ? Comme vous l'avez déclaré fort justement tout à l'heure, nous devrons réfléchir, tôt ou tard. Mieux vaut le faire maintenant. Supposez que Gunstett ait lui aussi découvert cinq fiches…
— Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras !
— C'est ça ! Pour vivre heureux, vivons couchés ! Tant va la huche à pain qu'à la fin elle boulange !… Écoutez-moi, bon sang ! Nous savons exactement où aller pour prendre notre sixième fiche. Cela nous demandera un quart d'heure à tout casser. Si nous arrivons avec nos bagages, c'est-à-dire en ayant réfléchi, la sixième fiche sera plus facile à déchiffrer. Et puis, nous n'aurons pas à nous précipiter sur l'objet ! Il faut donner le change, faire croire que nous cherchons toujours, comme les copains ! Cela évitera qu'ils ne s'excitent !
— Permettez ! Si Gunstett possède déjà six fiches, sa réflexion concernant le nom et la place de l'objet sera d'autant plus sûre !
— Bonne remarque. Cependant, avant qu'il ne se rende compte que nous en sommes au même point, de l'eau coulera sous le pont ! Laissons-lui croire qu'il est en avance, et il nous foutra la paix ! Et puis, n'oubliez pas Benfeld ! Nous sommes encore quatre dans le circuit !
Silence.
Deux anges passent…
Et repassent.
— Supposons que Gunstett ne possède que cinq fiches, déclare Sabine.
— Dans ce cas, nous sommes à égalité avec lui. Mais nous avons l'avantage de connaître remplacement de notre dernière boîte.
— Bon ! Et supposons maintenant qu'il les ait toutes les six et qu'il nous prenne de vitesse ! Après tout, pourquoi ne serait-il pas assez malin pour découvrir l'objet ?
— Toutes les suppositions sont justes, Sabine. Toutefois, je ferai deux remarques. La première concerne le jeu lui-même. Vous savez qu'on nous manipule, qu'on nous complique l'existence. Pensez-vous qu'il soit aussi simple de découvrir l'objet en question ?
— Il y aurait encore, selon vous, une entourloupette ?
— Disons une subtilité. Oui, je le crois !
— Admettons !… Votre deuxième remarque ?
— Nous perdons du temps à discuter au lieu de réfléchir ! Vous rendez-vous compte du nombre de suppositions que nous pouvons faire quant aux rétentions des autres concurrents ?
Sabine ne répond pas. J'ignore si j'ai raison ou tort, mais je crois préférable de nous en tenir à ce que nous avons décidé.
Après tout, l'idée n'est pas de moi !
*
* *
Nous nous partageons la tâche. Tandis que Sabine exerce son intuition sur la série A, je m'occupe de trouver une position des mots dans la phrase clé.
Celui qui… Le ventre… Ils n'est… Désignent sa face… Pas à de…
Pas facile, ce machin-là.
J'aimerais être en mesure d'écrire les mots, de les assembler par groupes de façon à former une phrase cohérente. Mais je n'ai ni papier ni stylo… Les téléspectateurs se sont certainement déjà rués sur lesdits objets et, à l'heure qu'il est, certains doivent avoir trouvé un semblant de réponse.
Celui qui…
Le ventre n'est pas à celui qui, de sa place…
Ils désignent sa place… Le ventre n'est pas à celui qui…
Le ventre n'est pas à sa place…
Je parierais qu'il manque plus de la moitié de la phrase ! L'essentiel, bien entendu ! Que voulez-vous écrire d'intelligent avec des mots pareils ?
— Où en êtes-vous ? interroge Sabine.
— Je tourne en rond. Et vous ?
— Je pense à quelque chose…
— Vous avez découvert l'objet ?
— Holà ! Pas si vite ! Je n'ai qu'une idée assez vague… Deux renseignements semblent concorder. Il faudrait…
— Assez parlé ! De quoi s'agit-il ?
— Je pense à un dé.
— Un dé ?… Un dé à jouer ?
— Oui. Si l'on fait le total des points des six on obtient vingt et un. L'as est opposé au six plus petit au plus grand !
