Comme c'était le ramadan, Moktar El Djam bouffait sa soupe de pois chiches parce que le soleil avait lâché la rampe. Son épouse, une grosse fatma sans dents, l'imitait en produisant un bruit de pompe aspirante. Elle devait mesurer un mètre cinquante avec ses chaussures, et une barbe frisottée cernait sa bouche, kif les poils d'un trou du cul.
Le couple vivait en compagnie d'un enfant consécutif à l'union de sa dernière fille avec un ivrogne polonais qui la battait abondamment. Ils élevaient le môme pour le soustraire aux brutalités de son père.
Ces braves gens occupaient deux pièces dans un pavillon loué par l'administrateur d'une hoirie interminable. M. El Djam entretenait le parc attenant pour payer son loyer.
Ils ne me virent pas arriver et je dus toquer au carreau. En me reconnaissant, le jardinier abandonna son brouet pour venir m'accueillir. Dans la lumière glauque de sa crèche, il me sembla plus vieux que précédemment ; faut dire que la présence de son Antinéa lui filait un coup de buis redoutable. Le vieillissement d'un couple est générateur de rides soucieuses et de surcharge pondérale calmante.
— Vous avez besoin de moi ? s'enquit l'aimable bonhomme.
— Vous étiez derrière l'ambulance lorsque Titan Ma Gloire y a été chargé ?
— C'est vrai.
Il faillit presque ajouter : « fallait pas ? », tant les humbles s'estiment en perpétuel état de culpabilisation.
— Personne d'autre ne s'y trouvait ?
— Si : les infirmiers.
— Naturellement ; mais excepté eux... et vous ?
— Personne.
Je lui montre la minuscule seringue dans la pochette de plastique.
— Quelqu'un a jeté cet objet ; ça ne vous dit rien ?
— Non. C'est une piqûre ? s'informe-t-il gauchement.
— Exact. Vous la voyez pour la première fois ?
Il acquiesce, l'air profondément surpris.
— Pourquoi ? se risque-t-il à demander.
Je me tais. Tous les perdreaux de l'univers détestent répondre à des questions, car interroger appartient à leurs prérogatives.
Et puis, il émet une proposition dictée par la proverbiale hospitalité arabe :
— Vous voulez manger avec nous ?
Mon regard va au plat en cours de consommation. Pauvret mais appétissant. J'aime la tortore des modestes, souvent plus ingénieuse que celle des tables étoilées.
— Je ne voudrais pas vous déranger.
Il se récrie, bonnit des trucs à sa gravosse dans la langue de Mahomet. Docile, elle va quérir une assiette de sa jaffe, une cuiller, et les dépose devant moi sans m'avoir salué. Ça sent à la fois bon et bizarre, comme si la vioque avait filé de l'huile de ricin dans le potage.
Je bouffe.
Déconcertant, mais pas mauvais. Si ça se trouve, ce repas impromptu va me provoquer le même effet que ceux de Ramadé ! Le goût africain, faut s'y faire, y habituer doucettement ses intestins chichiteux.
Je marque un temps.
La mère El Djam en profite pour placer un rot décoiffant, sans la moindre gêne, comme il est d'usage dans son pays ensoleillé.
Le brave harki murmure :
— C'est normal chez nous.
— Je sais, dis-je ; foin d'hypocrisie, le corps a la parole.
Il remarque :
— Je ne voyais pas les policiers français aussi détendus.
— Parce que vous ne les fréquentez pas.
Etrange dîner auquel j'étais loin de m'attendre.
La maîtresse de gourbi me lorgne par en dessous, exercice qui lui est facilité par sa taille. Si elle était capable de se poser des questions, se demanderait ce que je branle sous leur misérable toit.
Son petit-fils, par contre, ne semble pas constipé des méninges. Il me visionne de ses yeux mobiles de rongeur, ne perdant pas une miette des propos que nous échangeons, son big-dabe et ma pomme.
