 Dolphi ! Je n'osais pas y croire !

Hitler fit un baisemain à Carola Hofmann, tâche dangereuse car il fallait viser adroitement le seul espace de peau qui ne fût pas hérissé de bagues coupantes ou de bracelets trop lâches et trop lourds.

 J'ai préparé des gâteaux.

Carola Hofmann cliquetait et rayonnait en regardant son protégé. Depuis qu'il faisait de la politique, Hitler avait plusieurs « mères », des dames mûres qui l'admiraient et le soutenaient financièrement, émues par le contraste entre l'orateur puissant et l'homme privé timide, maladroit, d'une politesse empruntée pleine de ronds de jambe à la viennoise.

Chacune s'imaginait le troubler et considérait cet homme jeune et prometteur comme un chaste amant idéaliste, avide de compagnie féminine. Aucune n'avait soupçonné qu'il recherchait en elles plus des mères que des maîtresses. De toutes ses protectrices, Carola Hofmann, veuve d'un directeur d'école, était sa préférée. Elle prêtait sa maison aux réunions et, surtout, dans l'intimité, elle confectionnait le strudel pommes-raisins-pruneaux le plus vanillé et le plus caramélisé de toute la Bavière.

 Alors, les avez-vous matés, tous ces vilains garçons ? demanda Carola qui avait gardé de son époux ce langage rassurant d'instituteur.

 Pleins pouvoirs, dit Hitler, la bouche pleine.

Elle opina, comme s'il venait de lui rapporter un excellent carnet de notes. Son vieux cou ployait dangereusement sous le poids de sa tête et surtout d’un chignon aussi large qu'un vase de nuit, crêpé, laqué, verni, une sorte de casque permanent qui inspirait un respect terrifié.

 Et quelle sera la prochaine étape ? Si, si, resservez-vous, je l'ai fait pour vous, mon cher Dolfi. Prochaine étape, donc ?

 Transformer la section de gymnastique en section d'assaut. Nous avons besoin d'une organisation paramilitaire.

 Très bien. Il va falloir appeler ce vilain Röhm. Carola Hofmann n'appelait le capitaine Röhm que le « vilain Röhm » à cause de son visage défiguré par les obus. Il était d'usage, ici, qu'Hitler protestât :

 Carola, il a été blessé au front en servant l'Allemagne !

 Oui, je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il serait laid même sans blessure.

 C'est un brave patriote.

 Oui, oui... mais il y a quelque chose que je ne sens pas chez ce garçon...

Hitler attaqua sa troisième part de gâteau, estimant qu'il avait suffisamment défendu Röhm. Il aurait très bien pu nommer, lui, ce qui gênait Carola : Röhm était allergique aux femmes. Dans sa nostalgie du front, son culte de l'héroïsme, son adoration de la communauté virile, Röhm trouvait un moyen d'exprimer ses désirs déviants pour les mâles.

Depuis qu'il avait découvert cela, Hitler avait décidé d'utiliser sans vergogne cette grande gueule qui possédait des stocks d'armes et savait commander des troupes car, par la connaissance de son secret, Hitler pensait avoir prise sur lui.

 Pour quand prévoyez-vous le putsch ?

«Putsch» était devenu un des mots préférés de Carola, bien qu'il lui posât d'insolubles problèmes de dentier en lui faisant chaque fois frôler le décrochage ; mais il semblait que le danger attirait l'intrépide vieille dame car elle multipliait les occasions de prononcer ces consonnes explosives.

 Le plus tôt possible, Carola. Je suis impatient, impatient pour l'Allemagne.

 Bon garçon, bon garçon, fit-elle en ronronnant.

Dans le même temps, les militants nazis s'éparpillaient dans Munich, à peine remis du discours étincelant de leur chef, en se demandant où il était allé reposer son génie.

L'orateur attaquait sa cinquième part de strudel en face d'une Carola Hofmann attendrie jusqu'aux larmes.

 Un peu de crème, peut-être ?

 Bonjour. Je m'appelle Onze-heures-trente.

La gamine s'assit à califourchon sur une chaise et fixa les deux hommes avec ses yeux ronds. Du bout des lèvres, elle souffla sur la mèche de cheveux noirs et rebelles qui tombait sur sa paupière droite, l'empêchant de voir. La mèche se souleva, légère, se divisa momentanément en cheveux puis retomba exactement à la même place. Onze-heures-trente fit une petite moue qui signifiait : « Vous avez vu, j'ai essayé pourtant », et sourit, révélant deux rangs de dents fraîches et perlées.

 Ça fait un an que je vous regarde et que j'ai envie de vous parler.

 Ah bon ?

Adolf H. et Neumann s'étonnèrent de n'avoir pas remarqué plus tôt la jeune fille. Elle leur était familière sans qu'ils puissent en dire plus.

 Vous venez souvent à La Rotonde ?

