Chapitre 11
Caroline sursauta en entendant les deux détonations, coup sur coup. Elle retint sa respiration. Son cœur se mit à battre très vite. Que se passait-il ?
Prête à tirer, elle analysa ce qu’elle pouvait voir du paysage depuis sa retraite, tendant l’oreille. Le silence régnait partout. Les secondes passèrent, puis les minutes, qu’elle se mit à compter mentalement. Sa bouche était sèche, les battements de son cœur assourdissants… Elle avait une envie folle de sortir, d’aller aux nouvelles.
Mais elle ne devait pas bouger. Elle tiendrait sa promesse. Logan semblait avoir pardonné tous ses mensonges. Ce n’était pas le moment de le décevoir en désobéissant à ses ordres. De toute façon, il ne tarderait pas à revenir, à lui faire un signe pour l’avertir de son retour.
Hélas, seul le piétinement des chevaux à l’attache troublait le silence, ainsi que le frémissement nocturne de la nature, les insectes, le froissement des feuilles. Aucun bruit de pas, aucune voix.
L’attente devenait intolérable.
Si Logan ne se manifestait pas après la dixième minute d’attente, elle irait à sa recherche. Il ne pouvait être allé très loin. Et s’il était en danger ? Ne lui avait-elle pas promis de le protéger, de le suivre comme son ombre ? En restant éternellement enfermée dans sa cachette, elle ne lui serait d’aucun secours.
A la huitième minute, Caroline n’y tint plus. Le doigt sur la détente de son pistolet, elle sortit silencieusement de sa cachette. Mais quelle direction prendre ? Elle décida d’explorer les alentours du campement. Avançant dans l’obscurité, elle refrénait comme elle le pouvait son envie de crier, d’appeler. Elle n’avait aucun intérêt à signaler sa présence, d’autant que le silence de Logan devenait de plus en plus inquiétant.
Un rire éclata soudain vers sa gauche, un rire d’homme qui s’esclaffait, vulgaire et brutal. Ce n’était pas le rire de Logan.
Caroline fit halte et le rire résonna de nouveau, moins sonore avant de s’évanouir. Elle n’avait plus qu’à s’approcher le plus discrètement possible, pour savoir. Se pouvait-il que Logan ait été capturé ? A moins qu’il n’ait été abattu ? Non, impossible ! Lucky Logan Grey ne pouvait mourir ainsi. Et puis un assassin ne rit pas ainsi après son crime, s’il est seul. A moins qu’il n’ait des complices ? Alors tout serait perdu.
Elle s’efforça de se ressaisir et se remit à avancer. Quelques instants plus tard, elle entendit une voix, de plus en plus nette à mesure qu’elle avançait. La voix d’un seul homme, qui parlait fort et qui semblait pérorer. Il fallait bien qu’il ait un auditeur, et si des complices l’accompagnaient, ils ne manqueraient pas de réagir à ses propos.
Au ras du sol, un buisson qu’elle n’avait pas vu la fit trébucher. Des cailloux roulèrent. Elle crut s’être trahie mais la voix continuait à se faire entendre. En approchant du sommet d’une petite élévation, elle l’entendit soudain, très distinctement.
— Regarde-le bien, le Prêcheur. Du travail d’artiste, tout le monde te le dira. Il en a mis du temps, pour parler, parce qu’il croyait que son Bon Dieu était là, près de lui, et qu’un péché l’enverrait en enfer. L’enfer, il l’a vécu avant de mourir, et tu m’as un peu gâché mon plaisir en arrivant. Quand j’ai vu que tu allais l’achever, j’ai tenu à finir le travail moi-même. Il voulait emporter le secret de Shotgun Reese dans la tombe, cet abruti. En fait de tombe, il aura les coyotes et les corbeaux. Et le secret, il est là, dans ma tête !
A présent toute proche, Caroline s’immobilisa quand l’homme se tut. On n’entendait plus que les craquements du bois qui se consumait.
— Je mène le combat de ma vie, mon gars. Demain je serai riche. Cet or, je vais l’avoir, il me le faut. Le sac que j’ai pris au Prêcheur, c’est rien, à côté du reste. Si tu parles sans me faire attendre, tu mourras d’un coup, proprement, parole d’homme. C’est un cadeau que je te fais, parce que, d’habitude, j’aime bien prendre mon temps, pour faire durer le plaisir. Alors parle. Elle est où, la garce ?
