Qui a déclaré que la vie n'était pas un roman ?
C'est quoi, en ce cas, l'existence, pour ce glandu aux cellules oblitérées ? Une croisière à bord du Poséidon ?
A la fin du chapitre que nous venons de quitter et qui demeurera dans la littérature hexagonale un modèle du genre, je t'ai averti (si mes souvenirs d'il y a dix secondes sont exacts) que je sortais en trombe du pavillon.
Ai le temps de distinguer une silhouette sombre qui s'éloigne en courant et disparaît dans la rue des Fran-Macs. L'explosion d'un moteur appartenant à une ronfleuse de 125 cm3 retentit, s'éloigne...
Me reste à vérifier ce qui m'entoure.
Pas jouasse.
Moktar est couché en chien de fusil et Salami en fusil d'homme. Au cas où cette seconde posture ne te serait pas évidente, je précise : il est allongé sur le flanc, immobile.
Accordant sottement la priorité à l'espèce humaine, je me penche sur le jardinier.
Pas long à piger qu'il vient de se prendre un coup de surin dans le burlingue, au niveau de l'estomac ; la douleur lui a fait adopter cette position plus ou moins fœtale. N'est pas mort, n'envisage même pas cette éventualité, mais il a du mal à trouver une respiration de croisière.
Je sors mon turlu pour lancer un S.O.S. Message reçu par qui il convient. Je recommande l'extrême urgence et m'agenouille près du vieux harki.
— Ne bougez pas, Moktar, l'en conjuré-je. Vous pouvez parler ?
Un début de vagissement me répond.
— Vous avez reconnu l'agresseur ?
Il gémit un son que je considère comme une négation.
— Il guettait dans le noir ?
Autre gémissement, d'acquiescement, cette fois.
Je le moule pour aller mater le Blaise Pascal des canins. Bonheur âpre et intense : Salami revient à lui. Je constate, à la clarté de la bicoque, qu'il a le dessus du crâne ecchymosé par un vilain chtard. On l'a estourbi, mais rien de grave.
— Tu n'es pas dans une période de chance, fais-je. J'espère que cette fois ce sera pour solde de tout compte !
Et de caresser doucement son flanc haletant.
— Tu as vu qu'un type attaquait notre brave Arbi et tu es intervenu ?
— Exact, acquiesce le toutou dans ce langage bizarre qui nous unit.
— Tu es en état de me narrer la chose ?
Il l'est !
Le prouve.
D'après ses « explications », il m'attendait à côté de ma chignole. Il venait d'en descendre pour humecter le pied d'un lampadaire, lorsqu'il a aperçu une ombre près de la masure où nous post-ramadions.
Alerté, Salamoche s'est approché sans bruit.
C'était le moment où Moktar quittait la table pour quérir du picrate. En voyant sortir l'Arabe, le guetteur se placarda derrière une cabane joliment percée d'un cœur, servant de gogues à la famille. Il attendit un instant, puis, quand le jardinier fut proche de la remise utilisée comme cellier, se précipita sur lui.
Le basset vit scintiller la lame d'un ya et comprit qu'on allait liquider mon hôte. Alors il aboya avec force. Moktar se retourna, vit la silhouette en train de foncer et tenta une esquive. Ce mouvement ne lui épargna pas le coup de surin, du moins dévia-t-il l'impact et, au lieu de transpercer son guignol, le lingue atteignit l'estom'. En même temps, Salami, l'héroïque, plantait ses canines dans un mollet de l'agresseur lequel, endoloré, se débarrassa de la bête en abattant sur sa caboche un manche de bêche passant par là. K.-O. de mon brave clebs. Fin de son récit.
Réalisant qu'il venait de rater son coup, l'homme au poignard détala.
Une période d'intense confusion succède. Radinage de la mère El Djam et de son petit-fils. Découvrant son harki en fâcheux état, la vioque se met à goualer arabe. Ses lamentos montent dans la nuit. L'enfant y joint ses appels désespérés : « Pépé ! Pépé ! » Tout ça grimpe en mayonnaise. Scène dingueste sur les bords.
Rameutage du quartier paisible. Mais nous vivons une époque où il suffit d'appeler « au secours » pour obtenir le couvre-feu. Quelqu'un en danger de mort ? Portes et fenêtres se ferment, les lumières s'éteignent ! Pas d'histoires ! Le courage ? A la télocheonly, quand on nous passe un film de guerre. Chacun fait chiasse à part, composte son slip à la moindre alerte. Trop d'héroïsme dans le passé ! Tous ces mectons morts pour rien ! Roncevaux ! Valmy ! Verdun ! Décrochez, c'étaient des erreurs ! T'as qu'une peau, mon drôle, prends-en soin !
N'heureusement, l'ambulance s'annonce (apostolique, ne manqué-je jamais d'ajouter). Si mon aventure continue à ce rythme, je ferais mieux d'en louer une pour la saison !
On embarque Pépère d'urgence afin de le driver à l'hosto de Garches. Sa coéquipière veut partir avec lui, le petit-fils itou. J'ai du mal à leur expliquer qu'il ne s'agit pas d'une croisière romantique et pour calmer la mère, je consens à appeler sa fille.
Celle-ci possède une très jolie voix sans accent, grave et chaleureuse. Lui dresse un état de la situasse. L'assure que son dabe s'en sortira ; simplement, il devra bouffer moins de piment pendant sa convalo.
Elle me déclare qu'elle se rend immédiatement à son chevet. Lui réponds que j'y vais aussi...
Ah ! les soirées de Louveciennes au clair de lune !
Tu veux que je te dise, Venise, en comparaison, c'est Aubervilliers le 1er novembre !