Chapitre 10
Lorsque la porte se fut refermée derrière Ellen,
Caroline s’y adossa, tremblante comme une feuille, épuisée. Seule,
sans témoins, elle n’avait plus à se composer le visage et l’allure
d’une mère courageuse et forte. En avouant la vérité, Danny Glazier
l’avait anéantie.
Grands dieux, quel désastre ! Comment en
était-elle arrivée à ce degré de détresse ?
Ben, son père adoptif, était prisonnier de Fanny,
la mère de l’assassin de Suzanne, celui-là même qui venait
d’enlever Will. Son mari, qui fourbissait ses armes dans la
cuisine, refusait de lui adresser la parole.
L’image de Suzanne s’imposa alors à elle. La
vieille femme lui apportait toujours la force dont elle avait
besoin pour traverser les épreuves difficiles. Ni la peur ni les
larmes ne l’aideraient à retrouver son fils.
Elle se redressa, prit une profonde inspiration et
carra les épaules. Il fallait absolument qu’elle parle à Logan, et
ce serait folie de l’affronter en lui offrant le spectacle d’une
femme faible, d’une pleureuse prête à défaillir.
Elle était parvenue à affronter un homme armé à la
banque de Fort Worth. Elle avait survécu à un cyclone sans perdre
son sang-froid. Alors ce n’était pas Logan Grey, aussi intimidant
soit-il, qui allait l’effrayer !
Déterminée, elle pénétra dans la cuisine tandis
que Logan remettait le poignard qu’il venait d’aiguiser dans sa
gaine. Ignorant sa présence, il se mit à graisser son
revolver.
— Comment t’y es-tu pris avec Danny pour lui
faire avouer son secret ? demanda-t-elle
avec un naturel soigneusement étudié.
Il ne leva pas le nez de son travail, et ne
répondit rien. Elle tapa du pied.
— Il a commis une erreur qui t’a mis sur la
voie ?
Il bascula le canon pour l’examiner à la
lumière.
— Tu ne me parles plus ? fit-elle en se
croisant les bras. Tu boudes, comme un petit garçon ?
— En fait, répondit-il enfin, je me comporte
en adulte, comme j’en ai pris depuis longtemps l’habitude. Je suis
en colère contre toi, Caroline, plus encore que l’autre jour, à
Parkerville. Je crois qu’il vaut mieux que je te parle le moins
possible, de peur d’exploser. Tu n’aimerais pas affronter ma
colère, j’en suis certain.
— Fort bien. Moi aussi, j’aurais bien des
reproches à te faire, mais je me retiens. Il n’empêche que notre
fils est en danger, et c’est la seule chose qui compte pour le
moment. J’irai donc à l’essentiel. As-tu l’intention de prendre le
train jusqu’à Van Horn, demain matin ?
— Attends une minute. Cette histoire de train
peut attendre. Je me demande vraiment quels reproches tu pourrais
bien m’adresser.
Etait-il vraiment nécessaire d’en discuter ?
Elle était sur les nerfs, mille émotions se brouillaient dans sa
tête. Ses mots allaient sans doute dépasser sa pensée, et à coup
sûr elle les regretterait. Logan était un homme susceptible, comme
il l’avait déjà prouvé.
Mais à tout prendre, une bonne et franche
explication aurait au moins le mérite de mettre les choses au
point, et de détendre l’atmosphère. Logan l’ignorait encore, mais
ils allaient passer des jours et des jours ensemble. Il faudrait
bien qu’ils s’y fassent, l’un et l’autre. Elle n’allait pas
l’attendre indéfiniment pendant qu’il partirait sauver son fils.
Qu’il le veuille ou non, il ne se lancerait pas seul dans
l’aventure.
— J’ai quinze ans de reproches à te faire,
Logan Grey. Tu peux m’en vouloir autant que tu veux de t’avoir
menti pour te faire venir au secours de Ben.
Mais je pense avoir toujours agi pour le mieux quand il s’est agi
de ma famille, depuis le jour où je me suis aperçue que j’étais
enceinte.
Les lèvres pincées, les traits tendus, il prit son
temps avant de répondre.
— Agir pour le mieux ? Laisse-moi rire,
maugréa-t-il, l’air sinistre. Tu savais à quel genre d’individus
Ben Whitaker aurait affaire, chez Shotgun et compagnie, et tu as
abandonné mon fils, sans songer à le mettre à l’abri, en le
laissant à la merci d’un tueur professionnel. Je ne te le
pardonnerai jamais, Caroline.
— Ne dis pas n’importe quoi, rétorqua-t-elle.
Je n’ai pas abandonné mon fils ! Ce n’est pas comme si j’avais
invité Deuce Plunkett chez moi ! J’aurais pu m’y prendre
autrement, c’est vrai, j’aurais dû emmener Will avec moi à Fort
Worth, par exemple. Mais ce n’est pas avec des « si » que
j’arrangerai les choses. Tu critiques mes décisions ? C’est
trop facile ! J’étais là pour les prendre, moi, alors que toi,
tu m’avais oubliée !
— Trop facile ? Tu crois que c’est
facile d’apprendre tout d’un coup qu’on a un fils, presque un homme
déjà, et qu’on ne l’a jamais vu ? Jamais je ne lui ai parlé.