— On t’a mal renseigné, fit la voix de Logan. Caroline ne sait rien. Absolument rien.
Malgré le drame qui se jouait et les propos tenus, Caroline eut le cœur inondé de joie. Logan était vivant ! Elle reprit aussitôt espoir.
— Whitaker ne lui en a jamais parlé, de ce sacré trésor, poursuivait-il. Elle ne sait rien de rien.
Caroline les entendait distinctement, mais le rocher derrière lequel elle se cachait, tout en faisant obstacle à la vue, déformait les voix, si bien qu’elle se trouvait incapable de les situer l’un par rapport à l’autre.
L’épouvantable odeur du sang rendait l’atmosphère étouffante.
— Que tu dis. De toute façon, j’ai plus rien à apprendre, puisque le Prêcheur m’a tout dit. C’est Ben qui lui a confié son secret à condition qu’il protège la fille. Tu as vu le sac d’or qu’il lui a donné, le vieux Whitaker ? Il savait qu’elle viendrait chercher son gamin chez les Plunkett, le Prêcheur, puisque c’est eux qui devaient s’occuper de l’enlever.
— Les Plunkett ont enlevé Will pour faire parler Ben ?
Caroline reprit courage. Logan posait une question inutile, puisqu’il en connaissait la réponse. Il voulait donc gagner du temps. Il espérait sûrement que, n’y pouvant plus tenir, elle lui désobéirait pour venir à la rescousse.
— A cette heure-ci, ils ont peut-être réussi, mais j’ai pris une longueur d’avance sur eux. La fille, il me faut seulement la fille, pour la faire taire.
— Elle ne sait rien !
Logan avait crié très fort, cette fois. De toute évidence, il espérait qu’elle l’entende depuis sa cachette.
— Que tu dis, encore une fois. J’aime mieux prendre mes précautions. Alors, elle est où ?
— Va te faire voir.
— Je vais t’apprendre la politesse, grommela le bandit, en ricanant.
Il frappa Logan, qui retint son souffle pour ne pas crier.
— Tu aimes ça ? Eh bien, tu vas te régaler. C’est juste une mise en train. Moi, je tiens déjà la forme, puisque le Prêcheur a voulu faire durer le plaisir. Il y en a, des points sensibles, dans une carcasse ! Et puis des bouts qu’on peut couper… Tu veux que je te montre ?
C’en était trop. Caroline rassembla tout son courage, prit une profonde inspiration, et se montra hardiment, le pistolet braqué devant elle. Logan était assis sur le sol, les mains attachées devant lui, les chevilles entravées. Autour de son torse et de ses bras serrés, le lasso, qui sans doute avait servi à le capturer, se détendait un peu. L’agresseur se tenait à genoux près de lui, une lame effilée à la main.
Elle tenta d’assimiler en un instant tout ce qu’elle découvrait. Le tueur était plus jeune que Logan, mais ce n’était pas un athlète, comme lui. Il semblait plutôt mince et efflanqué. Pour augmenter l’effet de surprise, c’est d’une voix ferme et provocante qu’elle le défia.
— Lâche ta lame, petit !
Rapide comme l’éclair, il la posa au contraire sur le cou de Logan.
— Lâche ton flingue, ou je tranche !
La tension était si forte qu’elle semblait palpable. Une goutte de sang apparut sur la lame luisante.
— Dernier avertissement, murmura le tueur, d’une voix sourde.
Au moment où l’index de Caroline se crispait sur la détente, Logan émit un hurlement tandis que son corps se détendait d’un coup en direction de l’adversaire, qui bascula sur le côté.
Ils roulèrent ensemble sur le sol, Logan frappant de ses deux mains réunies, ruant des pieds, cognant des genoux. Caroline s’approcha. L’homme au couteau redressa soudain le torse au-dessus de la mêlée, le bras levé haut.
Caroline appuya sur la détente. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Elle ferma les yeux, assourdie par le bruit, le corps tétanisé. Près d’elle, Logan, haletant, coupa ses liens avec l’arme qu’il venait de ramasser. Quand il se leva et lui prit le pistolet, elle comprit qu’il était parvenu à se libérer les mains.
