Oh si, on peut t’aimer. Et moi je t'aime, et ta mère t'aime, et Rembrandt, et Lucie, et tant d'autres déjà et tant d'autres qui viendront, mais pas Heinrich.

Pourquoi ?

Parce que Heinrich est un monstre. Un animal cupide, intéressé, à la seule écoute de ses désirs, sans barrière morale ni sens de l'amitié, incapable d'aimer.

Je te déteste. Tu dis ça parce que tu es jaloux.

Je vous épargne, chère Lucie, le reste de la nuit. Sophie ne voulait reconnaître qu'un prince charmant en Heinrich et moi, qui l'avais tant cru aussi, comment aurais-je pu la convaincre du contraire ?

Heinrich disparut le lendemain. Sans un mot ni une explication. De ses cadeaux, cette brutalité est celui dont je le remercie le plus car il me permit de convaincre Sophie que j'avais raison. Depuis, elle erre.

Nous avons appris qu'Heinrich loge chez plusieurs personnes — une Américaine milliardaire sensible aux charmes des éphèbes, un vieux galeriste célibataire dans les mêmes sentiments, un jeune couple de journalistes du Figaro qui veulent le lancer, etc. —, et qu'il fréquente tous les lieux où je l’ai introduit pour déverser sur moi des ordures. Selon sa version, il a dû s'enfuir parce que je ne supportais pas d'être éclaboussé par son génie, que j'avais compris à cause de lui que je n'étais qu'un surréaliste de troisième zone et que, en retour de mes cours et de mes services, je voulais lui faire payer le prix fort, le forcer à

épouser ma fille. Je ne vous répète pas comment il osait, à cet endroit de son récit, médire sur Sophie car c'est tellement ignoble que je ne peux y songer sans avoir envie de le frapper.

Comment expliquez-vous Caïn, chère Lucie ? Et le baiser de Judas ? Le traître me déconcerte et me fait perdre pied. Abîmé dans la souffrance depuis cet incident, j'essaie de trouver une logique au comportement d'Heinrich. Je veux comprendre. Comprendre non pas pour justifier. Comprendre non pas pour cesser de condamner. Comprendre pour moins souffrir. Le mal est un mystère plus profond que le bien car, dans le bien, il y a une lumière, un dynamisme, une affirmation de la vie. Comment peut-on choisir l'obscur ?

Votre fidèle et désemparé

ADOLF H.

Les Russes se tenaient désormais aux portes de Berlin.

Depuis la chancellerie du Reich, on entendait le grondement continu des tirs.

Les avions anglais bombardaient la ville sans répit. Aux heures où elle était rendue au soleil et au silence, la capitale ne ressemblait plus qu'à un vieil entrepôt de décors pour opéra de province ; des fiers et hauts immeubles ne restaient qu'un pan, une façade ou un mur couvert de tapisseries différentes selon les étages, sans qu'un seul plancher demeurât ; des éclats de vie intimes pendaient çà et là, suspendus au-dessus du vide, un lavabo, un portemanteau, une coiffeuse agrippée à ses vis, un tableau d'ancêtres désormais sans

descendants. Au-dessus.des gravats et des amoncellements, on ne voyait plus que les accessoires de ces existences interrompues. Les bombes semblaient avoir fait un travail d'effraction, de voleurs et laissaient un fumet archaïque de saccages et de viols collectifs.

Hitler ne vivait plus que sous terre.

Revenu à Berlin — pouvait-il aller ailleurs puisque l'étau se resserrait ? Les Russes progressaient à l'est et les Alliés à l'ouest —, il n'avait retrouvé que les ruines du palais néobaroque qui avait servi de chancellerie depuis Bismarck et seulement quelques murs de la nouvelle chancellerie conçue par Speer, ses appartements ayant été déchirés par des bombes incendiaires. Du coup, il avait rejoint le bunker, un abri antiaérien construit en 1943 dans les jardins, un labyrinthe claustrophobique de béton brut auquel on arrivait après une volée d'escaliers épuisants, une taupinière dotée d'un éclairage chiche et vacillant grâce à un groupe électrogène au diesel qui empestait les couloirs peu chauffés et difficilement aérés, une sorte de tombeau où le Führer était entré vivant.

 Pas de solution politique, pas de négociations, je ne capitulerai pas. Je combattrai aussi longtemps que j'aurai un soldat. Lorsque le dernier soldat me laissera tomber, je me tirerai une balle dans la tête. Par ma seule personne, je protège l'Allemagne d'un armistice honteux. Par ma seule personne, je préserve l'Allemagne de la catastrophe.

La plupart des Allemands pensaient l'inverse : par sa seule personne, Hitler les entraînait dans l'apocalypse. Un homme politique soucieux de la santé de son peuple, des villes et des installations industrielles, aurait déjà négocié pour arrêter la destruction ; il aurait pris la honte sur lui et aurait évité des centaines de milliers de morts civils et militaires supplémentaires.

Hitler, lui, avait ordonné à Speer de détruire les ponts, les autoroutes et les complexes industriels : l'ennemi ne devait s'emparer que de terres brûlées. Pour la première fois, Speer n'avait pas obéi, soucieux que l'Allemagne pût vite relever la tête après la défaite et déjà ambitieux pour lui-même dans le Reich d’après le Führer.

Lorsqu'on vint annoncer à Hitler les effrayantes inclusions de la conférence de Yalta où

Churchill, Roosevelt et Staline avaient annoncé quel traitement subirait l'Allemagne après sa chute, il accueillit la nouvelle avec un calme qui glaça son entourage.

 Voyez, je vous l'avais dit.

 Mais, mon Führer, ce sera horrible : le pays divisé et démilitarisé, le parti nazi interdit, l'industrie placée sous contrôle, des réparations à verser et un jugement pour les

« criminels de guerre ».

 C'est ce que je vous ai toujours dit : inutile de négocier. Il faut tenir, tenir jusqu'à

les renverser. Ou bien tenir jusqu'à ce que nous disparaissions.

 La population demande un armistice rapide.

 Ne tenez aucun compte de la population. Elle est faible et veut s'économiser. Est-ce que moi, je m'économise ? Je me battrai jusqu'au bout et quand je ne pourrai plus, je me tirerai une balle dans la tête. C'est pourtant simple, non ?

Comme toujours, le corps d'Hitler n'était plus qu'un symptôme de chair : il exprimait l'état de l'Allemagne. Voûté, agité par les tremblements d'un Parkinson envahissant, main molle, air hébété, visage terreux, le Führer parlait avec difficulté en laissant échapper un filet de bave au coin de ses lèvres. Il ne se déplaçait qu'au prix de dures souffrances et ses oreilles purulentes saignaient continuellement.

 Je me battrai jusqu'au bout.

Il ne se battait pas, mais vivre dans ce délabrement était en soi un combat.

L'adipeux, jaune et crémeux docteur Morell gambadait à toute heure dans le bunker pour lui prodiguer ses soins : somnifères pour s'endormir, excitants pour se réveiller, gouttes pour digérer, comprimés pour affermir les excréments, laxatifs pour s'en délivrer, la moindre fonction vitale étant désormais assistée. Droguée, intoxiquée, dépendante, la carcasse d'Hitler était devenue une annexe pharmaceutique qui ingurgitait de la strychnine et de la belladone pour lutter contre les flatulences, des opiacés pour soulager ses troubles intestinaux, de la cocaïne dans ses gouttes ophtalmiques et des amphétamines pour combattre la fatigue. Des diététiciennes préparaient avec soin des mets auxquels il ne touchait pas par crainte d'un empoisonnement et le docteur Morell devait argumenter des heures pour le convaincre qu'il n'avait pas contracté les quelques rares infections qu'il n'avait pas encore. A cause des combats qui faisaient mourir les hommes rapidement, Hitler ne s'intéressait plus, comme par le passé, aux maladies lentes telles le cancer ou la faiblesse cardiaque et ne se cherchait plus que des maladies foudroyantes. Son hypocondrie s'était adaptée aux temps de guerre.

Il relisait la vie de Frédéric le Grand, dont il avait emporté le portrait dans son bureau souterrain, et continuait à penser que son obstination viendrait à bout de tout. Quand on lui annonça la mort du président américain Roosevelt, il y vit un signe décisif de la Providence. Roosevelt mourait en pleine guerre comme la tsarine Elisabeth devant Frédéric le Grand ! Cela signifiait que la situation allait se retourner.

 Comme pendant la guerre de Sept Ans. Pour nous, cela n'aura duré que cinq. Nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre !

Ce jour-là, il s'amusa plusieurs heures avec Loup, le chiot que lui avait donné Blondi.

L'avenir radieux reprenait ses droits.

Pendant ce temps, le poste d'observation situé dans le zoo confirmait l'avancée de l'artillerie russe dans Berlin.

Vint le jour où l'Armée rouge ne se trouva plus qu'à quelques centaines de mètres du bunker.

Hitler tonitrua pendant plus d'une heure.

 Cet imbécile de Göring n'a jamais été capable de me seconder, c'est un morphinomane, un corrompu, un tas de graisse qui ne songe qu'à sauver sa peau et ses trésors de guerre. Vous croyez que je n'ai pas repéré qu'il se maquillait, qu'il mettait de la poudre pour avoir plus de présence sur les photos ? Vous croyez que je n'ai pas remarqué

ses extravagances vestimentaires, ses costumes de soie gris pigeon et ses robes de chambre de fakir ? Vous croyez que je ne sais pas qu'il a pillé tous les musées des pays que nous occupions pour remplir ses caves ? Je savais tout cela, mais je lui pardonnais parce que je pensais qu'il m'était fidèle ! Et cette larve d'Himmler, la limace à moustache, vous croyez que je ne sais pas qu'il tente de négocier les Juifs des camps avec le Suédois Bernadotte ! Se servir des Juifs qui restent comme otages pour discuter l'armistice au lieu de les exécuter !

Vous croyez que je ne sais pas qu'il essaie de préparer son avenir auprès des Alliés ! Fusillés

! Je veux qu'on les fusille tous ! J'ai été trahi ! Mes généraux m'ont trahi. L'armée de terre m'a trahi ! Les SS m'ont trahi ! L'aviation m'a trahi ! L'industrie m'a trahi ! Je ne suis entouré

que de traîtres ou de minables ! A mort ! A mort !

Il cessa subitement d'aboyer. Sa voix s'était brisée. Lui-même ne tenait plus assis. Il s'écroula sur la table et murmura, livide, sur un souffle spectral :

 La guerre est perdue.

Le docteur Morell voulut lui faire une injection de glucose.

Hitler se redressa et le contempla avec épouvante.

 Vous voulez me droguer. Vous voulez m'empêcher de rater ma sortie. Je vais vous faire fusiller.

 Mais, mon Führer, c'est juste du glucose.

 Fusillé ! Empoisonneur ! Fusillé sur-le-champ !

Le docteur Morell s'échappa en trottinant et se blottit dans la buanderie pour attendre la fin de l'orage.

Hitler regarda avec haine son entourage.

 Je vais me suicider.

 Mais, mon Führer...

 C'est l'unique chance de rétablir ma réputation personnelle. Si je quitte le théâtre du monde dans le déshonneur, j'aurai vécu pour rien. Sortez ! Sortez tous !

Il se sentait gelé : toute sa vie, il avait parlé de son suicide ; ces derniers mois, il en avait même parlé plus que jamais ; mais cela avait toujours été dit d'un ton gai, comme un élan de virilité, une saillie, une affirmation de soi, un signe de bonne santé ; pour la première fois, en ce jour, il le pensait vraiment et savait qu'il allait le faire. Cela produisait un tout autre effet.

Il se leva, remarqua qu'il titubait et alla se regarder dans le miroir des toilettes.

