Chapitre 12
— Pourquoi est-il seul ? s’inquiéta
Caroline, quand sa première émotion fut passée. Je ne vois pas
Will.
— Il est seul en effet. Et il vient vers
nous…
— Est-ce un bon signe, ou un
mauvais ?
— Nous n’allons pas tarder à le savoir.
Le cavalier avait lancé son cheval au trot. Il
semblait décidément pressé de les rencontrer. Quand il fut parvenu
assez près pour qu’on discerne distinctement son visage, Logan
remarqua que sa joue droite était marquée d’une grande tache
rougeâtre.
— Est-ce qu’il te connaît ? demanda
Caroline.
— De réputation, sûrement. Mais il ne m’a
jamais vu.
— Alors comment peux-tu savoir qu’il s’agit
bien de lui ?
— Parce que depuis longtemps son frère et lui
ont leur portrait dans les bureaux de tous les shérifs du Texas.
Celui-ci a une figure ordinaire, rappelle-toi ce qu’en disait
Danny. Son jumeau lui ressemble, mais ses traits se sont affaissés.
Ne le quitte pas des yeux, Caro. Si tu dois tirer, tire pour
tuer.
Il fallait qu’ils se taisent, à présent, puisque
le cavalier serait bientôt à portée de voix. Désemparée, Caroline
se tint un peu en retrait. En jetant un coup d’œil à Logan, elle
eut la surprise de le voir aimable et souriant. Il levait même la
main pour accueillir amicalement le visiteur, qui fit halte à
quelques mètres d’eux et les salua. Il aurait eu le visage avenant
si une grande marque rouge ne l’avait à demi défiguré.
— Salut la compagnie ! lança Plunkett.
Pour de la chaleur, c’est de la chaleur, on peut le
dire !
Caroline se contenta de
sourire vaguement et ne dit mot, pour respecter la consigne. Plus à
l’aise, Logan releva d’un coup de pouce son sombrero.
— Salut ! Du côté des montagnes, en
hauteur, ça ira mieux, faut croire !
— C’est sûr, opina Plunkett d’un air avisé.
Mais il faut grimper sacrément haut, pour avoir de la
fraîcheur.
Les banalités étant dites, il sourit à
Caroline.
— On n’en voit pas souvent, des dames qui se
promènent dans ce sacré désert par cette sacrée chaleur.
— J’ai pris un raccourci pour la conduire au
nord, chez ses parents, répondit Logan. Sa mère ne va pas
bien.
— Une mère, c’est sacré, dit Deuce Plunkett
avec conviction. J’espère que la vôtre ira mieux, madame. Moi-même,
tel que vous me voyez, je me fais du souci. Mon garçon… il s’est
disputé avec son frère, comme ça se fait dans toutes les familles.
Mais cette fois-ci, il s’est sauvé plus loin que d’habitude. Je me
demande si vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?
— Votre fils ? lança étourdiment
Caroline.
— Oui, madame. C’est un bon gars, mais avec
son frère… Les jumeaux, ça se bagarre toujours. Pour le retrouver
dans le secteur, vous voyez le travail !
— On peut le dire, murmura Logan en croisant
le regard de Caroline comme pour la prendre à témoin, en réalité
pour l’inviter à se taire. Il ressemble à quoi, votre fils ?
reprit-il en s’adressant de nouveau à Plunkett. Il a quel
âge ?
— Quatorze ans. Grand et maigre, mais gros
mangeur. Cheveux noirs. Quand il s’est sauvé il était en jean, avec
une chemise dans les bruns sombres.
— Il portait un chapeau ? s’inquiéta
Caroline. Avec ce soleil… Et de l’eau ? Il avait de
l’eau ?
Elle entendit peut-être grincer les dents de
Logan, car elle se hâta d’expliquer sa sollicitude.
— Je suis une maman, vous comprenez, alors je
comprends ce que vous devez éprouver. A la pensée d’un enfant… de
n’importe quel enfant, qui part sans prendre
de précaution… Je vous plains.
Sans doute était-ce la première fois de sa vie que
Deuce Plunkett suscitait tant de compassion, car il fronça les
sourcils, l’air contrarié.
— De l’eau, il en a pris, ça oui,
grommela-t-il. Et il avait un chapeau.
— Voilà qui… qui doit vous rassurer, dit-elle
en esquissant un sourire de réconfort.
Logan s’éclaircit la gorge pour ramener
l’attention sur lui et mettre fin au dialogue.
— Votre fils, il s’est sauvé depuis
quand ?
— Bientôt deux jours. Deux jours ce
soir.
Logan avait eu le temps d’observer la grande tache
rouge, d’assez mauvais aspect, qui colorait la joue du forban.
Celle d’une brûlure en voie de cicatrisation, mais assez récente.
Il fallait croire que Will Grey ne manquait ni d’audace ni
d’habileté. Il avait hâte de le connaître.
— Alors vous le cherchez depuis tout ce
temps-là ? s’enquit-il.
— Oui. Qu’il arrive à disparaître dans ce
pays que je connais bien, voilà qui me dépasse. Je commence à
m’inquiéter sérieusement.
— Il n’a peut-être pas envie que vous lui
remettiez la main dessus, suggéra Logan sur le ton de la
plaisanterie.
Il sourit complaisamment. Les paupières de
Plunkett se froncèrent, et l’espace d’un instant son regard devint
vitreux, pâle comme la mort.
— Il doit bien se dire qu’il recevra une
bonne correction, ajouta Logan pour expliquer sa réflexion.
Plunkett se pourlécha les lèvres.
— Il faut bien qu’on punisse les gamins quand
ils désobéissent, pas vrai ?
— Et comment ! fit Logan en se grattant
la nuque, comme pour réfléchir. Ecoutez, il se pourrait bien qu’on
puisse vous renseigner, tant pis pour lui. On ne l’a pas vu, mais
hier soir un type est venu mendier à manger,
là où on réchauffait le dîner. Le midi, il avait eu pitié d’un
gamin qui traînait, tout seul. Ce pauvre homme voulait juste
partager sa gamelle, mais l’autre lui a dévoré toutes ses
provisions. Il s’appelait Will Grey, l’affamé.
— C’est bien lui, confirma Plunkett. Will
Grey. C’est mon fils.
D’un coup d’œil, Logan vit que Caroline
frémissait, la main droite cachée dans son giron. Il durcit son
regard. L’initiative lui revenait, à lui seul.
— Vous avez campé où, au juste ? demanda
le prétendu père.
Logan gesticula sur sa selle, se tournant en
arrière autant qu’il le pouvait, à la recherche d’on ne savait
quoi.
— Pas assez de repères, maugréa-t-il. Je vais
vous faire un plan.
