Chapitre 18
Six mois plus tard, à New
York
Un vent glacial balayait l’avenue rectiligne.
Loin des grands espaces, Logan Grey se trouvait comme perdu dans la
foule des piétons qui couraient tous quelque part, chacun vers une
destination inconnue. Il détestait la grande ville sans ciel, sans
horizon.
Au Texas, l’air était toujours parfumé,
l’atmosphère embaumait. Parfum des fleurs du désert ou fumet de la
grillade de bœuf, tout sentait bon, tout était propre, et les gens
prenaient leur temps.
A New York, tout était sale et personne ne
flânait. Une main serrée sur le col de son manteau pour empêcher
l’air glacial de s’y introduire, Logan heurta une passante.
— Excusez-moi, madame, dit-il en soulevant
son chapeau.
Le regard mauvais qui le transperça lui rappela
que la courtoisie n’était pas de mise sur les trottoirs d’une
grande ville.
La fatigue le gagnait, à la fin. Depuis son
départ de Fort Worth, jamais il n’avait retrouvé la bonne humeur
qui faisait le charme de sa vie. Naguère assez fier de ses succès,
il n’y prenait aujourd’hui plus aucun plaisir. En lui remettant sa
prime après la mort de Kid Curry, au Tennessee, le fondé de pouvoir
de la Wells Fargo s’était étonné de ne pas le voir sourire.
Il ne pouvait savoir que l’homme « le plus
chanceux du Texas » avait le mal du pays pour la première fois
de son existence, qu’il dormait mal, qu’il
faisait des cauchemars, qu’il ne se reconnaissait plus, et qu’il se
détestait.
Que Caroline lui manquait, et son fils aussi,
bien sûr.
Et voilà que les hasards de sa mission allaient
peut-être le contraindre à quitter le territoire des Etats-Unis. A
la poursuite de Butch Cassidy et de sa compagne depuis plusieurs
semaines, il venait d’apprendre qu’ils se préparaient à chercher
refuge au sud de l’équateur. Dans les milieux bien informés, il
était question d’exil définitif mais, en enquêteur consciencieux,
Logan ne voulait pas se contenter d’écouter des ragots.
Il avait passé toute la matinée à visiter les
agences maritimes, pour consulter les listes de passagers. S’il ne
parvenait pas à faire arrêter les bandits lors de l’embarquement,
il les accompagnerait jusqu’à leur destination, ne serait-ce que
pour honorer sa réputation de ténacité.
Une fois sur place, il aviserait, en faisant
appel peut-être au concours de la police locale.
Sa troisième visite fut décisive. Sur les rôles
que lui présentait l’employé de l’agence, qui se nommait Tom,
figuraient les noms d’emprunt de ceux qu’il poursuivait.
— Le départ de l’Annabelle était prévu pour ce matin 8 heures,
dit-il. Je voudrais savoir…
L’employé le dispensa de poser sa
question.
— Notre compagnie a la religion de
l’exactitude, monsieur. L’Annabelle a
quitté le port à l’heure dite.
— Ceux que je poursuis ont donc trois
heures d’avance sur moi, murmura Logan, qui avait dû faire état de
sa profession pour avoir accès aux documents.
— Si j’osais… Mais non, je ne peux pas…
cela ne se fait pas, je risque de perdre ma place, murmura Tom, qui
dodelinait de la tête, le regard sournois.
— Osez donc, dit Logan en posant un billet
vert sur le comptoir.
— Eh bien, expliqua l’employé en retrouvant
d’un coup tout son allant, certains des navires de la Blanken Line,
notre principal concurrent, sont plus rapides que les nôtres. Leur
Aigle des Mers,
qui est tout neuf, s’amarrera à Pernambouc plusieurs heures avant
l’Annabelle. Il quitte New York au
milieu de l’après-midi. Leur bureau…
— Je sais où il se trouve. Merci,
Tom.
— Bonne chance, monsieur Grey.
— Tu parles d’une chance, grommela Logan à
part soi.
Il avait précisément commencé sa tournée des
agences par celle de la Blanken Line.
A l’extérieur, le vent glacé le fit frissonner
de nouveau. Il serait sans doute tiède, au Brésil. Mais à quoi bon
voyager sans cesse ? Que lui importait qu’un voleur en fuite
aille exercer ses talents dans un pays lointain ? Ce n’est pas
au Brésil ni au Pérou qu’il poserait des problèmes à la Wells
Fargo.
