Chapitre 6
Par la fenêtre de sa chambre, Caroline contempla
l’aube qui se levait dans une symphonie d’or, de bleu pâle et de
rose. Elle n’avait dormi qu’une heure pendant la nuit,
recroquevillée en chien de fusil contre l’oreiller, pour éviter la
partie de la courtepointe froissée par ses stupides émois.
Elle n’en était pas encore revenue. Avait-elle
perdu la tête en rentrant à l’hôtel ? Faire monter ce monstre
dans sa chambre, le laisser allumer en elle si sage d’ordinaire les
feux de la passion, c’était le provoquer, le pousser presque à la
malfaisance.
Pour se rafraîchir les idées, elle appuya son
front à la vitre froide. Elle était injuste, après tout. Logan
n’était responsable de rien. C’est elle qui l’avait invité dans sa
chambre, elle qui en se trompant de cahier lui avait montré le
dessin scandaleux. A y bien regarder, elle était encore une fois la
victime de cette toquade qui l’affolait déjà quand elle n’était
encore qu’une jeune fille.
— Je devrais me décider à grandir,
murmura-t-elle en embuant la vitre.
Il faudrait bien qu’elle ait pleine maîtrise
d’elle-même quand elle aurait à justifier sa manœuvre en arrivant à
Van Horn.
Peut-être avait-elle tort de regretter ce qui
s’était passé tout autant que ce qui aurait pu se passer. En
échangeant avec Logan ce baiser passionné, elle avait sans doute
saisi la dernière occasion de jouir d’un quelconque contact avec
son mari.
Une heure plus tard, Caroline s’apprêtait à
quitter l’hôtel Blackstone. Un bon bain l’avait rassérénée, et un
coup d’œil jeté au miroir une fois sa toilette achevée lui avait
rendu l’assurance dont elle allait avoir grand besoin. Rien de tel
que l’élégance, songea-t-elle, pour retrouver sa confiance en
soi.
Lorsqu’un porteur fut venu prendre avec ses
bagages les paquets oubliés par Logan, elle quitta l’hôtel.
Dans l’avenue principale régnait une sympathique
agitation. Employés et ouvriers se rendaient à leur travail,
l’odeur du café frais et celle du pain chaud parfumaient
l’atmosphère.
Caroline entra dans une pâtisserie dont l’enseigne
portait le nom des MacBride pour y acheter une brioche à la
cannelle qui lui servirait de petit déjeuner ainsi qu’une superbe
bûche au chocolat qu’elle apporterait à la maison avant de
repartir, pendant la halte à Artesia. Arrivée à la gare avec un peu
d’avance, elle y fut accueillie par les trois anciens pensionnaires
de Nellie Jennings, sa grand-mère.
Elle salua Holt Driscoll et Cade Hollister avant
de se tourner vers son mari, qu’elle n’osait pas regarder dans les
yeux.
— Bonjour !
— ‘jour, répondit-il distraitement.
Il semblait plus intéressé par l’emballage du
gâteau que par elle. Il le lui prit des mains, émit un sifflement
d’admiration et rameuta ses camarades.
— Voyez-moi ça, les gars, nous sommes
gâtés !
— Non, protesta-t-elle sans réfléchir, c’est
pour…
Elle se reprit à temps.
— C’est pour le dessert après le déjeuner,
dans le train.
— Il vient de chez Claire MacBride, fit Holt
en se pourléchant. Vous savez, madame, le déjeuner, c’est bien
tard. Un en-cas dans la matinée, ça vous irait ?
Il y avait tant d’espoir et de gentillesse dans le
regard espiègle de ses yeux bleus que Caroline ne put que lui
sourire, et se rendre.
— Quelle femme ! s’exclama Cade en
s’emparant prestement du gâteau.
Holt et lui se mirent à se battre comme deux
enfants pour savoir qui goûterait la première part du gâteau. Pour
finir, Logan s’en empara, dans la bonne humeur générale. Le long
voyage ne serait pas aussi pénible que Caroline l’avait d’abord
cru.
