Chapitre 9
La locomotive entra en garde d’Artesia, un jour
après son départ de Parkerville. Debout sur la plate-forme, à
l’extrémité du wagon, Caroline se bouchait les oreilles pour les
protéger du sifflement strident du train.
Durant tout le voyage, Logan et elle n’avaient pas
échangé un seul mot. Il avait dormi, ou fait semblant de dormir,
jusqu’à Midland, où il avait fallu changer de train. Après avoir
acheté un billet — un seul billet —, il avait disparu pendant les
deux heures d’attente pour ne réapparaître qu’au moment du départ,
et s’installer dans une autre voiture que la sienne. Caroline ne
l’avait fugitivement revu qu’en passant de wagon en wagon pour
prendre l’air.
Elle ne s’était pas étonnée de le voir faire la
conversation à une femme assise en face de lui. C’était digne de
l’homme prétentieux qu’il était !
En tout cas, s’il avait eu l’intention de la
rendre jalouse, ça n’avait pas fonctionné, car il lui était
désormais indifférent.
Les freins grincèrent et le train finit par
s’immobiliser. Aussitôt, Caroline se pencha par la fenêtre pour
scruter le quai, dans l’espoir d’apercevoir une silhouette
familière. Pourvu que les Glazier lui apportent une bonne
nouvelle ! En leur télégraphiant de Midland, elle avait eu la
confirmation que Will n’était pas rentré. Mais peut-être était-il
revenu depuis…
Elle aperçut alors Ellen, vêtue de son éternelle
robe bleue. Dan l’accompagnait, dans son habit noir d’homme de loi.
Tous deux semblaient dévorés d’anxiété. La gorge serrée, Caroline constata qu’ils n’avaient pas emmené leur
fils, Danny, ni même Finaud, le chien de Will.
Will, comme elle l’avait craint, n’avait pas dû
revenir. Le miracle qu’elle avait tant espéré n’aurait pas
lieu.
Mais elle était à Artesia, à présent, dans sa
ville, et l’affection de ses amis compenserait l’hostilité d’un
mari qui ne voulait plus lui adresser la parole.
Elle descendit du train derrière Logan, qui avait
bondi du marchepied alors que les wagons n’étaient pas encore
totalement arrêtés. Sans s’occuper de lui, elle courut vers
Ellen.
— Tu as des nouvelles ?
— Malheureusement non, répondit Ellen, dont
le visage défait exprimait l’angoisse. Je te demande pardon,
Caroline, tu nous as fait confiance, et puis voilà…
— Arrête, ce n’est pas ta faute, dit Caroline
en l’étreignant pour la consoler.
Elles restèrent un instant dans les bras l’une de
l’autre, se laissant aller à leur peine.
— Je suppose que vous êtes les Glazier ?
leur lança alors Logan.
— Dan Glazier, confirma le mari d’Ellen en
serrant la main de Logan. Ellen, ma femme.
— Je suis Logan Grey. Le père de Will.
— Nous l’aurions deviné, dit Ellen en
s’efforçant de lui sourire. Il vous ressemble
tellement !
— Nous sommes heureux de vous rencontrer, fit
Dan. Même si nous aurions préféré que cela se fasse en d’autres
circonstances.
Après un bref hochement de tête, Logan aborda
directement le sujet qui l’intéressait.
— J’ai des questions à vous poser. Vous
connaissez un endroit tranquille où nous pourrions
parler ?
— Venez donc à la maison, proposa
Ellen.
— La mienne est un peu plus proche, expliqua
Caroline après un instant d’hésitation. Plus tôt Logan commencera
son enquête, mieux cela vaudra.
— Puisque mon fils est la dernière personne à
avoir vu Will, j’imagine que vous voudrez l’interroger, dit-il à
Logan. Je vais aller le chercher à la sortie de l’école et l’amener
directement chez Caroline.
L’homme s’éloigna de son côté pendant que Logan
suivait Caroline et Ellen. Elles n’eurent pas l’occasion de
bavarder en chemin. La plupart des personnes qu’elles croisèrent
saluèrent affectueusement Caroline, ou lui adressèrent quelques
mots d’encouragement.
En arrivant chez elle, Caroline s’attarda un
instant à contempler la façade que Suzanne avait fait peindre en
bleu clair, le pignon, les lucarnes du toit, l’avancée du porche.
D’habitude, cette maison lui rendait sa sérénité, elle s’y sentait
bien. Mais désormais vide, elle semblait ne plus avoir d’âme.
Consciente de son chagrin, son amie la prit par le
bras et l’emmena jusqu’au porche tandis que Logan suivait, toujours
silencieux derrière elles. Caroline prit une profonde inspiration,
tourna la clé dans la serrure et fit quelques pas dans son
intérieur, vide et solitaire.
— C’est plus pénible encore que je ne l’avais
prévu, murmura-t-elle. Finaud est chez toi ?
— Oui, répondit Ellen. Si j’avais su que nous
viendrions directement ici, je l’y aurais amené, pour qu’il te
fasse fête. Je vais faire le thé. Vous nous accompagnez dans la
cuisine, monsieur Grey ?
— Non, répondit Logan, qui se tenait au pied
de l’escalier. Je vais d’abord jeter un coup d’œil dans la chambre
de Will.
Et sans un mot de plus, il s’engagea dans
l’escalier comme s’il connaissait déjà la maison.
Ellen attendit qu’on l’entende marcher au premier
étage pour commenter son attitude.
— Quel bel homme, mais quel sombre visage,
dit-elle à mi-voix. Il a l’air féroce, ton mari ! Qu’il soit
inquiet, d’accord. Mais qu’est-ce qu’il lui prend ?
Caroline fit à son amie un compte rendu
soigneusement expurgé des récents événements
tout en faisant chauffer l’eau du thé.
— Il m’en veut, il me méprise, conclut-elle,
mais c’est sans importance. Il ne s’intéresse qu’à Will.
— Ton mensonge ne me plaît guère, fit Ellen
en fronçant le nez. Mais tu avais de bonnes intentions. Et puis
cette tornade… Tu as dû être effrayée !
— Ellen, il faut que je te dise autre chose…
j’ai couché avec lui.
Ellen faillit laisser tomber les tasses qu’elle
allait poser sur la table et demeura plus d’une minute
interdite.
— Avant que tu lui aies dit la vérité, ou
après ? murmura-t-elle quand elle eut pris le temps
d’assimiler l’information.
— Avant.
— Voyons, Caroline…
— Je n’en avais pas l’intention. Cela s’est
fait… je ne sais pas comment. Comme ça.