Il se laissa glisser de son cheval et s’éloigna de
quelques mètres pour atteindre une zone sableuse, dépourvue de
toute végétation. Plunkett mit aussitôt pied à terre, pour venir
voir. Caroline s’apprêtait à quitter sa monture, elle aussi, mais
Logan l’en dissuada.
— Restez où vous êtes, madame ! J’aurai
bientôt fini.
Un peu penché, il dessina sur le sable avec une
tige sèche quatre croix et deux cercles.
— Nous sommes ici, expliqua-t-il en désignant
l’une des croix. Là, vers l’est, la colline à une heure de cheval…
Attendez. J’ai un meilleur moyen de vous faire voir… Ne bougez pas,
j’arrive.
Il fit vingt pas, les mains bien visibles jusqu’au
moment où il fit demi-tour. Sur son poncho brillait une
étoile.
— Deuce Plunkett, je vous mets en état
d’arrestation pour l’enlèvement de Will Grey.
Plunkett, qui s’était penché lui aussi, se
redressa lentement.
— Qui diable…
— Je suis enquêteur assermenté. Haut les
mains !
— Va te…
Au moment où le bandit
atteignait son pistolet, Logan sortit le sien et tira. Plunkett eut
à peine le temps de sursauter. Ses genoux se dérobèrent sous
lui.
— Moi aussi, dit Logan en venant vers lui, je
suis le père de Will Grey.
Une main crispée sur la poitrine, le mourant
ouvrit la bouche. Un filet de sang coula sur son menton. Puis il
tomba en avant, face contre terre.
***
Dérogeant pour une fois à ses principes, Logan
décida de laisser les vautours et les coyotes s’occuper du corps du
bandit, sans que Caroline y trouve à redire. Elle ne parvenait pas
non plus à se réjouir d’un châtiment si mérité. A force d’émotions,
son esprit finissait par s’engourdir. Deux morts en deux jours.
Elle n’était pas faite pour subir tant d’épreuves.
Elle se laissa guider par Logan tandis qu’elle
réfléchissait. Elle se sentait meurtrie, plus gravement encore que
la veille, ce qui était d’une certaine façon absurde, puisqu’elle
savait à présent que Will avait échappé à son ravisseur. Elle ne
cessait pourtant de s’inquiéter pour lui. Avait-il assez
d’eau ? Trouvait-il où dormir, où manger ? Comment
parvenait-il à supporter la solitude, dans le désert ? Elle
refusait en effet de penser qu’il était peut-être tombé aux mains
de bandits aussi cruels et dangereux que ceux qu’elle venait de
rencontrer.
Deux jours. Deux morts. Sans compter les victimes
du cyclone… En une semaine elle avait vu plus de sang qu’au cours
de toute son existence. Peut-être avait-elle atteint ses
limites…
Son esprit s’embrumait. Elle aurait voulu se
coucher à l’ombre de l’un des rochers qui jonchaient le sol, et
s’endormir. Ses mains tremblaient et, parfois, elle n’était plus
sûre de ses jambes. La soif était insupportable. Quand elle vit le
paysage tanguer devant elle, elle eut tout juste la force de tirer
les rênes pour faire halte.
Elle glissa de sa selle et s’assit sur le sol.
Juste à côté d’elle poussait un figuier de Barbarie.
Un peu plus, et elle
s’asseyait dessus. A cette pensée, des quintes de rire
l’étouffèrent, lui serrant la gorge. C’était un rire hystérique. Il
lui restait tout juste assez de lucidité pour le comprendre.
— Caroline ? Ma chérie ?
L’ombre de Logan lui cachait le soleil. Elle
continuait à rire, sans pouvoir s’arrêter, en marmonnant, en
gloussant. Pour comble de détresse, elle se mit alors à
pleurer.
— Allons, ma douce, murmura Logan, à genoux
près d’elle, tout va bien, tout va s’arranger…
Comme on souffle une bougie, elle cessa de rire,
et de pleurer.
— Non, rien ne va s’arranger, dit-elle
sèchement, les traits tendus. J’ai soif.
Il alla chercher sa gourde et revint s’agenouiller
près d’elle. Caroline but à longs traits à deux reprises.
— Ça suffit, ma chérie, dit-il en lui
enlevant la gourde des mains, sans qu’elle réagisse. Tu vas te
rendre malade.
Il n’avait pas tort sans doute, car son estomac se
soulevait déjà. Soudain, sa peau se couvrit de sueur tandis qu’elle
se remettait à trembler.
— C’est un coup de chaleur, murmura Logan.
Mais il a déjà fait plus chaud que cela. As-tu bu d’autre eau que
celle de la source ? Non, ce n’est pas possible.
De l’eau ? Elle ne se souvenait plus.
— C’est tout ce sang qui me rend malade,
murmura-t-elle.
— Je le sais bien,
— Je crois bien que Will est sain et sauf, tu
ne penses pas ? Il a échappé à ce bandit, à cet assassin. La
pauvre Suzanne, si bonne, si heureuse, c’est lui qui l’a tuée. Will
est un bon garçon. Il a su se tirer d’affaire. Sain et sauf, il
faut qu’il le soit, je le veux. Il a un chapeau. Il l’a
certainement sur la tête. Le soleil est tellement chaud, il brûle,
tu ne penses pas ? Mais avec son chapeau Will n’a rien à
craindre. Il est bien protégé. Will a besoin d’être protégé,
Logan.
— Je suis certain que Will a bien son chapeau
sur la tête, dit Logan, l’air inquiet. Il
faut que nous trouvions un endroit plus accueillant, pour nous
reposer comme il faut. Tu vois le bouquet d’arbres, là-bas, devant
nous ? Il doit faire plus frais, à leur ombre, et nous allons
trouver une source, puisque tout est vert autour d’eux. Il nous
suffit d’un quart d’heure à cheval, de seulement dix minutes,
peut-être.
Caroline leva les yeux vers sa selle, qui lui
parut aussi inaccessible que le sommet des montagnes, dans le
lointain.
— Je préfère rester assise ici,
murmura-t-elle. Ici, je suis bien.
— Je reviens, lui dit-il à l’oreille, en y
posant un petit baiser.
Logan l’abandonna. Pour quoi faire ? Elle
n’en savait rien, elle ne voulait pas le savoir. Quelques minutes,
ou quelques heures après, il se trouvait de nouveau près
d’elle.
Sans dire un mot, il la souleva du sol et la porta
jusqu’au hongre qu’il montait. Le pied à l’étrier, il la mit en
selle en l’accompagnant dans son mouvement. En chaussant le second
étrier, il lui passa un bras autour de la taille et la serra contre
son torse.
— Ne pense à rien, Caroline. Détends-toi.
Essaie de dormir, si tu le peux.