Quatre personnages à l’air douteux montèrent dans
la première voiture. Sans avoir besoin de se concerter, les trois
hommes dirigèrent Caroline vers la deuxième.
Comme les passagers n’étaient pas très nombreux
dans le train, chaque homme occupa à lui seul une banquette en s’y
allongeant. Caroline en fit autant, mais resta assise en se
rencognant près de la fenêtre. On bavarda de choses sans
importance, et Logan s’abstint de toute allusion personnelle, ce
dont elle lui fut reconnaissante.
Deux heures après le départ, la bûche était
entamée. En arrivant à Abilene, elle avait disparu.
Ayant fort peu dormi, Caroline sombra dans le
sommeil après le déjeuner, et rêva. Elle se trouvait dans la
cuisine, devant le poêle, où mijotait un ragoût. Suzanne n’était
pas morte, elle préparait une pâte feuilletée, cela sentait bon la
farine et le beurre. On entendait le rire de Will dans la pièce
voisine. Et puis un homme lui passait un bras autour de la taille
et la tenait serrée contre lui, elle sentait son souffle tiède, sur
sa nuque.
Il se passait quelque chose. Mais elle était au
chaud, bien installée, contente. Il y avait autour d’elle une odeur
de linge propre et de cuir. Comme elle faisait un beau rêve, elle
n’avait pas envie de se réveiller.
Elle resta donc endormie. Blottie dans ce cocon de
chaleur, elle se laissa aller et rêva de plus belle.
Mais cette fois, le rêve tourna au
cauchemar.
***
Perdue
au milieu d’une vaste étendue, elle avait le sentiment qu’il allait
se passer quelque chose d’effrayant, de terrible. Elle se mettait
alors à courir avec une seule pensée en tête : rentrer à la
maison. Mais comment retrouver son chemin ? A cet instant, un
grand corbeau plantait ses griffes dans la chair de son épaule et
battait des ailes, créant ainsi un vent violent, qui contrariait sa
course. Le corbeau croassait soudain et la plaine se transformait
en marais boueux. Ses pieds s’enfonçaient et elle tombait à
genoux.
Alors à l’horizon
apparaissait une lumière sur laquelle se détachait une silhouette
noire, les bras écartés. Le tonnerre grondait. Au loin, elle
entendait le claquement des sabots d’un cheval au galop. A la lueur
des éclairs lui apparaissait bientôt un cavalier noir sortant de
l’ombre sur un cheval noir lui aussi. Sous le large bord de son
chapeau noir, les yeux rouges de l’homme flamboyaient.
Caroline voulait crier, mais
aucun son ne sortait de sa bouche.
Les éclairs l’aveuglaient,
les échos du tonnerre l’assourdissaient. Le cavalier de l’enfer la
dépassait alors pour se diriger vers la silhouette dont les bras
s’agitaient à présent, comme pour l’appeler ou le
chasser.
Caroline entendait un cri
aigu, une plainte déchirante. Et puis un rire. Un rire rauque,
démoniaque, si effrayant que le corbeau enfonçait plus profondément
encore ses griffes.
Elle se débattait, luttait
contre la boue qui menaçait de l’engloutir. Et puis la foudre
s’abattait et s’épanouissait, illuminant la scène. Le cavalier
était sur le point d’atteindre la silhouette dont les bras
battaient à toute vitesse à présent. Et de nouveau ce cri…
« Maman ! »
***
— Will !
cria-t-elle en se réveillant en sursaut.
Elle avait agrippé le bras de Logan auquel elle
s’accrochait comme si sa vie en dépendait.
— N’aie pas peur, ma chérie, lui murmura-t-il
à l’oreille, tout va bien. Ce n’était qu’un rêve.
La tête lourde, l’esprit
engourdi, Caroline sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle
avait peur.
— Will…
— Tu rêvais de lui, sans doute, dit Logan en
passant doucement la main sur son front pour en écarter ses
cheveux. N’aie pas peur, nous le retrouverons. Je te comprends, tu
sais. Tu as toutes les raisons de te faire du souci. C’est un lourd
fardeau à porter, mais je suis là.
— Il faisait sombre, il y avait des éclairs…
Oh mon Dieu !