Et si je ne parviens pas à le retrouver rapidement, je n’aurai sans
doute jamais l’occasion de le rencontrer. Mon ami, mon frère,
gardera peut-être des séquelles de ses blessures. Ma femme me ment,
je n’ai aucune confiance dans ce qu’elle fait, dans ce qu’elle dit.
Tu crois que c’est facile ?
— De la confiance ? Parlons-en ! On
peut faire confiance à un mari qui prend son déjeuner après sa nuit
de noces et qui file à l’écurie sans dire au revoir à sa
femme ? Tu sais pourquoi tu es si aigri et amer, Logan ?
C’est parce que dans le fond de ton cœur tu te sens coupable. Tu
n’es pas en colère contre moi, mais contre toi. Tu sais que rien ne
se serait passé de cette façon si tu t’étais bien conduit, en ce
temps-là.
La mâchoire de Logan se crispa. Il semblait à
bout.
— Bon Dieu, Caroline, comment oses-tu !
protesta-t-il sans conviction.
— Oui, je t’ai menti.
Oui, j’ai fait des erreurs. Mais chacun de mes mensonges, chacune
de mes erreurs n’était que des actes d’amour.
A ce mot, il explosa.
— D’amour, vraiment ? Tu te souviens de
l’autre nuit, à Parkerville ? C’était à la fois une erreur et
un mensonge, l’amour n’avait rien à voir avec tout ça !
Elle blêmit sous le choc, et dut fermer les yeux.
Le silence s’abattit entre eux pendant ce qui lui sembla être des
heures. Malgré sa détresse, elle trouva enfin la force de répondre
à mi-voix, sans colère.
— Puisque c’est ainsi que tu le prends, à ton
aise. Mais en ce qui me concerne, la nuit que nous avons passée
ensemble n’a été ni une erreur ni un mensonge. Pour ce qui est de
l’amour, il faut que tu me connaisses bien mal pour penser que je
puisse coucher avec toi sans y mettre tout mon cœur. Chaque fois,
c’est d’abord affaire de sentiment, vois-tu. Aussi bien l’autre
jour qu’il y a quinze ans.
Logan n’était pas disposé à s’émouvoir. Il essaya
de ricaner, en haussant les épaules.
— Allons, Caroline, n’essaie pas de me faire
croire n’importe quoi.
— Que tu me croies ou non, ça m’est
égal.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais mieux valait
ne pas discuter de ce point pour le moment. Jamais elle ne
parviendrait à le convaincre de la laisser l’accompagner si elle le
provoquait.
— Will est une tête de mule, tout le monde le
dit, reprit-elle. Il a de qui tenir, je le comprends maintenant. On
ne peut refaire le passé. Tu devrais l’admettre… et tu devrais
également te dire que Will n’a rien à gagner à notre mésentente. Je
possède des renseignements sur les relations qu’entretenaient Ben
Whitaker et Shotgun Reese. Il faut que je te les communique. Cela
devrait faciliter notre enquête quand nous serons sur le terrain.
Tu sais…
— Oh du calme !
ordonna Logan en étendant la main devant lui, pour qu’elle se
taise. Tu as dit nous ?
Caroline s’était préparée à l’inévitable
discussion et avait soigneusement préparé ses arguments.
— Je t’accompagne, déclara-t-elle, en
décidant de commencer par la conclusion.
— Et puis quoi encore ?
— C’est mon fils. Il a besoin de moi.
Il suffit à Logan de quelques mouvements rapides
et précis pour que son arme démontée soit prête.
— Ne sois pas ridicule, Caroline. Tu es une
femme. Dans une expédition pareille, une femme ne sert à rien. Tu
me gênerais plutôt qu’autre chose.
— Quand je t’ai facilité le travail par deux
fois, à la banque, tu t’es senti gêné ?
— Rien à voir, ça n’a rien à
voir !
— Tu en es certain ? Tu avais besoin
d’aide alors, et je t’en offre encore aujourd’hui. Cade n’est plus
là pour marcher dans ton ombre, pour te protéger…
— A qui la faute ?
— Je suis impardonnable, d’accord. Je ferais
n’importe quoi pour me racheter. Mais ce qui est fait est fait. Il
n’empêche que tu as toujours besoin d’une assistance, d’une
protection. Quand tu es allé dans ce Canyon, tu n’étais encore
qu’un inconnu. Depuis, tu es devenu célèbre, on risque de te
reconnaître. Tu as besoin d’un déguisement, d’un camouflage, pour
ne pas te faire remarquer. Et c’est là que
j’interviens !
Logan posa sur la table son arme brillante de
propreté, poussa un grand soupir et se croisa les bras sur la
poitrine, en position d’attente. Il semblait résigné.
— J’attends la suite, murmura-t-il.
Elle était donc parvenue à se faire
entendre ! songea Caroline avec une vive satisfaction.