Il fut effrayé par ce qu'il apercevait. Ce n'était pas lui qu'il retrouvait dans sa glace mais sa tante Johanna, la sœur de sa mère. Les bouffissures, les rides, les poches sous les yeux injectés de sang, les filets blancs dans les cheveux dévitalisés, cela appartenait à sa tante Johanna la dernière fois qu'il l'avait vue, mais pas à lui. Adolf Hitler. Il y avait erreur ! Il se sentit las, aussi usé que le visage de tante Johanna que lui renvoyait le miroir au-dessus du lavabo.

Il retourna dans son bureau et s'affaissa sur le canapé. M'habituer. Il faut que je prenne quelques jours pour m'habituer. J'ai toujours su que je mourrais debout, mais cela me paraissait si loin... Il regarda au-dessus de lui le portrait de Frédéric le Grand pour y puiser du courage mais le roi ne broncha pas. Le sacrifice sera très beau. De toute façon, il ne faut pas que les Russes me prennent vivant sinon... Oui, un procès, ils seraient capables de me faire un procès. Comme criminel de guerre. Il y a de quoi rire. Ce sont tous ces Juifs, bolcheviques, anglais, américains, qui sont à l'origine de cette guerre criminelle et ils me traiteraient, moi, de « criminel de guerre ». Monde à l'envers. Quitter ce monde qui devient fou. Et ils me fusilleraient. Moi, Adolf Hitler, acculé contre un mur par une bande de tueurs communistes, jamais ! Evidemment, je pourrais tenir encore quelques jours en Bavière. Mais pour faire quoi ? Hitler le dictateur sans pouvoir caché dans les Alpes ? De la figuration ?

Non, je ne jouerai pas le réfugié de Berchtesgaden. Ils me retrouveraient très vite. Quelques jours de vie en plus, mais j'aurais perdu la face. Non, il faut mourir ici. Au cœur du Troisième Reich. Trahi et assiégé. Mais digne. Quel sublime exemple pour les générations à venir.

Hitler, le héros. Hitler, le modèle de la résistance absolue. Dans cinq ans, toute l'Europe sera bolchevique, le nazisme sera une légende et je deviendrai un mythe. On songera à moi comme à Socrate ou à Jésus. Siegfried. Rienzi. La référence wagnérienne arriva juste à

temps pour le faire passer du réchauffement à l'enthousiasme. Rienzi, le valeureux Romain lâché par la populace ingrate qui brûle dans les flammes du Capitole. Merci, Wagner. Merci, la Providence, de m'avoir envoyé, si jeune, la préfiguration de mon destin. Rienzi. Oui.

Rienzi.

Du coup, il alla jusqu'au tourne-disque et se passa l'ouverture de Rienzi. La pompe grave, solennelle, virile, de la musique élargit son rêve aux dimensions cosmiques où il se sentait si bien.

Allongé, les yeux fermés, la nuque sur un coussin, il s'enivrait d'images futures, celles de son culte, les processions fastueuses pour ses anniversaires de mort et de naissance, les bannières rouge et noir arborant les croix gammées, les foules recueillies, harmonieuses et unanimes comme un chœur d'opéra, sa bonne tête à lui aux yeux si clairs fixant avec bienveillance, sur des photographies de dix mètres sur dix, les générations à venir. Il songea à l'émotion des petits enfants allemands à qui, pour la première fois, dans une salle ensoleillée qui sentirait bon l'encre et la colle aux amandes, leur instituteur raconterait la belle histoire d'Hitler, il se voyait vivre dans leur cœur pur et impressionnable. Il entraperçut la force que les adolescents, pendant des siècles, puiseraient dans sa volonté

farouche, ce destin tendu comme un arc depuis le premier jour jusqu'au dernier. Oui, il fallait que sa vie fût conclue par un suicide, une mort décidée, car tout, dans son existence, avait été le produit de sa volonté. Volonté ! Volonté ! Mort incluse !

Lorsque le disque s'acheva, Hitler était déjà amoureux de sa mort.

Eva Braun gisait à ses genoux, implorante.

 Je reste. Je veux mourir avec toi.

Le premier réflexe d'Hitler fut de refuser. Non, tu ne vas pas me voler ma mort. Une belle sortie que je suis en train de m'organiser et toi, tu veux déjà m'en piquer les miettes ?

Il se pencha et la découvrit, belle, jeune, lumineuse. Elle était brune, ce jour-là, car la pénurie des industries chimiques ne permettait plus de trouver son décolorant blond. Elle lui sourit, frissonnante.

 Adolf, je veux mourir auprès de toi.

L'image entra comme une fulguration : les deux amants endormis l'un auprès de l'autre, Tristan et Iseult. Oui. Une nouvelle dorure pour la légende. Adolf et Eva, les amants héroïques et éternels. Adolf et Eva, comme Roméo et Juliette ou Tristan et Iseult.

 Oui. Tu mourras auprès de moi.

Merci, Wagner.

 Je suis heureuse, Adolf. Tu ne m'as jamais autant comblée.

Adolf grimaça. Il préférait ne plus penser au passé, aux scènes constantes, aux reproches, aux humiliations qu'il lui avait fait subir. Tout repartait de zéro. Au fond, pour lui, leur histoire commençait aujourd'hui. Oui. Il n'avait jamais accepté que le public connût Eva Braun, il l'avait maintenue cachée mais il allait rendre sa liaison officielle. Le Führer entrait dans le silence de la mort avec une jeune beauté amoureuse à ses côtés.

Magnifique.

 Veux-tu m'épouser ?

Eva Braun crut avoir mal entendu.

 Eva, je te demande si tu veux m'épouser ? cria Hitler, qui braillait toujours depuis l'éclatement de ses tympans.

Les yeux d'Eva se mouillèrent : il lui proposait enfin ce qu'elle lui avait demandé cent fois et qui avait occasionné toutes leurs disputes. Elle s'abattit sur le sol en sanglotant.

 Eva, je t'ai posé une question que je n'ai jamais posée à personne. J'aimerais une réponse.

Eva se précipita sur lui pour l'embrasser éperdument.

 Mais oui, mon amour. Bien sûr que oui. C'était mon rêve le plus cher. Je te l'ai toujours demandé.

Elle le couvrait de baisers, ce qui rendait Hitler nauséeux mais, vu la circonstance, il se retint de la repousser.

 Es-tu heureuse ?

 C'est le plus beau jour de ma vie.

 Très bien. Alors nous nous marions ce soir et nous nous suicidons demain.

Il se leva pour contraindre Eva à arrêter ses effusions et se dirigea vers le coffre-fort.

 Je dois brûler des papiers.

 Bien, mon amour.

 Appelle donc mes secrétaires et organisez ensemble la cérémonie de ce soir.

Eva n'arrivait toujours pas à croire à ce revirement.

 Adolf, je voudrais quand même savoir...

 Comment ? hurla Hitler qui n'entendait rien.

 Je voudrais savoir...

 Quoi ?

 Pourquoi maintenant ? Pourquoi m'accordes-tu aujourd'hui ce... grand honneur que tu m'as toujours refusé auparavant ?

 Par cohérence.

 Par ?

 Par cohérence. Je t'ai toujours dit : tant que j'ai un avenir politique, j'exclus le mariage. Je n'ai plus d'avenir donc je t'épouse.

Eva Braun se demanda quelques secondes comment elle devait accueillir cette étrange demande en mariage, mais, comme elle n'en avait jamais reçu d'autre, elle décida qu'elle était la femme la plus heureuse du monde.

En voyant flamber les documents qu'il extrayait de son coffre, des papiers concernant sa fortune personnelle, l'organisation du génocide, la destruction des églises chrétiennes et quelques croquis anciens d'architecture, Hitler songea à sa singularité.

« Comme je suis différent. Tous, autour de moi, ne songent qu'à sauver leur peau et leurs biens matériels. Moi, j'envoie tout au feu. Quel désintérêt ! Noble. Tout est noble. Et jusqu'au bout. Au fait, que dois-je décider pour ma sépulture ? »

 Christa ! Johanna !

Ses secrétaires arrivèrent, la mine livide.

 Allons, ne soyez pas si tristes. Mieux vaut partir ainsi que d'accepter le déshonneur.

 Mon Führer, nous venons de recevoir un télégramme au sujet de Mussolini.

 Eh bien ?

 Il est mort.

 Ah...

Hitler était bien trop préoccupé par lui-même pour avoir de la peine. Il voulut se débarrasser de cette conversation et des mines attristées de ses secrétaires.

 Et de quoi ?

 Lui et sa maîtresse, Clara Petacci, ont été pendus d'une manière horrible, la tête en bas, et la populace leur a jeté des pierres.

Hitler frémit. Et si les Russes s'en prenaient aussi à sa dépouille mortelle ? Il fallait qu'il prît ses précautions. Aux secrétaires effarées, il expliqua qu'on devrait les brûler, lui et Eva Braun, sitôt qu'ils se seraient supprimés. Ensuite, on récupérerait précieusement leurs cendres pour la sépulture grandiose que l'avenir leur réservait sans doute. Mais qu'on les incinère vite. Les corps dans la cour, arrosés d'essence, une allumette ! Il ne supporterait

pas qu'on s'amuse avec son cadavre ! On ne me capturera ni vivant ni mort. On ne capturera rien de moi.

A minuit, la cérémonie de mariage eut lieu dans le bunker. Attendrie par la joie d'Eva qui annonçait à tout le monde qu'elle allait enfin avoir sa nuit de noces, la secrétaire Christa lui avait offert ses derniers flacons de décolorant afin qu'Eva pût être blond platine dans sa jolie robe bleue.

Eva éclatait de bonheur. Elle avait toujours aimé Adolf Hitler mais n'avait jamais pu être certaine qu'il l'aimait. Pour elle, ce mariage en était la preuve.

Dans l'abri secoué par les explosions, devant un conseiller municipal vêtu d'un uniforme nazi qui s'appelait Wagner, Adolf Hitler et Eva Braun échangèrent leurs serments de fidélité éternelle. Puis l'entourage félicita les jeunes mariés, on fit sauter les bouchons de champagne et l'on trouva des petits gâteaux.

Goebbels arriva à quatre heures du matin, très ému, les joues ruisselant de larmes en annonçant que sa femme et ses enfants venaient s'installer avec eux au bunker et les suivraient dans la mort.

Hitler fut très touché par le geste.

Il alla embrasser les six petits « H », Helga, Hilde, Hellmut, Holde, Hedda et Heide, qui ne se doutaient de rien et qui n'en revenaient pas, si jeunes — ils avaient entre quatre et douze ans —, d'avoir le droit de veiller ainsi avec les grandes personnes. Hitler joua et plaisanta un peu avec eux avant de se retirer. Il songeait en rejoignant sa chambre nuptiale que, tout seul, sa fin évoquait Rienzi, qu'avec Eva elle s'élevait à Tristan et Isolde et qu'avec l'adjonction des « H »» elle rejoignait Le Crépuscule des dieux.

Eva et lui se livrèrent aux gestes que la fatigue et la noce leur autorisaient. Hitler, pour une fois, s'endormit sans sédatif.

A sept heures, il fut réveillé par un doute. Et si les ampoules de poison avaient été

trafiquées ? Un complot ?

Il réveilla Eva.

 Eva, j'ai besoin de vérifier que l'ampoule que tu avaleras fonctionne bien. Imagine que...

Eva n'arrivait pas à comprendre ce qu'on pouvait imaginer de pire, mais elle tenta de calmer son époux.

 Eva, tu ne comprends pas. Tout le monde ment. Tout le monde triche. Tout le monde trahit. Qu'est-ce qui me prouve que les ampoules d'acide prussique que nous a données le docteur Stumpfegger, ce traître, fonctionnent bien ? Blondi ! Oui ! Il faut que j'essaie sur Blondi.