Logan lui tapota le genou, pour la rassurer.
— Pendant que tu dormais, nous avons traversé
un orage. Et il me semble bien qu’un autre se prépare. C’est la
saison.
En jetant un coup d’œil par la fenêtre, Caroline
crut reconnaître le décor de son rêve, une immense étendue sans
aucun relief, de chaque côté du train qui filait vers l’Ouest. Dans
le ciel, un énorme nuage noir s’élevait à l’horizon, obscurcissant
le paysage.
Pour éviter la panique, elle refusa de voir dans
cette coïncidence un avertissement du destin. L’heure n’était pas à
l’affolement.
— La terre a besoin d’eau, dit-elle pour
donner au phénomène un caractère positif et banal.
En cherchant à se redresser, elle s’avisa que
Logan la tenait par la taille.
— Tu as changé de place, constata-t-elle sans
penser à protester.
— J’en avais assez de voir ta tête pencher
sans arrêt de droite et de gauche. Gare au torticolis ! Et
puis au premier coup de frein tu pouvais tomber en avant.
Caroline savait bien qu’en principe elle aurait dû
se redresser et mettre entre elle et son mari une distance
raisonnable, mais elle n’avait pas envie de s’imposer cet effort.
Son rêve la tracassait encore, et Logan lui apportait le réconfort
dont elle s’était si souvent sentie privée pendant tout ce temps.
Logan était le père de Will. Il pouvait la soutenir dans les
moments difficiles, sans que personne n’ait rien à dire.
— Deux heures, à peu près. Tu avais du
sommeil à rattraper.
— C’est vrai, admit-elle. J’ai mal dormi, la
nuit dernière.
— Tu as fait d’autres cauchemars ?
Trop lasse pour mentir ou trouver une
échappatoire, Caroline se trouva contrainte à la franchise.
— Je ne pouvais pas cesser de penser à ce qui
est arrivé, avoua-t-elle.
— Tu veux dire… dans ta chambre ?
— En fait, je n’arrive pas à comprendre ce
qui s’est passé.
— Je le comprends très bien, moi. Tu vois ces
éclairs, au loin ? Ils ne préviennent pas, rien ne les arrête.
Nous avons eu le coup de foudre, il y a quinze ans… et nous en
subissons encore les effets aujourd’hui.
Quel beau parleur ! Il n’avait pas perdu ses
talents en vieillissant !
— Ce n’est pas normal ! protesta-t-elle
pour la forme.
Il sourit en lui caressant du doigt le contour de
l’oreille.
— Rien de plus normal, au contraire !
Mais la chose est très rare, paraît-il. A nous d’en profiter !
Une chance pareille, il faut la saisir !
— Voilà bien des paroles d’homme,
soupira-t-elle.
— Et toi tu parles comme une femme qui a été
privée de l’un des plus grands plaisirs de l’existence, dit-il avec
sollicitude. Depuis hier j’ai bien réfléchi, comme je t’avais
promis de le faire. Quand j’ai su que pendant tout ce temps tu
étais restée seule, sans homme, j’ai failli tomber à la renverse.
Avoir ton tempérament, ton allure et tout ce qui peut plaire aux
hommes, et ne fréquenter personne, ça dépasse l’imagination.
Sensible à sa véhémence, qui témoignait de sa
sincérité, Caroline l’écoutait. Pour un peu, elle se serait
attendrie sur elle-même.
— J’en déduis que tu dois être à cheval sur
les principes quand il est question de mariage, conclut-il.
— Je respecte les commandements de la Bible
comme je peux, dit-elle en évitant de croiser le regard de Logan.
De tous les péchés, l’adultère est peut-être
le seul que je suis certaine de n’avoir jamais commis.
Visiblement ravi, Logan affichait une mine
triomphante.
— Tu dois être contente alors, entre nous il
n’y a pas de problème. Nous pouvons coucher ensemble sans remords,
quand on veut. Tu n’as plus à te priver, voilà la bonne
nouvelle.
Pour lui faire partager sa satisfaction, il lui
tapota une fois de plus le genou, en riant de bon cœur.
