Le garde Machuret, un zig plein de sang et de vin rouge, avec des yeux confits dans de la graisse d'oie, me dit :
— Vous savez, monsieur le directeur, que nous sommes en pleine illégalité avec ce type. S'il avait exigé un avocat...
Je lui boucle le groin d'un très sec :
— Vous ne pouvez rien m'apprendre sur les droits des personnes en garde à vue, mon vieux. Au lieu de me faire la leçon, vous devriez nettoyer la tache de vin qui déshonore votre chemise !
Comme tous les gros cons, il reste la gueule béante, le regard plus bovin que d'habitude.
Ensuite, il va chercher le dénommé Kozeck, gendre turbulent de mon pote le jardinier. L'individu a l'air cassé par sa détention, pourtant provisoire. Gueule de bois morale, si tu vois ? On lui sent la bouche amère, le fond de slip pas fréquentable.
L'a dû méditer sur la condition humaine dans sa volière ; arriver à la conclusion qu'elle ne ressemble pas aux romans à couvertures bleu pervenche de la collection « Cœur Fidèle ».
Il me renouche flou. Pas rasé, me fait penser à une photo de Vacher, le Tueur de bergères. Son piège à macaronis a poussé roussâtre.
— On libère moi ? il s'informe.
— Faut voir, réponds-je ; en tout cas on change de rue.
Mon ton plus hermétique qu'une huître en bonne santé ne l'invite pas à poser d'autres questions. Pour comble de désarroi, Sa Majesté l'Empereur lui passe les cadennes (des classiques, ses menottes en bois sont demeurées à Madère).
Fataliste, il avance entre nous de ce pas incertain des condamnés à mort conduits au supplice.
Ma chignolette. Le Gros monte à l'arrière avec lui et le refoule à coups de cul. Kozeck se tasse. Il schlingue tant et plus, au point qu'Alexandre-Benoît, cependant peu en reste, capte le fumet outrageant.
— Dis voir, mon pote, tu t'extravases ou quoi ? A moins qu'la cantoche vous aye filé du rat crevé au m'nu d'midi ?
L'agressé reste claquemuré dans son isolement. Doit avoir des pressentiments néfastes, notre Polack. Qui sait ? Peut-être est-il en train de penser à son pays. Tous les exilés, à un moment donné, ressentent la cuisance du déracinement.
Pour casser l'ambiance, je branche la radio. Elle passe un disque de Nougat Rôt, le petit taureau noir. Sujet : un amoureux cherche sa souris sous la pluie en criant qu'il l'aime. Ça date de lulure, cette gouale, mais une bonne chanson ne vieillit jamais.
Aujourd'hui, le temps est sinistros : ciel bas, grisaille à volonté, courtes rafales de feuilles mortes pas encore ramassées à la pelle.
C'est dans cette morosité de pré-fin du monde qu'on déboule (une fois encore) à Louveciennes.
La propriété est lugubre. Elle assume en force son côté « Château des crimes ».
Crissement des graviers, vibrations des carreaux de la double porte dont le mastic s'effrite. Nous entrons. La maison sent la mort : odeur écœurante et perfide. Depuis la tuerie, personne n'a monté le chauffage et ça caille.
Dommage que ni Jérémie ni César ne soient présents, car j'aimerais avoir mon équipe au complet. J'ai carillonné en vain la Pine, mais fume ! Où a-t-il été traîner ses vieilles couilles, le bon dinosaure ? L'époux de la douce Schéhérazade, toujours menotté, semble de plus en plus mal à l'aise.
— Ça n'est pas la première fois que tu viens ici ?
Il répond :
— J'ai fait vendanges, il y a longtemps.
— Ta dernière venue remonte à quand ?
— Pff, des années.
Je dis à l'Empereur :
— Tu pourrais peut-être rafraîchir la mémoire de ce gentleman ?
— Rien d'plus fastoche ! assure le Monarque.
Il réussit des doublés que je n'ai jamais vus ailleurs, Alexandre-Benoît. Crochet à la tempe, direct au foie ! Très efficace. Essayer, c'est l'adopter. Reusement que c'est solide, ces mecs d'Europe centrale ; ils fléchissent mais ne tombent pas.
— J'y mets l' s'cond service ? demande l'Existentiel.
— Minute, attendons de savoir ce qu'il pense du premier.
Et de me tourner vers Kozeck.
— Tu racontes tout ou on te déboulonne entièrement ?
Un vilain éclat passe dans les funèbres prunelles.
— Je rien à dire ! me fait-il d'une voix haineuse.
— Tiens, noté-je, il te manque trois dents sur le côté.
Napoléon IV décide d'ôter sa veste et de retrousser ses manches. Ces opérations accomplies, il revient à sa victime.
— Bon, soliloque-t-il, les ratiches, c'est un' d'mes espécialités ; le nomb' d'malins qu' j'ai rendus chauves d'la clape, t'imagines pas ! (56)
Quand Yvan-le-Terrible stoppe, un tantinet essoufflé, sa victime semble posséder une mâchoire en caoutchouc rouge.
— Glaviote ! ordonne mon massacreur de charme.
L'autre, tu penses, ne demande que ça ! Je te passe l'ensanglantage du parquet, sache que la flaque pourpre est constellée de pétales blancs. J'en compte dix-neuf ! Plus trois qui manquaient déjà à l'appel, ça fait vingt-deux chailles en moins. Donc, si je pousse mon calcul mental, ne doit en subsister que dix, et je ne te garantis par leur arrimage.
— Tu parles ou on continue la démolition ? m'inquiété-je.
De ses deux mains, il nous indique de calmer le jeu.
— Viens te nettoyer la bouche aux toilettes ! dis-je.
Comme il est entravé, j'ouvre le robinet en grand et le laisse se rincer le visage à l'eau froide, puis l'essuie charitablement avec le linge flanquant le lavabo.
— Bien, on retourne au travail, fais-je. Mais auparavant, je vais te donner un conseil : ne te mesure pas à l'officier de police Bérurier. Lorsqu'il a carte blanche, comme c'est le cas présentement, il est capable non seulement de tout, mais aussi du pire.
Nous allons rejoindre M. de Paris, lequel joue à faire chier la tortue dans son bassin.