Il appela la chienne qu'il adorait, sans doute l'être auquel il avait donné le plus d'affection sur cette terre, la fit maîtriser par ses hommes, lui fit ouvrir de force les mâchoires et écrasa la capsule d'acide prussique entre ses dents.

Blondi s'effondra à l'instant sur le sol.

Loup, son chiot, vint renifler sa mère sans comprendre pourquoi elle ne bougeait plus.

Une forte odeur d'amande, caractéristique de ce poison, s'échappa du corps. Cela fit reculer le petit Loup qui, effrayé, s'enfuit en poussant des plaintes aiguës.

Hitler contempla la scène sans rien dire puis alla s'enfermer dans son bureau. Il ne voulait pas qu'on le vît pleurer.

Il décida de s'accorder encore cette journée. Après tout, peut-être l'Armée rouge allait-elle reculer ? Peut-être...

Ses aides de camp vinrent faire le point avec lui : la débâcle était telle qu'Hitler ne trouva rien à dire. Il se coucha en murmurant à Eva Braun :

 Je nous ai donné une journée de plus pour être ton mari au moins vingt-quatre heures.

Eva Braun se mit à sangloter, elle qui était d'ordinaire si gaie, et Hitler se surprit à la rejoindre dans les larmes.

Le lendemain, on lui téléphona que les soldats soviétiques pouvaient atteindre le jardin de la chancellerie d'un moment à l'autre.

Hitler endossa son uniforme, Eva sa robe bleue de mariée, et il annonça qu'ils se tueraient aujourd'hui.

Il tint cependant à prendre son repas à treize heures, comme d'habitude, parce qu'il avait faim. Au moment de la salade, il songea à Georg Elser, son assassin, son double, l'Allemand moyen qu'il tenait enfermé dans un camp ; il donna un coup de fil pour qu'on le fît exécuter. La chose faite, il mangea mieux.

Son dessert fut troublé par Magda Goebbels, qui, fort agitée, implorait le Führer d'épargner ses enfants et de convaincre son mari de changer d'avis.

W Madame, ce qui est dit est dit.

Il l'écarta de son chemin et alla se retrancher dans son bureau. Eva Braun le rejoignit aussitôt.

On attendit derrière la porte. Goebbels, Bormann, Axmann, le valet de chambre et d'autres membres du bunker tendaient l'oreille. En vain. Le vrombissement du diesel couvrait tout, ainsi que les joyeux cris des enfants Goebbels qui prenaient, sans le savoir, leur dernier repas avec les secrétaires.

Au bout de dix minutes, le valet de chambre prit l'initiative d'ouvrir la porte.

Eva Braun, affalée sur la gauche, dégageait une horrible odeur d'acide prussique.

Hitler gouttait, sans vie, son pistolet à ses pieds.

Il était quinze heures vingt-neuf.

Mon cher Adolf H.,

J'ai été bien heureuse de vous revoir enfin ce dimanche, toi et Sophie, après vos épreuves parisiennes. Plus que tout, la tendresse que Sophie te marque me prouve qu'elle est sortie plus forte de cette épreuve et qu'elle jugera peut-être autant un homme sur ses qualités morales que sur son apparence physique avant de s'engager. Enfin, c'est ce qu'espère ta vieille sœur Lucie. Quant à Rembrandt et Sarah, il vaut mieux qu'ils continuent à croire que la rupture-trahison d'Heinrich se limite à toi. La vérité attendra son heure ; pour toi qui n'as pas eu le choix, elle est arrivée en avance sous la forme d'une crise ; pour eux, elle viendra en retard, un soir d'été et de confiance, comme le cadeau d'un moment partagé.

Dans cette atmosphère de retrouvailles, nous n'avons pas eu l'occasion de parler d'Heinrich.

Selon moi, Caïn, Judas ou ton Heinrich ne sont pas des traîtres. Ils sont d'abord des monstres, la traîtrise n'étant qu'une des facettes de leur monstruosité.

Qu'est-ce qu'un monstre ? Un homme qui fait le mal à répétition.

A-t-il conscience de faire le mal ? Non, la plupart du temps. Parfois oui, mais cette conscience ne le change pas. Car le monstre se justifie à ses yeux en se disant qu'il n'a jamais souhaité le mal. C'est juste un accident de parcours.

Alors que tant de mal se fait sur cette planète, personne n'aspire au mal. Nul n'est méchant volontairement, même le plus grand rompeur de promesses, le pire des assassins ou le dictateur le plus sanguinaire. Chacun croit agir bien, en tout cas en fonction de ce qu'il appelle le bien, et si ce bien s'avère ne pas être le bien des autres, s'il provoque douleur, chagrin et ruine, c'est par voie de conséquence, cela n'a pas été voulu. Tous les salauds ont les mains propres. Moi qui ai été nonne-visiteuse dans les prisons de Prusse, je peux te le confirmer : le salaud se regarde tranquillement dans la glace, il s'aime, il s'admire, il se justifie, il a l'impression — tant qu'il n'est pas mis en échec — de triompher des difficultés qui arrêtent les autres ; il n'est pas loin de se prendre pour un héros.

Heinrich est ainsi. Il ne considère que son intérêt et son plaisir — c'est cela qu'il appelle son bien -— et rien, sauf l'échec, ne l'arrêtera dans son mouvement. Il va faire beaucoup de mal et beaucoup de beaux tableaux.

Mais Heinrich n'est qu'un malfaisant ordinaire. Il y a pire.

Je crois qu'il existe deux sortes de monstres sur cette terre : ceux qui ne pensent qu'à

eux, ceux qui ne pensent qu'aux autres. Autrement dit les salauds égoïstes et les salauds altruistes. Heinrich relève de la première catégorie car il met sa jouissance et sa réussite au-dessus de tout. Cependant, si néfaste soit-il, il ne le sera jamais autant qu'un malfaisant de la seconde catégorie.

Les salauds altruistes provoquent des ravages supérieurs car rien ne les arrête, ni le plaisir, ni la satiété, ni l'argent ni la gloire. Pourquoi ? Parce que les salauds altruistes ne pensent qu'aux autres, ils dépassent le cadre de la malfaisance privée, ils font de grandes carrières publiques. Mussolini, Franco ou Staline se sentent investis d'une mission, ils

n'agissent à leurs yeux que pour le bien commun, ils sont persuadés de bien faire en supprimant les libertés, en emprisonnant leurs opposants, voire en les fusillant. Ils ne voient plus la part de l'autre. Ils essuient leurs mains pleines de sang dans le chiffon de leur idéal, ils maintiennent leur regard fixé sur l'horizon de l'avenir, incapables de voir les hommes à

hauteur d'homme, ils annoncent à leurs sujets des temps meilleurs en leur faisant vivre le pire. Et rien, rien jamais ne les contredira. Car ils ont raison à l'avance. Ils savent. Ce ne sont pas leurs idées qui tuent, mais le rapport qu'ils entretiennent avec leurs idées : la certitude.

Un homme certain, c'est un homme armé. Un homme certain que l'on contredit, c'est dans l'instant un assassin. Il tue le doute. Sa persuasion lui donne le pouvoir de nier sans débat ni regret. Il pense avec un lance-flammes. Il affirme au canon.

La plus haute nuisance n'a donc rien à voir avec l'intelligence ou la bêtise. Un idiot qui doute est moins dangereux qu'un imbécile qui sait. Tout le monde se trompe, le génie comme le demeuré, et ce n'est pas l'erreur qui est dangereuse mais le fanatisme de celui qui croit qu'il ne se trompe pas. Les salauds altruistes qui se dotent d'une doctrine, d'un système d'explication ou d'une foi en eux-mêmes peuvent emporter l'humanité très loin dans leur fureur de pureté. Qui veut faire l'ange fait la bête. J'ai peur, Adolf, j'ai peur car ce n'est pas fini, j'ai peur de ce qu'ils peuvent faire aujourd'hui avec le progrès des armes et des techniques de communication. Je redoute des désastres radicaux, irrémédiables, des charniers, des ruines...

Tu ne crois pas en Dieu, mon cher Adolf ? Moi, c'est dans le diable que je ne crois pas !

Car je ne peux pas concevoir un diable qui voudrait le mal pour le mal. La pure intention maligne n'existe pas. Chacun se persuade de bien faire. Le diable se prend toujours pour un ange. Et c'est pour ça que j'ai si peur. Il existera peut-être un jour un pauvre type frustré à

en devenir fou, un pauvre type qui voudra faire aussi bien que Dieu, voire mieux, un incendiaire réformateur, un diable par défi à Dieu, un diable par jalousie de Dieu, un diable par prétention, un mime grotesque, un clown.

Mais je ne sais pourquoi je m'emporte ainsi. Comme le disait ma mère, j'ai l'imagination aussi vive que le lait qui bout et je me promène parfois dans des mondes qui n'existent sans doute pas. C'est peut-être pour cela que je crois aussi en Dieu. Le feu de mon imagination...

Dans l'impatience de te voir dimanche prochain, reçois l'affection de ta dévouée SŒUR LUCIE.

P.-S. Je suis très inquiète pour ton beau-père, Joseph Rubinstein. Rassure-moi vite à son sujet

6 août 1945. Les Américains lâchent la première bombe atomique sur Hiroshima.

9 août 1945. Une deuxième bombe est larguée sur Nagasaki qui connaît la destruction totale sous le feu nucléaire.

Dans les semaines qui suivent, les combats cessent.

On fait les comptes. En dehors des cadavres calcinés d'Adolf Hitler et d'Eva Braun retrouvés déchiquetés par les bombes dans la cour de la chancellerie, on découvre que cette guerre a fait cinquante-cinq millions de morts, dont huit millions d'Allemands et vingt et un millions de Russes : il faut ajouter au bilan trente-cinq millions de blessés et trois millions de disparus.

Sophie et Rembrandt, les jumeaux, continuaient à veiller la dépouille de leur grand-père dans la chambre aux épais rideaux tirés. Une longue file noire et silencieuse attendait devant la porte cochère de Joseph Rubinstein pour rendre un dernier hommage à leur ami.

Adolf H. et Sarah s'étaient réfugiés au plus obscur de la maison, dans la soupente qu'on appelait la salle de jeux, où plusieurs générations de petits Rubinstein avaient entreposé albums, livres de prix, poupées, chevaux à bascule, marionnettes et panoplies de fée. Sur le billard, Adolf faisait l'amour à Sarah.

C'est tout ce qu'il avait trouvé quand, désemparée, elle s'était échappée de la chambre où gisait son père. Il avait d'abord pleuré avec elle, puis, en lui embrassant les joues, en glissant son nez dans cette chevelure qui avait les couleurs et l'odeur de tous les miels, en sentant s'abandonner contre lui son corps souple et puissant, il l'avait embrassée à pleine bouche puis lui avait murmuré : « Viens . »

Elle avait tout de suite compris ce qu'il voulait et comment il comptait la ramener à la vie : elle se donnait sans restriction, ventre contre ventre, pleurant toujours, certaines larmes pour son père qui la quittait, d'autres pour son mari qui l'adorait, entre le chagrin et l'extase, et elle se sentait intensément vivante.

Joseph Rubinstein était rentré blessé de son voyage en Palestine. Lors d'un échange violent entre des fermiers juifs et des fermiers arabes, il avait reçu une pierre sur la tête.