— Tu es encore amoureuse de lui,
avoue-le.
— Non !
— Je te connais, Caroline. Tu n’aurais jamais
couché avec lui si tu ne l’aimais pas encore ! C’est fou tout
de même, après toutes ces années…
Vaincue, Caroline s’abandonna, les épaules basses
et le visage contrit.
— C’est vrai, avoua-t-elle. Quel
gâchis ! Sincèrement… moi-même, je ne sais plus où j’en suis.
Le cyclone a bouleversé tous mes plans. J’étais complètement
affolée, mais Logan s’est montré si attentionné… J’ai eu foi en
lui. Au fond de moi, je sais que je lui dois tout. Sans lui, je ne
m’en serais pas remise.
— Tu crois qu’il va retrouver
Will ?
— Je vais le retrouver, affirma Logan d’une
voix forte, qui contrastait avec les chuchotis des deux
amies.
Il entra dans la cuisine, un gant de base-ball à
la main.
— C’est ce gant qu’il venait chercher ?
Je l’ai trouvé sur une étagère, dans sa chambre.
— Il n’est donc pas rentré à la maison,
conclut Caroline.
Le vieux gant, usé et plein de taches, la
fascinait. Elle se souvint fugitivement de celui que Logan avait
acheté à Fort Worth, et son cœur se serra.
— C’est difficile à dire, estima Logan. Je
n’ai vu aucune trace de lutte ou de visite indésirable, mais je ne
suis pas chez moi. Tu vas devoir aller jeter un coup d’œil là-haut
pour voir si tout est en ordre.
Caroline poussa un soupir de soulagement. Les
choses s’arrangeaient, semblait-il. Logan ne l’ignorait plus, il
lui adressait de nouveau la parole. Pour lui donner des ordres,
certes, mais c’était déjà ça.
— Madame Glazier, votre mari était-il chez
vous quand les jeunes gens ont décidé d’aller
s’entraîner ?
— Non. Il n’était pas encore rentré.
— Alors nous allons commencer par votre
témoignage, pour ne pas perdre de temps. J’aimerais que vous me
racontiez les événements dans l’ordre, tels qu’ils se sont passés,
avec le maximum de détails.
Ellen prit d’abord un peu de thé, le temps de
rassembler ses souvenirs.
— Une tempête s’est abattue sur la ville.
Nous avons dû rester enfermés trois jours de suite. La pluie est
une bénédiction dans cette partie du Texas, mais elle met les
enfants sur les nerfs. Aussi, lorsque la tempête a cessé, Will et
Danny avaient-ils décidé de sortir les chevaux pour aller se
promener dans la Prairie, mais un de leurs camarades est venu les
chercher pour jouer au base-ball sur le terrain de l’école. Ils y
sont allés.
— Quelle heure était-il ? demanda
Logan.
— Entre 4 heures et 4 h 30.
— Will et votre fils sont partis
ensemble ?
— Oui. Danny nous a dit qu’ils ne s’étaient
quittés qu’après être passés devant le temple de l’église
baptiste.
— Je verrai cela avec lui. Avez-vous un plan
de la ville ?
— Merci, oui. Il me sera utile. Dites-moi
maintenant à quel moment vous vous êtes aperçue de son
absence.
— Pas avant que Danny ne soit rentré à la
maison, à peu près… deux heures plus tard. Will avait changé d’avis
finalement et il ne les avait pas accompagnés sur le terrain de
base-ball. Alors nous nous sommes mis à sa recherche tous les
trois, puisque mon mari était rentré de son travail. Nous nous
disions qu’il avait sûrement rencontré un autre ami, et qu’il avait
changé d’idée, ce qui lui était déjà arrivé. Nous ne nous sommes
vraiment inquiétés qu’à la tombée de la nuit. A 10 heures du soir,
nous avons prévenu le shérif.
Elle se tut. Logan hocha la tête, les lèvres
serrées, le regard dans le vide. Il réfléchissait.
— Je suis vraiment désolée, reprit Ellen en
posant sa main sur celle de Caroline. Nous avons mis trop de temps
à nous apercevoir qu’il s’agissait bel et bien d’une disparition.
J’en suis malade, Caroline. C’est à moi que tu l’avais confié. J’en
étais responsable.
— Cesse de t’accuser, Ellen. A ta place, je
n’aurais pas agi autrement. J’ai toujours laissé Will aller et
venir en ville comme il l’entendait. Jusqu’à présent, les enfants
ne couraient aucun danger à Artesia. Combien de fois Danny et Will
sont-ils rentrés en retard, tout simplement parce qu’ils n’avaient
pas vu le temps passer ? Tu n’avais aucune raison de penser
que les choses avaient changé.
Ellen s’essuya les yeux. Logan continua à
l’interroger. Elle lui expliquait comment on avait quadrillé la
ville pour effectuer les recherches quand son mari et Danny
entrèrent à leur tour.
En apercevant Logan, Danny Glazier eut un choc, et
s’évanouit.
***
Assis sur le siège que venait de quitter Caroline,
Logan observa la scène avec une certaine satisfaction. Relevé par
son père, le jeune Danny recevait les soins des deux femmes qui s’affairaient autour de lui. Pour avoir eu
cette réaction, il fallait bien que ce Danny ait quelque chose à
cacher. Une fois qu’il serait passé aux aveux, l’enquête pourrait
démarrer sur des bases solides. Et Logan pourrait sauver son fils.
Car Will était encore en vie, il en avait la certitude. Toutes les
fibres de son être le lui disaient.
Ellen donna un verre d’eau à son fils, que Dan
venait d’installer dans un fauteuil.
— Tu n’as rien mangé ce matin, lui
reprocha-t-elle.
— Je n’ai pas faim.
— Prépare-lui tout de même un sandwich, dit
Dan à sa femme. Je sais que le sort de Will te préoccupe, mon
garçon, mais ce n’est pas en te rendant malade que tu nous aideras
à le sauver. Tu veux le secourir, n’est-ce pas ?
— Oui, père.
— Alors tu dois manger.
— Oui, père.
— Maintenant, dit Dan, tu vas te présenter à
M. Grey, qui est le père de Will.
Danny posa son verre d’eau, se leva, s’essuya la
main sur sa chemise et la tendit à Logan.
— Je suis heureux de faire votre
connaissance, monsieur. Je m’appelle Danny.
En lui serrant la main, Logan se demanda si les
autres remarquaient que Danny ne le regardait pas dans les
yeux.
