Chapitre 5
Caroline relut une dernière fois la convocation qu’elle avait reçue le matin même et leva les yeux vers la plaque de cuivre. Elle était arrivée à destination.
Elle se sentait mal à l’aise. Pourquoi Logan l’attendait-il chez Thomas M. Addison, avoué ? Pour demander le divorce, sans doute ? Quelle autre raison aurait pu expliquer son geste ?
Cette pensée l’effrayait. Elle craignait le scandale que ne manquerait pas de déclencher un divorce. Un comble pour une fille de gangsters repentis ! C’était même ridicule. Mais à Artesia, si les braves gens accordaient volontiers leur pardon aux hors-la-loi devenus des bourgeois respectables, ils réprouvaient avec horreur le divorce. Dans cette petite ville, il valait mieux être une femme seule qu’une femme divorcée.
Jusqu’à présent, on la respectait. En fait de famille, elle n’avait que Will, Ben et Suzanne. Cela lui suffisait. N’ayant encouragé les avances d’aucun galant, elle s’était toujours passée d’homme. Si la présence d’un homme dans son lit lui manquait parfois, elle n’en souffrait pas. Elle ne pouvait pas tout avoir. Satisfaite de ce que lui avait apporté la Providence, elle n’en demandait pas davantage.
Avant de tirer le cordon, elle prit une profonde inspiration. L’épreuve serait rude, mais elle y ferait face avec courage.
Le secrétaire qui l’accueillit lui annonça qu’elle était en effet attendue et la précéda jusqu’au bout d’un corridor.
— Mme Grey est arrivée, monsieur, dit-il en faisant tinter avec son alliance la vitre épaisse d’une porte sombre.
Caroline retint son souffle. Non, elle n’aurait pas peur.
Un instant plus tard, le vantail s’ouvrit sur un bel homme au sourire engageant. Il y avait dans ses yeux noisette de la douceur.
— Quel plaisir, madame Grey ! Je me présente, Tom Addison. Vous avez donc trouvé le temps de venir jusqu’à nous ? Nous nous en félicitons, croyez-le bien.
Caroline dut jeter un regard circulaire pour apercevoir, à contre-jour devant une fenêtre, la silhouette noire de Logan. Il lui tournait le dos.
— Bonjour ! lança-t-elle à l’insolent.
Il se retourna à demi pour lui adresser un bref salut de la tête, et reprit sa position initiale. Que lui était-il arrivé ? Il avait un œil au beurre noir et un pansement au menton.
Que dire en pareille circonstance ? Il n’avait visiblement pas l’intention de s’expliquer, ni l’envie de se faire plaindre. Caroline s’en voulait de l’avoir mal jugé, pendant tout ce temps. Si elle l’avait mieux connu, elle aurait eu scrupule à lui mentir comme elle l’avait fait, comme elle allait continuer à le faire. Mais le sort en était jeté, à présent. La logique du mensonge devait suivre son cours.
— Voulez-vous prendre un siège ? fit l’avoué en lui désignant l’un des deux fauteuils à oreillettes qui se trouvaient devant son bureau.
Caroline y prit place en lissant sa jupe. Logan allait-il quitter son poste d’observation pour venir s’asseoir près d’elle ? Non, il resta planté devant la fenêtre tandis qu’Addison venait s’installer sur le second fauteuil, après avoir pris un dossier sur le bureau.
— Voilà, dit-il, je vais vous demander de signer quelques documents.
Caroline se mit sur ses gardes. Les choses prenaient un tour fâcheux. Addison s’imaginait-il qu’elle allait signer n’importe quoi, parce qu’elle n’était qu’une femme ?
— Déjà ? s’exclama-t-elle ironiquement.
— Quoi, déjà ? grommela Logan. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous êtes pressée ?
— Je croyais qu’une procédure de divorce ne se limitait pas à quelques signatures, fit-elle observer.
Il n’en fallut pas plus pour que Logan, qui semblait d’humeur massacrante, sorte de ses gonds.
— Divorce ? s’exclama-t-il en s’approchant vivement d’elle, un air redoutable sur le visage. Qui a parlé de divorce ?
— Alors pourquoi M. Addison m’aurait-il convoquée dans son étude ?
L’avoué leva la main pour signaler qu’il allait prendre la parole.
— M. Grey a décidé de créer un fonds en fidéicommis en faveur de votre fils, William. Je dois vérifier avec vous certains détails, si vous le voulez bien, madame.