Le temps de rouvrir et de refermer les yeux, elle aperçut celui qu’elle venait de tuer, tombé à la renverse, défiguré. A tâtons, elle alla s’appuyer au rocher qui lui avait servi de rempart, et laissa son estomac se vider.
Quand ce fut terminé, Logan vint la prendre par la main.
— Rentrons au campement.
— Il est mort, balbutia-t-elle. Je l’ai tué. J’ai tué un homme.
— Tu ne t’es pas trompée de cible, au moins ?
Malgré son désarroi, Caroline apprécia le fait que Logan tente de l’apaiser avec son humour. Mais elle n’eut pas la force de sourire. Elle venait de tuer un homme.
— Rentrons au campement, répéta Logan en la prenant par la taille. Je me baignerais bien, moi aussi.
Caroline se laissa emmener, sans rien voir autour d’elle. Il lui était difficile de prendre clairement conscience de ce qui venait d’avoir lieu. A mi-parcours, elle se mit à trembler si violemment qu’elle serait tombée s’il ne l’avait pas retenue. Elle ne cessait de revivre l’instant où la détente avait cédé sous la pression de son doigt, déclenchant le tonnerre de la détonation, donnant la mort.
— Je voudrais m’asseoir un moment, soupira-t-elle.
Au lieu de cela, Logan la souleva du sol et la porta jusqu’au bord de la source, où le feu de camp brûlait encore. Quand elle se mit à pleurer, il la berça en lui murmurant à l’oreille des mots tendres, jusqu’à ce qu’elle sombre dans le sommeil.
***
Logan aurait voulu rester près d’elle, mais il lui fallait bien aller mettre en terre le pauvre homme que son meurtrier avait appelé « Prêcheur ». Et puis il se trouvait dans un tel état de nerfs, en proie à une si violente colère, qu’il serait bien incapable de trouver le sommeil. L’exercice physique lui ferait du bien.
Il prit avec lui une couverture et la bêche à manche court qui servait parfois à aménager le terrain pour y planter les tentes, et retourna vers les deux corps. Le Prêcheur reposerait entre un gros cactus et un agave en pleine efflorescence. Puisqu’il n’avait pas abattu de sa main le tueur sadique, Logan ne se sentait pas obligé de mettre son corps à l’abri des charognards de toute espèce. Si d’ailleurs il avait en personne procédé à l’exécution, il se serait sans doute permis de faire une entorse à la règle qu’il s’était fixée en ce domaine. Un monstre de cet acabit ne méritait aucune compassion posthume.
Il creusa le sol méthodiquement, mais avec rage. Rage contre le criminel, rage contre lui-même. Contre lui-même surtout, parce que sa maladresse était impardonnable. Au lieu d’explorer d’abord les alentours du terrain, il s’était attardé à contempler la victime, tournant ainsi le dos à l’agresseur et à son lasso, lui donnant l’occasion de le tenir à sa merci, mains et bras immobilisés.
Et par sa faute encore, Caroline s’était trouvée en position de tuer… Jamais il ne se le pardonnerait !
Mais en y pensant, elle avait tout fait pour le mettre en colère, elle aussi.
Quand elle s’était montrée, il avait cru défaillir. Tant qu’il la croyait bien à l’abri, loin de la confrontation, il était au moins tranquille, de ce côté-là. Elle ne courait aucun risque. En s’exposant ainsi, elle lui avait fait connaître la plus grande peur de sa vie.
Ce n’était toutefois pas le moment d’y penser.
Pour l’instant, il avait surtout hâte d’en finir avec cette corvée. D’une certaine façon, sa chance légendaire lui souriait, car la fureur qui l’animait décuplait ses forces. Le terrain ingrat du désert n’était pas assez dur pour résister à sa hargne.
La fosse était presque achevée quand sa rage en s’éteignant peu à peu fit place à de la simple contrariété. L’esprit moins agité, il put se mettre à réfléchir. Son tortionnaire lui avait donné quelques renseignements dont il pourrait tirer profit.
Les Plunkett étaient les ravisseurs de Will. Ce n’était là qu’une confirmation, puisque Logan en avait déjà la quasi-certitude. Autre renseignement : Ben Whitaker s’attendait à voir arriver Caroline à la recherche de son fils, et il savait qu’elle se mettrait en danger, puisque le Prêcheur venait à sa rencontre pour la protéger.