— Bonjour, Danny. On m’a dit que tu étais le
meilleur ami de mon fils.
— Oui, monsieur.
Ellen lui apporta un sandwich au jambon. Logan
laissa à Danny le temps de le dévorer. Pour un garçon qui n’avait
pas faim, il faisait preuve d’un solide appétit ! En trois
bouchées il en avait déjà avalé la moitié. Il vida d’un trait le
verre de lait que lui offrait sa mère.
— Quand il a vraiment faim, il doit valoir le
spectacle, dit Logan.
Tous les adultes sourirent.
Le garçon semblait reprendre des forces. L’interrogatoire pouvait
commencer.
— Je voudrais bien savoir comment les choses
se sont passées l’autre jour, quand tu es parti avec Will pour
aller jouer au base-ball sur le terrain de l’école.
Danny faillit s’étouffer et déglutit avec
peine.
— Oui, ça c’est sûr, monsieur Grey. On
allait jouer, mais Will n’avait pas amené son gant chez nous, alors
il a voulu passer par chez lui pour le prendre. J’ai été sur le
terrain de l’école et on a joué sans lui, puisqu’il n’arrivait pas.
Je me suis dit qu’il m’avait laissé tomber pour faire quelque chose
de plus intéressant.
— Cela se comprend, fit observer Logan afin
de le mettre en confiance.
— Danny, fit à son tour Caroline, est-ce que
Will t’a semblé préoccupé, est-ce qu’il avait des
ennuis ?
— Non. Il était content de bientôt rencontrer
son papa.
— Vraiment ? demanda Logan.
Il aurait volontiers jeté à Caroline un regard
accusateur, mais il s’en abstint. Elle s’y attendait, sans doute.
Mieux valait la laisser dans l’incertitude.
Quand elle avait imaginé son mensonge, elle avait
donc tenu son fils au courant de ses projets. A quel moment
était-il convenu qu’elle dirait la vérité, que le père verrait son
fils, et qu’elle le mettrait sur la piste de Whitaker ?
Il y penserait une autre fois. Pour le moment,
seul importait l’interrogatoire du petit Danny qui, selon lui,
n’avait pas tout dit.
— Je voudrais marcher d’ici jusqu’à l’école
et jusqu’à chez vous, dit Logan en s’adressant à Dan Glazier.
Voyez-vous un inconvénient à ce que Danny me serve de
guide ?
— Nous sommes prêts à tout faire pour vous
aider, répondit Dan en frappant de la main l’épaule de son fils.
Pas vrai, Danny ?
— D’accord, répondit le garçon sans
enthousiasme.
— Caroline, reprit Logan, en mon absence tu
vas fouiller ta maison de fond en comble pour vérifier que rien ne
manque, que rien n’a été déplacé. Vérifie
tout, depuis les chemises de Will dans l’armoire jusqu’au nombre de
cornichons dans leur bocal. Vois ce qu’il a pu emporter avec
lui.
— Ce sera fait.
— Et nous, demanda Ellen Glazier, que
pouvons-nous faire pour vous être utiles ?
— Je dois rencontrer le shérif et les
personnalités qui ont organisé les recherches. Si vous pouviez
organiser une réunion avec eux dans… deux heures,
disons ?
— Ce sera fait.
— Merci. Tu es prêt, Danny ?
Le garçon, qui était encore assis, se leva de
mauvaise grâce et sortit en traînant les pieds. Une fois dehors, il
fourra les mains dans ses poches et se mit à marcher en regardant
ses chaussures, dont les semelles soulevaient la poussière. Sans
être un spécialiste de la psychologie des adolescents, Logan Grey
savait à quoi reconnaître un jeune coupable. Il n’avait qu’à se
rappeler les mots que Nana Nellie lui répétait lorsqu’il avait fait
une bêtise : « Tu cherches un dollar par terre,
Lucky ? Lève les pieds, et tiens-toi droit. »
Danny avait quelque chose à cacher. Mais pour le
moment, il importait de distraire l’enfant de ses sombres pensées
afin de lui faire baisser sa garde.
— Tu aimes donc le base-ball, Danny ? Tu
joues en quelle position ?
— Receveur.
— Receveur ? C’est un poste essentiel,
reprit Logan en hochant la tête d’un air admiratif. Tu dois avoir
les bras solides, sans parler des nerfs.
— Je peux lancer, aussi, précisa Danny.
— Est-ce que Will en fait autant ?
— Oui, mais c’est à la batte qu’il est
vraiment fort. Will est plus costaud que moi, vous comprenez, il
renvoie mieux que n’importe qui au collège.
L’information emplit Logan d’une certaine fierté
et le soulagea en même temps. Si Will était
robuste, il n’aurait sans doute pas trop de toute sa force, en ce
moment même.
Au premier carrefour, Danny fit halte.
— On va d’abord à l’école, ou à la
maison ?
— D’abord au terrain de sport, il me semble,
à moins que…
Il fourra lui aussi les mains dans ses poches,
baissa un peu les épaules et la tête, et prit le temps de
réfléchir.
— Quand j’avais ton âge, on avait une
planque, avec mes potes, un coin secret, quoi. Je suppose que ça ne
se fait plus, à l’heure actuelle.
D’un coup d’œil agressif, Danny Glazier lui fit
savoir qu’il se sentait vexé.
— Bien sûr que si ! Avec Will, on a un
fortin secret, mais pas dans ce secteur-ci.
— Tu es allé voir s’il n’y était pas,
naturellement ?
— Hein ? Euh… oui.
— Tu as bien fait, approuva Logan, qui n’en
croyait rien. J’aimerais pourtant y jeter un coup d’œil. Comme je
suis enquêteur assermenté, aucun indice ne m’échappe, en principe.
Tu savais que j’étais enquêteur ?
— Bien sûr ! Will collectionne tous les
articles où il est question de vous, même dans les anciens
journaux ! Vous avez vraiment traqué Burrows et sa bande
jusque dans le Wyoming ?
Cette collection de coupures de presse, Logan
venait de la voir dans la chambre de son fils. Que Will soit fier
de lui et fasse part de sa fierté à ses amis lui faisait chaud au
cœur.
— Dans le Wyoming, oui. Je les ai tous eus,
jusqu’au dernier. Dans la profession, on me respecte, poursuivit-il
avec complaisance, et j’aime bien mon métier. Et puis ce n’est pas
pour rien qu’on m’appelle « Lucky, l’homme le plus chanceux du
Texas ». De la chance, j’en ai à revendre. Je vais retrouver
mon fils. Tu peux compter là-dessus. Montre-moi votre cachette,
Danny. Je te garantis que je garderai le secret.