— Un fidéicommis ?
— Cela signifie qu’il me fait le dépositaire d’un capital dont je m’engage à faire bénéficier William Grey à certaines dates prévues, ou plus tôt, si… si le besoin s’en fait sentir.
Caroline tombait de haut. En venant solliciter l’aide de son mari, elle n’avait jamais eu en tête l’aspect financier des choses.
— Will ne manque de rien, dit-elle calmement. J’ai de quoi subvenir à ses besoins.
— Vous n’allez pas en faire toute une histoire, dit Logan, qui ne put s’empêcher de grimacer en fronçant les sourcils. J’ai le droit et le devoir de contribuer au confort de mon fils. Il y a longtemps que je l’aurais fait, si j’avais su qu’il existait.
— Je ne suis pas venue à Fort Worth pour vous réclamer de l’argent !
— Je le sais. Vous ne m’apprenez rien. Signez, et ne perdez pas de temps.
— En lui faisant ce don, vous me mettez mal à l’aise, murmura Caroline en se serrant nerveusement les mains.
— Eh bien, tant pis ! Je ne vous critique pas, je n’empiète pas sur vos prérogatives. Mais je sais maintenant de quoi je suis responsable. J’agis franchement, je ne vous cache rien, vous pouvez être tranquille.
Caroline baissa les yeux et se soumit aux directives données par Addison, signant où il le voulait, écrivant ses initiales dans les marges quand il le fallait. Elle s’appliquait, pour ne pas trop penser aux conséquences de ces formalités. Logan Grey avait bien l’intention de s’impliquer dans l’existence de son fils. Désormais, il ferait partie de leur vie, quoi qu’elle en pense.
Mais elle s’inquiétait sans doute pour rien. Peut-être que Logan n’aurait aucune difficulté à se faire accepter par Will, qui l’admirait déjà tant.
Logan l’intriguait et l’intimidait à la fois. D’ailleurs, elle mourait d’envie de savoir avec qui et pourquoi il s’était battu, mais elle n’osait pas le lui demander.
— Encore une chose, dit l’avoué en la tirant de ses pensées. M. Grey m’a demandé de vous remettre un exemplaire de ce document.
Caroline prit le dossier étroit qu’il lui tendait. Il lui échappa des mains quand elle lut sur le carton rigide le titre qu’il portait.
Testament.
Logan haussa les épaules en secouant la tête, l’air excédé.
— Ce n’est qu’une précaution, dit-il pendant que Tom Addison se baissait pour ramasser la mince plaquette. Vous n’aurez qu’à le ranger dans un coin. Avec un peu de chance, vous ne l’ouvrirez pas avant une trentaine d’années. En tout cas, je vous remercie, Tom. Voilà une affaire réglée !
Addison les raccompagna jusqu’à la porte d’entrée.
— J’ai quelques courses à faire, Caroline, dit Logan en remettant son chapeau. Vous m’accompagnez ?
Sans attendre sa réponse, il lui offrit le bras, ou plutôt prit le sien et lui fit traverser la rue pour descendre Throckmorton Street du côté du soleil.
Dépassée par les événements, Caroline n’osait pas protester, et n’en avait d’ailleurs nulle envie.
— Cade et Holt vont m’accompagner, dit-il. L’express part à 9 heures, demain matin. Je vous ai pris un billet pour Artesia.
Caroline lui jeta un coup d’œil à la dérobée. Il affectait un air dégagé, sans doute pour éviter toute discussion. Il craignait, non sans raison, qu’elle ne souhaite l’accompagner jusqu’au terminus de la ligne, à Van Horn. Caroline avait prévu la difficulté, et savait comment parvenir à ses fins sans avoir à lui demander son autorisation.
A Artesia, le train restait plus d’une heure en gare, le temps de reprendre du charbon et de l’eau. Elle aurait le temps de passer rapidement à la maison, d’acheter un billet et de remonter discrètement dans un compartiment aussi éloigné que possible de celui qu’elle venait de quitter. A Van Horn, une fois la surprise passée, les trois anciens pensionnaires de celle qu’ils appelaient encore « Nana Nellie » seraient bien obligés de tolérer sa présence.