Mais cette blessure en cachait une autre, plus profonde : il avait compris là-bas que son rêve ne se réaliserait jamais. Israël en Palestine, la création d'un Etat juif, la cause à laquelle il avait depuis soixante ans consacré son énergie resterait une tumeur dans son pauvre crâne endolori. Les Britanniques, qui avaient le mandat de contrôler la Palestine, limitaient le quota d'immigration juive sous la pression des Arabes qui ne toléraient plus les concessions faites aux Juifs. Des Polonais et des Russes venaient même d'être refoulés aux frontières. A rebours de toutes les espérances, malgré l'activité politique du mouvement sioniste, en dépit des sommes versées par quelques mécènes comme les Rothschild, la situation était bloquée et l'on pouvait déjà compter que cette idée irait rejoindre le cimetière des utopies.

Lorsqu'ils arrivèrent à Berlin, Myriam Rubinstein n'avait pas encore compris la vraie nature du coup porté à son mari. Elle se contentait de lui appliquer des compresses et de soupirer avec une innocente sincérité.

 Comme je suis contente que nous soyons de nouveau à Berlin. C'est morne, la Palestine.

Joseph était mort et Myriam, assommée par le chagrin et les somnifères du docteur Wiezmann, s'était enfuie dans le sommeil.

Sarah et Adolf jouirent en même temps. Ils roulèrent sur la feutrine verte qui dégageait une odeur de moisi.

 Ne me quitte pas, dit Sarah, c'est tout ce que je te demande : ne me quitte pas.

Dans une semaine, sœur Lucie partirait à Jérusalem avec une urne dans ses bagages.

Elle avait promis à Sarah de disperser les cendres de son père sur la terre de ses rêves et de ses origines.

Les journaux à fort tirage du monde entier publient des photos révélant les charniers d'Auschwitz, Dachau, Buchenwald. L'opinion s'émeut. On chiffre à six millions le nombre de Juifs qui furent assassinés dans les camps d'extermination.

L'indignation devant l'holocauste est telle que toute politique antijuive devient irrecevable. On veut apporter de l'aide aux survivants. L'Organisation des Nations unies, nouvellement constituée pour assurer la paix sur la planète, écoute les revendications sionistes et préconise le partage de la Palestine.

Le 14 mai 1948, proclamation de la naissance d'Israël, le nouvel Etat juif.

Champagne. Cris. Flashes. Hourras. Toasts. Danses. Discours. Petites larmes. Hourras.

Chansons.

On célébrait un double mariage. Les jumeaux avaient tenu à ce que leurs deux cérémonies aient lieu le même jour. Rembrandt épousait une physicienne comme lui, rencontrée sur les bancs de l'université de Berlin. Sophie épousait un Américain qui travaillait comme assistant metteur en scène dans les studios de Babelsberg.

 La vie devient de plus en plus anodine.

Neumann avait murmuré cela d'une voix atone en regardant le manège des gâteaux, semblable à tous les manèges de gâteaux que tous les pâtissiers exécutaient pour tous les mariages dans toute l'Allemagne.

Adolf sourit à son ami.

 Tant mieux.

Neumann aurait été un beau vieillard s'il n'avait pas eu quelque chose de brisé en lui. Il revenait de Russie et il n'y retournerait jamais. En ce début des années soixante, le régime communiste s'était effondré devant le mécontentement du peuple exaspéré par l'indigence économique et la privation des libertés. Certes, le chaos avait remplacé l'ordre — fut-il dictatorial — mais l'échec bolchevique était néanmoins flagrant. Neumann, devenu un politique sans cause, échouait dans la vie comme un voilier sans voiles.

 Tant mieux, reprit Adolf. Vive l'ordinaire !

 Oh, je t'en prie. N'essaie tout de même pas de me faire croire que tu es ordinaire, Adolf H., s'indigna Neumann.

 Non. Mais j'ai fait le choix de l'ordinaire.

Neumann haussa les épaules. Dans sa convalescence idéologique, il ne trouvait même plus de plaisir à discuter.

 De quoi vas-tu vivre, maintenant ? demanda Adolf.

 Mais j'aurai ma retraite de membre du Parti. Le parti communiste allemand continue à exister ; il sera très utile dans cette Allemagne continuellement à droite.

 Oh, tu exagères. Nous sommes maintenant dans une vraie démocratie.

 Oui, mais une démocratie gouvernée par la droite avec des tentations de droite. Ce ne sera jamais autre chose, l'Allemagne, mon pauvre Adolf.

 Ne jamais dire jamais, se contenta de répondre Adolf.

Rembrandt et son épouse vinrent trinquer avec eux. Lorsqu'ils s'éloignèrent, le regard de Neumann s'attarda sur la croupe rebondie de la mariée

 Elle n'est pas mal, la physicienne, murmura-t-il. Tu ne trouves pas excitant, toi, l'idée de faire l'amour avec une femme qui aurait le même niveau intellectuel que toi ?

 A mon avis, c'est arrivé à des tas d'hommes sans même qu'ils le soupçonnent.

 Au fait, sais-tu ce qu'ils me disaient, ton Rembrandt et sa jument matheuse ? Que les recherches qu'ils effectuent avec Bohr et Heisenberg avancent et qu'une bombe atomique capable de détruire la vie sur des dizaines de kilomètres sera bientôt possible. Ils l'auraient déjà achevée s'ils bénéficiaient de plus de crédits de l'Etat.

 Je vois ! Il leur faudrait une bonne guerre pour donner l'impulsion ?

 C'est ça. La paix dans laquelle nous vivons depuis la courte guerre contre la Pologne n'est pas bonne pour la recherche de nouvelles armes. Tous les savants espèrent un conflit...

 J'espère que je serai mort avant que cela n'arrive, soupira Adolf.

Guerre froide. Malgré ses pertes civiles et militaires pendant la guerre, l'URSS prend rang de puissance mondiale et revendique, face aux Etats-Unis, la gestion totale du bloc de

l'Est. La Chine devient communiste et beaucoup de pays d'Europe centrale se transforment en satellites bolcheviques.

Dès lors, les Etats-Unis luttent contre le communisme dans le monde entier et favorisent les régimes autoritaires.

L'Allemagne est partagée en deux, l'Ouest sur le modèle des démocraties capitalistes, l'Est sur le modèle des démocraties communistes. L'ancienne capitale, Berlin, est divisée, barbelée et militarisée. Depuis l'époque hitlérienne, la conscience allemande n'est plus qu'une plaie que se partagent la honte et l'effarement.

Maintenant, la vie allait trop vite pour lui.

Berlin craquait sous huit millions d'habitants, bourdonnait de voitures, de sirènes et offrait ses enseignes lumineuses toute la nuit aux touristes ébahis qui accouraient du monde entier pour visiter la capitale de l'Europe. Berlin brillait plus que Paris ou que Londres. Une révolution artistique par mois. Une mode par semaine. Les caves débordaient de spectateurs curieux d'avant-garde tandis que les grands théâtres faisaient salle comble avec le répertoire traditionnel. Le cinéma allemand concurrençait le cinéma américain, affichant les idoles géantes des deux stars concurrentes, la brune Zarah Leander contre la blonde Marlene Dietrich. Le quartier chaud offrait des femmes de toutes les couleurs dans ses vitrines. Les taxis de la ville parlaient russe ou finnois. On pouvait manger chinois, japonais, italien, français, grec, turc. On pouvait même ne pas manger du tout, comme les nombreux clochards sans abris qui ne profitaient pas de la richesse allemande mais venaient réchauffer leur misère sous les néons berlinois.

Adolf H. ne trouvait plus sa place.

Sarah l'avait quitté. Un cancer foudroyant, sans doute provoqué par les émanations chimiques qu'elle avait humées, toute son existence, dans son laboratoire à parfums.

Adolf H. était pour la seconde fois veuf d'une femme plus jeune que lui.

Il n'aimerait plus. Cela faisait trop mal. Il acceptait de vieillir.

Dans cet univers acrylique et grésillant, il réalisait qu'il était né au siècle précédent. Sa peinture n'intéressait plus personne. L'art figuratif était mort. Différentes sortes d'abstractions se partageaient le marché, le mouvement le plus en vogue étant «

l'abstractionnisme matérialiste » dont Heinrich était le chef de file. Il se répandait dans la presse mondiale en multipliant les formules définitives, comminatoires, toutes plus sottes et plus excessives les unes que les autres, à l'arrivée contradictoires, mais cela, plus personne ne semblait s'en rendre compte. Bien sûr, Heinrich avait envoyé au cimetière toute la peinture représentative, dont le mouvement surréaliste lui semblait l'agonie, et il avait trouvé le moyen de cracher sur son ancien professeur et ami en popularisant la formule : « Adolf H., le premier des surréalistes et le dernier des peintres ». Autant dire que

les toiles d'Adolf H. ne valaient plus grand-chose, sinon des insultes aux quelques rares amateurs qui persistaient à les exposer et se faisaient traiter de ringards.

Adolf s'en moquait. Sa vie avait été assez longue pour qu'il entende plusieurs fois tout et son contraire. Il n'avait jamais estimé avoir produit des chefs-d'œuvre et, de toute façon, à la mort de Sarah, il avait définitivement posé ses pinceaux.

Ce jour-là, il envoya un télégramme à Sophie pour lui dire qu'il acceptait son invitation à se rendre aux Etats-Unis.

Ce jour-là aussi, les Allemands envoyaient le premier satellite en orbite autour de la Terre et Adolf n'arriva pas même à joindre au téléphone Rembrandt qui avait participé au projet.

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, cinquante pour cent des prix Nobel de sciences reviennent aux Etats-Unis, les universités américaines ayant servi de refuge aux savants, chercheurs et professeurs qui parvinrent à échapper aux persécutions hitlériennes.

Vivre en Amérique, c'est comme vivre en province. Et la vieillesse est provinciale.

Donc, je me sens bien ici.

Adolf H. essayait d'agacer ses petits-enfants en disant cela, mais la pique ne les touchait pas car ces jeunes Californiens n'avaient jamais quitté Los Angeles.

L'haleine salée de la mer lui chauffait le visage. Il s'enfonça voluptueusement dans sa chaise longue en imaginant qu'il était un lézard. Il aimait la simplicité rustique de la nature et des gens ici : la mer bleue comme dans le tube, le sable beige comme du sable, l'horizon horizontal, le laitier joyeux comme un laitier, le jardinier beau comme un jardinier, la femme de ménage mexicaine et duvetée comme une Maria, il se reposait dans cet univers de clichés. Même ses petits-enfants, les trois fils de John et Sophie, lui donnaient l'impression d'être des petits-enfants d'album, sains, vifs, bien élevés. Ceux-ci éprouvaient de l'admiration pour leur grand-père car, à Santa Monica, on vendait sur les trottoirs des lithographies effectuées d'après ses anciens tableaux. Il soupçonnait son gendre d'avoir investi de l'argent dans cette opération et ne réagit que de façon sarcastique lorsqu'on le lui annonça.

 Mais non, papa, lui avait juré Sophie. Il s'agit d'un éditeur de New York. Et cela a beaucoup de succès.

 Oui, oui, laisse-moi rire. Et toutes les dames juives de New York et de Los Angeles veulent avoir un Adolf H. au-dessus du canapé du salon ?

 Exactement. Et cela va faire levier. Je suis certaine que cela fera monter la cote des tableaux originaux.

 De toute façon, je m'en fous.

En revanche, lorsque son plus jeune petit-fils, Bob, lui apporta une lithographie d'Onze-heures-trente, son Portrait en géante, les sanglots secouèrent la vieille carcasse d'Adolf.

 ²Qu'est-ce que je fais là ? dit-il à Sophie qui tentait de le consoler. Pourquoi est-ce que je traîne comme ça ? Si ça pouvait être vrai qu'on se retrouve après la mort...

 Peut-être, papa, peut-être.

Il sourit en se mouchant. Les mouettes, au loin, lui semblaient des taches blanches qu'il venait d'ajouter à la toile. Lucie aussi était loin, en Afrique. Il aimait surtout des fantômes.