Contre toute attente, c’est exactement ce qu’elle
fit. Elle ne s’éveilla qu’à demi, un peu plus tard, quand Logan
l’installa sous un arbre feuillu, au bord d’un petit cours d’eau
qui venait de la montagne aux flancs raides. Des résineux
parfumaient la brise tiède, et l’on entendait des cris d’oiseaux.
Aussitôt profondément rendormie, Caroline ne rouvrit les yeux que
lorsqu’une succulente odeur de lapin rôti vint lui chatouiller les
narines.
Elle se redressa pour s’asseoir et examiner les
lieux. Le gibier cuisait sur une broche au-dessus d’un feu de camp
entouré de pierres. D’un coup d’œil vers le ciel, elle vit qu’on
était à peu près au milieu de l’après-midi. Elle avait dormi
plusieurs heures. Le dos appuyé à un tronc, les jambes étendues sur
l’herbe, Logan lisait un livre.
Il le ferma en la voyant assise, et lui
sourit.
Caroline se frotta les paupières, comme l’aurait
fait un petit enfant.
— Tu t’es endormie d’épuisement, expliqua
Logan. Cela se produit dans des cas extrêmes, je le sais
d’expérience.
Caroline, elle, n’avait jamais connu une telle
fatigue auparavant. Le souvenir de ses pleurs et de ses
tremblements l’embarrassait à présent. Elle se serait volontiers
passée d’une telle manifestation de faiblesse.
— Par ma faute, nous allons prendre du
retard, déplora-t-elle. Comment pourrais-tu me pardonner,
Logan ?
— Figure-toi que j’avais justement prévu
cette halte. Ces jours derniers, nous avons mené un train d’enfer,
et puisque nous savons que Will a échappé à Deuce Plunkett, nous
pouvons nous permettre de faire une pause. Un bon repas, un peu de
repos et une bonne nuit de sommeil, il ne nous en faudra pas
davantage pour nous vider l’esprit de tous les drames que nous
venons de vivre. Demain, nous serons plus fringants pour reprendre
la piste jusqu’au Canyon.
— Nous n’y sommes donc pas
encore ?
Elle jeta un coup d’œil au gibier qui rôtissait
au-dessus des braises.
— Il sent bon, ce lapin.
— Sans vouloir me flatter, dit Logan en se
rengorgeant, je suis expert en cuisine. J’ai attrapé ces deux
lapins, et à force de recherches j’ai trouvé des carottes, des
oignons et des pommes de terre. Lapin rôti pour tout à l’heure, et
ragoût de lapin pour demain. Voilà le travail !
— Je m’étonne toujours de ce qu’un chasseur
est capable de récolter en fait de légumes, dit-elle en riant. Tu
n’aurais pas limité tes recherches aux sacs de provisions, par
hasard ?
— Les lapins, je les ai vraiment attrapés, ne
dis pas le contraire. Dans cette région, c’est un
exploit !
— Alors il ne me reste qu’à te présenter mes
excuses et à te remercier, Logan Grey.
— C’est à moi de te remercier,
Caroline.
— Il faut absolument que je te dise…,
reprit-il. Eh bien, en fait…
Il resta silencieux. Sur ses gardes, Caroline
appréhendait ses paroles. Chaque fois qu’il lui demandait de
l’écouter, le pacte conclu entre eux au départ d’Artesia se
trouvait menacé. Ce fragile équilibre, elle entendait pourtant bien
le maintenir. Les discussions la fatiguaient, à la fin.
— On pourrait remettre les choses sérieuses à
plus tard, tu ne crois pas ? plaida-t-elle. Nous sommes si
bien. J’aimerais…
— Je tiens à ce que tu saches que parmi les
choses que je t’ai dites, il y en a que je regrette. D’abord, je
sais profondément que tu es une bonne mère. Une mère comme il en
existe peu. Une mère assez aimante pour faire des folies quand il
s’agit de son fils. Je n’aurais pas rêvé mieux pour mon
enfant.
Caroline laissa échapper un soupir. Un tel
discours menaçait de la bouleverser, une fois de plus.
— Tu m’as dit…
— Je sais ce que j’ai dit, et j’ai eu tort de
le dire. C’est ce que j’essaie de te faire comprendre, Caroline. Je
me suis montré brutal avec toi. La colère m’a aveuglé, je n’ai pas
su me retenir.
Il lui sourit. Son regard semblait la supplier de
lui pardonner. Il tenait vraiment à la convaincre en toute
sincérité, cela se lisait dans ses yeux, s’entendait dans sa
voix.
— Je t’ai menacée de t’enlever Will et de le
garder un certain temps seul avec moi, rappela-t-il. Je le
regrette. Cette menace, je la retire.
— Tu ne vas pas le garder avec toi ?
s’étonna-t-elle.
— Quand bien même je le voudrais, je ne vois
pas comment m’y prendre, dit-il avec humour. Ce garçon s’est
débarrassé de Deuce Plunkett, qui à sa manière ne manquait ni
d’expérience ni de ténacité. Je ne parviendrais pas à le retenir
près de moi s’il n’en avait pas envie. Mais ce n’est pas pour cela
que j’ai changé d’avis, Caroline. J’aurais eu tort, je le comprends
à présent que je vois clair en moi. J’aurais
mieux fait de me taire, ce soir-là. C’est pourquoi je te demande
pardon.
Caroline respira plus librement. Logan renonçait
au pacte conclu à Artesia, mais c’était pour faire la paix.
— Cela ne veut pas dire que je m’en
désintéresse, reprit-il. J’ai bien l’intention d’entrer dans son
existence s’il veut bien de moi. Et si tu me le permets.
A ce mot, elle sentit son cœur battre très
vite.
— A quoi penses-tu, précisément ?
Il haussa les épaules et détourna le regard,
incertain de lui-même.
— Je ne sais pas. Quand nous en aurons fini
avec toute cette affaire, il faudra en discuter. Pour autant que je
sache, Will pourrait très bien refuser d’épouser mes vues. Je ne
dis pas que je renoncerais à le convaincre, non, je ferai tout pour
qu’il m’accepte, tel que je suis. Mais je te donne ma parole que je
tiendrai le plus grand compte de ses vœux, et je n’agirai que pour
son bien, à l’avenir.
— Sois tranquille, il t’acceptera, Logan. Ta
carrière le passionne déjà. Dans le pire des cas, il voudra mieux
te connaître, ne serait-ce que pour satisfaire sa curiosité.
— Je n’en suis pas tout à fait certain. Il a
quatorze ans. Il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un
homme. L’aventure qu’il est en train de vivre risque de le faire
mûrir prématurément. Il peut très bien m’inviter à disparaître de
son existence, en estimant être devenu assez grand pour prendre
soin de toi sans l’aide de personne. Parce que vous n’avez pas
besoin de moi, bon sang !