Comme il l’avait annoncé, Logan fit ses courses. Dans le bazar où l’on vendait de tout, il disposa ses achats sur un comptoir en demandant qu’ils soient livrés à son hôtel. Couvertures, bâches, nourriture et matériel de cuisine adapté aux campements en plein air étaient entassés pêle-mêle. Caroline s’étonna de le voir s’intéresser à un gant de base-ball.
Il le reposa, alla chercher deux paquets de cartes et revint au gant, qu’il prit entre deux doigts.
— Est-ce que Will aime le base-ball ?
— Il s’entraîne tous les jours, ou presque.
— Alors il a un gant, fit-il en reposant l’objet pour la deuxième fois.
Il avait de toute évidence envie d’offrir ce gant à son fils. Mais pourquoi hésitait-il ainsi ? Elle voulut l’encourager.
— A la batte, Will est vraiment très fort, dit-elle, mais au lancer et à la réception il manque encore de précision. Ben l’aide bien, mais avec ses rhumatismes… Et puis son gant est tout usé.
Logan semblait dramatiquement partagé entre la convoitise et la retenue. Son hésitation faisait peine à voir. Caroline n’y tint plus.
— Pour l’amour du ciel, achetez ce gant, et qu’on n’en parle plus !
— J’ai peur, dit-il en souriant tristement, qu’il me le jette à la figure. C’est avec moi qu’il aurait dû s’entraîner pendant tout ce temps !
La fragilité que dénotaient ces paroles attendrit le cœur de Caroline. Comment un homme aussi rude pouvait-il se montrer aussi sentimental ?
— Mais Will rêve de s’entraîner avec vous !
— Vous croyez ?
— J’en suis sûre.
Logan abandonna alors toute retenue. Il prit le gant, mais aussi des balles et une batte. Un lance-pierre aussi, et un échiquier, ainsi qu’un chapeau de paille. Quand elle le vit s’intéresser aux cycles, Caroline s’interposa.
— Arrêtez, Logan. Inutile de le gâter ainsi.
— Je ne le gâte pas. En fait de cadeaux, j’ai quatorze anniversaires à rattraper, et autant de fêtes de Noël.
Incapable de réfuter cet argument, elle se mit à discuter avec lui de la couleur de la bicyclette. Finalement, le rouge l’emporta.
— Est-ce que Will a un chien ? dit Logan en passant devant une collection de colliers et de laisses. A un garçon, il faut un chien. Chez Nana Nellie, nous rêvions tous d’avoir un chien. Nous en avons recueilli un qui paraissait perdu, mais dès que nous l’avons lâché, il est rentré chez son maître.
Caroline sourit.
— Le chien de Will est gentil mais il n’a aucun flair et une très mauvaise vue. Pour compenser, nous l’appelons Finaud.
— Finaud, hein ? Ce n’est pas mal, pour un chien. Vous savez quoi ? Je vais lui en offrir un autre. Les chiens font toujours des progrès quand on leur donne un compagnon. L’émulation…
— Un chien suffit dans la famille. Je n’en veux pas deux.
— Trouble-fête !
— C’est l’autre mot pour dire « maman », paraît-il.
Il rit et régla ses achats, en demandant qu’ils soient emballés et portés à la gare une heure avant le départ du train, à l’exception toutefois des objets les plus fragiles qu’il tenait à emmener avec lui.
— Voilà bien des extravagances, dit-elle, à la fois attendrie et grondeuse, quand ils quittèrent ensemble le magasin.
— Pas de reproches, s’il vous plaît ! Dites-m’en plutôt davantage sur lui. Est-il bon élève ?
— Quand il le veut bien. En sciences, il est brillant, mais en orthographe il a des progrès à faire, comme en latin.
— En latin ? Quand il saura le latin, qu’est-ce qu’il aura de plus ?
Caroline fit halte, tant elle était surprise.
— Cette réflexion, cette voix ! s’étonna-t-elle. J’ai cru l’entendre !
— Ah bon ?
Un sourire avantageux aux lèvres, un éclat d’orgueil dans le regard, Logan n’était plus le même. Il rayonnait. En le regardant lancer aux passants des regards triomphants, malgré son œil poché, Caroline dut reconnaître une fois de plus combien elle avait mal agi en le jugeant sans le connaître. Contrairement à ce qu’elle avait cru, il aimait les enfants et il avait la fibre paternelle.
— Suzanne était très douée pour le dessin, dit-elle impulsivement, je garde toujours avec moi ses carnets de croquis, parce qu’ils représentent presque tous Will aux différents âges de sa vie. Aimeriez-vous les voir ?