 Mais de toute façon, j'arrive trop tard. Là-haut, ni ta mère ni Onze n'auront même un regard pour une vieille carne comme moi.

Vente aux enchères secrète à Nuremberg. Une aquarelle signée « Adolf Hitler 1913 »

représentant un paysage bavarois atteint le prix record de huit cent mille marks. L’œuvre est une croûte et le collectionneur garde l’anonymat.

Le 21 juin 1970 à quinze heures vingt-neuf, le premier homme qui marcha sur la lune était allemand. L’astronaute Kurt Makart avait sauté de la fusée Siegfried et gambadait entre les cratères. Toutes les télévisions du monde retransmettaient ces images historiques. Elles témoignaient des progrès technologiques qu’aient faits l’humanité au vingtième siècle et aussi de la puissance allemande, la nation la plus riche du monde.

L’Allemagne remportait une nouvelle victoire, pacifique celle-là, qui n’enlevait rien aux autres pays.

Le 21 juin 1970, Adolf H. s’éteignait à Santa Monica, Los Angeles, au domicile de sa fille parmi les siens. Lui aussi regardait la conquête spatiale sur le petit écran lorsqu’il eut une contraction cardiaque. Sophie écrivit à Rembrandt qu’elle était persuadée que leur père avait alors compris qu'il était en train de mourir : il avait tourné la tête vers le ciel sans nuages et, dans ses yeux bleu pervenche, était passé un éclair d'impatience, celle d'un homme qui a hâte de rejoindre des femmes aimées à un proche rendez-vous.

Juin 1970.

Un enfant est emmené par ses parents au cinéma.

Comme d'habitude, il s'attend à voir des animaux qui parlent, des fleurs qui chantent ou bien une danse d'hippopotames avec autruches. Mais on ne lui offre pas son dessin animé annuel depuis dix ans ; au lieu de cela, l'écran lui envoie des images en noir et blanc, de sales images tremblées avec un mauvais son, encore plus mauvaises que les films familiaux de vacances. Il ne comprend pas. Un homme à moustache et au regard fixe crie dans la même langue que sa grand-mère alsacienne, oui, la même, à cette différence que c'est beaucoup moins doux et plus autoritaire, ça donne envie de se lever pour obéir. Il ne comprend toujours pas. Puis des images de rafles, d'incendies, de trains où l'on entasse des hommes comme des bestiaux. L'enfant comprend encore moins. Enfin, après les bombes que crottent les avions en l'air, des explosions toujours plus fortes, un feu d'artifice, jusqu'au plus beau, le somptueux champignon de fumée nucléaire. L'enfant a peur, il se laisse couler dans son siège pour ne plus voir l'écran. Mais les images déferlent encore, les camps de barbelés, les vivants squelettiques aux yeux noirs, les chambres à gaz, puis les corps nus, entassés, à la fois raides et mous, que des pelleteuses mettent dans la terre ou l'inverse, l'enfant ne sait plus, il suffoque, il veut partir, il ne veut plus savoir si c'est cela le monde réel, il ne veut pas grandir, il veut mourir.

Au-dehors, il est surpris que le soleil brille encore, que les passants passent et que les filles sourient. Comment peuvent-ils ?

Les yeux rougis, ses parents lui expliquent avec douceur qu'ils savaient que ce film serait dur à supporter mais qu'ils tenaient à ce que l'enfant le voie.

Ça s'est réellement passé. C'est notre histoire politique.

« Alors, c'est donc ça, la politique, pensa l'enfant, le pouvoir qu'ont les hommes de se faire autant de mal ? »

 Mais cet Hitler, il était fou, n'est-ce pas ?

 Non. Pas plus que toi ou moi...

 Et les Allemands, derrière, ils n'étaient pas fous non plus ?

 Des hommes comme toi et moi.

Bonne nouvelle ! C'est donc une rude saloperie d'être un homme.

 Qu'est-ce qu'un homme ? reprit le père. Un homme est fait de choix et de circonstances. Personne n'a de pouvoir sur les circonstances, mais chacun en a sur ses choix.

Depuis ce jour, les nuits de l'enfant sont difficiles, et ses journées encore plus. Il veut comprendre. Comprendre que le monstre n'est pas un être différent de lui, hors de l'humanité, mais un être comme lui qui prend des décisions différentes. Depuis ce jour, l'enfant a peur de lui-même, il sait qu'il cohabite avec une bête violente et sanguinaire, il souhaite la tenir toute sa vie dans sa cage.

L'enfant, c'était l'auteur du livre.

Je ne suis pas juif, je ne suis pas allemand, je ne suis pas japonais et je suis né plus tard

; mais Auschwitz, la destruction de Berlin et le feu d'Hiroshima font désormais partie de ma vie.

JOURNAL DE

« LA PART DE L'AUTRE »

Automne 2000 — Eté 2001

La décision est prise : après Jésus, Hitler. L'ombre succède à la lumière. Pour avoir étudié la tentation de l'amour dans L'Evangile selon Pilate, je me dois d'approcher désormais la tentation du mal Puisque c'est dans l'humain et non en dehors de l'humain qu'ont lieu et Jésus et Hitler, mon humanisme n'existera qu'au prix de cette double poursuite. Il ne s'agit pas de me faire plaisir, il me faut comprendre. Après ce qui m'attire, je vais décrire ce qui me repousse.

L'erreur que l'on commet avec Hitler vient de ce qu'on le prend pour un individu exceptionnel, un monstre hors norme, un barbare sans équivalent. Or, c'est un être banal.

Banal comme le mal. Banal comme toi et moi. Ce pourrait être toi, ce pourrait être moi. Qui sait d'ailleurs si, demain, ce ne sera pas toi ou moi ? Qui peut se croire définitivement à

l'abri ? A l'abri d'un raisonnement faux, du simplisme, de l'entêtement ou du mal infligé au nom de ce qu'on croit le bien ?

Aujourd'hui, les hommes caricaturent Hitler pour se disculper eux-mêmes. La charge est inversement proportionnelle à la décharge. Plus il est différent, moins il leur ressemble.

Tous leurs discours reviennent à crier « ce n’est pas moi, il est fou, il a le génie du mal, il est pervers, bref il n’a aucun rapport avec moi ». Dangereuse naïveté. Angélisme suspect.

Tel est le piège définitif des bonnes intentions. Bien sûr, Hitler s'est conduit comme un salaud et a autorisé des millions de gens à se comporter en salauds, bien sûr, il demeure un criminel impardonnable, bien sûr, je le hais, je le vomis, je l'exècre, mais je ne peux pas l'expulser de l'humanité. Si c'est un homme, c'est mon prochain, pas mon lointain.

Grande résistance de mon entourage à mon projet. Seul Bruno M. comprend et m'encourage. Les autres, Nathalie B. en tête, m'incitent à renoncer.

 Tu ne peux pas associer ton nom à Hitler !

 Mais parler d'Hitler ne consiste pas à devenir hitlérien.

 Moi je sais que tu n'es pas nazi, mais les autres, les lecteurs pressés, les journalistes...

 Tes craintes sont aberrantes ! Il ne faut pas être noir pour lutter contre le racisme ou femme pour tenir des propos féministes. C'est à se flinguer, ce que tu dis !

 Peu importe. Tu ne dois pas y toucher, tu vas bousiller ta carrière et notre amitié.

 Ton attitude me confirme que j'ai raison : Hitler reste un sujet tabou. C'est donc à

ce tabou que je vais m'attaquer. Je veux comprendre.

 Comprendre Hitler, te rends-tu compte de ce que tu dis ?

 Comprendre n'est pas justifier, Nathalie. Comprendre n'est pas pardonner. Il n'y a même que par la compréhension intime, profonde, de l'ennemi que tu peux te battre avec lui.

 Mais, mon pauvre Eric, tu n'arriveras jamais, toi, à comprendre Hitler.

 Pourquoi ?

 Parce que tu n'es pas comme lui.

 Une seule chose me trouble dans ce dialogue de sourds : arriverai-je à comprendre cet être que je déteste ? Je l'espère. J'ai rendez-vous avec cela.

Hitler est à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de moi. A l'extérieur, dans un passé

accompli, dont il ne reste que des cendres et des témoignages. A l'intérieur, car c'est un homme, un de mes possibles, et je dois pouvoir l'appréhender.

Dernières lectures en ce moment. Depuis des années, je me préparais avec les livres mais je fournis mon ultime effort. Evidemment, les meilleurs travaux sont anglais. La Grande-Bretagne a développé l'hitlérologie comme aucun autre pays au monde.

Forcément, les Anglais lui ont résisté puis l'ont battu ! Le sujet les gêne moins que nous, les Français. Mieux, même, il les honore.

Quand je fais mes courses historiques dans les librairies de Londres ou de Dublin, je me sens beaucoup moins embarrassé qu'à Paris où l'on me jette des regards suspects dès qu'on aperçoit la moustache d'Adolf sur la couverture.

D'ailleurs, j'ai été lâche ; j'ai envoyé un ami étudiant m'acheter, au milieu de plusieurs livres sur le Troisième Reich, le fameux Mein Kampf. Ouf, on lui a vendu.

Je lis Mein Kampf et j'écoute les discours. Les ficelles sont grossières, efficaces. Joue-t-il la comédie ? Est-il sincère ?

J'en viens à penser qu'il joue sincèrement Comme tout acteur, comme tout auteur, il ne ment pas : il fabrique de la réalité.

Chaque soir, je me livre au même rituel. Après avoir travaillé sur mes documents pendant des heures, je finis toujours la séance en prenant une biographie, n'importe laquelle, chaque fois une différente, et je lis les dernières heures d'Hitler dans son blockhaus jusqu'au suicide et à la crémation.

J'ai besoin de m'assurer qu'il est mort. Bien mort.

J'ai besoin de me rassurer après ces heures passées sur le crime et l'horreur.

J'ai besoin de croire que c'est achevé, que ça ne se produira plus jamais.

Petit rituel touchant et ridicule. Petite superstition à usage intime. Je m'en moque moi-même quoique j'y cède. Je sais bien que mon exorcisme ne change rien au monde ni à

l'avenir. Le mal est tenace. Perpétuel. Radical. Ça se reproduit aujourd'hui. Ça se reproduira demain.

Mon livre est prêt dans ma tête. Surtout ne pas écrire tout de suite. Me retenir.

Maintenir l'impatience. Vivre pour le rendez-vous. Faire durer l'attente, aiguiser le désir.

La littérature sur Hitler m'apparaît pleine d'erreurs.

Mais ces erreurs sont passionnantes ; elles racontent ceux qui les commettent, elles expriment l'époque qui les produit.

Première erreur : la judéité cachée d'Hitler. Cette thèse du grand-père juif ne tient pas scientifiquement la route mais elle m'émeut. Elle montre comment, après la guerre, les hommes ont voulu signifier que l'holocauste est fratricide. Si Hitler a du sang juif, il s'est tué

lui-même. Tout génocide est un humanocide. Au fond, tout meurtre est un suicide.

Deuxième erreur : l'antisémitisme original d'Hitler. Il a tenté lui-même dans Mein Kampf de faire croire à une défiance quasi instinctive envers les Juifs. En réalité, les témoignages le prouvent : Hitler ne fut pas antisémite avant 1918, pas antisémite avant d'avoir « besoin de l'être ». Sa jeunesse fourmille de compagnonnages pacifiques avec des Juifs. II ne verse dans la haine antisémite qu'à la fin de la guerre pour s'expliquer la défaite de l'Allemagne. Voici le syllogisme : mes officiers étaient juifs et allemands ; or l'Allemagne perd la guerre ; donc on ne peut être juif et allemand à la fois. Les Juifs sont désormais désignés comme les coupables de la défaite. Explication simpliste, explication magique, conclusion stupide d'un homme qui tente de comprendre pourquoi il a passé quatre ans en vain dans les tranchées. L'antisémitisme d'Hitler est historique au double sens du terme.

