52

Les jambes de Kléber Dintzer étaient aussi rouges que celles d'un homard (52) venant de subir le même traitement et se marquaient de vilaines cloques.

(52) Tu as déjà vu des « jambes » à un homard, toi ?
Pris de compassion (on ne se refait pas, ou alors plus mal), je lui tendis, faute de mieux, un flacon d'huile solaire.

— Essayez toujours de vous oindre, fis-je.

Bérurier prit mal mon geste.

— Non, mais j'vais croire qu'y t'a tapé dans l'œil, c'merlu ! T'es prêt à lu faire un don d'orgasme ! C'est ses crins blancs qui t'charment ?

J'endiguis son courroux d'un clignement de mes longs cils. L'apôtre se souvint alors que la tactique éprouvée de deux flics questionnant un prévenu consiste à souffler l'un le chaud, l'autre le froid.

Du coup, le Dodu laissa quimper le linge préservant sa pudeur et s'en fut licebroquer d'abondance.

— Bien, ébroué-je. Dintzer travaille dans la came, vous Dressompert, dans le terrorisme de haut niveau. Est-ce l'amour qui vous a fait « fusionner » ?

Comme aucun d'eux ne mouftait, j'ajoutis :

— Alors, l'intérêt ?

— Sans doute les deux, finit par murmurer le journaliste.

Que devenait ma petite Antoinette pendant que je questionnais ces types ? Je voulais la rapatrier coûte que coûte chez nous, l'arracher à la Suède, ce réfrigérateur de luxe. Qu'elle pense en français, surtout. Que pouvait-on dire en suédois ? Sinon féliciter un prix Nobel !

Cet aparté surmonté, je revins à mes duettistes.

— Et puis merde ! soupirai-je.

Les trois hommes me fixèrent, stupéfiés.

— Caisse y s'pasme ? s'inquiéta mon compère Gloriole. Tu démarres ton retour d'âge ou bien ?

— Un truc dans ce genre, convins-je.

— Tu veuilles qu' j' t'remplace ? A la guerre, quand l'capiston est buté, c'est l'ieut'nant qui prend les choses en main.

Une nouvelle fois, il eut droit de ma part à un clin de mirette discret et s'arrêta de poser ses prétentions.

Comme j'allais repiquer au labeur, nous perçûmes le ronflement d'une tire devant la propriété. On en coupa le moteur et des pas firent crisser les fins graviers.

— Vous attendez du monde ? demandé-je à nos enchaînés.

— Absolument pas ! répondit le journaliste.

J'allis au fenestron d'aération et réussis à mater le terre-plein d'arrivée. Je vis une bagnole grise. Trois hommes en sortirent, plutôt insolites dans ce paradis vacanciel. Ils ne portaient pas de fringues estivales, mais des harnais dans les teintes marron et gris. Bien que je les distinguasse assez mal, ces mecs ne me produisirent pas un bon effet. Tu as certainement vu des tueurs à gages dans les ricaineries ? Eh bien ça !

Deux d'entre eux possédaient des tronches carrées et avaient un trou comme un anus de bébé au menton. Le troisième, nettement plus âgé, me sembla être le chef, sans doute à cause de sa mise plus recherchée et de ses façons autoritaires.

Pour commencer, ils s'approchèrent de la Ferrari jaune, attirés par le merveilleux bolide, le lorgnèrent sur tout son pourtour, puis gagnèrent la porte d'entrée.

Nous entendîmes le timbre mélodieux de la sonnette, actionnée à plusieurs reprises ; ensuite une grêle de coups impatientés ébranlèrent l'huis.

Je fis face au tandem enchaîné.

— Trois vilains, annonçai-je ; ça vous dit quelque chose ? Ils s'amènent directo du continent car ils sont loqués automne.

— Mon Dieu ! s'exclama Dintzer, oubliant ses brûlures, ce sont eux !

— C'est-à-dire ? fis-je.

Il haussa les épaules.

— Des amis qui nous veulent du mal.

— Parce que vous les avez doublés ?

Il n'eut pas le temps de répondre : un bris de verre retentissait au rez-de-chaussée.

— Enlève-leur tes cadennes ! chuchotai-je à Sa Majesté l'Empereur.

Pour une fois, il obéit sans argumenter.

Sitôt désentravés, les deux bouffe-bites se précipitèrent dans leur chambre à coucher pour mettre un slip et y prendre une arme. De toute évidence, Kléber savait mieux se servir de sa calculette que d'un pistolet. Sa main tremblait fort et je n'eus aucune peine à le lui ôter. Rapide regard au chargeur : il contenait six bastos en pleine neurasthénie.

— T'en as pas un aut' pou' ma Pomme ? s'enquit le Ventru.

Dintzer dénégata.

Une angoisse intense gagnait les deux folles. Cette visite imprévue leur semblait plus dangereuse que la nôtre, si j'en jugeais à leur panique.

Les marches vibraient ; les trois survenants faisaient autant de bruit qu'une horde teutonique.

— Portez-vous à leur rencontre, enjoins-je en poussant Roméo et Jules hors de la chambre ; nous restons prêts à intervenir.

En flageolant, ils m'obéirent.

Je refermai la porte sans toutefois que le pêne joue.

Les pas atteignirent l'étage.

— Eh bien voilà nos amis ! s'écria une voix teintée d'un accent levantin.

Les chérubins ne purent proférer une syllabe.

— Alors c'est ici que vous êtes venus planquer le magot ? reprit l'arrivant. Madère ! L'île de l'éternel printemps ! Pas bête ; c'est proche du continent et il y fait bon vivre. Seulement vous avez compté sans le flair du bon Samy ! Quand j'entreprends des opérations importantes avec des associés, je me soucie de leurs moindres faits et gestes. Ainsi, cette maison, mon bon Kléber, je connais son existence depuis que vous l'avez acquise, et j'ai tout de suite deviné dans quel but vous l'achetiez. Ne me restait plus que d'attendre votre trahison, beau jeune homme ! De la sorte, c'est vous qui avez pris tous les risques pour sortir le pactole de France. Je n'ai plus qu'à rafler la mise et la mettre ailleurs. Chez vous, on appelle cela tirer les marrons du feu, n'est-ce pas ?

— Ecoutez, Samy, bredouilla le gérant de fortunes, on devrait pouvoir s'arranger.

— Naturellement, admit l'homme ; comme cela, par exemple.

J'entendis le claquement feutré d'un silencieux. Entrouvrant la porte de quelques centimètres, je constatis que le talentueux Yvan Dressompert venait de se morfler, pratiquement à bout touchant, une praline de fort calibre dans le cœur.

— Non ! Non ! Pitié ! égosilla le bel ébouillanté. Prenez tout, mais ne me tuez pas !

— Tu crois ? demanda « l'élégant » en lui appliquant le canon de son Turlututu au milieu du front.

Cette fois, cela fit un gros baoum, non que son silencieux fût défaillant, mais parce que Bibi venait de défourailler.

Juste retour du destin : il morfla ma bastos en pleine tête.

— Un à un ! annonça le Gros.

Je flinguai les hommes d'escorte avant qu'ils eussent le temps de me déballer leurs calibres.

— Score final : trois-z'un, déclara Napoléon IV.