En jetant un coup d’œil au sac d’or qu’il allait emmener tout à l’heure avec lui, Logan fut contraint de réviser la piètre opinion qu’il avait de l’ancien bandit. Le vieux Ben savait se montrer généreux quand il s’agissait de sauver sa fille d’adoption.
Il lui restait à résoudre une énigme. Qui était ce tueur fou, et comment avait-il pu apprendre que le Prêcheur se trouvait chargé d’une mission nécessairement secrète ? Si tous les hôtes du Canyon s’en mêlaient, Caroline ne devait pas s’y rendre. On ne verrait plus qu’elle. Elle serait une cible trop facile.
A vrai dire, une femme aussi belle, aussi séduisante qu’elle, n’avait pas besoin d’être menacée pour attirer tous les regards. Logan sentit se réveiller la rage que lui inspirait sa propre bêtise, sa propre inconséquence. Par quelle aberration l’avait-il autorisée à l’accompagner ?
La fosse était maintenant assez profonde. Logan en sortit, ramassa la couverture et l’étala pour y faire rouler le corps meurtri.
— Que Dieu ait ton âme en sa garde, Prêcheur, dit-il en lui recouvrant le visage. Je te remercie d’avoir voulu protéger ma femme. Nous aurions pu la protéger ensemble.
Une fois le corps en terre, il le recouvrit jusqu’à former un monticule, sur lequel il disposa quelques pierres plates.
Quand il eut remis sa chemise et son médaillon, qu’il avait enlevés pour creuser, il reprit sa bêche, et emporta aussi le sac de pépites et les armes abandonnées sur le sol, dont le terrible couteau.
Logan ne rentra au camp qu’après avoir fait un long détour, pour plus de sûreté. Lorsqu’il arriva près du feu, Caroline dormait paisiblement. Avec un peu de chance, elle ne se réveillerait qu’au lever du jour.
Ses membres fatigués lui faisaient mal, il était couvert de poussière et il se sentait sale. Il prit dans son sac son savon et une serviette, se dévêtit entièrement et alla se plonger jusqu’à la taille dans l’eau fraîche. Après s’être bien savonné en frottant fort pour se débarrasser de sa crasse mais aussi du sang, le sien et celui des autres, il s’immergea entièrement.
En reprenant son souffle, il secoua la tête pour disperser l’eau en gouttelettes autour de lui. Une vive douleur au cou lui fit serrer les dents. Il saignait encore un peu. La lame qu’il joindrait un jour à sa collection de souvenirs coupait bien, en effet.
Comme il ne pouvait voir la coupure, il demanderait à Caroline de lui mettre un pansement, tout à l’heure, à son réveil. Encore un ennui, même anodin, encore une petite corvée. Il en avait assez. Rien n’allait plus. Il se sentit faible, tout à coup. Il se souvint douloureusement de sa propre maladresse, de la témérité de Caroline. Il jeta à sa forme endormie un regard fulminant.
Jamais il ne laisserait une telle bévue se reproduire ! Il n’avait pas à faire le voyeur, à se laisser attendrir par un sourire, à perdre la tête à la vue d’un décolleté. Quant à elle, elle apprendrait à obéir, à respecter ses consignes. Et à la lettre ! Ce soir, ils avaient évité le pire, mais une telle chance ne se reproduirait pas. La légende de Lucky Logan Grey, l’homme le plus chanceux du Texas ? Comme toutes les légendes, une blague !
Logan était de fort mauvaise humeur quand il sortit de l’eau. Il récupéra la serviette qu’il avait laissée sur un buisson et entreprit de se sécher, vigoureusement.
Quand ce fut fait, il enroula le linge trempé autour de son cou et l’appuya très fort sur la coupure, dans l’espoir qu’elle arrêterait de saigner. C’est alors qu’il s’aperçut que Caroline ne dormait plus. Elle était assise, et le regardait.
Sans y penser sans doute, elle se passait la langue sur les lèvres.
Aussitôt, le corps de Logan se durcit tandis qu’il la maudissait silencieusement, comme il se maudissait lui-même. Il se sentait si ridicule qu’il en avait mal. Une réaction si soudaine, si incontrôlée, n’était pas digne d’un homme responsable et maître de son corps.
— Bon Dieu, Caroline ! cria-t-il, hors de lui, en la foudroyant du regard.