Historique parce qu'il advient à sa vingt-neuvième année. Historique car c'est l'Histoire, avec ses guerres, sa violence et son traité de Versailles imbécile qui provoque cet

« antisémitisme réflexe » chez lui.

Troisième erreur : la sexualité d'Hitler. Chaque décennie produit sa théorie sur la sexualité d'Hitler. Toujours différente. Toujours perverse. Parfois sadomasochiste. Parfois scatologique. Parfois homosexuelle. Tout ce fatras me semble naïf et dangereux. Les raisonnements s'enchaînent rapidement de façon glissante : Hitler est un monstre parce qu'il est un pervers, donc tous les pervers sont dangereux. Un puritanisme stupide et inavoué me semble gouverner ces pseudo-études. Un puritanisme qui vise à normaliser, à

exclure Hitler ou tout fantaisiste sexuel de l'humanité. Un puritanisme qui discrimine. Un puritanisme qui cloue sur une croix la différence.

Certes, un homosexuel n'a pas envie de découvrir qu'Hitler aurait pu être homosexuel.

Mais un hétérosexuel non plus ne serait pas ravi de découvrir qu'Hitler fut hétérosexuel.

Ces textes visent, comme d'habitude, à dire « Hitler n'est pas moi, en tout cas pas comme moi ».

Décidément, plus j'avance, plus je découvre que tous les discours sont mus par cette même invisible idée : Hitler est l'autre.

Mon livre sera un piège tendu à cette idée. En montrant qu'Hitler aurait pu devenir autre qu'il ne fut, je ferai sentir à chaque lecteur qu'il pourrait devenir Hitler.

Je reviens sur la sexualité d'Hitler. Pourquoi ? Parce qu'on ne peut comprendre un individu sans analyser cette modalité de son rapport à autrui. Pour moi, il s'agit plus d'éthique que de psychanalyse ; il faut examiner les « liens », la « relation ». Loin de penser, comme Freud, que la sexualité soit déterminante, je crois juste qu'elle est révélatrice. A sa manière, elle exprime le rapport qu'un être entretient avec ses semblables donc, par-delà, avec toute l'humanité.

Je distingue deux types de sexualité : une sexualité qui est rapport à l’autre et une sexualité qui est rapport à soi. Une sexualité altruiste et une sexualité égocentrée.

La sexualité égocentrée est d'abord masturbatoire, fétichiste, voyeuse, mais elle ne demeure pas forcément solitaire. Elle peut intégrer des partenaires. Cependant, ces partenaires ont accès à la scène, pas au moi. Ils n'existent que dans la mesure où ils tiennent leur rôle par rapport à l'ego concerné. Le sexuel égocentré se sert des autres comme d'instruments pour atteindre sa jouissance. Les autres sont ravalés au rang d'objets ou d'acteurs tenant un emploi. Si l'autre se révèle comme autre, il devient obstacle, le rapport cesse.

Tout au contraire, dans la sexualité altruiste, l'autre est bien ce que vise l'échange, l'autre avec ses spécificités, ses désirs, ses dégoûts, ses rythmes, son regard. La sexualité

altruiste n'est ni une sexualité philanthropique ni une sexualité servile. Ne se confondant pas avec le pur service de l'autre, c'est une sexualité qui cherche la rencontre avec l'autre dans l'ordre des corps, du frôlement, de la caresse, du baiser, de la volupté. Quoi de plus beau, comme rapport humain, qu'un être qui jouit de la jouissance de l'autre ? Que des yeux qui cherchent le plaisir dans les yeux de l'autre ? L'orgasme simultané. L'amour les yeux ouverts.

Notre sexualité n'est qu'un de nos moyens d'exister avec les autres. Ou d'exister sans eux. Dans tous les cas, elle révèle notre ouverture ou notre fermeture aux autres.

Hitler n'avait presque pas de vie sexuelle. D'après les témoignages fiables, il n'en avait pas la possibilité dans sa jeunesse, pas l'envie lors de la guerre, pas le temps pendant sa vie politique. Des compagnons d'études ou de galère, des copains de tranchées ou bien des

secrétaires témoignant lors du procès de Nuremberg, on recueille le même témoignage : Hitler n'a pas de relations sexuelles.

Certes, dès qu'il devient un personnage public des femmes s'approchent de la vedette et font de la figuration dans son cercle. Toutes se suicideront ou tenteront de se suicider.

Car jamais Hitler n'entre dans un rapport vrai avec quiconque. Cet homme a peut-être eu une sexualité mais une sexualité sans partenaire.

Il se contentait de faire l'amour aux foules. Je dois écrire un texte sur la sublimation de sa vie sexuelle ratée dans sa vie d'orateur.

Des amis et des membres de ma famille me supplient de renoncer à ce livre. Cela me conforte.

Je me sens prêt à écrire. Fort heureusement, je crois en être empêché quelques jours encore par la promotion des pièces et des livres précédents. Cette distraction forcée va tendre encore plus la corde de l'arc. La flèche partira toute seule lorsque je rentrerai chez moi, à Dublin, pour écrire.

Impatience. J'ai des fourmis dans la plume. Vite. Rentrer à ma table. J'en ai assez de conférer sur moi-même, je voudrais parler de « lui ».

J'occupe les rares heures libres des voyages promotionnels à écouter du Wagner. Hitler en raffolait, comme on le sait, depuis l'adolescence.

Moi aussi, j'ai eu quinze ans avec Wagner. Je pleurais sur ses pages orchestrales, j'éprouvais des frissons mystiques sur les cordes aiguës, j'avais des spasmes musicaux lorsque les cuivres explosaient au-dessus des archets déchaînés. Moi aussi, j'ai eu quinze ans avec Wagner mais je ne les ai plus. Par conscience artistique, j'ai pris connaissance de presque tous ses opéras, j'ai assisté à des représentations, j'ai même accompagné des Elsa ou des Elisabeth au piano, mais je n'ai plus de goût pour lui. Je n'en écoute jamais.

Cette exaltation frénétique dans laquelle il maintient ses auditeurs convenait à mes quinze ans. C'est une musique qui parle aux puceaux et aux frustrés. Depuis que ma vie est épanouie, il y a de la place pour Bach, pour Mozart, plus pour Wagner.

Le fait qu'Hitler n'ait jamais renoncé à sa pure idolâtrie wagnérienne semble me confirmer qu'il n'a pas évolué, ni sexuellement, ni artistiquement, ni humainement entre

quinze ans et cinquante-six ans. N'oublions pas qu'il est mort en réécoutant l'ouverture de Rienzi. Régulièrement, je mets le disque et je me joue la scène.

Rentré à Dublin, je commence demain.

Le trac succède à l'impatience. Eprouvante vie que celle d'écrivain...

Catastrophe. J'ai écrit aujourd'hui les premières pages du livre et j'ai compris qu'il serait long. Une découverte dont je me serais bien passé. Mais les livres nous disent, dès leurs premiers mots, comment ils doivent s'écrire et nous indiquent le temps qu'ils exigeront de nous.

Alors que j'estimais composer un livre court et insolent de cent cinquante pages, je découvre ce soir qu'il me demande d'être épais et romanesque ; il exige de faire vivre les êtres, les époques, les lieux, pas seulement les idées, je ne saurai me contenter d'allusions.

Il commande. J'obéirai.

Nous voici partis pour un minimum de quatre cents pages. Aurai-je la force de traverser l'hiver et le printemps, attelé, tous les jours, à cette tâche ?

Mes livres me demandent plus que ce que je ne leur demande. Ce deuxième jour d'écriture m'a confirmé la nécessité d'un gros volume. Ça y est, je ne suis plus écrivain, je ne dirige plus ; je passe au service d'un monstre qui me dicte ses exigences, je suis scribe.

J'espère qu'on ne se méprendra pas sur mon livre. En suivant deux vies, celle d'Hitler recalé, celle d'Adolphe H. accepté aux Beaux-Arts, je ne fais pas seulement jouer une circonstance, mais aussi la libre interprétation d'une circonstance. Hitler n'est pas seulement victime de son échec, mais aussi de l'analyse de son échec. Lorsqu'il échoue à

l'examen d'entrée, il n'opère pas un juste décryptage de son faux pas. Au lieu de reconnaître qu'il n'a pas assez travaillé, il conclut qu'il est génie ignoré. Premier délire.

Premier isolement. Première bouffée paranoïaque.

Ce n'est pas seulement l'échec aux Beaux-Arts qui va le marquer, c'est tout autant son interprétation (sa négation) de l'échec.

Il en est de même pour la sexualité. Au départ, les deux personnages, Hitler et Adolf H., ont la même sexualité puisqu'ils sortent de la même enfance. Cependant, Adolf H. va reconnaître qu'il a un problème avec les filles tandis qu'Hitler va superbement l'ignorer.

Notre sexualité n'est pas ce que nous subissons mais ce que nous faisons. Ce que nous en faisons.

Je prends un risque dans ces cent premières pages, celui de rendre le vrai Hitler plus sympathique que le virtuel.

Pourquoi pas, en effet ? Ce jeune homme pitoyable n'agit pas, pour l'heure, en monstre condamnable. Nous le jugerons quand il aura péché, pas avant.

Je n'ai pas pu résister : Hitler rencontre Freud. Outre qu'elle m'amuse, cette scène me permet de raconter l'enfance d'Hitler sur le divan et de montrer qu'on peut guérir de son enfance, quelle qu'elle soit. Adolf H. s'en sortira, Hitler pas. Notre passé n'a que le poids que nous lui laissons ; la réflexion, le travail nous permettent de l'alléger.

 Comment parviens-tu à raconter l'existence d'un raté, toi qui as toujours tout réussi ? me demande Bruno M.

J'en demeure bouche bée. Le compliment a paralysé mes fonctions motrices et cérébrales. Je rougis, je bafouille et je m'en tire lamentablement par un :

 J'essaie.

Il hoche la tête avec un sourire gentil et change de sujet.

S'il savait, Bruno, combien il m'est aisé de décrire un raté ! S'il savait, Bruno, qu'il ne m'est jamais venu à l'idée que j'avais réussi quoi que ce soit. Certes, j'ai achevé mes études, remporté des concours prétendus difficiles, je suis parvenu à être joué, publié, à avoir du succès, mais je demeure tendu, insatisfait, plus soucieux de ce que j'entreprends aujourd'hui que de ce que j'ai pu achever hier.

On commence toujours par être un raté. A part Rimbaud. Parce que l'adolescent rêve, parce qu'il ne fait pas ce qu'il faut, parce qu'il pose la barre trop haut... Comme mon héros, j'ai passé mes dix-huit ans à imaginer que j'écrivais le livre définitif ou la symphonie ultime qui me vaudrait l'acclamation de mes contemporains et l'aval de la postérité. On débute tous avec ce genre de sottises, des désirs sans actes, des rêveries sans travail, des projections fantasmées dans un avenir riant. On passe plus de temps à se dire qu'on va faire qu'à faire. Ma volonté s'est d'abord éveillée comme une velléité.

Adulte, une fois que l'on est arrivé à terminer quelques œuvres et à obtenir une reconnaissance, le malaise continue : ce succès n'est-il pas un leurre ? Ne se trompent-ils

pas tous, ceux qui m'admirent ? N'est-ce pas celui-là, là-bas, ce pou terne et moche qui ne m'aime pas, le seul qui a raison ?