— Je peux, sans me cacher, aller à la
recherche et au secours de mon père adoptif. On me connaît là-bas,
puisque Will passe pour le petit-fils de Ben. Toi, en revanche, tu
devras changer d’allure. Tu peux commencer
par couper tes cheveux, les blanchir, pourquoi pas, et te cacher
les yeux sous des lunettes à grosse monture. Je te ferai passer
pour mon… Je ne sais pas. Pas pour mon garde du corps, parce que ce
serait trop près de la réalité. Tu ne manques pas d’idées, tu n’as
qu’à choisir.
— Mais…
— Je sais tirer, Logan. Ben et Will peuvent
avoir besoin de moi, à tout moment.
Il alla se poster devant la porte de derrière et
se mit à contempler le paysage déjà enveloppé par l’obscurité du
crépuscule. Il réfléchit, longuement. Comme il semblait hésiter,
Caroline se trouva dans la nécessité de renchérir.
— Je n’ai pas l’intention de me morfondre
ici, Logan. Je te suivrai comme ton ombre, de toute façon.
Il tourna la tête pour la regarder dans les
yeux.
— Tu serais bien capable de me suivre, quoi
que j’en pense.
— Tu peux compter là-dessus.
— Est-ce que tu as la moindre idée de ce dans
quoi tu veux t’engager ? Les seules femmes qu’on rencontre
dans ce trou perdu sont des garces de bas étage. Les hommes sont
des brutes sans foi ni loi, des violeurs, des tueurs.
— Pour mon fils, je suis prête à prendre tous
les risques, à faire tous les sacrifices, à donner ma vie. Tu me
prends pour une mauvaise mère, Logan Grey, mais Will sait bien que
je suis une mère aimante, dévouée, attentive. Tu peux me croire
quand je te dis que je ne resterai pas dans ma cuisine à vous
attendre. Je sais qu’il faudra que je fasse attention. Je sais
aussi que, tout comme je te suivrai pour te protéger, tu me rendras
la pareille.
— Jésus Marie Joseph, bougonna-t-il après un
court silence, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? C’est à
devenir fou.
— Pendant le hold-up à la banque, tu n’as pas
regretté mon aide, il me semble. J’ai gardé mon sang-froid, je me
suis rendue utile quand tu en as eu besoin. Notre fils a besoin de
nous, Logan. De nous deux.
— Alors raconte-moi tout ce que tu sais de
Ben Whitaker et des Plunkett, lança-t-il.
— Alors tu es d’accord ? Tu ne vas pas
me faire la guerre pour m’empêcher d’y aller avec toi ?
— Pas si vite. Je compte bien y mettre des
conditions, et fixer quelques règles que tu me promettras de
respecter.
— Des règles ? Quelles
règles ?
— Je ne sais pas encore. Il faut que j’y
réfléchisse. Parle-moi de Ben. Si nous devons vraiment nous faire
admettre à deux dans le canyon du Fantôme noir, il faut que je
réfléchisse à une stratégie.
***
Deux jours plus tard, dans la chambre d’hôtel
qu’ils avaient réservée à Van Horn pour jouir d’une bonne nuit de
sommeil avant leur grande expédition, Logan tenait tête à sa femme
en lui jetant des regards mauvais.
— Pour la dernière fois, je refuse de me
couper les cheveux ! s’écria-t-il, les bras croisés sur son
torse, l’air têtu.
Dès le début du projet, cette clause avait fait
l’objet de discussions passionnées, sans cesse reprises, jamais
abouties. Logan s’étonnait que, tranquillement assise, l’aiguille à
la main, Caroline soit capable de lui proposer les pires
extravagances, avec une inébranlable conviction.
— Il faut que tu en sois vraiment fier, de
tes cheveux. Quelle coquetterie surprenante pour un
homme !
— Je n’en suis pas fier ! s’exclama-t-il
avec d’autant plus de force qu’il mentait sciemment. Mais je trouve
que ce n’est pas en m’en privant que je changerai d’allure.
— Tu crois qu’une chemise et un chapeau
blancs vont te rendre méconnaissable ?
— J’ai toujours porté du noir.
Il crut la voir sourire. Osait-elle se
moquer ?
— Changer de costume, ce n’est pas mal,
admit-elle calmement, bien que passer du noir au blanc… Vu
l’importance de notre mission, un déguisement
plus radical s’impose. J’y ai pensé, heureusement. Regarde ce que
je t’ai rapporté d’Artesia.
Elle désigna du menton un grand sac fourre-tout.
Logan poussa un gémissement d’horreur en l’ouvrant.
— Un pantalon rose ! Tu veux que je
mette un pantalon rose !
— Il n’est pas rose, il est jaune potiron,
avec la veste assortie, dit-elle en se levant pour venir l’aider.
Le Club d’art dramatique d’Artesia me l’a prêté. Il est à peu près
à ta taille, l’effet n’en sera que plus convaincant.
La veste « assortie » était pourpre.
Quand elle sortit du sac une écharpe vert lavande, Logan recula de
trois pas.
— Habille-moi en femme, pendant que tu y
es !
— Tu te ferais trop remarquer. Ce n’est pas
le but de l’opération. Il faut simplement que celui que tu vas
devenir ressemble le moins possible à celui que tu es. Et regarde
le joli chapeau !
Du fond du sac elle sortit un chapeau melon.
— Là, tu vas trop loin ! protesta-t-il
en grimaçant.