Le garçon fronça les sourcils. Il hésitait.
— Je suis un homme de parole, rappela
Logan.
— En fait, avoua-t-il en soupirant, ce n’est
pas vraiment un fortin. Juste une cabane que nous avons construite
avec des planches de récupération dans une crique, au bord de la
rivière, en bas. On attrape des grenouilles et des couleuvres. Si
maman le savait, elle en ferait, une tête ! Elle a peur des
reptiles, même des orvets !
— Les femmes ont peur de tout, affirma Logan
avec d’autant plus de conviction qu’aucune n’était là pour le
contredire.
Ils descendirent jusqu’au bord de la rivière en
bavardant de choses et d’autres, entre hommes. En apercevant la
cabane, Logan ne put s’empêcher de sourire. Il avait construit la
même avec Holt et Cade, presque vingt ans plus tôt.
Danny sortit du fond de sa poche une clé et s’en
servit pour ouvrir le gros cadenas.
— Le cadenas sert surtout à maintenir la
porte en place, expliqua-t-il. On n’a rien de vraiment
précieux.
— Mes copains et moi, nous gardions d’abord
la porte fermée pour empêcher les filles d’entrer, dit Logan. Un
peu plus tard, ajouta-t-il en adressant à Danny un clin d’œil
complice, ce n’était pas pour les empêcher de sortir, mais
presque.
Le fils des Glazier rougit comme une pivoine
jusqu’au bout des oreilles, sans oser rire de cette
grivoiserie.
Logan dut se baisser pour entrer. Il lui suffit
d’un coup d’œil pour inventorier le contenu de l’étroit
local : deux couvertures, une lampe à huile, des cannes à
pêche et un sac de billes. Des billes, voilà ce qu’il lui fallait.
A condition d’avoir de la place, bien sûr.
Il prit le sac de billes et sortit pour aller
s’installer sur le sable, au bord de l’eau.
— On fait une partie ? Je voudrais
savoir si j’ai perdu la main, expliqua-t-il en voyant Danny
s’étonner.
— Je croyais que vous alliez chercher des
indices ?
— J’ai tout mon temps.
Un genou sur le sol, il dessina un carré sur le
sable et répandit les billes à l’écart, pour
que chacun fasse son choix. Tour à tour, ils les ramassèrent. Logan
prit pour tirer un calot d’agate et plaça une bille à chaque coin
du carré, puis une autre, au milieu.
Danny allait tirer avec un calot vert. A côté de
chacune des billes déposées par son adversaire, il en mit une en
puisant dans sa propre réserve. Il était déjà dans le jeu.
— On tire pour savoir qui
commence ?
— Et comment ! s’exclama Logan, qui
faisait exprès de prendre les choses au sérieux.
Danny traça une ligne à trois mètres. A genoux, la
main gauche appuyée au sol, Logan visa avec soin et détendit le
pouce plié de sa main droite. Son calot s’arrêta bien avant la
ligne. Aussitôt lancé, celui du garçon l’effleura.
— C’est à toi de jouer !
Au premier essai, Danny chassa une bille, et son
calot resta à l’intérieur du carré. Au deuxième, il en chassa deux,
mais le calot vert roula trop loin. Ce fut à Logan de jouer. Il se
mit en position et prit son temps pour viser.
— Et maintenant, Danny, tu vas me dire ce qui
s’est vraiment passé, cet après-midi-là, murmura-t-il en tirant sur
ce dernier mot.
— Pardon ?
Deux billes sortirent, et l’agate resta sur
place.
— Tu sais pourquoi on m’a appelé
« Lucky, le chanceux » ? C’est parce que je possède
un sixième sens qui m’avertit du danger. Mon sixième sens m’a mis
en alerte à l’instant même où tu es entré dans la cuisine, chez ma
femme.
Les yeux fixés sur le carré, Danny resta
silencieux.
Logan tira encore, et chassa une bille
bleue.
— Will et toi vous êtes restés ensemble, vous
ne vous êtes pas séparés. Dis-moi si je me trompe,
fiston ?
— On est partis chacun de nôtre côté, comme
je l’ai dit, affirma Danny.
Il s’exprimait avec conviction, d’une voix
persuasive, mais qui tremblait un peu.
— Tu mens, alors qu’il est question de ton
meilleur ami. Je me demande pourquoi. Tu as peur de le mettre en
danger ?
— Je ne mens pas.
— Je suis sûr que tu as de bonnes raisons
pour le faire, et je vois deux possibilités. Ou bien tu as fait une
promesse que tu tiens à respecter, ou bien tu es sous le coup d’une
menace.
Danny Glazier laissa tomber son calot et se
redressa. Il abandonnait la partie.
— Vous êtes cinglé ! Je n’ai rien à vous
dire, rien du tout !
— Assieds-toi, Danny.
— Vous n’avez pas d’ordre à me donner. Vous
n’êtes pas mon père.
— C’est vrai, reconnut Logan en se dressant
de toute sa taille. Je ne suis pas ton père. Je suis le père de
Will, et j’ai bien l’intention de tout faire pour le ramener à la
maison sain et sauf. Je n’essaie pas de te faire peur, mais tu dois
bien comprendre que je suis prêt à tout… et je ne plaisante
pas.
— Vous vous trompez complètement, répliqua
Danny, le visage blême, le souffle court.
— Alors explique-moi.
— Vous ne savez pas ce que vous faites.
Laissez Will tranquille à la fin !
— Impossible, c’est mon fils.
— Et il n’est pas à plaindre ! Si on
laisse les choses comme elles sont, tout ira bien pour lui. Il l’a
juré.
— Will l’a juré ?
— Non. L’homme qui…
Il se tut, pris de court, effondré d’en avoir trop
dit.
— Oh non, non, gémit-il, tête basse, les deux
mains croisées sur la nuque. Doux Jésus…
— Will te dirait de parler s’il était là.
Alors parle, je t’écoute.
Mais Danny Glazier ne manquait pas de
ressource.
— L’homme de la Grande Parade de l’Ouest. En
passant par Artesia, il cherchait des champions de tir, pour son
spectacle. Quand il a vu de quoi il était
capable, il a embauché Will, à condition qu’il parte avec lui tout
de suite, sans prévenir personne.
Le regard admiratif, Logan hocha longuement la
tête.
— Tu me plais, Danny. Du diable si je te
crois. Tu sais te défendre, c’est bien. Mais à présent, parlons
sérieusement. Parle-moi de cet homme.