— Il aurait tort, dit Caroline en lui
adressant un sourire timide. Sans toi, je me demande ce que je
serais devenue ces derniers jours. Si tu avais refusé de
m’accompagner…
Elle se tut et secoua la tête.
— Je préfère ne pas y penser. Jamais je
n’aurais survécu, sans toi.
— Bien sûr que si ! Des femmes aussi
énergiques, aussi décidées que toi, on n’en
voit pas souvent ! Mais je parle, je parle, et le lapin est
prêt !
Caroline avait bu ses paroles. Non seulement Logan
ne disait que ce qu’elle avait envie d’entendre, mais en plus il
avait l’air d’y croire. Ses mots étaient comme un baume sur son
cœur endolori, ils apportaient la paix à son âme, ils réveillaient
en elle des sentiments qui ne s’étaient jamais vraiment
éteints.
Elle avait un faible pour Logan Grey. Un faible
qui pouvait devenir passion amoureuse, si elle n’y prenait
garde.
Ce ne serait pas si terrible, à y bien réfléchir,
songeait-elle en admirant avec quelle habileté Logan maniait la
broche. Ils étaient mariés, après tout. Puisqu’ils avaient déjà un
enfant, ils pouvaient vivre dans la même maison, constituer une
vraie famille. Logan pourrait entraîner Will au base-ball en lui
lançant la balle plus vite sans doute que ses camarades de classe.
Il pourrait le couvrir d’autant de cadeaux qu’il voudrait… Non, il
faudrait qu’il devienne raisonnable, à la fin… Et puis Will
aimerait peut-être bien que ses parents lui donnent une petite
sœur, pourquoi pas ? Il semblait fait pour le rôle de grand
frère.
Tout ce dont elle n’aurait jamais osé rêver, elle
l’avait là, à portée de main. Il lui suffisait de tendre le bras
pour le prendre. A condition que Logan soit consentant, bien
sûr.
C’était là le problème. Que voulait-il, au
juste ? Il avait dit les mots qu’il fallait, il avait agi avec
détermination, parlé de ses futurs rapports avec Will, mais il
n’était jamais allé jusqu’à évoquer la possibilité d’une vie en
famille. En fait, les seuls propos intimes qu’il ait tenus sur ce
sujet, Caroline les avait entendus dans le train, quand il s’était
laissé aller à n’en faire qu’une simple distraction sexuelle.
Il fallait qu’elle lui pose la question. Avant de
lui abandonner son cœur, et son corps aussi, bien sûr, avant de
nouer des liens plus étroits avec lui, elle devait connaître ses
intentions.
En rassemblant tout son courage, elle finirait
bien par la poser, cette question.
— Logan ?
— Oui ? fit-il en détournant les yeux du
lapin pour l’interroger du regard.
Elle s’humecta les lèvres.
— Je me demandais… euh… Il est bientôt cuit,
ce lapin ?
— Tu as faim ? Moi aussi. Encore cinq
minutes, et on se régale !
Honteuse de sa lâcheté, Caroline se dit que, pour
sa punition, elle aurait mérité de rester sur sa faim. Les poules
mouillées mangent-elles du lapin ? Non, bien sûr.
Elle se souvint de l’éloge qu’il faisait d’elle,
tout à l’heure.
« Des femmes aussi énergiques, aussi décidées
que toi, on n’en voit pas souvent. »
Restait encore à le prouver !
Malgré tous ses efforts pour se donner du courage,
elle fut incapable de prononcer les mots qui lui tenaient tant à
cœur. Ils parlèrent de choses et d’autres en mangeant le lapin
rôti. Sur les braises, le ragoût mijotait déjà.
Une fois le repas terminé, ses accessoires
nettoyés et rangés, Logan reprit le livre qu’il avait abandonné
tout à l’heure, s’adossa au même arbre, les jambes allongées, les
chevilles croisées, et continua sa lecture.
Caroline le fixa longuement du regard.
Qu’attendait-elle bon sang ! C’était le moment ou
jamais.
Elle s’humecta de nouveau les lèvres, s’éclaircit
encore une fois la gorge, et se lança.
— Logan ? Je voudrais… Voilà, il faut
que je te demande…
Excédée, elle soupira bruyamment, mais ce fut pour
reprendre son souffle et poser tout d’un trait sa question.
— Logan, tu te prépares à bien jouer ton rôle
de père, mais qu’en est-il de moi, dans tes projets ?
Il leva le nez de son livre et ne répondit
qu’après un moment de réflexion, l’air contrarié.
— Qu’est-ce que tu veux dire par
là ?
— Tu m’as clairement
fait savoir que tu as bien l’intention d’assumer tes
responsabilités de père. J’aimerais que tu me dises tout aussi
clairement de quelle façon tu envisages ton rôle de… de mari.
Au lieu de répondre, Logan fit d’abord la grimace,
ce qui ne présageait rien de bon. Caroline regretta aussitôt
d’avoir parlé.
Il ne voulait pas d’elle ? Quel choc, quelle
désillusion ! Mais il fallait bien qu’elle sache à quoi s’en
tenir, à la fin. Elle avait le droit de savoir, elle ne méritait
pas que son mari la méprise. Après quinze ans de solitude, et de
fidélité, elle aurait légitimement pu faire des projets d’avenir
avec un autre, pourquoi pas ?
Non, pas vraiment. Pas encore. Elle devait
connaître ses intentions, d’abord. Mais il semblait bien qu’il se
souciait comme d’une guigne de l’avenir de sa femme. Machiste comme
le sont tous les hommes, il n’avait de pensée que pour son
fils.
Elle le vit soupirer longuement, et refermer son
livre.
— Nous y voilà donc, murmura-t-il. C’est le
moment d’en parler, bien sûr. Il vaut mieux mettre les choses au
point avant de retrouver Will. Je te dois bien ça, je pense.
Il lui devait quelque chose ? Pour quel
service rendu ? Pour avoir couché avec lui ? Moralement
meurtrie, Caroline se redressa, très digne.
— Je ne vois pas les choses en termes de
« dettes » réciproques, dit-elle en faisant sonner
dédaigneusement le mot. Quoi que nous réserve l’avenir, il me
semble que nous devrions oublier le passé, une fois pour
toutes.
— Oublier le passé ? répéta-t-il en se
dressant sur ses jambes. J’en suis malheureusement incapable. Mon
passé, mon présent, mon futur, tout cela ne fait qu’un. Comme une
sorte de cercle, dont je ne peux sortir.
Qu’entendait-il par là ? Qu’est-ce qui
n’allait pas chez lui ? Il ne pouvait pas se contenter d’une
seule femme ? C’était cela, sans doute. Caroline eut froid,
tout à coup. Elle refusait de le croire. Elle avait trop mal.