— Dans le domaine du déguisement, on ne va
jamais trop loin, déclara-t-elle.
Dépassé par les événements, Logan la laissa poser
sur sa tête le couvre-chef ridicule. Les sourcils froncés, les
dents mordillant sa lèvre inférieure, Caroline jeta sur son œuvre
un regard critique. Elle ne semblait pas tout à fait
satisfaite.
— Tu pourrais mettre ton médaillon en
évidence, en le portant au-dessus de ta chemise, plutôt que
dessous… Mais non, à la réflexion. Il attirerait le regard, ce qui
n’est pas le but recherché.
— Au premier coup d’œil, ils vont me
descendre !
Un peu agacée, Caroline fit claquer sa
langue.
— Tu as l’air trop viril. Tu te tiens trop
droit, les épaules trop dégagées. Quand nous verrons du monde, il
faudra les rentrer un peu, et faire le dos rond, si tu vois ce que
je veux dire.
Logan ôta le chapeau.
Au fait, pourquoi l’avait-il écoutée ? Sa
colère n’aurait pas dû s’atténuer, en principe, puisque ses griefs
étaient toujours les mêmes. Mais il ne pouvait s’empêcher de
reconnaître qu’elle avait raison. De mauvaise grâce, il comprenait
son point de vue.
Il n’était pas mécontent non plus que son fils ait
pour mère une véritable lionne, prête à traverser le désert pour
aller le secourir, pour secourir aussi ses amis les plus chers. Le
vieux Whitaker n’était pas digne de son affection, sans doute. Mais
en la lui accordant, Caroline se grandissait.
En fait, sa colère n’avait pas pour origine un
sentiment de culpabilité, comme elle l’avait suggéré, mais une
blessure d’amour-propre.
Elle s’était moquée de lui, l’avait trompé sur ses
véritables intentions, avait couché avec lui, pour couronner le
tout. Un homme qui se respecte a horreur qu’une femme le trompe. Il
s’était laissé aveugler par la colère jusqu’au moment où… il devait
l’admettre pour être honnête avec lui-même… jusqu’au moment où elle
lui avait parlé d’amour.
Quel aveu de faiblesse ! Il fallait qu’il ait
un cœur de femme, pour se laisser aller ainsi.
Mais lorsqu’elle lui avait parlé des sentiments
qu’elle ressentait pour lui, dans la cuisine, l’avant-veille, il
avait senti sa colère fondre. Elle lui avait assuré que jamais elle
ne serait venue dans son lit si elle ne l’avait pas aimé. Comme si
le désir et son assouvissement ne suffisaient pas. Comme s’ils
n’étaient pas des « sentiments », à leur manière.
Non, Caroline avait parlé d’« amour ».
De ce sentiment auquel Logan n’avait jamais vraiment cru.
Elle, elle ne se contentait pas de la jouissance
physique. Elle y ajoutait quelque chose de plus intime, de plus
personnel, de plus durable. Une fois ses premiers élans de colère
retombés, il l’avait enfin comprise, ce qui faisait l’effet d’un
baume sur sa fierté blessée. Et puis un homme n’a-t-il pas de quoi
s’enorgueillir quand il sait que sa femme n’a
connu que lui, malgré quinze années d’absence ?
Les choses n’étaient pas aussi simples qu’il
l’avait d’abord cru.
Ils continuèrent à se chamailler, mais sans
aigreur. Ils finiraient bien par s’entendre, Logan le pressentait.
Mais Caroline partageait-elle cette impression ? Ils n’en
étaient pas encore au baiser de réconciliation, et la querelle du
déguisement s’éternisait.
— Ne bougonne pas sans cesse, lâcha-t-elle
enfin. Tu ne vas pas t’habiller ainsi en permanence. Cela n’aura
d’importance qu’aux abords du Canyon. Tu as encore quelques jours
pour te faire à l’idée que dans un autre sac je t’ai apporté un
costume couleur puce.
— Couleur quoi ? s’inquiéta-t-il en
fronçant les sourcils.
— Puce. C’est une couleur neutre, marron
rouge, une couleur qui permet de passer inaperçu.
De toute évidence, elle faisait un effort pour ne
pas éclater de rire. Cela se voyait à la lueur violette de ses
yeux, et au plissement de ses lèvres.
— Comment peux-tu plaisanter dans un moment
pareil ?
— Nous allons bientôt retrouver Will. Du
coup, je suis de bonne humeur.
Logan, pour sa part, se trouvait surtout d’humeur
entreprenante. La fatalité des chambres d’hôtel se serait sans
doute abattue sur eux si, pour cette fois, il n’en avait retenu
deux. La tentation était forte, mais il aurait été déraisonnable
d’y céder.
Il valait mieux qu’il ne pense pas à la fougue de
Caroline, à ses abandons, à son odeur de femme, à son parfum frais,
à la façon dont elle lui souriait, à ses rires.
Une expédition aussi longue et dangereuse
nécessitait vigilance et lucidité, qualités incompatibles avec les
exploits amoureux, il le savait d’expérience.
Sans qu’il y prenne garde, son regard s’attarda
pourtant sur la silhouette de sa femme, sur les courbes
voluptueuses de son corps. Il était temps
d’échapper à la fascination, en se réfugiant dans la chambre
voisine.