— Et comment ! répondit-il avec enthousiasme.
— Je les ai laissés dans ma chambre, à l’hôtel Blackstone.
— Parfait ! Ces paquets me gênent, à la fin. Je vais les déposer au Blackstone, et les reprendre demain matin. J’aurais dû les faire emballer avec le reste.
Il fit halte, sortit d’un sac une lunette d’approche de cuivre poli et la braqua pour rire sur le drapeau du Texas, qui flottait au-dessus du tribunal.
Le sourire espiègle qu’il lui adressa la bouleversa. Le clin d’œil qui suivit la fit frissonner.
Elle fut aussitôt emportée dans un tourbillon de souvenirs. A l’époque, il avait suffi à Logan d’un clin d’œil pour l’attirer sous le couvert des arbres, et lui donner son premier baiser, loin des yeux de Nana Nellie. Le désir que lui avait inspiré le seul homme de sa vie renaissait, fleurissait, s’épanouissait, lui chauffait le sang. Les joues brûlantes, elle sentit ses lèvres s’assécher.
Quelle honte ! Alors qu’à chaque instant du jour et de la nuit elle aurait dû se préoccuper du drame qui se jouait au Canyon du Fantôme Noir, elle se consumait de désir pour Logan. Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas !
***
— Vous avez trop chaud, Caroline ? Vous êtes toute rouge.
— Ne vous en faites pas. Tout va bien, vraiment. J’ai un peu soif, seulement.
Elle lui adressa nerveusement un petit sourire, et pressa le pas.
Encombré de ses paquets, Logan la suivit sans trop se presser. Il profitait de la situation pour s’intéresser à l’ondoiement suggestif des hanches de Caroline Kilpatrick. De Caroline Grey, plutôt. Les hanches admirablement galbées et ondoyantes de sa femme. En arrivant chez Tom Addison, elle s’était attendue à une procédure de divorce et avait aussitôt manifesté sa réprobation.
C’était intéressant. Moins intéressant que ses rondeurs, sans doute, mais intéressant tout de même. Une fois Will ramené chez lui, comment les choses allaient-elles tourner ? Voudrait-elle rester mariée, et maintenir le statu quo ? Et quelles seraient ses intentions à lui ? Financièrement, l’affaire était réglée. Mais pour le reste ?
Il ne serait pas question de divorce. Au Texas, une femme divorcée était réduite à une condition humiliante. Tout comme ses enfants. Jamais il n’imposerait cela à son fils ! Mais quel choix lui resterait-il ? S’en aller, tout simplement ?
Ou bien rester, peut-être ? L’espoir faisait vivre, après tout. C’était peut-être l’occasion de se fixer. Avoir une femme, être son mari. Fonder une famille. Avoir son chez-soi…
Alerte ! Au bord du gouffre il se reprit. A force de marcher au soleil, il commençait à perdre la tête. Comment avait-il pu oublier la malédiction ?
Jamais il ne se fixerait. Depuis son départ de l’orphelinat, il menait une vie vagabonde, et se félicitait, après ses malheurs, d’avoir choisi une carrière qui le rendait libre d’aller où il le voulait, quand il le voulait. Il vivait dans l’immédiat, là où le conduisait sa fantaisie, et rien ne pourrait le dissuader de continuer à mener cette vie. Il n’était pas fait pour avoir une famille.
Il répugnait au divorce comme à la vie conjugale. Alors, que faire ? Il n’en savait rien. Tout allait si vite, depuis la veille ! A peine avait-il eu le temps de prendre conscience qu’il avait un fils.
Au gré de ses pas, la jupe de Caroline découvrait alternativement sa cheville droite et sa cheville gauche. Ce spectacle avait de quoi saper les fondements mêmes de ses principes. Malgré lui, Logan se laissait aller à considérer les avantages d’avoir une femme à soi, cette femme-là, avec tous les avantages et tous les plaisirs auxquels la vie matrimoniale donnait droit.
Il avait beau se répéter que cette femme ne pouvait lui apporter que des ennuis, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle en valait la peine.
A proximité de l’hôtel Blackstone, il s’arrangea pour tenir ses sacs d’une seule main, revint au niveau de Caroline et lui posa familièrement la main au creux du dos pour la faire entrer dans le hall.