Toute ma vie je me demanderai si je suis bien à la hauteur de mon ambition. Toute ma vie je me sentirai plus raté que réussi. Le ratage est le souci constant, intime, continu d'une vie d'artiste.

J'arrive à la fin de la première partie. Mes deux héros sont déjà fort loin l'un de l'autre.

Adolf H. travaille sa peinture, a vaincu son inhibition pour les femmes et s'est initié à la sexualité, une sexualité altruiste, celle où entre la part de l'autre. Hitler, lui, demeure puceau, se cache qu'il est un peintre médiocre et s'installe en petit-bourgeois dans la galère. Adolf H., avec difficulté, s'est épanoui. Hitler, sans difficulté, s'est renfermé sur lui-même, sur ses mensonges et sur ses frustrations. Deux hommes différents déjà.

Bruno M. a lu cette première partie. Enthousiaste, il se déclare passionné, me pousse à

continuer mais m'avoue qu'il a été gêné de s'identifier parfois à Hitler.

Je suis rassuré.

Pierre S., mon éditeur me confirme que je peux poursuivre. Il me suggère seulement de sabrer dans les séances chez Freud ainsi que dans l’initiation sexuelle avec Stella, ce à

quoi j’obéirai. Je préfère trop écrire puis couper. En rédigeant, j’avais conscience d’être abondant mais je ne voulais me retenir : qui sait si la bonne idée n’est pas au bout du mauvais paragraphe ? Pour tailler, il faut que cela pousse.

Etrange : je décris la trêve de Noël dans les tranchées en 1914 et, en même temps, nous fêtons Noël, ici, en Irlande.

Sur les haut-parleurs de la maison, je passe en boucle Douce nuit puis j’entraîne tout le monde au piano pour chanter. Chacun l’entonne dans sa langue, qui le français, qui l’anglais, qui l’espagnol …. Même scène qu’en 1914.

Je me sens plein de tendresse, d’une tendresse diffuse, une tendresse ivre. J'embrasse les vivants et une partie de mes baisers va aux morts. J'embrasse l'humanité.

La guerre. Moi qui n'aime ni les films ni les récits de guerre, moi qui ai accompli mon service utilitaire d'une façon distraite, je me surprends à me passionner pour la vie au front, dans les tranchées et dans la peur. Jamais je n'aurais imaginé avoir tant de plaisir à écrire ce

double récit. J'aime ça ! Etant surtout auditif, je raconte les combats par les bruits. Etant émotif et physique, je tente de trouver une prose rythmée, syncopée, en sympathie avec l'action.

Le bonheur que me procurent ces pages est exceptionnel. Aurais-je manqué de cette expérience sans m'en douter ?

L'écriture vire à l'hallucination.

Hier, en marchant sur les trottoirs avec mes neveux, j'ai entendu un sifflement et j'ai crié :

 Couchez-vous !

Ils m'ont regardé, interloqués. Un vélo passait.

J'avais cru reconnaître un shrapnell.

Une guerre ? Deux guerres. Deux façons d'y entrer et d'en sortir.

Adolf H. vit la guerre comme un empêchement : elle interrompt sa carrière d'artiste, elle le désindividualise en le transformant en simple chair à canon. Il en reviendra dégoûté, pacifiste, dépolitisé, épris de modernité et de nouveauté pour tenter d'oublier. Un homme typique des années 1920.

Hitler vit la guerre comme un accomplissement : elle le socialise en lui attribuant un rôle, elle le rend allemand, elle lui offre le modèle d'une organisation parfaite de la vie collective car totalitaire. Il en émergera nostalgique, belliqueux, politisé, épris de revanche pour effacer la défaite. Aussi un homme typique des années 1920.

Sœur Lucie est un cadeau que j'ai offert à Adolf H. mais que je me suis offert aussi. Un sourire. Une lumière. Une foi.

Pleuré toute la journée en écrivant la lettre d'Adolf H. à ses amis lorsqu'il croit sa fin venue à l'hôpital.

Il s'humanise.

Je commence à me sentir mieux.

Mais surtout je suis soulagé d'avoir pu enfin parler de l'amitié dans un livre... Oui, moi aussi. Comme Adolf H. dire cela avant de mourir.

Je pourrai donc mourir moi aussi, cette nuit...

Je suis assez content d'utiliser la figure historique du docteur Forster, ce médecin qui pratiquait l'hypnose auprès des blessés de guerre et qu'on retrouve « suicidé », en Suisse, après qu'il eut menacé de sortir le dossier d'un Hitler nouvellement nommé chancelier.

Si je ne crois pas que cette hypnose ait vraiment changé Hitler, elle m'intéresse cependant car elle me permet de montrer deux images du soin psychologique. Freud contre Forster. Psychanalyse neutre contre thérapie interventionniste. Magie blanche contre magie noire. L'oreille qui écoute contre la bouche qui ordonne.

Cela dit, j'espère vivre assez longtemps pour lire, un jour, sortant d'un coffre suisse, ce fameux dossier psychiatrique concernant le jeune Hitler...

Aujourd'hui, l'exercice fut périlleux : j'ai dû raconter la naissance de l'antisémitisme d'Hitler. Certes, c'était lui qui pensait mais c'était moi qui écrivais. Je m'infligeais une vraie violence. Donner ma voix à cette haine... Prêter mes mots à cette sottise... Ourler les phrases d'une intention criminelle... J'ai donc décidé de répondre à deux impératifs : il fallait que ce soit dit mais que ce ne soit pas brillant. Hitler serait convaincu mais pas convaincant ! Pas question de se retrouver dans une encyclopédie de l'antisémitisme, même encadré de guillemets... J'ai donc construit le texte comme un délire subjectif, heurté, continu et conclu la scène ironiquement par « Adolf Hitler : guéri ».

« La haine lui avait procuré le don de l'éloquence. »

Ainsi finit la deuxième partie. Voilà, Hitler est né. Né de la guerre. Né du dépit. Né de l'humiliation. Né de la haine. Et prêt pour la vengeance.

Hitler fait l'histoire autant qu'il est fait par l'histoire. Accouché d'une femme en 1889, il accouche de lui-même en 1918, dans un hôpital militaire, au son de la défaite, sous les auspices du stupide traité de Versailles. Pour avoir trié et examiné les témoignages, je suis certain de ce que j'avance : Hitler n'a jamais su parler en public avant d'être habité par l'antisémitisme. D'ailleurs, sait-il parler ensuite ? Non. Il vitupère. Il crache. La colère et la bêtise lui ont donné le don de retenir l'attention des foules meurtries.

Il n'a que le talent de la haine. Mais il en a tout le talent.

Allemagne des années 1920... Moyen-Orient des années 2000... Malaise semblable. On devrait créer un Observatoire des humiliations. Il examinerait le coefficient d'humiliation des peuples, il fixerait une limite, celle de l’humiliation insupportable, afin de modérer le vainqueur dont la force fait loi. Peut-être préviendrait-on ainsi le rassemblement d'humiliés exaspérés, désespérés, donc prêts à tout. On s'épargnerait peut-être des Hitler et d'autres terroristes actuels.

Un Observatoire des humiliations. On devrait m'écouter...

Onze-heures-trente. Une apparition. Je l'aime.

Eric, tu te mens. Onze-heures-trente n'est pas une apparition mais une réapparition.

Tu sais qui elle est. Tu l'as aimée.

Paris entre deux guerres. Rester sur mes personnages, Adolf H. et Onze-heures-trente.

Ne pas tomber dans la fresque historique ou, pire, le catalogue des célébrités.

Un des facteurs de l'ascension d'Hitler : on l'a toujours sous-estimé.

Il a gravi toutes les marches sans qu'on l'arrêtât parce qu'aucun politicien de métier ne l'en croyait capable.

Les hommes sérieux ont tort de ne prendre au sérieux que ceux qui leur ressemblent.

Onze-heures-trente n’est pas une personne mais deux, les deux que j’ai aimées.

L’insolence, qualité essentielle de l’être aimé … Pour que je tombe amoureux et que je le demeure, il faut qu’on me tienne tête.

Invincible ! Hitler s'est cru, toute sa vie, invincible. C'est ridicule, bien sûr, mais il avait raison ! En 1918, il est passé à travers tous les shrapnells et les obus ; il a ensuite échappé

aux nombreux attentats fomentés contre lui. Chaque fois, la bombe explosait soit trop tôt, soit trop tard, voire jamais.

Invincible ! Il a tiré cette idée de la première guerre et l'a gardée pendant la deuxième.

Personne ne l'a jamais atteint. La balle qui se loge dans son crâne, c'est lui qui la tire.

Invincible ! Il se pensait protégé, non par Dieu auquel il ne croyait pas, mais par les étoiles. Cette foi en son destin, en un bouclier céleste, lui a permis de jouer jusqu'au bout des bras de fer dangereux où tout autre, plus raisonnable, aurait calé avant.

Une foi en lui à déplacer les montagnes.

Une foi en lui à provoquer des miracles.

Onze-heures-trente s'est éteinte. Elle a appris l'amour à Adolf. Elle va lui apprendre le deuil. On ne devient un homme qu'à ce prix douloureux.

Dieu nous donne et nous reprend. On ne réalise qu'il nous a donné quelque chose qu'à

l'instant où l'on s'aperçoit qu'il peut le reprendre.

Ainsi en est-il de la vie, du talent, des enfants, de l'être aimé...

Mon humanité s'est forgée dans ces pertes successives.

Ce livre m'impose une telle tension mentale que je commence à avoir peur pour mon équilibre. Depuis des mois, j'avance en position de grand écart sur deux fils continuellement plus éloignés l'un de l'autre. Je crains de perdre prise. Raconter chaque jour deux êtres qui ne sont qu'un, l'un devenant un salaud, l'autre un homme bien (mais à quel prix !) m'essore les nerfs et le cerveau. Page après page, puisque j'écris le roman dans l'ordre où le lecteur le lira, je m'impose des souffrances. Si lundi je décris Hitler qui s'épargne la douleur mais me dégoûte, mardi je narre Adolf H. que j'apprécie mais qui en prend plein la figure.

Jamais je ne risque de les confondre, ils tirent chacun de leur côté, ils m'épuisent.

Et, en moi, ils sont un.

Pourquoi m'infliger d'écrire à cette vitesse et avec cette intensité ? Un marathon à la vitesse d'un sprint. Pourquoi ne pas même m'accorder un jour de repos ? Pourquoi ne jamais relever la tête ?

Me punirais-je de ma paresse ?

C'est ce que j'avouais ce soir à Bruno M.

 Quelle paresse ? me demande-t-il. Tu n'arrêtes jamais. Lorsque tu n'écris pas, tu songes à ce que tu vas écrire. Et tu ne lis que pour écrire. Conclusion : tu travailles tout le temps.

Peut-être a-t-il raison... Mais comme c'est loin de ce que j'éprouve... Quelques semaines ou quelques mois d'écriture par an, si épuisants soient-ils, me paraissent si peu...

Le lecteur ne saura jamais quels fantômes se sont régulièrement penchés au-dessus de mon épaule pour demander à rentrer dans mon histoire : Leni Riefenstahl, Picasso, Einstein, Churchill, Schönberg, Stefan Zweig... Je les ai chassés d'un revers de main.

Un livre est aussi fait d'abandons.

Je ne supporter plus Hitler.

Non seulement je la hais, comme avant, pour sa politique criminelle, pour ce qu’il est devenu, un barbare messianique persuadé d'avoir toujours raison, mais désormais je le hais aussi pour la vie qu'il m'impose depuis des mois.

J'ai hâte de le faire mourir.

Je dédierai ce livre au premier homme qui a voulu l'abattre, Georg Elser, cet Allemand simple et sans prétention qui avait compris avant tout le monde que le Führer emmenait le monde à sa perte.