Elle battit des paupières, et parvint à détacher son regard de l’objet de sa contemplation pour croiser celui de son mari.
— Quoi ? fit-elle.
— Quoi ? répéta-t-il en grimaçant pour singer la niaiserie.
Il se drapa pudiquement les reins, afin de mettre son anatomie à l’abri d’un regard si gourmand qu’il le mettait mal à l’aise. Quelle ironie ! Se couvrir ainsi avec pudeur, alors que son corps lui-même le poussait à se jeter sur celui de l’indiscrète ! L’excitation fit place à la colère.
— Cesse de me regarder comme ça !
— Comme quoi ?
— Comme si tu allais me sauter dessus et me dévorer !
— Oh vraiment ? Je t’ai regardé comme ça ?
— Et comment !
— Alors je te demande pardon. Je dormais. Je me suis réveillée, et puis tu étais là… Tout nu.
— S’il te plaît, Caroline, gémit-il.
— Tu as plein de cicatrices, dit-elle en souriant d’un air ingénu. Tu sais te battre. Près de toi, je n’ai rien à craindre.
— Rien à craindre ? Tu aurais pu te faire tuer, tout à l’heure.
— N’inverse pas les rôles ! C’est toi qui as failli mourir, et je ne suis pas près de te le pardonner. Tu dois faire attention à toi, Logan.
— Faire attention à moi ?
Dépassé par une telle naïveté, il se prit la tête à deux mains, au risque de laisser tomber sa serviette, qui ne fit que glisser sur ses reins.
— Faire attention à moi ? répéta-t-il comme s’il avait mal entendu. C’est toi qui me dis ça après m’avoir désobéi comme tu l’as fait, après avoir pris tant de risques malgré ta promesse ?
— Tu n’as pas le droit de me le reprocher, Logan. Je t’ai aussi promis de te suivre comme ton ombre, pour me tenir en renfort, à l’occasion. Après les deux détonations, j’ai patienté dix minutes, sans rien entendre. Il fallait bien que j’aille me rendre compte !
— Je ne t’ai jamais commandé de me suivre !
— Mais moi, je te l’ai promis !
Elle était insupportable. Pour se calmer les nerfs, il se mit à faire les cent pas, en se frappant rythmiquement la cuisse du plat de la main. Il lui fallait absolument reprendre possession de son corps, à moins que…
A moins qu’il ne prenne possession de la rebelle.
Il se planta devant elle, les poings sur les hanches.
— Ecoute-moi bien, dit-il, l’air résolu. Nous avons à parler.
Il crut la voir sourire.
— Ce n’est pas la première fois que tu me le dis, tu t’en rends compte ? Je n’ai pas envie de parler, Logan. Viens.
— Non.
— Pourquoi non ?
— Par prudence.
— Tu crains qu’il n’y ait encore du monde, dans ce désert ?
— Personne aux alentours. J’ai vérifié.
— Alors pourquoi s’inquiéter ?
— Tu n’as rien à craindre. Je m’inquiète pour moi.
— C’est à n’y rien comprendre !
— Bien sûr que tu me comprends. C’est de toi que vient le danger, ma belle !
— Parce que j’ai tiré sur un hors-la-loi ?
— Pas du tout. Ce que je te reproche, c’est de me faire perdre la tête, de me détourner de mon travail, de m’empêcher de réfléchir. Par ta faute, je ne me concentre pas, Caroline. C’est à cause de cela que je me suis fait piégé par ce scélérat.
— Ah oui ?… Viens, Logan. J’ai besoin de toi. Fais-moi oublier tout cela, Logan. Après toutes ces horreurs…
Elle dut se taire. Sa voix se brisait.
— Viens, je t’en prie.
— Non, Caroline, on ne peut pas…
Elle le regarda longuement dans les yeux, sans rien dire. Puis elle se leva gracieusement, s’inclina pour saisir l’ourlet de sa robe et la fit passer par-dessus tête. Elle était nue, elle aussi.
D’un coup, Logan redevint tout simplement un homme. Il n’avait ni la force ni l’envie de résister à semblable séduction.
En trois pas il fut contre elle, si contrarié de sa propre faiblesse qu’il en oublia toute douceur.
