Chapitre 5
Caroline relut une dernière fois la convocation
qu’elle avait reçue le matin même et leva les yeux vers la plaque
de cuivre. Elle était arrivée à destination.
Elle se sentait mal à l’aise. Pourquoi Logan
l’attendait-il chez Thomas M. Addison, avoué ? Pour
demander le divorce, sans doute ? Quelle autre raison aurait
pu expliquer son geste ?
Cette pensée l’effrayait. Elle craignait le
scandale que ne manquerait pas de déclencher un divorce. Un comble
pour une fille de gangsters repentis ! C’était même ridicule.
Mais à Artesia, si les braves gens accordaient volontiers leur
pardon aux hors-la-loi devenus des bourgeois respectables, ils
réprouvaient avec horreur le divorce. Dans cette petite ville, il
valait mieux être une femme seule qu’une femme divorcée.
Jusqu’à présent, on la respectait. En fait de
famille, elle n’avait que Will, Ben et Suzanne. Cela lui suffisait.
N’ayant encouragé les avances d’aucun galant, elle s’était toujours
passée d’homme. Si la présence d’un homme dans son lit lui manquait
parfois, elle n’en souffrait pas. Elle ne pouvait pas tout avoir.
Satisfaite de ce que lui avait apporté la Providence, elle n’en
demandait pas davantage.
Avant de tirer le cordon, elle prit une profonde
inspiration. L’épreuve serait rude, mais elle y ferait face avec
courage.
Le secrétaire qui l’accueillit lui annonça qu’elle
était en effet attendue et la précéda jusqu’au bout d’un
corridor.
— Mme Grey est arrivée, monsieur, dit-il
en faisant tinter avec son alliance la vitre épaisse d’une porte
sombre.
Caroline retint son souffle. Non, elle n’aurait
pas peur.
Un instant plus tard, le
vantail s’ouvrit sur un bel homme au sourire engageant. Il y avait
dans ses yeux noisette de la douceur.
— Quel plaisir, madame Grey ! Je me
présente, Tom Addison. Vous avez donc trouvé le temps de venir
jusqu’à nous ? Nous nous en félicitons, croyez-le bien.
Caroline dut jeter un regard circulaire pour
apercevoir, à contre-jour devant une fenêtre, la silhouette noire
de Logan. Il lui tournait le dos.
— Bonjour ! lança-t-elle à
l’insolent.
Il se retourna à demi pour lui adresser un bref
salut de la tête, et reprit sa position initiale. Que lui était-il
arrivé ? Il avait un œil au beurre noir et un pansement au
menton.
Que dire en pareille circonstance ? Il
n’avait visiblement pas l’intention de s’expliquer, ni l’envie de
se faire plaindre. Caroline s’en voulait de l’avoir mal jugé,
pendant tout ce temps. Si elle l’avait mieux connu, elle aurait eu
scrupule à lui mentir comme elle l’avait fait, comme elle allait
continuer à le faire. Mais le sort en était jeté, à présent. La
logique du mensonge devait suivre son cours.
— Voulez-vous prendre un siège ? fit
l’avoué en lui désignant l’un des deux fauteuils à oreillettes qui
se trouvaient devant son bureau.
Caroline y prit place en lissant sa jupe. Logan
allait-il quitter son poste d’observation pour venir s’asseoir près
d’elle ? Non, il resta planté devant la fenêtre tandis
qu’Addison venait s’installer sur le second fauteuil, après avoir
pris un dossier sur le bureau.
— Voilà, dit-il, je vais vous demander de
signer quelques documents.
Caroline se mit sur ses gardes. Les choses
prenaient un tour fâcheux. Addison s’imaginait-il qu’elle allait
signer n’importe quoi, parce qu’elle n’était qu’une
femme ?
— Déjà ? s’exclama-t-elle
ironiquement.
— Quoi, déjà ? grommela Logan. Qu’est-ce
que ça veut dire ? Vous êtes pressée ?
— Je croyais qu’une
procédure de divorce ne se limitait pas à quelques signatures,
fit-elle observer.
Il n’en fallut pas plus pour que Logan, qui
semblait d’humeur massacrante, sorte de ses gonds.
— Divorce ? s’exclama-t-il en
s’approchant vivement d’elle, un air redoutable sur le visage. Qui
a parlé de divorce ?
— Alors pourquoi M. Addison m’aurait-il
convoquée dans son étude ?
L’avoué leva la main pour signaler qu’il allait
prendre la parole.