Le fallait-il vraiment ? Elle était sa femme,
après tout, et le devoir conjugal était aussi un droit !
Non, ce serait une grave erreur. Une énorme
erreur. Une erreur colossale.
Une stupidité.
— Donne-le-moi, ce fichu déguisement, dit-il
après s’être éclairci la gorge. C’est le moment d’aller dormir,
pour se tenir prêts au départ dès le point du jour. Je peux compter
sur toi ?
— Je t’ai fait la promesse de ne jamais te
retarder, répondit Caroline en lui tendant le paquet. Je la
tiendrai.
— Merci. Bonne nuit, alors. Dors bien.
Le paquet sous le bras, il fit mine de lever un
chapeau.
— Bonne nuit, Logan.
Qu’avait-elle, bon sang, à se passer ainsi le bout
de la langue sur les lèvres ? C’était de la provocation.
Cette image le hanta jusqu’avant l’aube, si bien
qu’il ne fit que se tourner et se retourner sur sa couche
solitaire, toute la nuit. Chaque fois que le sommeil le gagnait
enfin, il rêvait de Caroline, toute nue sur des draps froissés
couleur jaune potiron…
Il s’éveilla les membres raides et douloureux,
déjà fatigué avant d’entreprendre un voyage éreintant.
Quand il dut enfiler le pantalon, qui en
définitive semblait plus rose que jaune, son humeur, loin de
s’améliorer, s’aigrit davantage. Le déguisement ne serait pas
seulement nécessaire dans le fameux Canyon. En deux jours et demi
de traversée du désert, ils feraient des rencontres. Dès l’instant
du départ, Caroline et lui devaient se tenir prêts à incarner leurs
personnages, et donc ne pas quitter leurs costumes d’acteurs.
Une fois revêtues sa chemise blanche et sa veste
pourpre, il alla se planter devant le miroir.
— Salut, le clown, murmura-t-il.
Il ne pouvait se présenter en public avec cette
défroque. Il risquait de mourir de honte, lui
qu’aucun adversaire n’était parvenu à abattre. Il devait s’y
prendre autrement.
Une demi-heure plus tard, après être allé faire
affaire avec les gens de cuisine, qui bien longtemps avant le lever
du jour étaient déjà au travail, il s’installa sur un banc, dans le
hall, pour y attendre Caroline. Quand il l’entendit fermer sa porte
et reconnut son pas dans l’escalier, il ne leva pas le nez. Elle
passa devant lui sans le remarquer, et il sut qu’il avait
gagné.
— Señora, dit-il
en espagnol, je vous invite à déjeuner.
— Non merci, répondit-elle distraitement, mon
mari…
En bondissant sur ses pieds, Logan oublia son
costume, et son personnage.
— Ton corsage ! Qu’est-ce que tu as fait
de ton corsage ? tonna-t-il.
Au lieu de lui répondre, elle prit le temps de le
toiser de la tête aux pieds, tout en exhibant avec le plus grand
naturel un décolleté généreux.
— Une cape et un sombrero ? Excellent
choix. Tu vas avoir chaud…
— Mieux vaut mourir de chaleur que de
honte.
— C’est exactement ce que je me suis dit. En
te poussant à bout, j’étais certaine que par fierté tu trouverais
un déguisement plus seyant, et tout aussi efficace.
Par fierté ? Cette sorcière était parvenue à
le manœuvrer, encore une fois.
— Toi, tu risques plutôt une double fluxion
de poitrine, en t’exhibant ainsi !
— Je n’ai opéré que quelques modifications,
dit-elle en haussant les épaules. Les regards, c’est moi qui dois
les attirer. Toi, on ne doit pas te voir.
— Attirer les regards est une chose.
Provoquer des émeutes en est une autre. Si je dois sortir mon colt
pour tirer dans le tas, l’effet est manqué.
— Ne sois pas ridicule, conseilla-t-elle en
riant. Tu as besoin d’un café, pour te réveiller.
Comme s’il avait besoin de se
réveiller !
Mais le copieux petit
déjeuner le rasséréna en effet, d’autant que Caroline, par
discrétion, s’était couvert la poitrine d’un châle.
Le jour venait de se lever lorsqu’ils prirent
enfin le départ.
Dès leur arrivée à Van Horn, la veille, Logan
avait fait l’acquisition de quatre chevaux, deux juments alezanes
claires, un hongre noir et un hongre blanc. Un cheval de rechange
aurait suffi, mais en prévoyant que Will aurait besoin d’une
monture au retour, il était certain de faire plaisir à Caroline. Il
se rassurait par la même occasion, et affichait l’optimisme sans
lequel on n’entreprend pas de grandes choses.
Il avait prévenu sa femme que l’allure serait
soutenue jusqu’au milieu de la journée, en prévision des fortes
chaleurs de l’après-midi, qui contraindraient à ménager les
montures. Entre Van Horn et les monts Guadalupe s’étendait un
désert inhospitalier mais grouillant de vie. Agaves, cactus et
yuccas y croissaient en abondance, lézards et serpents de toutes
sortes se chauffaient au soleil, coyotes et rapaces se disputaient
les dépouilles des chèvres sauvages…
Caroline tint sa promesse, et ne le ralentit pas
une seule fois. Il était fier d’elle.