Danny lui jeta un regard désespéré, plein de
larmes qu’il ne pouvait retenir. Il s’y abandonna, émouvant de
détresse.
— Il m’a dit qu’il tuerait ma maman si je
parlais, hoqueta-t-il entre deux sanglots. Il m’a dit comment,
c’était… c’était affreux, monsieur Grey.
Logan l’aurait parié. Un enfant est prêt à tout
pour éviter à sa mère la souffrance et la mort.
— Ta maman ne risque absolument rien, Danny.
Je t’en donne ma parole. Qui était-ce ?
— Je ne sais pas son nom. Il n’est pas d’ici,
monsieur Grey. Mais j’ai quand même peur, pour maman, parce
qu’il a l’habitude. Il a dit qu’il avait tué Suzanne Whitaker en la
poussant dans l’escalier, qu’il était trop malin pour se faire
attraper et que si je ne la fermais pas il tuerait maman, de la
même façon.
— Dis-moi comment les choses se sont passées,
exactement.
Danny s’essuya les joues du revers des deux
mains.
— Maman…
— Il ne s’approchera jamais d’elle.
Regarde-moi bien dans les yeux. Cet homme est mort. En enlevant mon
fils, il s’est condamné à mort. Condamné à mort, tu
m’entends ?
Comme soutenu et fortifié par le regard de Logan,
Danny reprit espoir.
— Il ne reviendra jamais à
Artesia ?
— Jamais.
— Parce que s’il revenait, papa voudrait le
faire arrêter, le juger au tribunal, et l’envoyer en prison, parce
que papa, lui, il est du genre à respecter la loi. Moi par contre,
j’ai vu ses yeux, comme je vois les vôtres en
ce moment. Tant que cet homme ne sera pas mort, je ne serai plus
jamais tranquille.
— Moi aussi je respecte la loi, Danny. Mais
une grande partie du Texas n’est pas encore civilisée. Dans ces
régions-là, les enquêteurs assermentés, comme moi, peuvent
prononcer les sentences, et les exécuter.
— Avec Will, on a lu les journaux. Vous en
avez quelquefois ramené pour les mettre en prison.
Malgré son impatience, Logan sut se maîtriser. Ce
garçon ne parlerait librement que s’il était pleinement
rassuré.
— Pas cette fois-ci. Il a commis un
assassinat et un enlèvement. N’importe quel tribunal le
condamnerait à mort. Je vais m’occuper de lui.
Danny se remit à respirer normalement. Il s’essuya
encore une fois les yeux et entama son récit.
— On ne s’est pas quittés, l’autre jour. J’ai
accompagné Will chez lui. Quand on est arrivés, il y avait dans la
salle à manger un homme qui venait certainement de loin, et buvait
le whisky de Ben, une bonne marque. Il nous a regardés tous les
deux, et il a demandé lequel s’appelait Will, le petit-fils de
Whitaker.
Il secoua la tête en signe de regret, avant
d’aller plus loin.
— Depuis ce jour-là, je me dis souvent que
j’aurais dû répondre à sa place, il aurait pu hésiter ou s’énerver,
on aurait pu se sauver peut-être. Mais au début, on a cru que Ben
venait de rentrer avec un de ses amis, et qu’il lui avait offert à
boire.
— Ce qui était tout à fait vraisemblable en
effet, commenta Logan pour encourager le narrateur et lui permettre
de reprendre sa respiration.
— Will s’est mis en avant et il a dit :
« C’est moi. » Alors cet homme s’est levé pour
s’approcher mais, au lieu de lui serrer la main, il lui a mis le
canon de son revolver sur la tempe. Il s’est tourné vers moi et m’a
demandé mon nom… Et moi, comme un imbécile, je le lui ai donné.
Alors il m’a dit : « On va se mettre d’accord, Danny
Glazier. Ben Whitaker refuse de m’aider. Will
va venir le voir avec moi. Je compte sur lui pour que le vieux
devienne raisonnable. »
Danny baissa les yeux et envoya d’un coup de pied
son calot vert rouler au loin.
— Alors Will a fait sa tête de mulet…
— Sa tête de
mulet ?
— Will est têtu, monsieur. Vraiment têtu. Ben
dit souvent qu’il faut le traiter comme un mulet rétif qu’on veut
faire entrer au corral. Ne pas lui prendre la bride ni le pousser,
mais entrouvrir la barrière. Alors il fonce, et on n’a plus qu’à
fermer derrière lui.
L’estomac douloureusement crispé, Logan
s’attendait au pire.
— Alors, qu’est-ce qu’il a fait ?
— Will l’a attaqué, il s’est battu, mais
l’autre a eu vite fait de l’assommer, et Will est tombé par
terre.
Cette crapule allait payer cher son
crime !
Danny avait de nouveau les larmes aux yeux, mais
il les essuya vaillamment.
— Je ne savais pas quoi faire, monsieur. Sur
le moment, j’ai cru que Will était mort. J’ai failli faire dans ma
culotte. Le bandit jurait, il allait lui donner un coup de pied,
alors je me suis mis entre les deux et j’ai reçu le coup à sa
place. Au moins, ça, je l’ai fait.
Il laisserait son corps aux coyotes !
— Il était fou de rage, complètement fou,
poursuivit Danny, dont le débit s’accélérait au fur et à mesure
qu’il se libérait. Il m’a donné dix secondes pour aller chercher de
l’eau, il l’a jetée sur la figure de Will qui s’est aussitôt
réveillé. Il l’a remis debout et il lui a crié dessus en lui disant
que s’il recommençait il reviendrait après l’avoir livré aux autres
pour faire à la maman de Will ce qu’il avait fait à Suzanne. C’est
à ce moment-là qu’il s’est vanté d’avoir poussé Suzanne dans
l’escalier. Il a raconté comme elle était toute cassée, les yeux
ouverts. On aurait cru entendre le diable en personne. Alors il m’a
regardé et il m’a promis de… de tu… de tuer ma mère à moi, si je
disais un seul mot sur lui.
— Est-ce qu’il a dit son nom ?
— Non, monsieur.
— Tu vas me le décrire aussi bien que tu
peux.
Danny s’essuya les lèvres du revers de la main, en
fronçant les sourcils. Il rassemblait ses souvenirs.
— Voilà. Il est grand, mais pas autant que
vous. Comme mon père, à peu près. Les cheveux châtains, les yeux
bruns, une moustache. Il n’a pas l’air d’un bandit. S’il était en
costume, il pourrait passer pour n’importe qui.