— M. Grey a décidé de créer un fonds en
fidéicommis en faveur de votre fils, William. Je dois vérifier avec
vous certains détails, si vous le voulez bien, madame.
— Un fidéicommis ?
— Cela signifie qu’il me fait le dépositaire
d’un capital dont je m’engage à faire bénéficier William Grey à
certaines dates prévues, ou plus tôt, si… si le besoin s’en fait
sentir.
Caroline tombait de haut. En venant solliciter
l’aide de son mari, elle n’avait jamais eu en tête l’aspect
financier des choses.
— Will ne manque de rien, dit-elle calmement.
J’ai de quoi subvenir à ses besoins.
— Vous n’allez pas en faire toute une
histoire, dit Logan, qui ne put s’empêcher de grimacer en fronçant
les sourcils. J’ai le droit et le devoir de contribuer au confort
de mon fils. Il y a longtemps que je l’aurais fait, si j’avais su
qu’il existait.
— Je ne suis pas venue à Fort Worth pour vous
réclamer de l’argent !
— Je le sais. Vous ne m’apprenez rien.
Signez, et ne perdez pas de temps.
— En lui faisant ce don, vous me mettez mal à
l’aise, murmura Caroline en se serrant nerveusement les
mains.
— Eh bien, tant pis ! Je ne vous
critique pas, je n’empiète pas sur vos prérogatives. Mais je sais
maintenant de quoi je suis responsable. J’agis franchement, je ne
vous cache rien, vous pouvez être tranquille.
Caroline baissa les yeux et
se soumit aux directives données par Addison, signant où il le
voulait, écrivant ses initiales dans les marges quand il le
fallait. Elle s’appliquait, pour ne pas trop penser aux
conséquences de ces formalités. Logan Grey avait bien l’intention
de s’impliquer dans l’existence de son fils. Désormais, il ferait
partie de leur vie, quoi qu’elle en pense.
Mais elle s’inquiétait sans doute pour rien.
Peut-être que Logan n’aurait aucune difficulté à se faire accepter
par Will, qui l’admirait déjà tant.
Logan l’intriguait et l’intimidait à la fois.
D’ailleurs, elle mourait d’envie de savoir avec qui et pourquoi il
s’était battu, mais elle n’osait pas le lui demander.
— Encore une chose, dit l’avoué en la tirant
de ses pensées. M. Grey m’a demandé de vous remettre un
exemplaire de ce document.
Caroline prit le dossier étroit qu’il lui tendait.
Il lui échappa des mains quand elle lut sur le carton rigide le
titre qu’il portait.
Testament.
Logan haussa les épaules en secouant la tête,
l’air excédé.
— Ce n’est qu’une précaution, dit-il pendant
que Tom Addison se baissait pour ramasser la mince plaquette. Vous
n’aurez qu’à le ranger dans un coin. Avec un peu de chance, vous ne
l’ouvrirez pas avant une trentaine d’années. En tout cas, je vous
remercie, Tom. Voilà une affaire réglée !
Addison les raccompagna jusqu’à la porte
d’entrée.
— J’ai quelques courses à faire, Caroline,
dit Logan en remettant son chapeau. Vous m’accompagnez ?
Sans attendre sa réponse, il lui offrit le bras,
ou plutôt prit le sien et lui fit traverser la rue pour descendre
Throckmorton Street du côté du soleil.
Dépassée par les événements, Caroline n’osait pas
protester, et n’en avait d’ailleurs nulle envie.
— Cade et Holt vont m’accompagner, dit-il.
L’express part à 9 heures, demain matin. Je vous ai pris un billet
pour Artesia.
Caroline lui jeta un coup
d’œil à la dérobée. Il affectait un air dégagé, sans doute pour
éviter toute discussion. Il craignait, non sans raison, qu’elle ne
souhaite l’accompagner jusqu’au terminus de la ligne, à Van Horn.
Caroline avait prévu la difficulté, et savait comment parvenir à
ses fins sans avoir à lui demander son autorisation.
A Artesia, le train restait plus d’une heure en
gare, le temps de reprendre du charbon et de l’eau. Elle aurait le
temps de passer rapidement à la maison, d’acheter un billet et de
remonter discrètement dans un compartiment aussi éloigné que
possible de celui qu’elle venait de quitter. A Van Horn, une fois
la surprise passée, les trois anciens pensionnaires de celle qu’ils
appelaient encore « Nana Nellie » seraient bien obligés
de tolérer sa présence.