Sans protester, Caroline prit la clé de sa chambre dans son sac et le conduisit jusqu’au deuxième étage. Assez petite, sa chambre n’était meublée que d’un lit, d’une petite commode, d’une chaise et d’un secrétaire. Comme un porte-documents se trouvait posé sur la chaise, Logan entassa ses sacs sur le secrétaire pendant que Caroline enlevait son chapeau et le posait sur la commode. Faute de mieux, il s’assit au pied du lit, le regard fixé sur elle.
Quelle étrange situation ! A les voir ainsi, on aurait pu croire qu’ils étaient vraiment mari et femme, qu’ils étaient allés faire des courses en ville et qu’ils venaient se reposer. Avec elle, il se sentait bien, tranquille, détendu.
Caroline s’approcha de la commode, un pichet d’eau à la main. Elle commença à verser l’eau dans un verre, mais sa main tremblait tellement que le liquide se déversa sur le meuble. Jurant entre ses dents, elle s’empressa de l’essuyer avec son mouchoir.
Ainsi, elle se sentait nerveuse, elle aussi. Habituellement, Logan se montrait assez entreprenant avec les femmes et parvenait à mener rondement les choses, mais les événements récents l’avaient complètement désorienté, si bien qu’il se perdait en conjectures. Comment devait-il se conduire ? Encore aurait-il fallu qu’il sache où il voulait en venir.
Elle lui tendit le verre.
— Un peu d’eau ?
— Non, merci.
Elle vida le verre d’une seule lampée, à la manière dont les ivrognes de comptoir avalent le whisky. Nerveuse, elle l’était bel et bien. Seule avec lui dans une chambre d’hôtel, attendait-elle le moment où, n’y pouvant plus tenir, il se jetterait sur elle ?
L’idée semblait fort séduisante.
La dernière fois qu’ils s’étaient trouvés seuls dans une chambre d’hôtel, une quinzaine d’années plus tôt, elle était déjà nerveuse. Elle était si jeune alors, et tellement innocente ! Lui-même ne devait pas être très adroit, à y bien réfléchir.
Depuis ce temps-là, Logan avait appris à mieux se contrôler. Mais Caroline était cent fois plus désirable qu’elle ne l’avait été, c’était une femme à présent, et cela n’arrangeait pas les choses.
Et puis, elle avait toutes les raisons de se sentir nerveuse.
— Suzanne inaugurait un cahier de croquis à chacun des anniversaires de Will, dit-elle. Je n’ai pris avec moi que le premier et le sixième. Tu veux les voir tous les deux ?
— Naturellement.
Elle sortit de son porte-documents deux dossiers fermés par des courroies de cuir. Lorsqu’elle eut ouvert le premier, Logan reporta son attention sur les dessins.
— Il a les cheveux roux ? Tu m’as dit qu’ils étaient noirs, comme les miens.
— Ils étaient roux à la naissance. Mais en quelques semaines, ils ont foncé.
Logan ne s’était jamais intéressé aux très jeunes enfants. Il ne se sentait rien de commun avec eux. Mais avec celui-ci, tout était différent. En tournant les pages une à une, il voyait son fils grandir peu à peu.
— Il a vraiment mes yeux, dit-il en s’enrouant un peu.
— Il a tout de toi, dit Caroline. Je le savais déjà, mais en te voyant hier à la banque j’en ai été saisie.
— Je suis certain qu’il tient de toi aussi. Dis-moi ce que tu lui as donné.
Elle réfléchit un moment, mais finit par hausser les épaules.
— Eh bien… je ne sais pas.
— Allons donc ! fit Logan, qui était avide d’en savoir plus sur sa femme tout autant que sur son fils. Dis-moi. Will est…
— Il a mon caractère, dit-elle enfin, en souriant à demi. Impulsif et emporté, mais nos accès ne durent pas, nous nous apaisons vite. Et puis il adore le chocolat, comme moi.
Logan l’observa, regarda un dessin, l’observa encore.
— Tout petit, il a déjà ton sourire, dit-il, un beau sourire, un sourire engageant, qui rend heureux ceux qui le reçoivent.
Caroline rougit un peu.
— C’est un enfant heureux, déclara-t-elle. Il l’était, plutôt. Je ne l’ai pas vu souvent sourire depuis la mort de Suzanne.