Et puis était-il raisonnable d’aller faire du
tourisme aux frais de son meilleur client ?
Le vent soufflait si fort, la douleur sourde
qu’il ressentait dans la poitrine le faisait tant souffrir, qu’il
fit halte et se mit dos au vent, les yeux fermés.
Des larmes lui gonflaient les paupières. Par la
faute du vent, bien sûr.
Par la faute du vent glacé qui soufflait en lui
depuis qu’il avait quitté sa famille…
Une bourrasque faillit le renverser. Un volet
claqua contre un mur dans un bruit assourdissant. Il se vit de
nouveau après le massacre, en Oklahoma, devant les corps de Maria
et d’Elena. Et puis il entendit la voix de Will, bien vivant,
lui.
« Tu es un fou et un lâche. Tu rejettes ta
famille. »
Sa famille…
Une douleur plus forte le fit vaciller, et il
dut s’appuyer à la vitrine d’un magasin pour ne pas tomber.
Quand il rouvrit enfin les yeux, il vit à
l’étalage un objet qui lui donna la réponse à la question qu’il se
posait depuis maintenant des semaines.
***
Trônant au milieu du canapé, Caroline laissa
échapper un rire de joie. Des paquets enrubannés de couleurs vives
s’entassaient à sa gauche et à sa droite. Les
généreuses donatrices de ces cadeaux, qui toutes ensemble étaient
venues lui faire la surprise de leur visite, remplissaient le salon
de leurs rires. Jamais depuis des mois l’atmosphère n’avait été
aussi chaleureuse et aussi gaie, dans sa grande maison.
Ni Will ni elle n’y étaient malheureux, bien
sûr, puisqu’ils ne manquaient de rien. A Fort Worth, Will s’était
fait de nouveaux amis, il allait en classe avec plaisir, en bon
élève qu’il était, et l’entraînement au base-ball fortifiait ses
espérances d’y faire carrière. Caroline, lectrice assidue de
romans, exerçait désormais ses talents de journaliste dans le
prestigieux Daily Democrat en qualité
de critique littéraire, et se chargerait de la chronique politique
dès qu’elle aurait repris une vie normale, quelques semaines après
la naissance attendue.
Plus le moment de la délivrance approchait, plus
l’absence de Logan lui était sensible. Mais, en femme de caractère,
elle ne se laisserait pas abattre par le chagrin. Pour mieux le
supporter, elle se disait souvent qu’elle n’était pas la plus à
plaindre, entre William et le bébé, alors que leur père vivait dans
la solitude.
— Il faudrait peut-être ouvrir ces paquets,
suggéra Kate Kimball. Nous mourons de curiosité, toutes autant que
nous sommes.
Souriante, Caroline défit le large ruban jaune
qui fermait la première boîte. Elle contenait six paires de
chaussons tricotés, de six couleurs différentes.
— Vous êtes une fée, Wilhelmina !
s’écria-t-elle, approuvée par les murmures flatteurs qui
s’élevaient de l’assistance.
— Les travaux d’aiguille entretiennent mon
humeur piquante, lança Wilhelmina Peters, qui occupait le fauteuil
le plus confortable de la maison.
Maribeth Prescott attendit que les rires aient
cessé pour présenter à Caroline un autre cadeau, assez
volumineux.
— C’est le mien, Caroline. Au risque de
passer pour une petite fille, je vous demande de l’ouvrir avant les
autres, je vous en prie. Je suis tellement
anxieuse de savoir s’il va vous plaire !
— Pas de favoritisme, protesta Emma MacRae.
Voyez-vous la coquette, qui passe son temps à se faire
valoir !
L’emballage de la grande boîte semblait conçu
tout spécialement pour faire enrager celle qui voulait
l’ouvrir.
Comme Caroline s’obstinait, elle ne s’étonna pas
de ne plus entendre ses amies. Sans doute ne se taisaient-elles que
pour observer ses efforts et les encourager.
— Si j’avais su, murmura-t-elle, j’aurais
demandé à Will de me laisser son couteau à virole. Il n’en a pas
besoin, pour aller à la foire.
Un couteau s’ouvrit sous ses yeux, et la virole
bloqua la lame en tournant.