Comme il l’avait annoncé, Logan fit ses courses.
Dans le bazar où l’on vendait de tout, il disposa ses achats sur un
comptoir en demandant qu’ils soient livrés à son hôtel.
Couvertures, bâches, nourriture et matériel de cuisine adapté aux
campements en plein air étaient entassés pêle-mêle. Caroline
s’étonna de le voir s’intéresser à un gant de base-ball.
Il le reposa, alla chercher deux paquets de cartes
et revint au gant, qu’il prit entre deux doigts.
— Est-ce que Will aime le
base-ball ?
— Il s’entraîne tous les jours, ou
presque.
— Alors il a un gant, fit-il en reposant
l’objet pour la deuxième fois.
Il avait de toute évidence envie d’offrir ce gant
à son fils. Mais pourquoi hésitait-il ainsi ? Elle voulut
l’encourager.
— A la batte, Will est vraiment très fort,
dit-elle, mais au lancer et à la réception il manque encore de
précision. Ben l’aide bien, mais avec ses rhumatismes… Et puis son
gant est tout usé.
Logan semblait dramatiquement partagé entre la
convoitise et la retenue. Son hésitation faisait peine à voir.
Caroline n’y tint plus.
— J’ai peur, dit-il en souriant tristement,
qu’il me le jette à la figure. C’est avec moi qu’il aurait dû
s’entraîner pendant tout ce temps !
La fragilité que dénotaient ces paroles attendrit
le cœur de Caroline. Comment un homme aussi rude pouvait-il se
montrer aussi sentimental ?
— Mais Will rêve de s’entraîner avec
vous !
— Vous croyez ?
— J’en suis sûre.
Logan abandonna alors toute retenue. Il prit le
gant, mais aussi des balles et une batte. Un lance-pierre aussi, et
un échiquier, ainsi qu’un chapeau de paille. Quand elle le vit
s’intéresser aux cycles, Caroline s’interposa.
— Arrêtez, Logan. Inutile de le gâter
ainsi.
— Je ne le gâte pas. En fait de cadeaux, j’ai
quatorze anniversaires à rattraper, et autant de fêtes de
Noël.
Incapable de réfuter cet argument, elle se mit à
discuter avec lui de la couleur de la bicyclette. Finalement, le
rouge l’emporta.
— Est-ce que Will a un chien ? dit Logan
en passant devant une collection de colliers et de laisses. A un
garçon, il faut un chien. Chez Nana Nellie, nous rêvions tous
d’avoir un chien. Nous en avons recueilli un qui paraissait perdu,
mais dès que nous l’avons lâché, il est rentré chez son
maître.
Caroline sourit.
— Le chien de Will est gentil mais il n’a
aucun flair et une très mauvaise vue. Pour compenser, nous
l’appelons Finaud.
— Finaud, hein ? Ce n’est pas mal, pour
un chien. Vous savez quoi ? Je vais lui en offrir un autre.
Les chiens font toujours des progrès quand on leur donne un
compagnon. L’émulation…
— Un chien suffit dans la famille. Je n’en
veux pas deux.
— Trouble-fête !
— C’est l’autre mot pour dire
« maman », paraît-il.
Il rit et régla ses achats,
en demandant qu’ils soient emballés et portés à la gare une heure
avant le départ du train, à l’exception toutefois des objets les
plus fragiles qu’il tenait à emmener avec lui.
— Voilà bien des extravagances, dit-elle, à
la fois attendrie et grondeuse, quand ils quittèrent ensemble le
magasin.
— Pas de reproches, s’il vous plaît !
Dites-m’en plutôt davantage sur lui. Est-il bon élève ?
— Quand il le veut bien. En sciences, il est
brillant, mais en orthographe il a des progrès à faire, comme en
latin.
— En latin ? Quand il saura le latin,
qu’est-ce qu’il aura de plus ?
Caroline fit halte, tant elle était
surprise.
— Cette réflexion, cette voix !
s’étonna-t-elle. J’ai cru l’entendre !
— Ah bon ?
Un sourire avantageux aux lèvres, un éclat
d’orgueil dans le regard, Logan n’était plus le même. Il rayonnait.
En le regardant lancer aux passants des regards triomphants, malgré
son œil poché, Caroline dut reconnaître une fois de plus combien
elle avait mal agi en le jugeant sans le connaître. Contrairement à
ce qu’elle avait cru, il aimait les enfants et il avait la fibre
paternelle.