Mais qu’imaginer
d’autre ? Une instabilité maladive, peut-être ? Etait-il
enquêteur assermenté pour la seule raison qu’il ne tenait pas en
place ? Elle se souvint de leur première soirée, à Fort Worth.
Il lui avait parlé de Californie et de Louisiane. Préférait-il les
déplacements incessants au confort d’un foyer ?
Elle resta un moment silencieuse, pour prendre le
temps de réfléchir.
— Pourquoi tourner en rond, pourquoi
ressasser le passé ? demanda-t-elle. Longtemps, je t’en ai
voulu, après m’être réveillée seule, il y a longtemps. A présent,
je ne t’en veux plus.
— Tu ne me comprends pas, Caroline.
Cela devenait désagréable, à la fin.
— On peut le dire, en effet, lança-t-elle en
se mettant debout, elle aussi, pour rester à sa hauteur. Il faut
« mettre les choses au points » entre nou, Logan, comme
tu l’as proposé.
Il lui adressa un pauvre sourire.
— Tu es la bonté même, Caroline. Je t’admire.
Tu mérites d’avoir… eh bien… tout ce dont tu peux rêver.
Justement ! C’était de lui qu’elle rêvait,
c’était lui qu’elle méritait, lui qu’elle voulait. Pourquoi ne
ressentait-il pas la même chose ?
Elle croisa les bras, et attendit la suite. Toutes
ces hésitations annonçaient un adieu, sans doute. Elle ne le voyait
pourtant pas monter à cheval et s’éloigner vers le couchant, la
laissant seule. Ils n’avaient pas encore retrouvé leur fils. Logan
ne pouvait pas abandonner sa femme au milieu de nulle part.
Il se passa nerveusement les doigts dans les
cheveux et se mit à aller et venir.
— En huit ou dix jours, j’ai appris à te
connaître assez bien, déclara-t-il, et je sais que tu n’es pas une
femme comme les autres. Tu serais plutôt indépendante et originale,
dans ton genre. Mais dès qu’il est question de famille et de foyer,
il faut bien admettre que tu es aussi traditionaliste que toutes
les autres.
Il fit halte devant elle pour la regarder dans les
yeux, pour qu’elle lise dans les siens toute la sincérité de ses
propos.
— Je ne peux absolument
pas être un mari ordinaire, Caro. Je ne peux pas me lever le matin
pour aller au travail, rentrer le soir pour dîner et lancer la
balle à mon fils jusqu’à l’heure du coucher. Je ne dis pas que je
ne trouve aucun charme à ce genre d’existence, mais ce n’est pas
une vie pour moi. Le destin m’en a exclu.
Caroline sentait que ses jambes risquaient de se
dérober sous elle, mais elle tint bon.
— Le destin a bon dos, protesta-t-elle. Dis
plutôt que tu n’en veux pas. Tu préfères aller à l’aventure, courir
le monde, et courir les filles !
— Non, ce n’est pas vrai !
s’indigna-t-il en faisant un grand geste, ses yeux verts brillants
de colère. C’est absolument faux ! Qu’importe ce que je
désire, car chaque fois que je cours ma chance et que j’essaie de
la saisir, le malheur s’abat sur ceux que j’aime !
Pour qu’il montre pareille véhémence, il fallait
bien qu’il ait ses raisons. Elle s’alarma aussitôt.
— Que veux-tu dire par là, Logan ? Que
Will et moi nous ne sommes pas ta seule famille ? Que tu as
une autre femme et d’autres enfants, cachés quelque
part ?
— Je ne les ai plus, répliqua-t-il d’une voix
sourde.
En voyant les traits de son visage se figer,
Caroline comprit qu’il regrettait d’avoir parlé. Sous le coup de la
colère, il en avait trop dit.
Caroline souffrait pour lui, souffrait pour
elle-même. En le questionnant avec insistance, elle était parvenue
à lui arracher un secret, sans le vouloir. Il avait de la peine, à
présent. Elle voyait à son expression, à son attitude, qu’il était
malheureux.
— Je te demande pardon, murmura-t-elle. Je
n’aurais jamais dû… Je t’ai fait du mal.
Il prit une profonde inspiration, et soupira
longuement.
— C’est une cruelle histoire, Caroline. Elle
te ferait peur. Il vaut mieux que je la garde pour moi.
— Je crois au contraire que tu devrais me la
confier, Logan, pour t’en libérer. Pour me permettre aussi de te
comprendre, de savoir pourquoi tu réagis si
étrangement quand il est question de nous, de notre famille.
— Nous ne formons pas une famille !
s’exclama-t-il avec violence. Je ne peux pas vivre en famille, je
n’en ai pas le droit !
Caroline s’appuya à un arbre, se tint les mains et
soutint le regard désespéré que lui jetait Logan.
— Alors dis-moi pourquoi, fit-elle d’une voix
blanche. Que cela te plaise ou non, tu m’as épousée, et nous avons
un enfant. Tu as le devoir de me dire pourquoi nous ne pouvons pas
vivre ensemble, c’est la moindre des choses.
— Bon Dieu, Caroline, murmura-t-il, presque
menaçant.
Comme elle restait ferme et ne baissait pas les
yeux, il serra les lèvres, et son regard perdit de son éclat.
S’avouant vaincu, il poussa un soupir de résignation.
— Tu sais que j’ai été confié à l’orphelinat
que dirigeaient tes grands-parents, dès l’âge de cinq ans. Toute ma
famille venait d’être emportée par une inondation.
— Je le savais. C’est depuis ce temps-là que
tu portes le nom de Lucky, parce que tu avais la chance d’être le
seul survivant.
— C’est ta grand-mère qui me l’a donné. Nana
Nellie et moi, nous ne nous entendions pas toujours quand il était
question de chance. J’ai vécu chez elle pendant une dizaine
d’années et puis je suis parti explorer le vaste monde, comme on
dit. C’est à cette époque-là que ton père m’a recruté dans un
saloon, à Georgetown, pour arranger ses affaires. Tu connais la
suite, ce n’est pas brillant.
— J’ai Will, répondit-elle calmement. Il est
le bonheur de ma vie. Jamais je n’ai eu autant de chance que le
jour de notre mariage.
— Tu ne l’as pas toujours pensé, j’imagine.
J’ai eu tellement honte quand tu m’as appris quelle vie tu avais
menée avant que des hors-la-loi plus ou moins repentis te
recueillent… Mais tu n’es pas la seule que j’aie rendue
malheureuse…
Pas la seule. Caroline
ferma les yeux. Elle savait à quoi s’attendre. Logan allait lui faire le récit de ses
amours avec une autre femme.
— C’était un peu plus d’un an après notre
rencontre à Georgetown. Rappelle-toi bien que j’avais fait
confiance à ton père, et que je me croyais toujours
célibataire.