Oui, je dédierai mon livre à ce « terroriste ».

Savoureux paradoxe : je rédige quatre cents pages pour faire revivre un homme et je dédie le livre à son assassin.

Résolution : pour la dernière partie du livre, je vais changer ma méthode de composition : j’écrirai sans discontinuer tous les chapitres concernant Hitler. Je ne le supporte plus, impatient de le voir disparaître.

Quoique je sache déjà ce qui arrive à Adolf H., je rédigerai son roman après, pas simultanément.

Sinon je ne finirai jamais le livre.

Vivre au quotidien avec Hitler … Ach nein ! Vite, lui loger une balle dans le crâne ….

C’était une bonne idée : le travail avance vite.

Etait-ce une si bonne idée ? On me fait remarquer que je deviens taciturne, que je marche en boitant et que mes épaules se replient. Je me suis expliqué en disant que, « mon héros » étant comme cela, un mimétisme inconscient me poussait sans doute à lui ressembler.

Où vais-je ?

Je deviens taciturne. Comme lui.

J'ai mal aux genoux. Comme lui.

J'écoute du Wagner. Comme lui.

Je n'ai pas envie de faire l'amour. Comme lui.

Je ne pratique plus l'amitié. Comme lui.

Où vais-je ?

L'holocauste. Je n'en raconterai rien. J'en narrerai seulement la décision.

Après quatre jours de travail acharné, j'ai achevé la scène où Hitler prescrit la

« solution finale ». Ce fut intolérable mais je suis content du traitement littéraire auquel je suis parvenu.

Je dors mal et peu.

Pas une seconde je ne suis contaminé par ses idées mais lui, il m'envahit pleinement.

Me voilà vieux, déprimé, passant de l'exaltation à la colère, dans un corps douloureux, sous le ciel bas de la Baltique ou le plafond encore plus bas d'un blockhaus.

Quand je l'aurai tué, je récupérerai mon corps.

Ce soir, lorsque je suis descendu à table, les enfants se sont immédiatement écriés :

 Ça y est, tu l'as tué !

A mon sourire, ils l'avaient deviné.

Repas joyeux enfin. On m'apprend que j'ai beaucoup inquiété.

Je me consacre à Adolf H.

Devant me rendre au Canada où l'on joue Variations énigmatiques et Le Visiteur pour me livrer au jeu des rencontres, des entretiens, des émissions de télévision et de radio, je crains de manquer de temps. Pourvu que j'aie fini avant.

Un vingtième siècle sans Hitler... Cette fiction géopolitique m'a sérieusement occupé, absorbant plusieurs mois de réflexion, même si le lecteur n'en verra le résultat qu'en quelques lignes dans ce roman.

Selon moi, l'Allemagne des années trente n'aurait pas échappé à un régime droitier appuyé sur l'armée. Cependant, sans la personnalité d'Hitler, y aurait-il eu un deuxième conflit mondial ? Je ne le crois pas. Après avoir rediscuté le traité de Versailles, l'occupation de la Rhénanie, l'Allemagne se serait sans doute contentée d'une courte guerre avec la Pologne au sujet du couloir de Dantzig, guère plus. Le reste — occupation de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie, de la France — relève proprement de la psychologie hitlérienne, pas de la psychologie allemande. Sans parler, évidemment, des éléments pathologiques irréductiblement hitlériens : la haine du Juif, du Tzigane, de l'infirme et du christianisme.

L'holocauste, comme je l'ai montré dans mon livre, ne tient qu'à lui ; avec des complicités certes, en jouant habilement de la terreur contre les lâchetés, il l'impose à l'Allemagne, cette immonde « solution finale ». Il lui fait un cadavre dans le dos.

Ironie glaçante de l'histoire : il faut que l'opinion mondiale soit bouleversée par la découverte des charniers après-guerre pour qu'un Etat d'Israël, demandé depuis si longtemps, voie enfin le jour. Sans Hitler, pas d'Israël. Il fut le catalyseur du sionisme.

L'ironie me glace le dos...

Cependant, je ne peux m'empêcher de penser que, sans Hitler et l'émotion provoquée par l'horreur, on n'aurait pas construit Israël en Palestine avec tant de hâte, et parfois tant d'irrespect pour les populations en place...

L'émotion... Emotion qui donne de la force aux idées. Emotion qui crée de la violence.

Emotion qui nous met toujours du côté des victimes mais qui, par cela même, crée de nouvelles victimes.

Si l'émotion permet d'accéder parfois à des pensées nouvelles, l'émotion n'est pas juste. Se méfier de l'émotion en politique...

Dans ce vingtième siècle sans Hitler, l'Amérique serait sans doute restée en Amérique.

Lointaine, provinciale, cocasse, folklorique, elle nous serait sympathique comme un cousin un peu rustique. Elle ne serait pas devenue la sauveuse du monde occidental, ni son gendarme. Elle n'aurait pas récupéré tous les cerveaux européens fuyant la barbarie nazie, son nombre de prix Nobel demeurant très bas. Pour piquer mon lecteur, j'avance même que la science et la technologie de pointe auraient sans nul doute été européennes et que

— pourquoi pas ? — ce serait un astronaute allemand qui aurait, le premier, marché sur la Lune...

Avion qui vole vers le Canada. J'ai fini mon livre au milieu de l'Atlantique, les yeux embués de larmes.

Bruno M. aime le livre. Je ne saurai me passer de son accord. Pierre S. l'aime aussi.

Ouf.

Moi, je n'en pense rien ; je ne le relis que pour le corriger.

Bruno M. et Pierre S., les deux êtres les plus dépourvus de préjugés que je connaisse, les plus libres et les plus singuliers dans leurs opinions, loin de tout prêt-à-penser, ne représentent qu'eux-mêmes ! Leur avis peut-il me suffire ?

Il me faudrait des amis plus cons, plus banals, ordinaires...

Dispute grave avec Nathalie B. et Serge S. : les pages en main, ils ne comprennent toujours pas ce que j'ai fait.

Ils refusent d'admettre qu'Hitler aurait pu être différent de ce qu'il fut ; chacun me sort une thèse déterministe. Pour Nathalie B., Hitler est génétiquement programmé pour être ce qu'il est (c'est du Zola !). Pour Serge B., Hitler est conditionné par son enfance à être ce qu'il est (c'est de la psychanalyse américaine !). Quel fatras ! Du plâtre pour la pensée !

Je commence par répondre, point par point, philosophiquement, à leurs arguments. Je leur démontre qu'ils sont contradictoires dans leurs discours puisque, dans le même temps, ils croient et ne croient pas à la liberté.

Une fois que je les ai mis devant leurs inconséquences, ils se dégagent et touchent et reviennent à leur premier argument : on ne doit pas chercher à comprendre Hitler.

 Vous avez raison, conclus-je. Si vous voulez que ça recommence, ne cherchez surtout pas à comprendre.

Ils m'exaspèrent. Je les exaspère aussi. Notre amitié souffre de ce livre.

La littérature n'est pas une fin en soi.

Un livre doit provoquer la discussion sinon il est inutile.

Diderot, tu me justifierais, toi, n'est-ce pas ?

Nathalie B. et Serge S. ne supportent pas de trouver, par moments, Hitler humain...

Réduire Hitler à sa scélératesse, c'est réduire un homme à l'une de ses dimensions.

C'est lui faire le procès qu'il fit lui-même aux Juifs.

Noircir l'autre pour se blanchir : la pensée même d'Hitler. Et la pensée des gens qui parlent d'Hitler.

Blanchir l'humanité en en excluant Hitler. Comme si l'inhumanité n'était pas spécifiquement humaine.

Albin Michel publie mon roman avec enthousiasme. Seul le titre que je propose semble diviser : Adolf H.

Gênant de se voir discuter le titre sous lequel on a écrit un livre.

Je dois en chercher d’autres.

Je pense à La Part de l’autre.

La réflexion d’un des lecteurs d’Albin Michel orient ma décision. Il se demande, avec justesse, si ce n’est pas un arbitraire total qui conduit à l’élaboration de l’Hitler virtuel.

Depuis le premier jour, je réponds à cette question et out mon livre consiste en cette réponse. Il n’y a aucun arbitraire mais un principe philosophique et une visée éthique : j'élabore un double portrait antagoniste. Adolf H. cherche à se comprendre tandis que le véritable Hitler s'ignore. Adolf H. reconnaît en lui l'existence de problèmes tandis qu'Hitler les enterre. Adolf H. guérit et s'ouvre aux autres tandis qu'Hitler s'enfonce dans sa névrose en se coupant de tout rapport humain. Adolf H. affronte la réalité tandis qu'Hitler la nie dès qu'elle contrarie ses désirs. Adolf H. apprend l’humilité tandis qu'Hitler devient le Führer, un dieu vivant. Adolf H. s'ouvre au monde ; Hitler le détruit pour le refaire.

Du coup, j'ai fortement envie de privilégier mon deuxième titre, La Part de l'autre, car non seulement il donne le principe du livre mais il en suggère la dimension éthique : poursuite de l'altérité chez Adolf H., fuite de l'altérité chez Hitler.

Dans ce roman, ce sont les femmes qui m'ont apporté de la lumière. Sœur Lucie, Onze-heures-trente, Sarah…

Mon éditeur soumet le texte à des lecteurs historiens. Cela me vexe pendant une bonne semaine. Mais, comme ils ne trouvent aucune erreur, ma vexation disparaît aussi vite qu'elle est venue.

Quelqu'un me dit, apprenant le sujet de mon livre :

 Décidément, vous êtes le roi du sujet casse-gueule. Freud et Dieu dans Le Visiteur, le solipsisme dans La Secte des égoïstes, Pilate, la morale dans Le Libertin, le coma dans Hôtel des deux Mondes, l'islam dans Monsieur Ibrahim.

Je tremble. Il ajoute :

 Et cependant, vous ne vous cassez jamais la gueule !

Il rit. Moi pas.

Et si c'était cette fois... J'ai plus peur que jamais.

Que veut dire « rater » ou « réussir » un livre ? Seul l'auteur le sait puisqu'il peut confronter ses intentions au résultat.

Pour moi, j'ai accompli mon projet. Après, qu'il plaise ou déplaise m'importe peu, tel n'est pas mon but. Je me rends bien compte que je fais appel à un lecteur exigeant qui voudra mener en ma compagnie une réflexion parfois embarrassante.

Autour de moi, ceux qui refusent ce livre en refusent en fait l'idée même. Tant pis pour eux.

L'écriture de ce livre m'aura beaucoup appris. Tant qu'on ne reconnaîtra pas que le salaud et le criminel sont au fond de nous, on vivra dans un mensonge pieux. Qu'est-ce qu'un salaud ? Quelqu'un qui n'a jamais tort à ses propres yeux. Qu'est-ce qu'un criminel ?

Quelqu'un dont les actes négligent l'existence des autres. Nécessairement, j'ai ces deux pentes en moi, je peux y glisser.

Après l'expérience de ce livre, je développerai mon sens de la culpabilité : si je me sens légèrement coupable, je ne fuirai plus ce sentiment, je le gratterai, je l'exagérerai, je m'y soumettrai.

Après l'expérience de ce livre, je me méfierai encore plus des idées simples. A un mal, trouver une cause unique, ce n'est pas réfléchir, c'est caricaturer, réduire, tomber dans l'accusation plus que dans l'explication.

Après l'expérience de ce livre, je suspecterai tout homme qui désigne un ennemi.

Hitler est une vérité cachée au qui peut toujours resurgir.

J'ai rendu mes épreuves à l'imprimerie. Bouteille à la mer. Qui me lira ? Qui me comprendra ? Qui me répondra ?

E.E.S.