— Suzanne était très douée pour le dessin,
dit-elle impulsivement, je garde toujours avec moi ses carnets de
croquis, parce qu’ils représentent presque tous Will aux différents
âges de sa vie. Aimeriez-vous les voir ?
— Et comment ! répondit-il avec
enthousiasme.
— Je les ai laissés dans ma chambre, à
l’hôtel Blackstone.
— Parfait ! Ces paquets me gênent, à la
fin. Je vais les déposer au Blackstone, et les reprendre demain
matin. J’aurais dû les faire emballer avec le reste.
Il fit halte, sortit d’un sac une lunette
d’approche de cuivre poli et la braqua pour rire sur le drapeau du
Texas, qui flottait au-dessus du tribunal.
Elle fut aussitôt emportée dans un tourbillon de
souvenirs. A l’époque, il avait suffi à Logan d’un clin d’œil pour
l’attirer sous le couvert des arbres, et lui donner son premier
baiser, loin des yeux de Nana Nellie. Le désir que lui avait
inspiré le seul homme de sa vie renaissait, fleurissait,
s’épanouissait, lui chauffait le sang. Les joues brûlantes, elle
sentit ses lèvres s’assécher.
Quelle honte ! Alors qu’à chaque instant du
jour et de la nuit elle aurait dû se préoccuper du drame qui se
jouait au Canyon du Fantôme Noir, elle se consumait de désir pour
Logan. Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas !
***
— Vous avez trop chaud, Caroline ? Vous
êtes toute rouge.
— Ne vous en faites pas. Tout va bien,
vraiment. J’ai un peu soif, seulement.
Elle lui adressa nerveusement un petit sourire, et
pressa le pas.
Encombré de ses paquets, Logan la suivit sans trop
se presser. Il profitait de la situation pour s’intéresser à
l’ondoiement suggestif des hanches de Caroline Kilpatrick. De
Caroline Grey, plutôt. Les hanches admirablement galbées et
ondoyantes de sa femme. En arrivant
chez Tom Addison, elle s’était attendue à une procédure de divorce
et avait aussitôt manifesté sa réprobation.
C’était intéressant. Moins intéressant que ses
rondeurs, sans doute, mais intéressant tout de même. Une fois Will
ramené chez lui, comment les choses allaient-elles tourner ?
Voudrait-elle rester mariée, et maintenir le statu quo ? Et
quelles seraient ses intentions à lui ? Financièrement, l’affaire était réglée.
Mais pour le reste ?
Il ne serait pas question de divorce. Au Texas,
une femme divorcée était réduite à une condition humiliante. Tout
comme ses enfants. Jamais il n’imposerait cela à son fils !
Mais quel choix lui resterait-il ? S’en aller, tout
simplement ?
Ou bien rester,
peut-être ? L’espoir faisait vivre, après tout. C’était
peut-être l’occasion de se fixer. Avoir une femme, être son mari.
Fonder une famille. Avoir son chez-soi…
Alerte ! Au bord
du gouffre il se reprit. A force de marcher au soleil, il
commençait à perdre la tête. Comment avait-il pu oublier la
malédiction ?
Jamais il ne se fixerait. Depuis son départ de
l’orphelinat, il menait une vie vagabonde, et se félicitait, après
ses malheurs, d’avoir choisi une carrière qui le rendait libre
d’aller où il le voulait, quand il le voulait. Il vivait dans
l’immédiat, là où le conduisait sa fantaisie, et rien ne pourrait
le dissuader de continuer à mener cette vie. Il n’était pas fait
pour avoir une famille.
Il répugnait au divorce comme à la vie conjugale.
Alors, que faire ? Il n’en savait rien. Tout allait si vite,
depuis la veille ! A peine avait-il eu le temps de prendre
conscience qu’il avait un fils.
Au gré de ses pas, la jupe de Caroline découvrait
alternativement sa cheville droite et sa cheville gauche. Ce
spectacle avait de quoi saper les fondements mêmes de ses
principes. Malgré lui, Logan se laissait aller à considérer les
avantages d’avoir une femme à soi, cette femme-là, avec tous les
avantages et tous les plaisirs auxquels la vie matrimoniale donnait
droit.
Il avait beau se répéter que cette femme ne
pouvait lui apporter que des ennuis, il ne pouvait s’empêcher de
penser qu’elle en valait la peine.
A proximité de l’hôtel Blackstone, il s’arrangea
pour tenir ses sacs d’une seule main, revint au niveau de Caroline
et lui posa familièrement la main au creux du dos pour la faire
entrer dans le hall.