Moktar vide complètement son sac à propos de l'Illustre. Brave homme n'ayant servi qu'une patrie (la nôtre) et fourré qu'un seul prose (celui de sa moukère), il a une vision stéréotypée de l'existence. Que Ma Gloire ait consacré tant de temps, de foutre et de blé à son équipe de lopes le vertigine. Un homme comme lui, avec des minets comme eux : c'est horrible.
Quand il la boucle, je saute dans sa roue.
— Revenons à l'instant où les infirmiers s'apprêtaient à le charger dans l'ambulance, fais-je. Selon toute vraisemblance, c'est à ce moment qu'a été pratiquée l'injection. Conclusion : trois personnes seulement ont pu accomplir ce geste, rapide mais déterminant : les deux brancardiers et vous !
Tu connais ce magnifique cliché de « la foudre tomberait sur lui que nani-nana », utilisé en littérature destinée à l'exportation dans les pays d'outre-mer ?
Il convient pile à la situation.
L'ancien harki s'arrête de mastiquer, pour mieux me contempler. Aux frontières du réel, il est ! A mi-chemin du Sahara et de la porte des chiottes.
Mon Dieu ! comme il est touchant dans son éberluement.
— Mais, mais, je... je ne sais pas faire les piqûres, assure-t-il.
Saint-Gentil ! J'ai envie de fredonner La fille du Bédouin, autre chanson de papa qu'entonnait déjà Evariste, son père : un vieux type à peine aperçu dans mon enfance, qui avait été gazé pendant la Grande Guerre et glaviotait ses éponges dans un immense mouchoir à carreaux. T'as envie de grimper dans mon arbre généalogique ? Rien à voir, tu peux circuler ! Juste une famille de braves gens sans histoire ni histoires, dont les guerres furent l'Aventure et l'amour le Roman. Il se conjugue sur une patte, le verbe « exister », chez nous.
Pour le père El Djam, c'est kif-kif-bourricot.
Je pose la main sur son bras. Putain, il est pas flasque des biscottos, le bougre ! Ça conserve, le travail du rez-de-chaussée.
— Ne vous méprenez pas, cher Moktar, lui dissipé-je-t-il les affres, je ne fais qu'énumérer des possibilités d'assassinat. Croyez-vous que si je vous estimais coupable, je mangerais à votre table cette délicieuse ragadasse ?
Soulagé, il finit par avaler ce qu'il conservait en bouche.
Après quoi, il déclare :
— Les infirmiers non plus ne l'ont pas piqué puisqu'ils tenaient le brancard.
Il scrute ses souvenirs à bout portant, parle...
— Ils ont déposé un moment la civière à terre pour ouvrir les portes de l'ambulance, puis l'ont saisie sur les côtés pour la faire glisser à l'intérieur ; après quoi, ils l'ont bloquée. L'un des hommes est monté près de Monsieur, l'autre a refermé et s'est mis au volant. Ils sont partis.
— C'est parfaitement raconté, apprécié-je. Je vais vous annoncer quelque chose, Moktar : votre description de la scène est capitale pour l'enquête.
Ses sourcils se joignent.
— Vraiment ?
— Je vous l'affirme !
Tout à coup, il soubresaute, ou plutôt tressaille (ne nous laissons pas emporter par le récit).
— Moi qui oubliais de vous servir du vin ! déplore-t-il. Nous n'en buvons pas, mais j'en ai quelques bouteilles pour mes amis non musulmans.
— Laissez, ce thé à la menthe me convient parfaitement.
— J'y tiens ! Je possède du mouaskar, qu'on appelait mascara autrefois. Je le conserve dans la remise, parce qu'elle est beaucoup plus fraîche que notre logement.
Et le voilà parti.
Sans lui, l'atmosphère de son gourbi devient pesante comme des testicules de taureau dans le réticule d'une dame de charité.
Par réaction, je pose au gamin cette question qui tant fait chier les écoliers de la planète :
— Ça marche, les études ?
— Pff ! me répond-il avec éloquence, refusant d'entrer dans des détails susceptibles de desservir son standing.
— Tu as quel âge ?
N'a pas le temps de me délivrer sa réponse. Les aboiements furieux de Salami, suivis d'un grand cri de douleur, rompent la sérénité nocturne.
Pressentant de la mocherie, je me précipite.