— Rien de particulier ? Réfléchis bien.
Pas de cicatrice au visage ?
— Non, monsieur. Rien de particulier.
Logan devrait donc se contenter de cette
description vague. L’identification aurait été trop facile,
autrement.
— Bien. Il a donc dit qu’il avait besoin de
Will pour convaincre Ben Whitaker de l’aider. Est-ce qu’il a parlé
du canyon du Fantôme noir ?
— Le canyon du Fantôme noir ? répéta
Danny, que cette expression surprenait. Non, pas du tout.
— Raconte-moi la suite.
— Il nous a demandé ce que nous étions censés
faire tous les deux. Will lui a dit que toute une équipe de
base-ball nous attendait, et que nos copains allaient sûrement
venir nous chercher en ne nous voyant pas. Alors l’homme m’a dit de
filer et de ne rien dire à personne si je ne voulais pas qu’il
arrive malheur à ma mère. Je me souviens de ses paroles, parce
qu’il m’a fait peur. « Un bon fils fait tout pour sa mère, mon
garçon. Un malfaisant a menacé la mienne d’un couteau, je l’ai
retrouvé, et je l’ai écorché vif, avec ma lame que voilà. » Il
l’a un peu tirée du fourreau, et je crois bien que j’ai vu du
sang…
Logan retint sa respiration, sans que Danny s’en
aperçoive.
— Il avait l’air si méchant que je l’ai cru,
monsieur Grey. En y repensant, je me suis dit qu’il aurait
mieux fait de se taire, puisqu’il venait de
menacer la mienne. Mais sur le coup, je n’avais pas le temps de
réfléchir.
— Deuce Plunkett, murmura Logan.
Il possédait toutes les pièces du puzzle, à
présent. Elles s’assemblaient parfaitement. La lettre adressée par
Fanny Plunkett à Ben Whitaker était à l’origine de toute l’affaire.
Que Deuce, l’un de ses fils, vienne enlever Will pour faire parler
Ben, éclairait l’ensemble. Ace et Deuce Plunkett, les jumeaux,
étaient réputés pour leur férocité. L’anecdote de l’agresseur
écorché quelques années plus tôt était célèbre dans tout le
Texas.
— Vous le connaissez ? demanda Danny,
qui faisait les yeux ronds.
— Je le connais. Grâce à toi, je vais pouvoir
poursuivre le bandit, d’autant mieux que je sais où il va.
— Alors vous allez sauver Will. Et je n’aurai
plus rien à craindre pour maman ?
— Exactement.
Danny poussa un long soupir de soulagement.
— Tant mieux, dit-il. C’est vraiment une
bonne nouvelle. Sauf que…
— Quoi ?
— Ce que je viens de vous dire, vous n’allez
pas le garder pour vous ?
— Non, bien sûr. Tu penses à tes
parents ?
— Ils n’aiment pas le mensonge. Cette fois,
c’est pire encore. Papa m’a déjà tanné les fesses pour presque
rien. Je ne vais pas m’asseoir pendant huit jours.
— Eh bien, dit Logan en se frottant la nuque,
je n’ai guère d’expérience dans le rôle de père, mais quand le tien
saura pour quelle raison tu n’as rien dit, il me semble qu’il
devrait te pardonner. C’est ce que je ferais, à sa place.
— Vrai ? Ce serait bien que vous le
disiez à papa !
Logan lui posa un bras sur les épaules.
— Tu peux compter sur moi, dit-il en le
secouant affectueusement. On rentre à la maison ?
La proposition semblait séduisante.
— Il n’y a pas d’autre train vers l’Ouest, à
cette heure-ci ?
— Pas avant demain.
— Alors puisque je ne peux rien faire
d’utile, autant me distraire. Dans l’action, c’est l’attente qui
est insupportable. Et puis, poursuivit-il en regardant les billes
éparses sur le sol, ce calot bleu, j’aimerais bien le gagner.
— Essayez toujours ! lança Danny Glazier
en guise de défi.
Ils se remirent à jouer. Ce garçon méritait bien
un moment de détente, après l’épreuve qu’il venait de subir en
vivant pendant des jours dans l’angoisse. De plus, le jeu ne
déplaisait pas à Logan, et la conversation de son adversaire lui
permettait de mieux connaître son fils. Par exemple, Caroline
ignorait sans doute que Will était champion dans l’art de cracher
des graines de pastèque à longue distance, et qu’il avait embrassé
Jo-Ellen Knautz derrière la grange de ses parents, le soir de
Noël.
A la troisième manche, Danny remporta la
victoire.
— Si vous voulez, proposa-t-il généreusement,
on recommence. Vous aurez peut-être plus de chance, cette
fois-ci.
Logan aurait volontiers accepté l’offre, d’autant
que le calot bleu lui faisait vraiment envie, mais il venait de
remarquer du coin de l’œil la présence, un peu plus haut, de
Caroline. Elle avait les mains sur les hanches, et son regard
laissait présager la tempête.
— Vaut mieux rentrer, murmura Danny. La
dernière fois que j’ai vu Mme Grey sur la hauteur et dans cet
état-là, Will n’en menait pas large. Ramenez-le, monsieur. C’est
mon meilleur ami.
— Tu le reverras, Danny, je te le promets. Il
reviendra chez lui.
***
Chaque fois que Plunkett lui tournait le dos, Will
Grey ne quittait pas des yeux la poignée de sa longue lame,
au-dessus du fourreau. Serait-il assez vif et adroit pour la lui
enlever, assez hardi pour frapper ?
Après plusieurs jours passés seul avec lui, il en avait moins peur.
Et sa fureur et son désir de vengeance ne faisaient
qu’augmenter.
Deuce Plunkett méritait l’enfer. Il avait tué
l’adorable Suzanne. Il avait conduit Ben à la folie. Et maintenant
sa mère avait sans doute appris son enlèvement ! Elle devait
être au désespoir, elle allait mourir de chagrin. Tout cela par la
faute de Deuce Plunkett.
S’il avait la force de le tuer, il n’en
éprouverait aucun remords. Depuis qu’on avait fait halte, une heure
plus tôt, il guettait l’occasion. Assis sur un sac de selle et des
couvertures, Plunkett le surveillait, sans rien faire.
Comment s’en débarrasser ? Combien de jours
faudrait-il encore pour atteindre le canyon du Fantôme noir ?
Dans cette vallée, les criminels étaient sans doute trop nombreux
pour qu’un garçon seul puisse les vaincre.