Sans protester, Caroline prit la clé de sa chambre
dans son sac et le conduisit jusqu’au deuxième étage. Assez petite,
sa chambre n’était meublée que d’un lit, d’une petite commode,
d’une chaise et d’un secrétaire. Comme un porte-documents se
trouvait posé sur la chaise, Logan entassa ses sacs sur le secrétaire pendant que Caroline enlevait son chapeau
et le posait sur la commode. Faute de mieux, il s’assit au pied du
lit, le regard fixé sur elle.
Quelle étrange situation ! A les voir ainsi,
on aurait pu croire qu’ils étaient vraiment mari et femme, qu’ils
étaient allés faire des courses en ville et qu’ils venaient se
reposer. Avec elle, il se sentait bien, tranquille, détendu.
Caroline s’approcha de la commode, un pichet d’eau
à la main. Elle commença à verser l’eau dans un verre, mais sa main
tremblait tellement que le liquide se déversa sur le meuble. Jurant
entre ses dents, elle s’empressa de l’essuyer avec son
mouchoir.
Ainsi, elle se sentait nerveuse, elle aussi.
Habituellement, Logan se montrait assez entreprenant avec les
femmes et parvenait à mener rondement les choses, mais les
événements récents l’avaient complètement désorienté, si bien qu’il
se perdait en conjectures. Comment devait-il se conduire ?
Encore aurait-il fallu qu’il sache où il voulait en venir.
Elle lui tendit le verre.
— Un peu d’eau ?
— Non, merci.
Elle vida le verre d’une seule lampée, à la
manière dont les ivrognes de comptoir avalent le whisky. Nerveuse,
elle l’était bel et bien. Seule avec lui dans une chambre d’hôtel,
attendait-elle le moment où, n’y pouvant plus tenir, il se
jetterait sur elle ?
L’idée semblait fort séduisante.
La dernière fois qu’ils s’étaient trouvés seuls
dans une chambre d’hôtel, une quinzaine d’années plus tôt, elle
était déjà nerveuse. Elle était si jeune alors, et tellement
innocente ! Lui-même ne devait pas être très adroit, à y bien
réfléchir.
Depuis ce temps-là, Logan avait appris à mieux se
contrôler. Mais Caroline était cent fois plus désirable qu’elle ne
l’avait été, c’était une femme à présent, et cela n’arrangeait pas
les choses.
Et puis, elle avait toutes les raisons de se
sentir nerveuse.
— Suzanne inaugurait un
cahier de croquis à chacun des anniversaires de Will, dit-elle. Je
n’ai pris avec moi que le premier et le sixième. Tu veux les voir
tous les deux ?
— Naturellement.
Elle sortit de son porte-documents deux dossiers
fermés par des courroies de cuir. Lorsqu’elle eut ouvert le
premier, Logan reporta son attention sur les dessins.
— Il a les cheveux roux ? Tu m’as dit
qu’ils étaient noirs, comme les miens.
— Ils étaient roux à la naissance. Mais en
quelques semaines, ils ont foncé.
Logan ne s’était jamais intéressé aux très jeunes
enfants. Il ne se sentait rien de commun avec eux. Mais avec
celui-ci, tout était différent. En tournant les pages une à une, il
voyait son fils grandir peu à peu.
— Il a vraiment mes yeux, dit-il en
s’enrouant un peu.
— Il a tout de toi, dit Caroline. Je le
savais déjà, mais en te voyant hier à la banque j’en ai été
saisie.
— Je suis certain qu’il tient de toi aussi.
Dis-moi ce que tu lui as donné.
Elle réfléchit un moment, mais finit par hausser
les épaules.
— Eh bien… je ne sais pas.
— Allons donc ! fit Logan, qui était
avide d’en savoir plus sur sa femme tout autant que sur son fils.
Dis-moi. Will est…
— Il a mon caractère, dit-elle enfin, en
souriant à demi. Impulsif et emporté, mais nos accès ne durent pas,
nous nous apaisons vite. Et puis il adore le chocolat, comme
moi.
Logan l’observa, regarda un dessin, l’observa
encore.
— Tout petit, il a déjà ton sourire, dit-il,
un beau sourire, un sourire engageant, qui rend heureux ceux qui le
reçoivent.
Caroline rougit un peu.
— C’est un enfant heureux, déclara-t-elle. Il
l’était, plutôt. Je ne l’ai pas vu souvent sourire depuis la mort
de Suzanne.