Son œil tuméfié reprenait une apparence normale.
Caroline faillit lui pocher l’autre. Quelle inconscience, et quelle
grossièreté ! Pour ne pas l’accabler d’injures et recouvrer
son sang-froid, elle dut se mordre vraiment la langue, jusqu’à se
faire mal.
— Puisque tu as réfléchi, dit-elle, je peux
savoir ce que tu me proposes ? De vivre comme mari et femme,
comme tous les couples mariés ?
— Pour ce qui est du sexe, aucun problème.
Mais à part ça, je ne suis pas du genre à mettre des pantoufles le
soir au coin du feu. Mon métier m’en empêche, de toute façon. Mais
j’ai bien l’intention de ne pas perdre Will de vue. Je serai donc
là le plus souvent possible. Je pense que c’est une bonne solution,
chérie. Ta vie n’en sera pas bouleversée, et tu ne dormiras pas
toujours seule.
— J’en ai de la chance, murmura-t-elle entre
ses dents. La vie de famille, ça ne te dit rien ?
Le visage de Logan s’assombrit.
— Quand j’ai perdu la mienne, j’avais cinq
ans. Et puis après… disons qu’il vaut mieux pour tout le monde que
je n’aie pas envie de vivre en famille.
Caroline comprit qu’il valait mieux ne pas
insister.
— Tu m’as donné ton point de vue, dit-elle.
Je ne sais pas encore s’il me convient ou non, mais je le
comprends. De toute façon nous avons encore le temps de réfléchir.
Dans une chambre d’hôtel, je me méfierais de toi. Mais dans un
train, je n’ai rien à craindre…
— Si tu en as envie, lui souffla-t-il dans le
creux de l’oreille, je peux te prouver que je
ne perds pas mes capacités… même dans un train…
Il ne fallut à Caroline qu’un bref instant pour
bondir et courir se réfugier au coin de la fenêtre opposée.
— Ne t’en fais pas ! lança Logan en
riant de bon cœur. Je me tiendrai comme il faut… Enfin, pour le
moment !
Caroline regarda le nuage qui obscurcissait
l’horizon. Elle ne savait que dire. Logan ne cessait de l’étonner.
En prenant la décision de faire le voyage jusqu’à Fort Worth, elle
avait pensé qu’il s’intéresserait à Will. Mais elle ne s’était pas
attendue qu’il s’intéresse à elle, et surtout pas de cette
façon.
Et elle n’aurait jamais cru que les attentions de
son mari lui plairaient à ce point.
— J’ai beaucoup pensé à Will, reprit-il après
s’être tu un moment. Je n’ai pas eu de père pour m’élever, et j’en
ai beaucoup souffert. A la réflexion, je ne suis pas mécontent que
Ben Whitaker en ait pris soin, tout repris de justice qu’il est.
Dans mon cas, le révérend Jennings, ton grand-père, m’a beaucoup
appris, mais il est mort trop tôt. De toute façon, rien de tel
qu’un vrai père, en chair et en os. Will a quatorze ans. C’est à
cet âge-là que les enfants ont le plus besoin d’un père. Je ne peux
pas être là tout le temps, mais assez souvent quand même pour que
ça vaille le coup.
— Il en sera très heureux, j’en suis
certaine.
— Et toi aussi !
Caroline préféra ne pas relever l’allusion.
Apaisée par le cliquetis régulier des roues sur les rails, elle
tenta de mettre de l’ordre dans ses idées, et d’exprimer
l’essentiel.
— Tout s’est passé trop vite, dit-elle. Nous
ne nous connaissons presque pas, tous les deux.
— J’ai déjà vu des gens qui ne se sont pas
quittés pendant vingt ans et qui se connaissent encore moins que
nous. Tu vas voir. On va si bien rattraper le temps perdu qu’on va
faire des jaloux. Il y a cette étincelle entre nous…
Caroline se sentit rougir. Peu habituée à cette
verdeur de langage, elle était sans doute
gênée. A moins que son imagination ne la sollicite ?
— Cela tourne à l’obsession, fit-elle
observer.