Vers midi, un cavalier solitaire apparut sur la
piste, venant vers eux. Logan le reconnut d’assez loin.
Auteur de hold-up, pilleur de trains et de
diligences, assassin notoire, Calvin Hornbeck était recherché dans
plusieurs Etats. Les chasseurs de primes qui auraient aimé le faire
figurer à leur tableau se comptaient par dizaines. Six mois plus
tôt, trois mois après son incarcération, il s’était évadé de la
prison du Kansas où Logan l’avait lui-même conduit.
Instinctivement, il porta la main à l’un de ses
pistolets. Il pouvait, il devait même, abattre ce forban, qui
méritait dix fois la mort.
Mais en présence de Caroline, il répugnait à tuer
un homme de sang-froid. Elle serait surprise et choquée, et il
faudrait lui donner de longues explications. Ce serait une perte de
temps. Du temps, il en perdrait aussi à enterrer sa victime dans ce
sol sec et caillouteux. Depuis le cauchemar
qu’il avait vécu au Mexique, Logan s’était fait une loi d’enterrer
les corps de tous ceux qu’il tuait. Il serait épuisant de creuser
une tombe par cette chaleur, dans ce terrain, et ce serait aussi un
retard d’une demi-journée.
Il se tint donc en attente, le sombrero bas sur
son front.
— Sois prudente, Caroline, dit-il entre ses
dents. Cette crapule et moi, nous nous connaissons bien.
— Alors reste dans l’ombre, lui
conseilla-t-elle.
Du diable si elle ne se redressait pas sur sa
monture, pour paraître à son avantage !
Lorsqu’ils se trouvèrent à portée de voix, ce fut
elle qui interpella la première le cavalier solitaire.
— Salut ! On dirait que ça commence à
chauffer !
Hornbeck parut surpris, comme on pouvait le
prévoir, et ne jeta qu’un coup d’œil rapide à l’accompagnateur pour
reporter aussitôt son attention sur la femme assez extravagante
pour oser traverser le désert. A en juger par la direction de son
regard, il admirait moins ses yeux violets que les rondeurs de son
corsage.
— J’en ai de la chance ! lança-t-il.
C’est pas tous les jours qu’on croise une belle fille, sur cette
foutue piste !
— Je suis Caroline Whitaker, dit-elle d’une
voix claironnante. Je vais rejoindre mon père au canyon du Fantôme
noir. Lui, c’est Pepe, ajouta-t-elle en faisant un geste vague vers
Logan, comme pour présenter un domestique. Vous venez du Canyon,
peut-être ? Vous connaissez Ben, sans doute ?
Hornbeck avait laissé son cheval faire quelques
pas en direction de la jument. Il lui tira la bride et le fit
reculer.
— Ben Whitaker ? Vous êtes sa
fille ?
— Oui.
— Ah bon. Eh bien… bien sûr, que je le
connais. Par ici, tout le monde le connaît, pas vrai ? Bon,
faut que j’y aille.
Il mit sa monture au trot et poursuivit son
chemin. Logan le suivit un moment des yeux. La prime lui échappait,
mais il avait mieux à faire. Parmi les priorités qui l’attendaient,
ne convenait-il pas de conseiller à Caroline
de se couvrir la gorge pour éviter les coups de soleil ?
Il vint se mettre à son niveau.
— Tu te souviens des règles que tu m’as
promis de respecter ? A ta liste, je vais en ajouter une
autre.
— Laquelle ?
— Ne prends aucune initiative, comme tu viens
de le faire. Personne ne se présente ainsi sur les grands chemins,
et surtout pas celui-ci. En parlant de ton Ben, tu as réussi à
faire fuir Calvin Hornbeck, dont la tête est mise à prix, ce qui
prouve en passant qu’il sait quelque chose et veut le garder pour
lui. Un autre aurait pu réagir autrement. Ne te confie à personne
sans que je t’aie dit de le faire.
— J’en ai pris le risque, Logan. Et puis j’ai
pensé que la Providence nous fournissait une bonne occasion de
mettre ton déguisement à l’épreuve.
— Hornbeck n’a rien à voir avec la
Providence, maugréa Logan en ôtant son grand chapeau pour s’essuyer
le front.
— Peut-être, mais il ne t’a pas reconnu,
c’est l’essentiel, à mon avis.
— D’accord, d’accord. N’en parlons plus. Mais
tu dois me donner ta parole de ne pas recommencer.
— Tu me crois sur parole, à
présent ?
Elle avait l’audace de se moquer de lui. Elle le
provoquait, et il se laissait faire.
— Alors, ta parole, tu me la
donnes ?
— Je veux bien te la donner, à condition que
tu me croies.
— C’est entendu. N’ouvre plus la bouche,
dorénavant, et referme un peu ton décolleté.
Caroline leva les yeux au ciel en poussant un gros
soupir, mais acquiesça.
Quand ils arrivèrent à Chimney Rock, ils avaient
une heure d’avance.