Dans ses beaux yeux violets, il vit passer une
ombre de tristesse. Il lui prit la main et la pressa entre les
siennes, pour la réconforter.
Elle lui sourit, les lèvres un peu tremblantes. Il
arrivait aux dernières pages du cahier de croquis. Plusieurs
d’entre eux la représentaient. Il s’attarda à la contempler jeune,
vaillante, courageuse, et l’admira.
— Je peux voir l’autre ? Tu vas me
commenter les dessins.
Quand elle lui tendit le cahier, il la prit par le
bras et la fit s’asseoir à côté de lui.
— Je peux rester debout !
— A force de relever la tête pour te regarder
je vais avoir le torticolis. On sera plus à l’aise ainsi.
Déconcertée, Caroline prit place sur le lit épais
en prenant soin de laisser entre elle et lui un assez grand espace.
Logan riposta en s’approchant d’elle pour tenir le cahier ouvert, à
moitié sur ses propres genoux, à moitié sur ceux de Caroline. Il
respira son parfum frais. Le premier croquis représentait Will
jouant avec un chien. Dans son esprit passa l’image d’un autre
enfant jouant avec un chien, mais il l’effaça et s’éclaircit la
voix.
— Il a bien grandi ! Le voilà donc à six
ans ?
— Non, je me suis trompée. Il s’agit de sa
cinquième année.
— Suzy la Terreur maniait le crayon aussi
bien que le colt !
— C’était une grande artiste. Elle aimait
peindre des paysages, des couchers de soleil, mais Will a toujours
été son sujet préféré.
— Elle l’aimait, cela se voit, admit Logan
qui, eu égard à l’art et à son fils, se laissait attendrir par le
talent de Suzy la Terreur. Et celui-ci ?
On y voyait Will devant une enseigne de coiffeur.
Le regard de Caroline se fit nostalgique.
— Là, il sort de chez le coiffeur après sa
première coupe. Quand il a vu le siège réglable, il l’a renversé en
hurlant.
— Et alors ?
— Alors le coiffeur s’est assis par terre et
lui a demandé d’en faire autant. Et tout s’est bien terminé.
Ils rirent de bon cœur. Quand
Logan eut tourné la page, son rire s’étrangla. Les yeux
écarquillés, il retenait son souffle.
Le dessin en couleurs, très fouillé, avait pour
sujet la baignade. A genoux au bord de la rivière, Will jouait dans
la boue. La noirceur de ses mains et de son visage mettait en
valeur la blancheur de ses dents, qui semblaient prêtes à mordre.
Suzanne Whitaker s’était représentée assise sur un coussin, en
train de dessiner en souriant.
— Oh mon Dieu ! s’exclama Caroline, il
ne faut pas le regarder, celui-là !
Elle tenta d’arracher le cahier des mains de
Logan, mais il ne se laissa pas distraire de sa
contemplation.
Il la voyait dormir sur une couverture, ses longs
cils reposant sur la roseur de ses joues. Sa chevelure flamboyante,
rassemblée en désordre au-dessus de sa tête, était en partie
mouillée. On voyait sur ses épaules et sur ses joues des
gouttelettes ruisselantes. Son visage était celui d’une madone au
repos, d’un ange nimbé d’innocence.
Quant au reste de son corps… Le seul mot qui vint
à l’esprit de Logan fut celui de l’un des sept péchés capitaux, la
luxure !
Pas d’ample corsage ni de culotte bouffante et
longue, comme c’était la mode sur les plages de Californie et sur
les bords du golfe du Mexique. Caroline ne portait que sa chemise,
blanche, fine, aérienne. Parfaitement transparente.
— S’il te plaît, Logan, gémit-elle en
essayant en vain de lui arracher ce qu’il tenait si
fermement.
Cela lui plaisait, en
effet.
Le tissu mouillé lui collait à la peau, soulignant
le galbe fuselé de ses cuisses et de ses jambes, la courbe
voluptueuse de sa hanche, la plénitude de ses seins. La maternité
avait adouci sa silhouette, faisant d’elle cette beauté épanouie
qui fascinait à présent tous les regards.
Comme pour mieux apprécier le charme de l’image,
il la parcourut lentement de l’index, depuis les pieds nus
jusqu’aux genoux, au long de la cuisse et…
— Il y a longtemps que j’aurais dû enlever
cette page, murmura-t-elle. Suzanne n’avait pas à…
Elle se tut. Logan la regarda fixement. Dans ses
yeux violets, il devina la vérité saisissante et effrayante à la
fois qui se faisait jour en elle. Elle s’humecta les lèvres. L’air
qu’ils respiraient s’échauffait, devenait plus dense.