Pour reprendre courage, Will avait bien essayé
d’imaginer la vie dans le Canyon sous un jour moins effrayant que
le prétendait la légende. Personne ne savait vraiment comment on y
vivait. Mauvaises ou bonnes, les réputations sont souvent usurpées.
Les hors-la-loi y prenaient peut-être des vacances, pour se reposer
de leurs crimes ? Dans la vie active, il est rare que les
professionnels ramènent du travail à la maison.
L’espoir fait vivre ! Mais Will savait que
c’était un peu comme attendre de la neige en plein
juillet !
Il n’avait qu’une envie : retrouver sa mère,
ses amis, sa maison ! Ils avaient quitté la ville en chariot,
Plunkett menant les chevaux, Will ligoté dans une malle, endormi
par un liquide amer qu’il avait été contraint de boire. Pendant un
jour ou deux, il avait vécu la plupart du temps dans une
demi-inconscience. Il se souvenait du roulement monotone d’un
train. Mais il n’avait vraiment retrouvé ses esprits que dans
l’écurie d’un loueur de chevaux, dans la lointaine banlieue de Van
Horn, aux portes du désert. Les mains entravées par une corde fixée
à la selle, sous la menace d’une arme, il était sorti de la ville sans pouvoir alerter personne, et
Plunkett ne l’avait détaché que le lendemain.
Durant le jour, on ne faisait halte que pour
reposer les chevaux. La veille, vers midi, des montagnes étaient
apparues, au loin, vers le nord… le Canyon… Ses craintes se
réalisaient. Il devait s’échapper, coûte que coûte. A la moindre
occasion, il passerait à l’attaque. Il ne devait pas hésiter à
tuer, s’il le fallait.
Ce ne serait pas un assassinat, mais une
exécution. Personne ne pourrait prétendre le contraire. S’il y
parvenait, il serait le digne fils de son père.
— Qu’est-ce que tu mijotes, gamin ?
grommela Plunkett. Tu as quelque chose dans les yeux qui ne me
plaît pas.
— Je ne pense à rien, chef, répondit
timidement Will en se hâtant de regarder le sol.
Il avait adopté cette attitude et ce ton dès le
premier jour passé dans le désert. Son ravisseur ne se méfierait
pas de lui s’il pensait avoir affaire à un enfant peureux et
soumis.
— Tu ne te fais pas de drôles idées,
j’espère ? Les drôles d’idées, ça attire de drôles d’ennuis.
Si tu te sauvais dans ce désert, tu n’irais pas loin. Pas d’endroit
où se cacher, pas d’eau à boire si on ne sait pas où en trouver. Tu
as allumé le feu ? Alors fais-moi à manger, et tu auras ta
part. Une boîte de haricots avec du porc fumé, et de la pêche
confite. Le pain, je le couperai moi-même !
Il rit tout seul de cette plaisanterie, qu’il
répétait à chaque étape.
Tout en s’affairant autour du feu, Will cherchait
des objets qui pouvaient devenir des armes. Une pierre coupante, un
bâton solide et pointu. Sous une roche, un scorpion venait de
chercher refuge. Comment convaincre Plunkett de la soulever, cette
roche ?
Dans une situation semblable, comment Lucky Logan
Grey s’y prendrait-il ?
Cette question, Will se la posait en toute
occasion, parce qu’il connaissait bien les exploits de ce père
qu’il n’avait jamais vu. Sa collection de
coupures de journaux faisait sa fierté. Certains épisodes auraient
pu inspirer un romancier, tant ils étaient extraordinaires. Will
Grey détestait parfois son père. Mais il rêvait souvent de le
connaître.
Sa mère n’appréciait pas son enthousiasme, et se
renfrognait chaque fois que le nom de Lucky Logan était prononcé en
sa présence. Mais elle ne critiquait pas la curiosité de son
fils.
Will sursauta. Un caillou de bonne taille venait
de lui frapper l’épaule.
— Dépêche-toi, gamin, j’ai faim, grommela
Plunkett.
— Oui, chef. Je fais de mon mieux,
chef.
— Tu as tout intérêt à ne pas me faire
attendre.
En lui jetant un coup d’œil, Will s’aperçut que
son ravisseur avait sorti d’une sacoche une bouteille de whisky et
en prenait une bonne rasade. S’il en buvait jusqu’à plus soif, il
s’endormirait, peut-être. Quelle chance ce serait ! Mais il en
faut, du courage, ou plutôt de la lâcheté, pour tuer un homme qui
dort !
Ce soir en tout cas, Plunkett n’avait pas envie de
dormir, mais de parler.
— Il me dégoûte, ce sacré désert. En janvier
j’ai cru y laisser ma peau, avec ce vent du diable ! A
l’aller, comme au retour. Tout ce voyage, ça m’a démoli le moral.
C’est sa faute, à cette vieille chipie qui m’a tenu tête, à son
âge ! Elle aurait dû comprendre…
Il parlait de Suzanne, bien sûr. Les haricots
étaient bien chauds, dans leur sauce. Mais Will les remuait encore,
pour laisser à Plunkett le temps de boire. Il le vit avec
satisfaction porter de nouveau la bouteille à ses lèvres.
— J’aurais pas dû la pousser, reprit
l’assassin. Au moment où je l’ai vue toute cassée par terre, avec
ses yeux blancs, j’ai su que maman ne serait pas contente. Sacrée
garce ! Si elle m’avait donné ce que je voulais, elle courrait
encore, la Terreur, et on ne serait pas là tous les deux, mon
gamin, tout seuls au milieu de rien du tout.
Will avait la nausée, en même temps que l’envie de
tuer. Il se souvenait avec horreur du jour
où, en rentrant de l’école, il avait le premier découvert le corps
de la pauvre Suzanne. Plunkett allait-il se taire, à la fin ?
Non, il ressassait encore ses anciens souvenirs.
— « Suzy la Terreur », c’est comme
ça qu’on l’appelait, dans le Canyon. On se souviendra d’elle
longtemps. Même rangée, une pareille tireuse ne perd pas la main.
Il aurait fallu que je sois fou, pour la laisser prendre son vieux
pistolet, et je ne suis pas fou, Bon Dieu ! Je ne pensais pas
que maman m’en voudrait tant quand je lui ai tout raconté.
Il but encore à la bouteille, longuement.
— Je m’étais trompé. Elle m’en veut à
mort.
Will se prit à espérer. Le regard de Plunkett
devenait vitreux. S’il continuait à boire, il finirait par
s’écrouler.