Dans ses beaux yeux violets, il vit passer une ombre de tristesse. Il lui prit la main et la pressa entre les siennes, pour la réconforter.
— Nous le ramènerons sain et sauf, Caroline. Je te le promets.
Elle lui sourit, les lèvres un peu tremblantes. Il arrivait aux dernières pages du cahier de croquis. Plusieurs d’entre eux la représentaient. Il s’attarda à la contempler jeune, vaillante, courageuse, et l’admira.
— Je peux voir l’autre ? Tu vas me commenter les dessins.
Quand elle lui tendit le cahier, il la prit par le bras et la fit s’asseoir à côté de lui.
— Je peux rester debout !
— A force de relever la tête pour te regarder je vais avoir le torticolis. On sera plus à l’aise ainsi.
Déconcertée, Caroline prit place sur le lit épais en prenant soin de laisser entre elle et lui un assez grand espace. Logan riposta en s’approchant d’elle pour tenir le cahier ouvert, à moitié sur ses propres genoux, à moitié sur ceux de Caroline. Il respira son parfum frais. Le premier croquis représentait Will jouant avec un chien. Dans son esprit passa l’image d’un autre enfant jouant avec un chien, mais il l’effaça et s’éclaircit la voix.
— Il a bien grandi ! Le voilà donc à six ans ?
— Non, je me suis trompée. Il s’agit de sa cinquième année.
— Suzy la Terreur maniait le crayon aussi bien que le colt !
— C’était une grande artiste. Elle aimait peindre des paysages, des couchers de soleil, mais Will a toujours été son sujet préféré.
— Elle l’aimait, cela se voit, admit Logan qui, eu égard à l’art et à son fils, se laissait attendrir par le talent de Suzy la Terreur. Et celui-ci ?
On y voyait Will devant une enseigne de coiffeur. Le regard de Caroline se fit nostalgique.
— Là, il sort de chez le coiffeur après sa première coupe. Quand il a vu le siège réglable, il l’a renversé en hurlant.
— Et alors ?
— Alors le coiffeur s’est assis par terre et lui a demandé d’en faire autant. Et tout s’est bien terminé.
Ils rirent de bon cœur. Quand Logan eut tourné la page, son rire s’étrangla. Les yeux écarquillés, il retenait son souffle.
Le dessin en couleurs, très fouillé, avait pour sujet la baignade. A genoux au bord de la rivière, Will jouait dans la boue. La noirceur de ses mains et de son visage mettait en valeur la blancheur de ses dents, qui semblaient prêtes à mordre. Suzanne Whitaker s’était représentée assise sur un coussin, en train de dessiner en souriant.
— Oh mon Dieu ! s’exclama Caroline, il ne faut pas le regarder, celui-là !
Elle tenta d’arracher le cahier des mains de Logan, mais il ne se laissa pas distraire de sa contemplation.
Il la voyait dormir sur une couverture, ses longs cils reposant sur la roseur de ses joues. Sa chevelure flamboyante, rassemblée en désordre au-dessus de sa tête, était en partie mouillée. On voyait sur ses épaules et sur ses joues des gouttelettes ruisselantes. Son visage était celui d’une madone au repos, d’un ange nimbé d’innocence.
Quant au reste de son corps… Le seul mot qui vint à l’esprit de Logan fut celui de l’un des sept péchés capitaux, la luxure !
Pas d’ample corsage ni de culotte bouffante et longue, comme c’était la mode sur les plages de Californie et sur les bords du golfe du Mexique. Caroline ne portait que sa chemise, blanche, fine, aérienne. Parfaitement transparente.
— S’il te plaît, Logan, gémit-elle en essayant en vain de lui arracher ce qu’il tenait si fermement.
Cela lui plaisait, en effet.
Le tissu mouillé lui collait à la peau, soulignant le galbe fuselé de ses cuisses et de ses jambes, la courbe voluptueuse de sa hanche, la plénitude de ses seins. La maternité avait adouci sa silhouette, faisant d’elle cette beauté épanouie qui fascinait à présent tous les regards.
Comme pour mieux apprécier le charme de l’image, il la parcourut lentement de l’index, depuis les pieds nus jusqu’aux genoux, au long de la cuisse et…
Le cahier lui échappa. Caroline le lui avait arraché en faisant claquer la couverture.