Les deux mains dans sa chevelure il lui pencha la tête en arrière pour lui dévorer le cou, la gorge, la bouche. Le cœur battant à tout rompre il ne se contrôlait plus. Il lui fallait la posséder, il en éprouvait la nécessité, chaque cellule de son corps l’exigeait.
Loin de l’offusquer, cette agression sauvage déclencha chez Caroline une semblable frénésie. Tandis qu’il lui palpait les reins sans ménagement, elle planta les ongles dans son dos, comme pour s’ancrer en lui, gémissante, hors d’elle.
Leurs lèvres se soudèrent en un baiser désespéré, leurs langues engagèrent un duel farouche, éveillant la sensualité qu’ils avaient contenue si longtemps. Enflammé de désir, Logan s’avança en trébuchant pour adosser Caroline à une paroi rugueuse. Perdant contact avec le sol, elle encercla sa taille en croisant les jambes sur ses hanches. Il s’arracha à sa bouche pour embrasser ses seins, nourrissant son désir brûlant à la fraîcheur de sa chair délicate.
La tête bourdonnante, il entendait les halètements de Caroline, ses gémissements, ses paroles qui n’avaient aucun sens. Dans la folie qui l’emportait, il était incapable de prononcer des mots tendres, de la caresser avec douceur. Et il sentait que Caroline, enfiévrée par la même ardeur que lui, n’aurait pas voulu de cette tendresse en cet instant.
Les mains étonnamment actives, elle s’agrippait à ses épaules, à ses bras, à sa nuque. Elle pétrissait ses muscles et sa peau.
Logan quitta l’appui de la roche et emporta sa femme vers le lit de camp. Le visage contre le sien, elle déposa une pluie de petits baisers de son cou à son épaule, pour aussitôt le mordre avec fièvre, incapable de contrôler sa soif de lui. Douleur et jouissance associées, la torture exquise aurait décuplé son excitation si elle n’avait déjà été à son comble.
Il la déposa sur la couche et la recouvrit de son corps.
Douce et brûlante, elle se serra contre lui, frémissante. Le moment était venu de satisfaire le désir qu’il avait d’elle, le désir qu’elle avait de lui. Il vint en elle sans hésiter, jusqu’au plus profond de la chair impatiente qui l’accueillit et l’enserra, pour le retenir en elle.
Il sut à cet instant, sans aucun doute possible, que sa place était près d’elle, ici, maintenant.
— Logan…, gémit-elle d’une voix suppliante.
D’un baiser il la fit taire, taquinant ses lèvres de sa langue en même temps que ses reins entreprenaient leur mouvement. Les doigts crispés dans ses cheveux, elle se cambra pour mieux suivre son rythme, avançant à chaque élan à sa rencontre. Leurs corps ne faisaient plus qu’un, ondulant ensemble dans une parfaite harmonie, vers l’ivresse de l’extase. Logan respirait à peine, dévoré de désir. A la jouissance de l’instant vint se mêler une émotion depuis longtemps oubliée, qui au plus fort de la passion lui donna l’impression d’une faiblesse, d’une fragilité.
Sous son corps, il sentit que des spasmes secouaient Caroline. Avec l’orgueil du mâle, il la conduisit jusqu’au sommet de la jouissance, en lui murmurant des mots tendres, et d’autres aussi, que l’on n’ose pas dire à la lumière du soleil. D’une voix aiguë qui n’était pas la sienne, Caroline émettait une sorte de mélopée continuelle qui s’interrompit soudain pour devenir un cri. Agrippée à lui, le retenant en elle par pressions convulsives, elle puisait en lui sa force, ce que lui seul pouvait lui donner.
Il attendit qu’elle ait rouvert les yeux pour se noyer dans leur onde violette. Dans un dernier élan, il s’abandonna à son tour. L’éruption de la jouissance saisit son corps tout entier, en même temps qu’une émotion inattendue, qu’il ne voulait pas nommer, lui dilatait le cœur.
La peur déferla sur lui, l’engloutit. Non, il ne se laisserait pas emporter par la vague.
Lucky Logan Grey amoureux de sa femme ? Non, c’était impossible…
***
Caroline savoura cet instant où le rêve semble se confondre avec la réalité.
Sous le ciel constellé d’étoiles, tout était tranquille. Parfumé de l’odeur des plantes du désert, l’air frais de la nuit lui caressait la peau, encore brûlante et moite de leur étreinte.