— Je ne l’ai pas poussée pour la tuer. Je
voulais juste me défendre, quoi. Qu’une vieille femme ait encore
tant de force, ça me dépasse.
Will en eut les larmes aux yeux. De la force,
Suzanne n’en avait pas que pour se battre. Elle lui avait toujours
montré le droit chemin, comme maman, et il s’était sans cesse
appuyé sur elle, au cours de son enfance. Il lui devait tant !
Jusqu’au jour de sa propre mort, il ne cesserait pas de la
regretter.
— Tout ça, c’est la faute de cet abruti de
Shotgun Reese, poursuivait Deuce Plunkett. Il a trahi sa famille.
Il a volé ce qui revenait de droit à maman. J’espère bien qu’il
rôtit en enfer, à l’heure qu’il est.
Il but encore une gorgée.
— Dis donc, reprit-il, tu en mets du
temps !
— Encore deux minutes, chef, ça manque de
bois par ici, je n’ai qu’un petit feu.
Plunkett se contenta de grommeler. Le
mécontentement de sa mère lui tenait à cœur, semblait-il.
— Il n’empêche que ce plan, je l’ai trouvé,
c’est le principal ! Elle le portait sur elle, la Terreur,
avec deux ou trois lettres. J’ai dû fouiller ses jupons et ses
godasses, mais en fin de compte j’ai réussi. C’est quelque chose,
quand même ! Mais une femme de cet
âge-là avec des dessous de soie, des fanfreluches, c’est honteux,
si tu veux mon avis !
Plunkett pianotait la paroi de sa bouteille
presque vide. Il ne fallait surtout pas qu’il la repose. Déterminé
à le faire parler, Will se hâta de relancer la conversation.
— Comment avez-vous su que le plan se
trouvait avec les lettres ?
— Parce que je suis malin, voilà
pourquoi ! répondit l’assassin, soudain ragaillardi. J’ai
reconnu l’écriture de Shotgun, alors j’ai su que j’étais tombé sur
un bon filon, c’est le cas de le dire. Je me suis dit que le plan
devait se trouver dans une de ses dernières lettres, et j’avais
raison. Celle de novembre, c’était de l’or en barre !
— Qu’est-ce qu’elle racontait, cette
lettre ?
Soudain sur ses gardes, Plunkett se redressa,
l’air mauvais.
— Tu comptes sur moi pour te le dire,
gamin ?
— C’était juste pour parler, dit Will en
haussant les épaules, pour passer le temps.
Plunkett émit un grognement et resta un moment
tranquille. Will avait abandonné tout espoir d’en savoir davantage
quand les mots se mirent à se bousculer sur les lèvres du
bandit.
— Shotgun écrivait à Suzanne qu’il était
mourant. Il lui envoyait avec sa lettre son testament, qui la
faisait hériter de tous ses biens. Il lui disait qu’elle était le
seul amour de sa vie. Tu vois d’ici la tête de maman, qui l’a
supporté pendant des années. Mais elle a retrouvé le sourire quand
elle a vu le plan d’accès au trésor.
— Le trésor de Geronimo, murmura Will.
— Ou bien un autre, si ça se trouve. Sur le
coup, j’ai pensé qu’après ça maman serait plutôt contente que j’aie
tué Suzy la Terreur. Elle aurait même dû me féliciter, parce qu’une
femme n’aime pas que son mari ait une autre qu’elle en tête, depuis
toujours en plus. J’avais tort, encore un coup !
— Votre mère aimait bien Suzanne ?
— Bien sûr que non ! Mais la carte est
codée.
— Codée ? C’est-à-dire ?
Il se tut encore, et Will crut qu’il en avait
fini. Mais il se trompait.
— Le code, c’est des choses que Shotgun
savait, et que Suzanne savait aussi. Maintenant qu’ils sont morts
tous les deux… C’est pour ça que j’ai dû venir te chercher, gamin.
Maman a besoin que Ben lui explique, parce que lui aussi connaît le
code, bien sûr. Mais après ce qui est arrivé à sa femme, il ne veut
rien entendre. Alors j’ai refait le voyage. Tu es pris en otage,
mon garçon. Ben ne voudra pas qu’on te fasse du mal. Alors il va
déchiffrer le code. Et maman, mon frère et moi, nous serons
riches ! A nous les tas d’or ! Et maintenant, trêve de
parlotte. Donne-moi mon dîner, j’ai assez bu.
— Oui, chef.
Will versa le porc fumé et les haricots dans
l’écuelle métallique, en se brûlant les doigts. A défaut de
poignard ou de colt, il se servirait du plat comme arme. Mais
comment ? Jamais il n’aurait le courage de s’approcher si près
de l’ennemi !
Le cœur au bord des lèvres, il s’avança. Surtout,
il ne devait pas trembler. Il était tout près du bandit à présent.
A cette distance, Lucky Logan Grey n’hésiterait pas. Oui, mais
Lucky était l’homme le plus chanceux du Texas. En même temps,
n’était-il pas le fils de Lucky Logan ?
Deuce Plunkett tendit la main pour saisir la
gamelle. Dans un sursaut, Will lui appliqua le plat brûlant sur le
visage, bien à plat, en poussant un grand cri.
Plunkett hurla de rage et de douleur. De la main
gauche, Will effleura le pistolet mais, rapide comme l’éclair,
l’assassin le fit jaillir de son étui, le prit par le canon et
frappa.
— Bon Dieu, je vais te tuer, je vais te tuer,
bafouilla-t-il, écumant de rage.
Il frappa encore. Will roula sur le sol, se releva
dans le même mouvement et repartit à l’assaut, avec l’audace du
désespoir, frappant des poings, des pieds, prêt à mordre. Mais le
bandit était plus grand, plus fort, et plus expérimenté que lui. Il lui suffit d’un coup de coude à la
tempe pour se défaire de son jeune agresseur.
Pendant que Will, à demi assommé, gisait sur le
sol, le bandit se releva, pestant et jurant, en débarrassant tant
bien que mal son visage des haricots et de leur jus brûlant, auquel
se mêlait du sang.
Il avait au moins réussi à le faire saigner du
nez, se dit Will.
Le bandit se tourna alors vers lui, son arme
braqué sur sa poitrine. Will ne voyait plus que l’âme du canon,
ronde et noire. Non, il n’aurait pas peur. Il ne mouillerait pas
son pantalon.
Plunkett arma le percuteur. Will ferma les yeux,
les bras en croix, les deux mains crispées sur le sol.
Sa vie ne tenait plus qu’à un grain de
sable.