— Il y a longtemps que j’aurais dû enlever cette page, murmura-t-elle. Suzanne n’avait pas à…
Elle se tut. Logan la regarda fixement. Dans ses yeux violets, il devina la vérité saisissante et effrayante à la fois qui se faisait jour en elle. Elle s’humecta les lèvres. L’air qu’ils respiraient s’échauffait, devenait plus dense.
— Elle n’avait pas à quoi ?
— A me… A me montrer comme ça, balbutia-t-elle.
— Comme ça ? Superbe, séduisante, sensuelle ? Telle que tu étais, telle que tu es, Caroline.
Les yeux fermés, elle faisait non de la tête. Il se pencha, lui effleura les lèvres d’un baiser léger comme une caresse de papillon.
— Désirable, dit-il tout bas. Terriblement désirable.
Elle entrouvrit les lèvres en soupirant. Il les parcourut lentement, du bout de la langue.
— Savoureuse, ajouta-t-il.
Il la sentit frissonner.
— Oh Logan, protesta-t-elle, déjà conquise.
Lui dévorant la bouche, l’excitant pour la provoquer, il ne se retint plus. Un court instant rétive, elle s’abandonna en gémissant, pour en demander davantage. Rien ne la retenait plus.
Elle lui rendit son baiser dans un état d’exaltation qui l’enflamma jusqu’aux tréfonds de son être. Le cahier de dessins tomba sur le sol quand elle lui passa les bras autour du cou pour donner à leur baiser une vigueur nouvelle.
Logan plongea les doigts dans l’épaisseur de ses boucles dorées, soyeuses et ardentes à la fois. Elle lui baisait la bouche avec détermination, aussi fougueuse que la veille, à la banque. Enflammé de désir, Logan la fit basculer en arrière et ils tombèrent à la renverse sur le lit.
— Caroline, murmura-t-il, allongé contre elle.
Les yeux fermés, le souffle court et rapide, les lèvres humides et lourdes de baisers, elle était extraordinairement belle.
Logan entreprit de déboutonner le haut de son corsage jusqu’à faire apparaître la naissance de sa gorge. Alors il lui couvrit la joue de petits baisers, puis le cou, et s’attarda à goûter des lèvres et du bout de la langue la chair crémeuse qu’il venait de découvrir, jusqu’à l’entendre gémir de plaisir, tout entière frissonnante sous ses doigts. Et puis il lui palpa les seins sans retenue, brutalement presque, tandis qu’ils s’affermissaient sous sa caresse. Convulsivement, Caroline tourna la tête de droite et de gauche en haletant, enflammée du même désir que le sien. Sous le tissu de sa robe, il imaginait la douceur de la peau tendre et palpitante, le relief des pointes qui appellent la provocation des lèvres, de la langue et des dents. Que soient maudites les régentes de la mode, qui se plaisaient à multiplier les éléments de lingerie jusqu’à opposer à la main caressante l’obstacle d’une carapace !
Il la voulait toute nue. Il voulait contempler sa splendeur, toucher et savourer à loisir les parties les plus secrètes et les plus sensibles de son corps. N’en pouvant plus de désir, il fallait qu’il vienne en elle pour assouvir les exigences de son sexe et la combler des jouissances qu’elle attendait avec la même impatience. Montant ensemble vers la volupté suprême, ils atteindraient la béatitude et sombreraient ensemble dans l’inconscience heureuse de l’amour accompli.
Mais dans le coin le plus reculé de sa conscience, une petite voix le mettait en garde contre les exigences de ses instincts.
Il était trop tôt. Caroline et lui avaient encore beaucoup de problèmes à régler, de dispositions à prendre. En s’abandonnant d’emblée à leurs désirs, ils ne feraient que compliquer une situation déjà difficile.
Cessant donc de l’étreindre, il lui baisa la bouche avec force, comme pour lui demander pardon, se détacha d’elle et s’allongea sur le dos, les lèvres pincées pour résister à la douleur de l’élan brisé, à la frustration qu’il ressentait.
Pendant au moins une demi-minute, Caroline demeura immobile, puis finit par redresser le buste, pour se tenir assise.
— Seigneur, murmura-t-elle.
Elle sauta tant bien que mal hors du lit et lui fit face, les yeux grands ouverts, pleins d’une fureur sauvage.
— Seigneur, gronda-t-elle.
Elle referma maladroitement le haut de son corsage, les mains tremblantes. Elle était rouge de confusion.
— Dehors, dit-elle en ouvrant la porte, quand le dernier bouton fut en place.