— Je n’y penserais pas tout le temps si je le
faisais plus souvent, répliqua-t-il en lui lançant son fameux clin
d’œil, sans qu’elle s’en offusque.
Une fois de plus, elle ne le suivit pas sur cette
lancée.
— Nous pourrions nous apercevoir que nous ne
sommes pas faits pour vivre ensemble, suggéra-t-elle. J’ai mauvais
caractère, Logan.
— Inutile d’en parler, ironisa-t-il. Je m’en
suis rendu compte en recevant mon médaillon entre les deux yeux,
l’autre jour.
— Tu as beaucoup bu, ce soir-là. Je n’aime
pas les ivrognes, Logan Grey.
— Ce soir-là, le whisky m’a soutenu le moral.
J’en avais bien besoin.
— Peut-être. Mais je crains fort que ce
besoin ne soit quotidien.
— Pas du tout. Il y a douze ans, je ne dis
pas. Mais à présent, j’en prends à peine une goutte le dimanche,
pour faire comme les autres. Les gars, poursuivit-il en élevant la
voix pour se faire entendre de Holt et de Cade, ma femme veut
savoir si je bois trop. Elle trouve qu’à Willow Hill j’ai forcé sur
le whisky des MacBride.
Les deux inséparables, allongés de tout leur long
sur les banquettes de la travée voisine, se redressèrent avec
empressement.
— S’il a trop bu ce soir-là, dit Cade, c’est
justement parce qu’il n’a pas l’habitude. Pas vrai,
Holt ?
— Le whisky, Grey en prend si rarement qu’il
avait oublié quel effet ça peut faire, confirma Holt. Sans vouloir
vous offenser, madame Grey, c’est votre faute. En vous
retrouvant…
— … il a perdu la tête, conclut son
compère.
Désarmée, elle ne put que rire avec Logan et
eux.
— En fait, ils n’ont pas tort, reprit Logan
en revenant quelques instants plus tard au ton de la conversation
confidentielle. Le whisky de Trace MacBride
est le meilleur du Texas, je n’en bois guère que chez lui, et tu
m’as vraiment donné des émotions. Que voudrais-tu savoir
encore ?
A propos de whisky, Caroline s’était souvenue en
l’écoutant de celui qu’elle avait commandé à la serveuse du
Jardin des Délices après sa rencontre
avec Wilhelmina Peters, pour se donner du courage. Dans ce domaine,
elle n’avait pas de leçon à donner. Le moment semblait bien choisi
pour suivre les conseils de la journaliste. C’est peut-être en
l’interrogeant directement qu’elle en saurait davantage sur son
mari.
— Le Daily
Democrat t’appelle « l’homme le plus chanceux du
Texas », dit-elle. Je suis curieuse de savoir ce que tu en
penses. Ce surnom, comment l’as-tu mérité ?
— Question difficile, dit-il en se frottant
la tête. Je dois vraiment y répondre ?
— Tu me l’as promis.
— Eh bien… On ne prête qu’aux riches, dit-on.
C’est le phénomène de la boule de neige, qui prend du volume et du
poids en dévalant une pente. On a donné de l’importance à mes
premières réussites. Depuis, ma réputation ne fait que croître et
embellir. Elle est à moitié usurpée.
— Comment cela ? demanda Caroline, qui
craignit tout à coup de ne pas avoir fait le bon choix.
— On ne parle pas de mes blessures. J’ai une
jolie cicatrice, juste au-dessus de la hanche. Je me ferai un
plaisir de te la montrer quand tu voudras.
Elle ne répondit pas à cette nouvelle provocation,
malgré les œillades égrillardes qui l’accompagnaient.
— Tu prétends donc ne pas être l’homme le
plus chanceux du Texas, comme on le dit ?
— Les journalistes m’ont mis en vedette pour
avoir de quoi écrire, lança-t-il avec désinvolture.
— Mais revenons à la boule de neige,
insista-t-elle. Avant qu’elle ne roule, elle existe. Une réputation
ne se crée pas sur du vide.
— Tu as raison. La mienne est née quand
j’avais quinze ans. En devinant le nombre
exact de cornichons que contenait le bocal, j’ai gagné un chapeau
de paille, chez l’épicier.