— C’est ici que je comptais faire étape, dit
Logan, mais le soleil ne se couchera pas de sitôt. Le prochain
point d’eau est à une heure d’ici. Qu’en penses-tu ? C’est à
toi de voir.
Visiblement très fatiguée,
elle sourit pourtant, les yeux levés vers les sommets abrupts qui
semblaient jaillir du désert.
— Le Canyon est encore loin ?
— Une journée de cheval jusqu’aux monts
Guadalupe, et quelques heures jusqu’au bord du défilé. Une
demi-journée de piste à l’intérieur du Canyon, jusqu’au repaire
proprement dit qui se nomme la Cité du Diable. Ou bien nous aurons
la chance d’obtenir des renseignements sur Will et Whitaker en
chemin, ou bien j’irai faire un tour au saloon, pour savoir de quoi
on parle.
— Alors allons jusqu’au prochain point d’eau.
Plus vite nous arriverons, plus tôt nous les retrouverons tous les
deux.
Quand ils firent halte, plus d’une heure après,
Caroline n’en pouvait plus. Logan établit le campement tout près
d’une source qui jaillissait d’un rocher. Egayé par des cactus en
fleur, le site ne manquait pas de charme. Les craquements et
l’odeur du bois sec qui brûlait remplissaient l’atmosphère. Après
le repas, Logan fit du café sur la braise avec une habileté qui
témoignait d’une longue expérience.
— Je me demande si Will a assez à manger et à
boire, dit Caroline en posant sa timbale. Il fait si chaud par ici,
et si sec. Quand je pense qu’il a soif… cela me brise le
cœur.
— Tâche de penser à autre chose.
— Je ne peux pas m’empêcher de penser à
lui.
— Alors dis-toi qu’il est un grand garçon, et
qu’il ne manque pas de ressource. Il a de la volonté, et de
l’imagination. A son âge, un pareil gaillard sait toujours se
débrouiller. Tiens, regarde le ciel, pour te changer les
idées.
Penchée en arrière, appuyée sur les coudes, elle
suivit son conseil. Le soleil allait se coucher, dans une gloire de
lumière pourpre et dorée. Aux confins de l’horizon visible, des
zones assombries de toutes les nuances du bleu s’étendaient.
— Mon Dieu, comme c’est beau !
murmura-t-elle.
— En effet, acquiesça-t-il en ne regardant
qu’elle.
Il éprouvait soudain comme une faim de quelque
chose, un désir…
— A la maison, la vue
est plus dégagée, dit-elle encore, mais loin des lumières de la
ville, les couleurs sont plus franches, plus vives.
— Ah oui ? fit-il distraitement.
Le coucher du soleil en plein désert était
admirable, sans doute. Mais il ne valait pas le spectacle
qu’offrait Caroline. Le feu de bois jetait sur sa chevelure dorée
aux reflets d’acajou des éclats dansants et fauves, sous ses longs
cils la lueur violette de ses yeux faisait comme un halo. Sa
respiration profonde et régulière soulevait sa superbe poitrine,
qui seule sur son corps au repos s’animait, comme une torturante
tentation.
Elle attendit en silence que le soleil ait
entièrement disparu, et puis elle se leva et s’étira, plus
mystérieuse à la lumière de la lune.
— J’aimerais bien me baigner, si tu penses
que nous ne risquons rien.
Logan l’imagina aussitôt nue, les pieds dans
l’eau, marchant sur le sable pour aller se baigner dans le bassin
naturel où le ruisseau se perdait. Il subit la réaction immédiate
de sa virilité. S’il ne parvenait pas à chasser cette image de son
esprit, il ne trouverait pas plus le sommeil cette nuit que la
précédente.
— Ne crains rien, répondit-il. J’ai
l’œil.
Le regard soupçonneux que Caroline lui jeta le
contraignit à corriger l’équivoque.
— Par là, ajouta-t-il en faisant un geste
vaque. Du côté de la piste.
— Merci, dit-elle sur un ton un peu pincé en
allant prendre son nécessaire dans un sac de selle.
Comme en revenant vers lui elle le scrutait
encore, doutant visiblement de sa bonne foi, il se déplaça pour
tourner ostensiblement le dos au lieu de la baignade.
Il entendit le froissement des vêtements que l’on
défait. L’éclaboussement de l’eau et une exclamation de
plaisir.
C’était insupportable.
— Je n’en ai pas pour longtemps.
— Sois tranquille.
Il fallait absolument qu’il se sauve, loin de
cette source, loin d’elle.
Il gravit une colline. Depuis la hauteur, on ne
voyait aucun feu de camp, aucune présence humaine ne se
manifestait. En ce début de nuit, au milieu de nulle part, il était
là, seul, avec sa femme.
Avec sa femme si belle, et si… nue.
La regarder équivaudrait à la trahir.
Mais la tentation était trop forte. Il se
retourna, et cessa aussitôt de respirer. Grands dieux !
La lueur fraîche de la lune et le rougeoiement
ardent des braises l’illuminaient. L’éclairage contrasté était
digne d’un grand maître de la peinture. Quant au sujet, Vénus,
Diane ou Bacchante, il égalait les plus somptueuses de leurs
modèles. Mais on ne la voyait pas figée, comme dans les tableaux.