— Tu n’as qu’à prendre le mien.
Logan.
Le souffle coupé, la bouche ouverte, Caroline
palpa nerveusement le médaillon qui ne la quittait jamais en levant
les yeux sur Logan. Elle voulut prendre le couteau. Il lui échappa,
et l’on entendit distinctement le bruit sourd qu’il fit en tombant.
Dans le salon, où une demi-douzaine de dames menaient grand tapage
un instant plus tôt, régnait à présent un silence de
cathédrale.
— Logan, murmura-t-elle.
— Je vois que tu as de quoi être heureuse,
dit-il en prenant entre deux doigts une paire de chaussons bleus.
Ils sont jolis mais bien petits !
— Logan, répéta Caroline.
— C’est tout ce que vous avez à vous
dire ? s’impatienta Kate Kimball.
— Ce n’est pas à Caroline de parler la
première, fit observer Logan en souriant. Ce serait plutôt à moi.
Elle n’a rien à m’expliquer, puisque j’ai déjà tout compris en la
voyant. Elle a tout le temps de me dire pour quand… Mais au fait,
Caro, combien de temps faut-il encore attendre ?
— Heu… deux semaines, à peu près.
— Tant mieux !
Cela me laisse le temps de me faire à cette idée. En voyant ton
ventre là, tout de suite, j’ai cru que c’était imminent.
Les yeux dans les siens, il s’agenouilla devant
elle et lui prit les mains, ému et fier, plein d’ardeur.
— Je t’aime, Caroline Grey, déclara-t-il
avec conviction. Veux-tu devenir ma femme, la mère de mes
enfants ? Acceptes-tu que nous soyons enfin une famille, que
je mérite enfin ma réputation d’homme le plus chanceux du
Texas ?
Caroline dut s’éclaircir la voix avant de
pouvoir répondre.
— Logan… Es-tu bien certain de ce que tu
dis ?
— Je peux l’écrire en grand sur toute la
surface de la grange si tu préfères !
— Nous n’avons pas de grange.
— Sur le pignon de la maison alors, ou sur
ton ventre, il y a de la place !
— Tu n’as pas le droit de te moquer de mon
ventre.
— Ton ventre, je l’adore, tout comme le
bébé qui est dedans ! Je ne savais pas qu’il y était, quand je
suis parti.
— Tu ne t’en doutais pas ? Ce n’est
pas pour lui que tu es revenu ?
— J’ignorais tout. Je reviens parce que je
t’ai laissé mon cœur, Caroline, et que je ne peux vivre sans toi.
J’en ai eu la révélation avant-hier, dans une rue de New
York.
— Qu’est-ce qu’il y avait, dans cette
rue ?
— Réponds d’abord à ma question, et je te
le montrerai.
— Quelle est la question ?
Logan rit d’un air un peu gêné avant de poser le
front contre celui de sa femme.
— Est-ce que tu m’autorises à rentrer à la
maison, Caroline ?
— Oui ! Oh oui ! s’écria-t-elle
en l’étreignant avec fougue, lui baisant le nez, les joues, le
front, et sanglotant de bonheur. Bienvenue chez toi, Logan
Grey !
Par sympathie, Wilhelmina Peters et les sœurs
MacBride avaient elles aussi la larme à l’œil.
Caroline rit avec les autres, un mouchoir à la
main pour essuyer ses larmes, rougissante sous les ovations de
l’assistance. Dès qu’on eut fini d’applaudir, la voix autoritaire
de Kate Kimball domina les commentaires enjoués.
— Un instant ! dit-elle. Il n’a pas
encore répondu à sa question à elle ! Qu’a-t-il trouvé, dans
cette rue de New York ?
— Ah oui, j’oubliais, fit Logan. Au premier
coup d’œil, j’ai compris le message. Mais sur le moment, je n’ai
pas deviné toute son importance. Je vais le chercher.
Il fit un pas vers la porte. La voix de Will
retentit, de l’autre côté.
— Qui a laissé cette chose devant
l’entrée ? Il faut faire attention, bon sang ! Si maman
se cognait, elle aussi !
Will apparut, un cheval à bascule dans les bras.
La bouche ouverte et les yeux ronds, il se figea en voyant
Logan.
— Quand j’étais petit, expliqua son père
comme pour s’excuser, j’avais un cheval à bascule qui s’appelait
Racer.