Caroline éprouva la désagréable impression de
revivre l’épisode de leur première rencontre chez les MacBride. Les
choses étant claires à présent, fallait-il vraiment revenir sur des
explications échangées deux semaines auparavant, autant dire un
siècle ?
— Sans vouloir te fâcher, tu peux passer
là-dessus, suggéra-t-elle. Je suis au courant.
— C’est important pour la suite. Je peux me
taire, si tu préfères ne rien savoir !
Pour qu’il se montre à ce point susceptible, il
fallait qu’il lui soit vraiment pénible de lui faire ses
confidences. Caroline se reprocha sa propre impatience.
— Je veux seulement comprendre, dit-elle sur
un ton radouci.
Logan, les yeux baissés, s’assit sur une roche
plate. Il ramassa sur le sol une poignée de petits cailloux qu’il
se mit à jeter un par un au hasard, au fur et à mesure qu’il
progressait dans son récit.
— En quittant Georgetown, je suis descendu
vers le sud, en me louant pour un jour ou deux quand je manquais
d’argent. A Laredo, j’ai gagné vingt dollars en participant à un
concours de tir. Parmi les spectateurs, deux hommes m’avaient
remarqué. C’étaient deux frères, Jack et Stoney Wilson, qui se
disaient enquêteurs assermentés. Ils m’ont offert de m’employer,
comme assistant.
— Je me demandais comment tu avais commencé
ta carrière, dit Caroline.
— J’aimais bien ce travail, poursuivit Logan
sans réagir à l’interruption. J’aimais la vie que je menais. Il
m’est bien arrivé de commettre des actes dont je ne suis pas fier à
présent, mais à cette époque-là… Je jouais aux gendarmes et aux voleurs, Caroline, comme chez Nana Nellie.
Je portais quelquefois un chapeau de ranger, pour faire illusion,
mais en toute innocence, je t’assure.
— Tu étais très jeune, alors.
— Jeune et sans expérience. J’ai mis du temps
à comprendre que ces prétendus enquêteurs étaient en fait des
criminels aguerris. Un an, peut-être, et après avoir commis
quelques mauvaises actions de gaieté de cœur. Quelle
honte !
Il ferma les yeux et se tut, la tête inclinée en
arrière. Caroline, qui s’était assise elle aussi, respecta son
silence. Il semblait tant souffrir ! Son visage tourmenté, la
nervosité de ses gestes révélaient le combat qui se livrait en
lui.
— Les Wilson m’ont envoyé un jour à Saltillo,
au Mexique, pour m’occuper d’un homme qui leur avait volé du
bétail. Je l’ai sorti d’un bar et comme il était complètement ivre,
je l’ai flanqué dans un chariot pour aller le rosser plus loin. Un
garçon qui l’accompagnait est arrivé à la rescousse, et m’a tiré
dessus.
Il marqua une pause et chercha le regard de
Caroline, qui s’émut de le voir bouleversé.
— J’ai riposté, et j’ai fait ma première
victime. Mais celui que j’ai tué n’était pas un adulte. C’était un
gamin, plus jeune peut-être que Will aujourd’hui. Je me souviens de
son visage, je ne cesse de le voir, il me hante.
— Oh, Logan.
— Mais je n’ai pas renoncé à mon emploi,
reprit-il d’une voix plus sourde. Je n’ai pas quitté les Wilson. Je
me suis dit que j’étais en état de légitime défense, qu’il avait eu
tort de me tirer dessus, et qu’il méritait son sort. Il n’empêche
que je n’étais pas fier de moi. Je me disais que la mort d’un gamin
était un prix trop lourd à payer pour quelques bœufs ou quelques
vaches.
Du pouce, Logan lança le dernier caillou qui lui
restait, le plus gros, contre la paroi rocheuse qu’il frappa avec
bruit.
— Deux ou trois mois plus tard, il a fallu
que je surprenne une conversation entre les deux frères pour que la
vérité m’apparaisse dans toute son horreur.
Les Wilson m’avaient menti. L’homme que j’étais allé poursuivre au
Mexique n’était pas un voleur de bétail. C’était le père d’une
jeune fille qui avait disparu, et qui la recherchait activement. Le
gamin que j’ai tué était le petit frère de la malheureuse.
Ne sachant que dire, Caroline vint vers Logan et
voulut lui prendre la main. Il la repoussa.
— J’ai essayé d’en savoir davantage, mais les
Wilson cachaient bien leur jeu et ils me faisaient peur. Je les
espionnais pourtant. Quand j’ai découvert leur trafic… Grands
dieux !
D’un coup de pied rageur, il envoya une pierre
rouler au loin.
— Je n’ose pas le dire, Caroline. Ils
enlevaient des femmes et des filles pour les vendre à des
proxénètes de Mexico, qui les prostituaient.
Saisie de stupéfaction, Caroline resta d’abord
muette. Elle se souvenait de ce qu’avait dit Ben lorsque deux
personnes avaient disparu, non loin d’Artesia.
— Oh non, ce n’est pas possible,
balbutia-t-elle. Alors qu’as-tu fait, Logan ?
— Parce que je voulais les dénoncer, les
faire condamner, j’ai voulu mieux connaître leur trafic. Je leur ai
dit que moi aussi je voulais profiter de l’aubaine. Comme ils
avaient de l’estime pour moi, ils ont accepté. A la première
occasion, ils m’ont emmené en expédition avec eux, pour
l’enlèvement de quelques « pouliches », car c’est ainsi
qu’ils appelaient ces pauvres filles. Sur le coup, je ne voulais
plus dénoncer les Wilson, je voulais les tuer. Mais je me suis
rendu compte qu’ils faisaient partie d’une organisation plus
importante. En les exécutant, je me privais du moyen de connaître
toute la bande.
Les lèvres serrées, il hocha la tête, sans rien
voir autour de lui.
— Alors je suis allé secrètement voir les
rangers, et je leur ai raconté toute l’histoire. Ils ont préparé un
plan qui devait leur permettre de capturer le gang au grand
complet, à condition que je les prévienne. Ce
que j’ai fait la veille de l’expédition suivante.
Caroline recensa dans sa mémoire toutes les
coupures de presse collectionnées par Will. Aucune d’elles ne
faisait mention de cette première collaboration de Logan avec les
rangers. L’affaire était pourtant d’importance, puisqu’il
s’agissait d’un des crimes les plus abominables qu’on puisse
imaginer.
— Cette fois-là, le butin se composait de
huit femmes, poursuivit Logan. De huit femmes…
Sa voix s’étranglait dans sa gorge.
— … et d’une jolie petite fille,
continua-t-il au prix d’un violent effort. Elle avait six ans, les
cheveux noirs et bouclés, et les yeux noisette. Elle s’appelait
Elena.