Elle se savonnait, les deux mains sur la nuque, sur la poitrine,
sur les flancs, les hanches. Entre les jambes. Fasciné, Logan
ressentait sur ses paumes et ses doigts la caresse de la peau
mouillée, comme si ses propres mains se substituaient à celles de
Caroline.
On ne joue pas sans honte le rôle de voyeur, il ne
l’ignorait pas, sans pour autant éprouver le moindre remords. Dans
l’excès de son excitation, son corps le faisait trop souffrir pour
qu’il ait en tête autre chose que sa douleur.
L’eau qui sortait du rocher était-elle bien
fraîche ? Il se le demandait.
Quand Caroline finit par s’y plonger pour se
rincer, il trouva la force de détourner son regard. Un coyote
glapissait au loin. La gorge soudain nouée, Logan se mit à respirer
plus fort. Son sixième sens s’éveillait.
Il annonçait une menace.
Logan concentra son
attention sur les vallons avoisinants. Là, derrière un relief, ne
voyait-il pas une faible lueur ?
Sans faire de bruit, il dévala la pente qu’il
venait de gravir. Quand il parvint au campement, Caroline était
sortie du bain et s’essuyait. Quand elle l’aperçut, une exclamation
de surprise lui échappa, et elle se drapa dans sa serviette.
— Habille-toi en vitesse, murmura-t-il. Il se
passe quelque chose. Il faut que tu te caches en lieu sûr pendant
que je vais voir.
— Mais…
— Je t’en prie, Caroline.
Il eut le plaisir de la voir se hâter et lui obéir
pendant qu’il vérifiait son arme et se munissait d’un chargeur
plein. Avant d’établir le campement, il avait remarqué trois
rochers verticaux accolés en équerre, qui feraient une excellente
cachette en même temps qu’un refuge. Il y mena Caroline, qui avait
sorti son propre pistolet.
— Reste ici. Je t’annoncerai mon retour. Si
d’ici là tu vois quelqu’un, tire d’abord et réfléchis
ensuite.
— Tout ira bien. Ne t’en fais pas pour moi.
Va voir ce qui se passe, Logan.
— Tu ne bouges pas d’ici ?
— Bien sûr que non. Je ne ferai pas de
bêtise.
— Moi non plus, j’espère.
Après un court moment d’hésitation, il lui baisa
très fort les lèvres et s’éloigna.
Il s’arrêtait tous les trente pas, pour se
concentrer en écoutant le silence. Rien ne se faisait
entendre.
Mais le pressentiment d’un danger ne le quittait
pas. Il y avait quelque chose, plus loin. Une menace.
Vers le nord, un coyote glapit de nouveau. De ce
côté-là, il n’avait rien à craindre. Les charognards n’attaquent
pas l’homme, en principe.
En se déplaçant avec la discrétion d’un fantôme,
il s’approcha de l’endroit où tout à l’heure, depuis le haut de la
colline, il avait cru voir une lueur. Le clair de lune lui révélait
le paysage, mais le rendait trop visible à
son gré. Le pistolet au poing il progressait, tous les sens en
alerte.
Ses narines furent les premières à l’avertir qu’il
approchait du but. L’odeur cuivrée du sang les assaillit avant
celle d’un feu qui s’éteint.
Il y avait une victime. Will, peut-être ? Ce
serait affreux. C’était impossible.
La bouche sèche, le cœur battant, il dut faire
appel à toute sa volonté pour avancer encore. Il vit d’abord,
écroulé sur le sol, un être indistinct, homme ou animal. D’un coup
d’œil circulaire, il scruta les environs. Ils semblaient
déserts.
Logan s’approcha, rassembla tout son courage et
constata avec soulagement qu’un homme était étendu là, et non pas
un garçon qui lui aurait ressemblé. Il n’aurait pas à retourner sur
ses pas pour annoncer à une mère la mort de son fils.
La victime portait des dizaines de blessures, au
visage, aux mains, partout sur le corps. Malgré le nombre de ses
expériences en ce domaine, Logan se félicitait de voir le
malheureux à la lueur diffuse de la lune, et non pas en plein
soleil.
Les responsables de ces plaies étaient-ils des
coyotes qui se seraient attaqués à un cadavre ? Non, bien
sûr. Ils ne l’auraient pas abandonné avant de l’avoir entièrement
dépouillé de sa chair, et le sol serait marqué des traces de leurs
piétinements. Une pareille sauvagerie ne pouvait être que l’œuvre
d’un homme, d’un dément, d’un diable.
Dans quelle direction était-il parti, et depuis
combien de temps ?
Sous l’effet de la surprise, Logan recula d’un
pas. L’homme n’était pas mort. Il gémissait, lamentablement.
En se penchant sur lui, Logan vit qu’il ouvrait
les yeux. Dans son regard vitreux il lut une prière. Le malheureux
voulait qu’on l’achève.
Logan prit une profonde inspiration. Dans le feu
de l’action, donner la mort représente une victoire. La donner de
sang-froid, c’est accomplir un acte solennel.
Il allait presser la détente quand ses cheveux se hérissèrent sur
sa nuque.
Une balle frappa le mourant entre les deux
yeux.
La seconde fit voler la poussière aux pieds de
Logan.