Caroline n’en avait cure. Elle ne frémissait même pas. Sous elle, le lit de camp était en piètre état. Elle se sentait lourde, incapable du moindre mouvement. Le corps de Logan pesait sur elle et l’immobilisait, la protégeant du monde extérieur. Seuls comptaient pour elle la sensation de sa peau contre la sienne et le rythme lent de son cœur.
L’espace d’un instant, elle avait cru qu’ils ne se relèveraient pas, qu’ils s’étaient entretués dans le déchaînement de la passion partagée. Mais à présent, comblée et satisfaite, elle souriait.
Lorsque Logan se ranima, s’étira, et que son corps roula à côté d’elle, Caroline en ressentit comme une frustration, et gémit pour s’en plaindre.
— Je ne sais vraiment pas quoi dire, soupira-t-il après s’être éclairci la gorge.
— Parce qu’il y aurait quelque chose à dire ?
— Je t’ai brutalisée, je t’ai appuyé les épaules à la roche, presque jetée sur ce malheureux lit !
Caroline retrouva aussitôt son sourire. Loin de les regretter, elle se souvenait avec plaisir de ces violences.
— Pour me faire mal, tu m’as fait mal, murmura-t-elle, toute contente.
— Tu m’avais mis de mauvaise humeur, je n’ai pas pu me retenir.
— Je ne me suis pas retenue non plus, Logan. Nous ne nous sommes pas épargnés, et je ne m’en plains pas. Je ne suis pas une fragile petite fleur bleue, tu sais. J’aime laisser libre cours à la passion. Je n’aurais jamais cru que c’était possible, une telle… excitation. Je ne dis pas qu’il faudrait que ce soit chaque fois aussi violent mais, cette nuit, nous en avions besoin tous les deux, tu n’es pas d’accord ?
Logan acquiesça d’un petit rire. Le naturel et le franc-parler de sa femme l’étonneraient toujours.
— Je ne sais comment m’y prendre avec toi, Caroline Grey. Tu me mènes de surprise en surprise.
— C’est cela qui me plaît, dit-elle en lui traçant hardiment une diagonale sur le torse. Et puis il faut bien que tu apprennes à me connaître. En ce moment surtout, j’ai besoin d’aller de l’avant. Je ne veux surtout pas revenir sur ce que j’ai fait, ni me ronger les sangs en me demandant où notre fils se trouve, et ce qui lui arrive. Je refuse absolument de penser à des choses tristes, et de me faire du souci. On dit que dans les moments graves les femmes du Texas sont ainsi, qu’elles retrouvent le goût de la liberté. Ni Ben ni Suzanne ne m’en ont détournée, bien sûr, si bien que je suis quelques fois imprévisible, je l’avoue. Par exemple…
Conquérante, elle s’allongea sur lui, peau contre peau. Première victime de son initiative, elle sentit une onde de chaleur la parcourir tout entière. Déjà, leurs lèvres s’unissaient, leurs langues se caressaient de nouveau, mais ne se combattaient plus.
Les mains de Logan remontèrent de ses reins à sa taille, pressèrent les globes de ses seins, palpant leur galbe, titillant leurs pointes, lentement. En même temps qu’au plus profond d’elle-même le désir s’éveillait avec exigence, elle sentit contre sa cuisse l’érection de Logan, qui appelait son corps.
Un frisson d’orgueil la parcourut. Femme, elle exerçait son pouvoir sur un homme, et quel homme ! Aurait-elle l’envie, ou la force, de le faire attendre ? Non, sans doute. Et puis elle n’avait pas à se poser des questions, à cette heure, à réfléchir, à penser. Hors du monde et de ses contingences, hors du temps, elle n’était qu’une femme avec un homme, une épouse avec son mari, une maîtresse avec son amant. Rien d’autre.
Comme s’il lisait en elle, Logan lui prit les reins, fit glisser sur son sexe durci la moiteur de sa féminité et vint en elle doucement, cette fois, avec délicatesse. Ils firent l’amour sur un rythme lent, jouissant intensément de chaque élan, de chaque retrait. Active et mobile, attentive à la magie du moment, Caroline soupira de bonheur, les yeux dans les étoiles.
***
Le matin, l’odeur du café la réveilla. Drapée dans l’une des couvertures que Logan avait posées sur elle, elle l’aperçut sur une hauteur. Déjà tout équipé, il examinait les alentours avec des jumelles.