— Elle n’avait pas à quoi ?
— A me… A me montrer comme ça,
balbutia-t-elle.
— Comme ça ? Superbe, séduisante,
sensuelle ? Telle que tu étais, telle que tu es,
Caroline.
Les yeux fermés, elle faisait non de la tête. Il
se pencha, lui effleura les lèvres d’un baiser léger comme une
caresse de papillon.
— Désirable, dit-il tout bas. Terriblement
désirable.
Elle entrouvrit les lèvres en soupirant. Il les
parcourut lentement, du bout de la langue.
— Savoureuse, ajouta-t-il.
Il la sentit frissonner.
— Oh Logan, protesta-t-elle, déjà
conquise.
Lui dévorant la bouche, l’excitant pour la
provoquer, il ne se retint plus. Un court instant rétive, elle
s’abandonna en gémissant, pour en demander davantage. Rien ne la
retenait plus.
Elle lui rendit son baiser dans un état
d’exaltation qui l’enflamma jusqu’aux tréfonds de son être. Le
cahier de dessins tomba sur le sol quand elle lui passa les bras
autour du cou pour donner à leur baiser une vigueur nouvelle.
Logan plongea les doigts dans l’épaisseur de ses
boucles dorées, soyeuses et ardentes à la fois. Elle lui baisait la
bouche avec détermination, aussi fougueuse que la veille, à la
banque. Enflammé de désir, Logan la fit basculer en arrière et ils
tombèrent à la renverse sur le lit.
— Caroline, murmura-t-il, allongé contre
elle.
Les yeux fermés, le souffle court et rapide, les
lèvres humides et lourdes de baisers, elle
était extraordinairement belle.
Logan entreprit de déboutonner le haut de son
corsage jusqu’à faire apparaître la naissance de sa gorge. Alors il
lui couvrit la joue de petits baisers, puis le cou, et s’attarda à
goûter des lèvres et du bout de la langue la chair crémeuse qu’il
venait de découvrir, jusqu’à l’entendre gémir de plaisir, tout
entière frissonnante sous ses doigts. Et puis il lui palpa les
seins sans retenue, brutalement presque, tandis qu’ils
s’affermissaient sous sa caresse. Convulsivement, Caroline tourna
la tête de droite et de gauche en haletant, enflammée du même désir
que le sien. Sous le tissu de sa robe, il imaginait la douceur de
la peau tendre et palpitante, le relief des pointes qui appellent
la provocation des lèvres, de la langue et des dents. Que soient
maudites les régentes de la mode, qui se plaisaient à multiplier
les éléments de lingerie jusqu’à opposer à la main caressante
l’obstacle d’une carapace !
Il la voulait toute nue. Il voulait contempler sa
splendeur, toucher et savourer à loisir les parties les plus
secrètes et les plus sensibles de son corps. N’en pouvant plus de
désir, il fallait qu’il vienne en elle pour assouvir les exigences
de son sexe et la combler des jouissances qu’elle attendait avec la
même impatience. Montant ensemble vers la volupté suprême, ils
atteindraient la béatitude et sombreraient ensemble dans
l’inconscience heureuse de l’amour accompli.
Mais dans le coin le plus reculé de sa conscience,
une petite voix le mettait en garde contre les exigences de ses
instincts.
Il était trop tôt. Caroline et lui avaient encore
beaucoup de problèmes à régler, de dispositions à prendre. En
s’abandonnant d’emblée à leurs désirs, ils ne feraient que
compliquer une situation déjà difficile.
Cessant donc de l’étreindre, il lui baisa la
bouche avec force, comme pour lui demander pardon, se détacha
d’elle et s’allongea sur le dos, les lèvres pincées pour résister à
la douleur de l’élan brisé, à la frustration qu’il
ressentait.
Pendant au moins une
demi-minute, Caroline demeura immobile, puis finit par redresser le
buste, pour se tenir assise.
— Seigneur, murmura-t-elle.
Elle sauta tant bien que mal hors du lit et lui
fit face, les yeux grands ouverts, pleins d’une fureur
sauvage.
— Seigneur, gronda-t-elle.
Elle referma maladroitement le haut de son
corsage, les mains tremblantes. Elle était rouge de
confusion.