Il plaisantait, bien sûr. Elle le laissa rire tout
seul.
— Ne te moque pas de moi, Logan. C’est toi
qui as voulu que nous apprenions à nous connaître. Je veux bien te
connaître, sérieusement.
Il ne riait plus. Au lieu de lui répondre, il la
contempla pensivement, pour l’étudier. Ses yeux verts tentaient de
voir en elle, de la comprendre.
— Tu ne te contentes pas de ce qu’on écrit
dans les journaux, constata-t-il. Tu veux savoir le fond des
choses.
— Exactement.
Il fronça les sourcils, et éprouva le besoin de
consulter sa montre. Il cherchait à gagner du temps. On aurait pu
croire qu’il répugnait à faire un aveu.
— D’accord, dit-il enfin en soupirant, le
regard lointain. Ce que je vais te dire, je l’ai toujours gardé
pour moi, et je ne te demande pas d’y croire, mais voilà. Mon
secret, c’est que je… que je pressens les ennuis.
— Comment cela ?
— Quand un danger me menace, j’éprouve une
sensation étrange, ma gorge se noue, mon souffle s’accélère, et
tous mes sens s’affinent. Quelquefois, on dirait que le cours du
temps ralentit. J’ai une conscience très vive de tout ce qui se
passe autour de moi. Il m’est alors plus facile de surmonter les
difficultés.
— Comme si tu avais un ange
gardien ?
— J’en ai un, peut-être. Quand j’étais petit,
je me disais que ma mère me protégeait, du haut du ciel. Quand j’ai
commencé à faire des bêtises, j’ai préféré penser qu’elle ne me
voyait pas, et je me suis dit que j’avais un sixième sens. Le sens
du danger. J’en tiens compte, et tout le temps que nous passerons
ensemble j’espère que tu t’en trouveras bien.
Caroline semblait en douter un peu.
— Ce n’est pas sûr, dit-elle. Il ne faudrait
pas que le détenteur d’un tel don en abuse.
— C’est un risque en
effet, admit-il en étendant les jambes pour les dégourdir. Mais
j’aurais tort d’en abuser. Si je m’en servais pour arranger mes
affaires personnelles, je le perdrais.
— Tu es superstitieux.
— Il le faut bien. Quand on est encore debout
après plus de trente combats au pistolet, on le devient forcément.
C’est un cadeau du ciel, ou un caprice de la nature, à moins que je
ne sache utiliser mieux que personne un sens que tout le monde
ignore. En tout cas, il me sert. Il m’a souvent sauvé la vie, et
grâce à lui j’ai évité bien des meurtres. Je ne vais pas m’en
priver en en faisant mauvais usage.
Il se tut, déconcerté sans doute d’avoir parlé si
longtemps, et aussi sérieusement.
— Par exemple, reprit-il en fixant Caroline
droit dans les yeux, je ne me servirai jamais de mon sixième sens
pour te faire revenir dans mon lit. Pour ça, j’ai d’autres
armes.
***
Logan fixa son regard sur elle. Il avait au moins
une certitude : il désirait cette femme, sa femme. Elle le
fascinait. Plus que sa beauté physique, plus que l’ardeur de son
tempérament, la noblesse de sa personnalité l’attirait. Dans
l’adversité, elle avait été forte. Il la respectait pour cela. Elle
ne manquait ni d’intelligence ni de détermination. Généreuse et
attentive aux autres, elle était ce que Nana Nellie aurait appelé
une femme vertueuse.
Cela lui suffisait. Elle était la femme de sa vie,
celle que le destin ou la chance avait mise sur son chemin. Le
train n’arriverait à Artesia que dans quelques heures. Un long
moment d’intimité et de tranquillité, propice au dialogue, et à la
séduction.
Avant que Caroline ne soit descendue du train, il
l’aurait conquise, elle lui aurait promis de l’attendre chez elle,
pour qu’ils vivent ensemble, en famille, avec leur fils, qu’il
allait bien sûr ramener à la maison. Aucune mission ne l’attendait
pour le moment. Il fallait que Will retrouve ses repères, sur les
lieux où il avait passé sa jeunesse.