Elle se hâta de faire sa toilette et de s’habiller, et se mit à préparer le bacon et les œufs en attendant son mari. Quand il descendit de son poste d’observation, tout était prêt.
— Bonjour ! lui lança-t-elle joyeusement.
— Bonjour, répondit-il sans la regarder.
Il se mit à manger en silence, visiblement préoccupé. Que lui arrivait-il ? Quelle lubie lui passait par la tête ? Si ardent, si prévenant pendant la nuit, voilà qu’il l’ignorait, qu’il ne lui parlait plus, à présent.
C’était insupportable, et elle en était froissée malgré elle. Il lui avait pourtant fait l’amour, quelques heures plus tôt. L’amour ? C’est ce qu’elle avait cru. Mais peut-être le mot ne convenait-il pas à leur étreinte. Après quinze ans de célibat et d’aventures, considérait-il ces relations intimes comme une simple détente, comme un exercice physique parmi d’autres ? Car c’était bien ainsi que les choses s’étaient passées à Georgetown, au cours de leur nuit de noces.
Quel animal !
Mais que dire ? Devait-elle lui faire une remarque ? Il s’y attendait sans doute, et avait déjà préparé sa réponse. A quel jeu jouait-il, bon sang ?
Au moment où, n’y pouvant plus, elle allait l’interroger, Logan rompit le silence.
— Il faut absolument que nous partions vite, et que nous allions loin. La piste n’est guère fréquentée, mais tous ceux qui passent par ici ont de bonnes raisons de s’intéresser à ce qui est arrivé hier. Nous avons laissé trop de traces.
Il ne précisa pas lesquelles. Mais ce mot suffit à ranimer les images cruelles que Caroline avait occultées avec tant de soin. Oubliant ses griefs conjugaux, elle songea au corps de celui qu’elle avait tué. Les coyotes l’avaient-ils découvert ? Les rapaces qui planaient dans le ciel l’avaient-ils aperçu ? Elle baissa les yeux sur ses mains, s’attendant presque à y voir du sang.
Elle aida Logan à lever le camp et à ranger le matériel pendant qu’il s’occupait des chevaux. A la lumière du jour, les événements de la veille semblaient fantasmagoriques. Elle avait vécu un cauchemar bien réel, qui avait laissé des traces en elle.
Elle jeta un rapide coup d’œil à Logan. Sa blessure, au niveau du cou, n’était pas tout à fait refermée.
— Tu saignes encore un peu. Je te fais un pansement ?
Il passa le bout du doigt sur la coupure, le regarda et fit la grimace.
— On n’a pas le temps. Plus tard, à la prochaine halte.
Une demi-heure après, ils étaient déjà loin. Pendant deux heures, Logan maintint une allure soutenue. Ils chevauchèrent en silence, ne s’adressant la parole qu’en cas de nécessité. Puis il se mit à faire de plus en plus chaud, à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel, et la chaleur finit par devenir visible lorsque vers l’horizon apparurent des lacs de lumière, mirages si trompeurs qu’ils donnaient soif.
Une ou deux fois, Logan tenta d’engager la conversation, mais Caroline n’avait pas envie de parler. Alors, il se garda d’insister.
Presque quatre heures après le départ, il tira les rênes.
— Attention. Cavalier en vue. On fait halte.
Il sortit ses jumelles du sac de selle et observa celui qui venait vers eux, en prenant tout son temps.
— C’est incroyable, murmura-t-il enfin. Comment se peut-il…
Quand il se retourna vers elle, Caroline fut frappée par son expression. C’était celle d’un fauve aux aguets ou, dans son cas, celle d’un justicier.
— Cette fois, dit-il d’une voix sourde, je vais te demander de respecter à la lettre les consignes que je vais te donner. C’est compris ? Tu vas me promettre sur la tête de Will de me laisser mener les choses à ma guise. C’est essentiel. Et prépare ton pistolet. Garde-le à portée de main.
A ces derniers mots elle frémit, avant de se ressaisir aussitôt.
— Tu as ma parole, dit-elle. Pourquoi est-ce si important ?
— Celui que nous allons rencontrer se nomme Deuce Plunkett. C’est lui qui a enlevé Will, à Artesia.