— Dehors, dit-elle en ouvrant la porte, quand
le dernier bouton fut en place.
Logan soupira et se tint assis, à son tour.
— Caroline…
— Va-t’en, s’il te plaît, va-t’en. Tu sais
partir, ajouta-t-elle. C’est même ta spécialité, non ?
Il se dressa pour aller vers elle.
— Caroline…
— Tais-toi ! Va-t’en ! J’ai déjà
commis cette erreur une fois. Pas question que cela se
reproduise !
De quoi parlait-elle ? De faire
l’amour avec lui ?
— Tu n’as pas couché avec un autre homme
depuis ? J’étais jeune et inexpérimenté, d’accord. Mais je ne
t’ai tout de même pas dégoûtée du sexe, si ?
— Je n’ai fréquenté personne d’autre, si tu
veux le savoir, mais c’est sans importance. J’ai élevé seule un
enfant. Je n’ai pas l’intention de renouveler l’aventure, tu
m’entends ? Jamais, jamais plus ! Sors d’ici à l’instant,
Logan Grey, sinon je te… je te…
Pendant qu’elle cherchait ses mots, Logan eut
brièvement le temps de penser que depuis quatorze ans sa femme lui
était restée fidèle, puis il prit conscience du sens de ses
paroles.
— Attends une minute ! lança-t-il en se
fâchant à son tour. Tu as raison de m’en vouloir, je ne dis pas le
contraire. Mais je tire des leçons de mes expériences,
généralement. Ne va pas croire que je t’abandonnerais si tu étais
de nouveau enceinte, parce que ce n’est pas vrai. Je ne te
laisserais pas seule. Prends ça pour une
promesse ou un avertissement, à ta guise !
Il prit son chapeau pour sortir mais s’arrêta
avant d’avoir franchi la porte.
— Je ne sais pas comment les choses vont se
passer entre nous, Caroline. Donnons-nous le temps de la réflexion.
Tu me plais, c’est certain, tu me plais même beaucoup. J’ai dû
faire un effort terrible pour me retenir, là, tout de suite, mais
je l’ai fait. Tu pourrais me reconnaître au moins ça.
— Nous ne sommes pas en compétition, Logan
Grey.
— Pour le moment, on dirait plutôt que nous
sommes en guerre. Et pour ne pas te mentir, tu dois reconnaître que
c’est moi qui ai freiné le mouvement, aujourd’hui. Regrette-le si
tu veux, mais tu serais bien allée jusqu’au bout de
l’affaire !
Elle frémit sous l’offense et blêmit.
— Je suis bien obligée de le reconnaître,
dit-elle d’une voix blanche.
Que de complications et de discussions
inutiles ! Logan se passa la main dans les cheveux, pour
tenter de reprendre son calme.
— Ecoute, Caroline. Je ne veux pas te faire
de la peine. Il est évident qu’il y a quelque chose entre nous, ne
dis pas le contraire. Ce que nous réserve l’avenir, on ne le sait
pas. Mais ce serait dommage de tout gâcher. Tu le dis toi-même,
nous avons failli faire l’amour, tu le voulais, tu étais prête à
tout, dans la chaleur du moment…
— J’ai eu tort. Je ne suis pas venue te
chercher pour que tu me troubles les sens, mais pour que tu m’aides
à sauver… celui pour qui je crains le pire. Je refuse d’être
l’esclave de mes émotions, Logan Grey.
— Il me semble raisonnable d’en jouir sans en
être esclave, fit-il observer. Et tu ne dois pas avoir sans cesse
en tête la fugue de Will et le chagrin qu’il te cause, sous peine
de devenir folle. Tu peux m’en croire, j’ai malheureusement
l’expérience d’une situation bien pire.
— Cela dit, reprit-il, je crois que nous
devons prendre le temps de réfléchir. Nous venons de faire vraiment
connaissance, d’une certaine façon. Je reconnais les torts du jeune
imbécile que j’étais, quand ton père s’est servi de moi pour
confisquer ton héritage. Mais il faut que tu le saches, Caroline.
Quoi qu’il arrive, je tiens à tenir mon rôle de père dans la vie de
ce garçon. Tu es venue me chercher, je suis là. Tu n’as plus qu’à
t’arranger pour en souffrir le moins possible.
Content d’avoir pu mettre les choses au clair
entre eux, il lui tourna le dos.
Caroline se précipita alors vers la porte qu’elle
claqua violemment derrière lui.
« Prévisible », songea-t-il.