Lucky Logan attendrait
paisiblement que la Wells Fargo l’appelle au secours, et les
journalistes pourraient décrire la vie paisible de leur vedette
dans une petite ville si tranquille que les hors-la-loi de
l’ancienne génération y prenaient leur retraite.
— Je n’ai pas l’habitude de rester assis,
dit-il. Je vais me dégourdir les jambes. Tu viens faire un tour
avec moi dans les autres voitures ?
— Je suis bien dans celle-ci,
prétendit-elle.
Elle était trop intelligente pour ne pas deviner
le piège, bien sûr. Un effort s’imposait. Il se leva, la prit par
les mains et la tira vers lui.
— Viens te promener avec moi, murmura-t-il
avec tant de douceur qu’il en devenait attendrissant.
— Pour aller où ? Il n’y a que deux ou
trois voitures, après la nôtre.
— Nous n’aurons qu’à faire plusieurs fois
l’aller et retour.
Caroline le suivit jusque dans le sas qui séparait
leur wagon du suivant, mais après avoir refermé la première porte
il n’ouvrit pas la seconde. Elle se trouva adossée à la rambarde de
jonction, prisonnière de ses bras qui s’y appuyaient, de part et
d’autre de sa taille.
— En fait, je n’ai pas tellement envie de me
promener, dit-il en la serrant de près. Je voulais mettre mes
paroles en pratique, sans témoin.
Sur la réserve, elle haussa les sourcils, l’air
réticent. Mais dans les profondeurs de ses grands yeux violets
brillait un éclat d’excitation assez prometteur pour que Logan ne
se fasse pas trop de souci.
— Des paroles ? Lesquelles ?
demanda-t-elle en faisant l’innocente.
— Je t’ai dit que j’avais d’autres armes que
mon don, pour te plaire. En voici une.
Il imposa à ses lèvres un baiser dans lequel il
mit en œuvre tout son talent, toute son habileté. Les mordillant,
les caressant du bout de la langue, il fit tout pour lui
communiquer sa propre ardeur. Il voulait
qu’elle s’abandonne, que le désir l’affole, qu’elle prenne
conscience de tout ce qu’elle pouvait attendre de lui.
Mais à force d’application, il risquait lui-même
de s’affoler et de perdre la maîtrise de ses sens. Il lui agaça
encore la lèvre inférieure de ses dents, et s’écarta un peu.
— Tu es la femme la plus grisante du monde,
Caroline Grey, murmura-t-il d’une voix rauque. Tu me fais perdre la
tête. Nous allons bien nous entendre, tous les deux.
— Ce n’est qu’une basse manœuvre,
protesta-t-elle sans conviction.
— Non, ma chérie, répondit-il en lui
caressant la joue, le regard perdu dans le sien, violet comme la
mer au crépuscule. Cela s’appelle la séduction réciproque, et nous
en sommes aussi coupables l’un que l’autre.
— Je ne cherche pas à te séduire !
— Tu n’as pas à essayer. Tu me séduis. La
nature a voulu que nous soyons faits l’un pour l’autre. Et en plus,
il se trouve que nous sommes déjà mariés. Je vais finir par croire
que je suis bien l’homme le plus chanceux du Texas !
Il s’interrompit soudain, en proie à un
pressentiment. La gorge nouée, il se mit à haleter. Le danger était
là, derrière lui.
En une fraction de seconde il fit volte-face pour
couvrir Caroline de son corps, le colt à la main, prêt à
tirer.
Inutilement. Ils étaient seuls entre les deux
portes, sur la plate-forme, mais le malheur fondait sur eux.
Dans un silence terrifiant, un tourbillon vert et
lumineux occupait l’espace, creusait le sol, absorbait tout sur son
passage. Les buissons du désert, aspirés par le vide, montaient
vers le ciel. Entre le train et la tornade, il n’y avait plus qu’un
kilomètre à peine.
Jamais encore Logan n’avait vu un cyclone d’aussi
près. Dans quelques instants il serait peut-être emporté au ciel
comme les buissons, avec sa femme.