Par les seins de la madone, je crois boire du lait – C'est ce que vous appelez une idée vague ? Mais vous avez trouvé, bon Dieu ! Vous avez trouvé ! Il s'agit bien d'un…
Sabine pose une main sur ma bouche pour m’empêcher de parler.
— Ne criez pas si fort ! Vous voulez attirer du monde ?
Je lui saisis le poignet et reprends tout bas :
— Un dé ! C'est ça ! Il n'y a aucun doute là-dessus ! C'est un dé ! Devant le palais d'Ulysse, les prétendants jouent aux dés… La confection de ceux-ci est étroitement surveillée. Oui ! Tout concorde !
— Vous êtes sûr ?
— Certain ! Et je me souviens, à présent, qu'au treizième siècle, le jeu de dés faisait fureur en France, principalement chez les étudiants. C'est un roi… Louis… quelque chose, qui l'interdit officiellement2 !
En cet instant, je voudrais embrasser celle que j'appelais miss Moche. Grâce à elle, nous pouvons croire en la victoire. C'est la lutte finaaaale…
— Allons-y ! décide Sabine. Je la retiens. Un peu brutalement, je l'avoue.
— Vous me faites mal !
— Excusez-moi. Je voulais vous rappeler que nous ne devons pas donner l'impression de tenir une bonne piste. Restons calmes ! Trop de précipitation éveillerait les soupçons d'un éventuel observateur.
Nous nous dirigeons vers le château, à une allure parfaitement normale. La victoire est proche. J'y et Sabine y pense également. Le contraire m'étonnerait.
Je nous vois déjà sur le plateau de télévision, face caméras, souriant à un public invisible tandis Zaksira y va de son « fondamental » et de ses « à égard ». La gloire. Le fric. La liberté.
Et Sabine ? Qu'est-ce qu'elle fera de son fric ?
Nous longeons le mur externe du labyrinthe puis nous parvenons à l'orée du bois. Là, je m'arrête pour épier les environs. Il ne faut pas que notre découverte nous fasse oublier toute prudence.
— La voie semble libre… Pas l'ombre d'un concurrent. Vous voyez quelqu'un, vous ?
— Non…
Nous allons quitter le bois lorsque je sursaute.
J'aperçois quelque chose de bleu, là-bas, dans l'herbe. Une tache insolite. Et ce bleu-là, je le reconnais. C'est celui de la combinaison de Benfeld !
— Là-bas ! Regardez !
Sabine frissonne.
— Oui. C'est lui… Il est…
Trois solutions, dis-je. Une : il dort encore.
Deux : il est mort. Trois : il fait semblant de l'être.
— Il n'aurait pas dormi dans un endroit aussi découvert…
— Sans doute…
Je regarde fixement la tache bleue. Benfeld est allongé dans un creux.
— Le seul moyen de savoir s'il est vraiment mort c'est d'aller y voir de plus près, dis-je. Ne bougez pas d'ici. Si Benfeld tente de piéger quelqu'un en faisant le mort, autant que ce soit moi… Nous avons conclu un marché. Si c'est lui qui a tué Dyana Serval, il a rempli son contrat. En ce qui me concerne, je prétendrai m'être débarrassé de vous. Surtout, ne vous montrez à aucun moment !… Si Benfeld est mort, il n'y aura pas besoin de faire appel à San-Antonio pour savoir qui l'a tué…
— A qui voulez-vous faire appel ? Ou ne pas…
— Euh ! A un commissaire, héros de romans policiers…
— Vous allez vous faire repérer !
— Rien ne prouve que Gunstett nous attende par ici. D'ailleurs, que je me fasse repérer n'est rien si je sais d'avance à quoi je m'expose. Je me tiendrai sur mes gardes !
— Soyez prudent !
— Ne craignez rien. Si Benfeld est mort, nous devancerons Gunstett pour ce qui est du bouquet final.
— Comment cela ?
— Ce n'est pas nous qui tomberons dans son piège, mais lui qui tombera dans le nôtre. J'ai mon idée !… L'affaire devient de plus en plus sérieuse et je crois qu'il est temps de prendre quelques garanties… Alors, vous avez bien compris ? Surtout, vous ne bougez-pas !
Sabine m'adresse un signe affirmatif de la tête.
Lentement, je sors du bois et, brusquement, je me mets à courir.