Logan soupira et se tint assis, à son tour.
— Caroline…
— Va-t’en, s’il te plaît, va-t’en. Tu sais partir, ajouta-t-elle. C’est même ta spécialité, non ?
Il se dressa pour aller vers elle.
— Caroline…
— Tais-toi ! Va-t’en ! J’ai déjà commis cette erreur une fois. Pas question que cela se reproduise !
De quoi parlait-elle ? De faire l’amour avec lui ?
— Tu n’as pas couché avec un autre homme depuis ? J’étais jeune et inexpérimenté, d’accord. Mais je ne t’ai tout de même pas dégoûtée du sexe, si ?
— Je n’ai fréquenté personne d’autre, si tu veux le savoir, mais c’est sans importance. J’ai élevé seule un enfant. Je n’ai pas l’intention de renouveler l’aventure, tu m’entends ? Jamais, jamais plus ! Sors d’ici à l’instant, Logan Grey, sinon je te… je te…
Pendant qu’elle cherchait ses mots, Logan eut brièvement le temps de penser que depuis quatorze ans sa femme lui était restée fidèle, puis il prit conscience du sens de ses paroles.
— Attends une minute ! lança-t-il en se fâchant à son tour. Tu as raison de m’en vouloir, je ne dis pas le contraire. Mais je tire des leçons de mes expériences, généralement. Ne va pas croire que je t’abandonnerais si tu étais de nouveau enceinte, parce que ce n’est pas vrai. Je ne te laisserais pas seule. Prends ça pour une promesse ou un avertissement, à ta guise !
Il prit son chapeau pour sortir mais s’arrêta avant d’avoir franchi la porte.
— Je ne sais pas comment les choses vont se passer entre nous, Caroline. Donnons-nous le temps de la réflexion. Tu me plais, c’est certain, tu me plais même beaucoup. J’ai dû faire un effort terrible pour me retenir, là, tout de suite, mais je l’ai fait. Tu pourrais me reconnaître au moins ça.
— Nous ne sommes pas en compétition, Logan Grey.
— Pour le moment, on dirait plutôt que nous sommes en guerre. Et pour ne pas te mentir, tu dois reconnaître que c’est moi qui ai freiné le mouvement, aujourd’hui. Regrette-le si tu veux, mais tu serais bien allée jusqu’au bout de l’affaire !
Elle frémit sous l’offense et blêmit.
— Je suis bien obligée de le reconnaître, dit-elle d’une voix blanche.
Que de complications et de discussions inutiles ! Logan se passa la main dans les cheveux, pour tenter de reprendre son calme.
— Ecoute, Caroline. Je ne veux pas te faire de la peine. Il est évident qu’il y a quelque chose entre nous, ne dis pas le contraire. Ce que nous réserve l’avenir, on ne le sait pas. Mais ce serait dommage de tout gâcher. Tu le dis toi-même, nous avons failli faire l’amour, tu le voulais, tu étais prête à tout, dans la chaleur du moment…
— J’ai eu tort. Je ne suis pas venue te chercher pour que tu me troubles les sens, mais pour que tu m’aides à sauver… celui pour qui je crains le pire. Je refuse d’être l’esclave de mes émotions, Logan Grey.
— Il me semble raisonnable d’en jouir sans en être esclave, fit-il observer. Et tu ne dois pas avoir sans cesse en tête la fugue de Will et le chagrin qu’il te cause, sous peine de devenir folle. Tu peux m’en croire, j’ai malheureusement l’expérience d’une situation bien pire.
Il dut se taire, le temps de chasser de son esprit un souvenir obsédant.
— Cela dit, reprit-il, je crois que nous devons prendre le temps de réfléchir. Nous venons de faire vraiment connaissance, d’une certaine façon. Je reconnais les torts du jeune imbécile que j’étais, quand ton père s’est servi de moi pour confisquer ton héritage. Mais il faut que tu le saches, Caroline. Quoi qu’il arrive, je tiens à tenir mon rôle de père dans la vie de ce garçon. Tu es venue me chercher, je suis là. Tu n’as plus qu’à t’arranger pour en souffrir le moins possible.
Content d’avoir pu mettre les choses au clair entre eux, il lui tourna le dos.
Caroline se précipita alors vers la porte qu’elle claqua violemment derrière lui.
« Prévisible », songea-t-il.