Caroline se mordit la lèvre. A en juger par la
difficulté qu’éprouvait Logan à s’exprimer, elle pressentait le
pire.
— Sa mère était une jeune veuve qui avant son
enlèvement tenait le ménage d’un fermier, à Hill Country. Maria
tenait à Elena comme à la prunelle de ses yeux, comme toi avec
Will. Maria était au désespoir. Je l’ai entendue dire qu’elle
tuerait sa fille avant de se suicider pour qu’elles échappent
toutes les deux au sort qu’on leur réservait. Je n’ai pas pu
supporter cela, Caroline.
— Tu les as aidées à s’évader ?
— Oui. Les rangers avaient prévu d’intervenir
en force, et les membres du gang pouvaient faire disparaître leurs
victimes avant d’être arrêtés. Quelques heures avant l’attaque, en
pleine nuit, j’ai emmené la mère et la fille avec moi, et nous nous
sommes enfuis. Au début, j’étais bien tranquille. Les journaux ne
parlaient que du succès remporté par les rangers, qui avaient tué
quelques membres de la bande et arrêté tous les autres. Pour nous,
l’affaire était bel et bien finie.
La souffrance qui atténuait l’éclat de ses yeux
verts annonçait qu’à cette victoire allait succéder une
catastrophe.
— Je tenais à m’éloigner du Texas pour m’y
faire oublier. Nous sommes donc allés en
Oklahoma, où j’ai acheté une ferme. Nous nous sommes
installés.
Il lui adressa un sourire gêné en lui jetant un
regard coupable.
— J’ai épousé Maria, Caroline. Je ne savais
pas que toi et moi…
— Je comprends, murmura-t-elle aussi
calmement qu’elle le put, alors qu’elle avait envie de pleurer et
que la question qui lui brûlait les lèvres pourrait recevoir une
réponse qui lui ferait mal.
— Tu l’aimais, n’est-ce pas ?
Il chercha d’abord ses mots.
— C’est difficile à dire. J’adorais Elena.
Elle était fraîche comme un bouton de rose, et si vivante !
Quand elle souriait, tout le monde souriait avec elle. Elle était
un ange d’innocence, et je l’aimais, vraiment. Du côté de Maria… Eh
bien… elle faisait un effort, mais elle portait encore le deuil de
son premier mari, qui n’était pas mort depuis longtemps. Elle avait
vécu trop de malheurs en trop peu de temps pour s’en remettre. A la
longue, les choses se seraient arrangées, sans doute. Mais le temps
nous a manqué, justement.
— Que vous est-il arrivé ?
— Ce sont les Wilson qui sont arrivés. Ils
ont peut-être su que je les avais dénoncés aux rangers. Toujours
est-il qu’ils avaient échappé à la rafle. En Oklahoma, je croyais
vivre en sécurité… Qu’ils pourrissent en enfer, ces
misérables !
Caroline vint lui poser la main sur l’épaule, sans
qu’il la repousse, cette fois-ci. Elle pouvait donc lui apporter un
peu de réconfort.
— Vous étiez installés bien loin du Texas,
fit-elle observer.
— Très loin, en effet. Et nous avions même
pris des noms d’emprunt pour qu’on ne puisse pas nous retrouver.
Mais les Wilson se sont acharnés. Ils voulaient se venger de moi,
bien sûr, mais ils tenaient surtout à retrouver Maria. Elle était
très différente de leurs victimes ordinaires par sa beauté
étonnante. Elle avait des mois plus tôt repoussé les avances d’un
riche et noble Mexicain. Comme il prétendait que tout s’achète, il l’avait en quelque sorte mise à prix,
et les deux frères, après avoir emporté le marché, étaient toujours
en dette à son égard.
— Quel affreux personnage !
— Toujours est-il que les Wilson n’étaient
pas seulement recherchés par les rangers du Texas. Les hommes de
main du Mexicain les harcelaient sans cesse, je l’ai su plus tard.
C’est miracle qu’ils aient échappé aux uns comme aux autres.
Alors…
Logan se tut et tourna la tête ailleurs, pour que
Caroline ne voie plus son visage. Les muscles de son cou ne
cessaient de tressaillir, il déglutissait douloureusement.
— Elena allait avoir sept ans. J’étais allé
en ville lui acheter son cadeau d’anniversaire. Quand je suis
rentré à la maison…
Logan ferma les yeux. Ses mains tremblaient.
Allait-il se trouver mal ? Dans un premier mouvement, Caroline
avança le bras pour lui prendre le poignet, elle ouvrit la bouche
pour exprimer sa compassion. Mais elle se souvint à temps d’un
conseil jadis donné par Suzanne : mieux valait laisser le
chagrin s’écouler avant d’espérer le soigner.
Elle retira son bras et referma les lèvres.
— Les Wilson étaient passés par là. Je ne
sais pas ce qu’ils ont pu dire à Maria ni même s’ils ont eu le
temps de lui parler. Elle s’est affolée, en tout cas…
Avant d’aller plus loin, il dut encore se taire et
s’éclaircir la gorge.
— Elle a tué Elena d’un coup de pistolet
avant de se tirer une balle en plein cœur, dit-il très vite. A cinq
minutes près, je serais rentré à temps pour les sauver toutes les
deux.
Caroline dut s’asseoir. Ses jambes se dérobaient
sous elle. Tuer sa propre fille pour échapper avec elle à
l’esclavage sexuel, quel épouvantable dilemme, quelle
horreur ! C’était inimaginable.
Et le drame de Logan, qui aurait pu éviter la
catastrophe, à quelques minutes près… Elle ne s’étonnait plus qu’à
la seule évocation de la vie de famille il ait d’aussi étranges
réactions. Et cette pauvre petite fille, qui
serait une belle jeune femme à présent si elle avait vécu…
Caroline fondit soudain en larmes, les deux bras
autour du corps de Logan qu’elle étreignait avec force, jusqu’à
presque le bercer. Il se raidit un peu, sans la repousser
toutefois, ce qui lui parut encourageant.
Il avait besoin d’elle…
— Les Wilson, tu les as tués ?
— Le jour même. Dans ma rage, j’ai vidé deux
chargeurs sur leurs carcasses. Mais il était trop tard. Trop tard,
bon Dieu !
— Logan, je…
Il avait sans doute atteint les limites de sa
résistance, car il se détacha d’elle, mais ce fut pour la prendre
dans ses bras et se laisser aller avec elle sur le sol.
— Je ne veux pas défier le destin, Caroline.
Lucky Logan Grey, l’homme le plus chanceux du Texas, quelle
blague ! A cinq ans, j’ai été le seul survivant de ma première
famille. Moins de vingt ans plus tard, pareil ! Fonder une
troisième famille serait de la démence ! Est-ce que tu me
comprends, Caroline, maintenant que je t’ai révélé ce que je n’ai
encore jamais dit à personne ? Est-ce que tu me
comprends ?
Caroline eut une pensée fugitive pour Wilhelmina
Peters, la chroniqueuse du Daily
Democrat, qui s’était étonnée de ce mystère en mangeant des
gâteaux.
Pauvre Logan. Il avait besoin d’elle, comme elle
avait besoin de lui. Elle devait lui faire admettre que tout
n’était pas perdu, qu’il avait une chance à saisir, d’autant plus
naturellement qu’ils étaient déjà mariés et qu’ils avaient déjà un
fils, que sa femme l’aimait, qu’elle voulait guérir les plaies de
son âme. Mais comment le lui dire ? Comment le lui
montrer ? Comment lui ouvrir les yeux ?
Elle cherchait ses mots. Il ne lui laissa pas le
temps de s’exprimer. Il se leva, reprenant aussitôt son assurance
naturelle, son autorité.
— Je ne peux pas être le mari qu’il te faut,
Caroline. Je refuse d’être le mari qu’il te faut. Pour mon malheur,
je ne peux même pas être le père dont Will a
besoin, celui qu’il mérite.
Caroline se releva elle aussi, pour
protester.
— Il ne faut pas dire des choses pareilles,
Logan !
— Je te les dis pourtant, et je te conseille
de bien m’entendre. Je peux te donner de l’argent, Caroline, je
peux te faciliter la vie, m’occuper de tes problèmes, si tu en as.
Je ne te laisserai pas seule dans ton lit, tant que tu le voudras.
Mais ne m’en demande pas davantage, bon sang. Je n’ai rien d’autre
à t’offrir, parce que le malheur dont je souffre est trop
contagieux. Je me soucie trop de ton bonheur pour te faire courir
ce risque.
Elle le comprenait très bien. Les hommes les plus
forts et les plus courageux peuvent avoir des faiblesses, des peurs
qu’ils ne contrôlent pas. Traumatisé par ses expériences passées,
Logan refusait de prendre un nouveau risque. Depuis une dizaine
d’années, il ne vivait que dans le présent, il vivait seul.
Et elle le plaignait.
En rassemblant tout son courage, elle franchit les
quelques pas qui la séparaient de son mari. Elle osa lui prendre la
tête à deux mains pour plonger le regard dans le sien.
— Moi aussi je me soucie de toi, je pense à
toi, Logan. Et maintenant je te comprends. Je te comprends
vraiment. Mais je ne suis pas d’accord avec toi. Pas du tout.
— C’est-à-dire ?
Caroline comprit que le moment de franchir le pas
était venu. Elle aurait préféré s’en abstenir. Se lancer ainsi,
c’était se montrer vulnérable, s’exposer à une rebuffade. Mais elle
savait que pour émouvoir un homme aussi gravement meurtri, il
fallait faire montre d’une confiance absolue en lui. Et davantage
encore.
— C’est-à-dire que je t’aime, Logan Grey. Que
je t’aime depuis toujours.
Pendant le silence qui suivit, elle vit passer
dans l’opale de ses yeux de l’espoir, du bonheur, de la joie
peut-être. Mais il se reprit aussitôt, tout à son tourment, et son
corps se figea.
Sans l’écouter, elle renouvela son assaut.
— Je t’aime, Logan, et tu n’as plus le droit
de vivre seul. Je comprends bien que tes malheurs t’ont découragé,
qu’ils t’ont fait peur. Mais le moment est venu de ne plus avoir
peur, Logan.
Elle devinait sur son visage le combat qui se
livrait en lui. Il avait envie de la croire, de saisir sa chance,
elle le voyait bien. Mais la peur le dominait, le dévorait comme
une hydre féroce. Il faudrait encore du temps, et beaucoup de
témoignages d’affection, pour le convaincre que tout n’était pas
perdu, et qu’il méritait bien de vivre en famille, et
heureux.
Elle lui mit un doigt sur les lèvres.
— Ecoute-moi, à ton tour. Tu es mon mari,
Logan Grey, le père de mon fils, et celui de l’enfant que je porte
peut-être, si la nature le veut ainsi.
En proie à une soudaine panique, il se raidit en
ouvrant grand les yeux.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-il malgré
l’index qui s’appuyait sur sa bouche.
— D’ores et déjà, nous constituons une
famille, que cela te plaise ou non. Une famille assez originale, je
le reconnais volontiers, mais qui existe bel et bien. Tu as une
famille, et j’entends bien te donner un foyer, où tu seras vraiment
chez toi.
— Mais bon sang, tu n’as pas compris ce que
je viens de te dire !
Oh si, elle l’avait bien compris. Elle voyait
aussi la cause de son angoisse dans ses yeux. En restant près
d’eux, il craignait de leur apporter le malheur, à Will et à elle.
Mais il ne pouvait pas les quitter vraiment.
— Je t’ai bien écouté et bien compris,
dit-elle. Mais je veux être optimiste, résolument. On voit rarement
des hommes qui ont autant de courage que toi. Tu as dominé des
catastrophes qui en auraient détruit bien d’autres. Jusqu’à
présent, tu as vécu dans la peur. Maintenant, tu dois pouvoir t’en
libérer. Prends ton temps, Logan. Compte sur moi pour te soutenir
et te donner du courage. Je parie sur ma
réussite, sur celle de notre famille. Je parie sur toi, Logan
Grey.
Il appuya son front contre le sien, si bien que
leurs cils s’effleurèrent.
— Tu es complètement folle, Caroline Grey,
murmura-t-il tendrement.
— Folle d’amour pour toi, répliqua-t-elle en
se mettant sur la pointe des pieds. Embrasse-moi, Logan. Fais-moi
sentir ce que tu as dans le cœur et que je sais déjà, même si pour
l’instant tu ne trouves pas les mots pour le dire.
D’un soupir il reconnut qu’elle avait gagné, il
l’attira à lui, les mains au bas de son dos, et posa les lèvres sur
les siennes. Ce ne fut pas un baiser ordinaire. Ils n’en avaient
jamais échangé de semblable. Ce fut un baiser plein de tendresse et
de mélancolie, plein d’espoir aussi, si doux que Caroline se mit à
pleurer, émue de tant de beauté.
Mais soudain, le claquement d’une culasse qui se
referme les paralysa. Logan sentit le canon froid d’une arme dans
son dos. Il n’avait rien senti venir… Son don l’avait-il
abandonné ?
— Enlève tes pattes de ma mère, vaurien, ou
t’es mort ! lança une voix d’adolescent un peu rauque.
Des larmes de joie perlèrent aussitôt aux yeux de
Caroline…