 Je veux ! Je travaille depuis quinze mois à la cuisine. Hier, j'ai donné ma démission, rendu mon tablier. Je ne ferai plus la larbine.

 Quinze mois ? dit poliment Neumann.

 Oui, quinze mois. On voulait me mettre en salle mais je me cachais à la cuisine en me disant que j’allais peut-être grandir.

Adolf et Neumann constataient qu'elle était effectivement minuscule. Ravissante, potelée, proportionnée mais minuscule.

 Oui, continua-t-elle, jusqu'à hier j'ai espéré une poussée de croissance parce que j'en avais un peu assez de regarder les gens bien droit dans les narines.

Elle souffla sur sa mèche qui se haussa puis se remit aussitôt en place.

 Rien à faire. Je voulais être une grande jument, je serai une petite caille.

 C'est charmant, fit Adolf, sincère, en souriant.

 Oui, c'est charmant... Je suis mignonne, bien roulée, bien ourlée et bien finie de partout, rien à dire, mais le problème c'est que ça va pas avec mon caractère ! Ben oui, j'aurais voulu être grande pour être une froide, une dédaigneuse, une snob, le genre qui fait tourner les hommes en bourrique rien qu'en se taisant. Vu mon gabarit, faut que je me résolve à me montrer joyeuse, enjouée, pétillante, bonne fille quoi ! Ca aurait été moins fatigant d'être une salope. Seulement, il faut le physique en conséquence.

Les deux hommes éclatèrent de rire.

 C'est vrai, la Greta Garbo, par exemple, continua Onze-heures-trente avec fureur, peut-être qu'elle est conne comme une huître, peut-être qu'elle dort les yeux ouverts quand vous croyez qu'elle vous regarde, peut-être qu'elle bâille plus souvent qu'elle ne sourit, eh bien personne ne s'en préoccupe ! Non. On lui fait crédit parce qu'elle est grande.

Moi qui suis une paresseuse, ça m'aurait arrangée d'être une géante. Alors hier, je me suis dit : « Ma fille, c'est pas à vingt ans que tu vas prendre cinquante centimètres de plus. Si tu continues à espérer ça au-dessus de tes fourneaux, non seulement tu vas rester petite mais tu vas virer cruche. Faut que tu parles aux deux Boches. »

Adolf et Neumann se regardèrent, mi-intrigués, mi-amusés. Ils n'arrivaient pas à

imaginer le rôle qu'ils pouvaient jouer dans la tête de...

 Comment vous appelez-vous déjà ?

 Onze-heures-trente. J'y suis : ça vous gêne que je vous aie traités de Boches ?

Pourtant, dans ma bouche, c'est pas méchant. C'est seulement que j'ai toujours dit comme ça. « Boche », ça se dit vite comme un nom de chien, ça peut être affectueux, y a pas besoin de se défoncer la mâchoire comme pour dire « Al-le-mand ». Enfin, moi je trouve.

Visiblement, cela seul importait à ses yeux. Elle considéra que les deux hommes lui avaient pardonné et leva le bras en l'air.

 Garçon !

Le serveur de La Rotonde s'approcha, réticent.

 Garçon, un chambéry-fraisette.

Il marmonna quelque chose d'indistinct et disparut. Onze-heures-trente pouffa.

 Ça le fait chier que je lui donne des ordres, lui qui m'a gueulé dessus pendant des mois. Au fait, vous me l'offrez, mon chambéry-fraisette ? Parce que j'ai pas d'argent sur moi.

Adolf approuva des yeux. Il était charmé par le sans-gêne joyeux de la jeune femme. Et il avait du mal à détacher ses yeux de sa poitrine car si tout était petit chez Onze-heures-trente, pas la poitrine. Deux seins magnifiques, hauts, galbés, agressifs s'ils n'avaient pas été aussi ronds, qui semblaient tendus vers la main d'Adolf. Onze-heures-trente remarqua le regard fasciné d'Adolf et eut un petit mouvement de paupières lui signifiant qu'elle appréciait l'hommage.

 Qui êtes-vous ? demanda Neumann.

 Tu me vouvoies ? Comme un flic ?

Elle avait sursauté, blessée. C'était lui faire insulte que de la vouvoyer ; c'était l'exclure ou lui dire qu'elle était laide.

 Qui es-tu ? reprit Neumann avec douceur.

 Je suis votre nouvelle copine.

 Je ne savais pas que nous avions une nouvelle copine.

 C'est pour ça que je suis venue vous le dire.

Les deux hommes éclatèrent de rire. Onze-heures-trente savait s'imposer de façon irrésistible.

 D'accord, dit Adolf.

 D'accord, dit Neumann.

 Ah, vous voyez ! Allez, on trinque !

Ils choquèrent leurs verres puis burent une longue gorgée.

 Tu es notre nouvelle copine et quoi d'autre ? demanda Adolf à Onze-heures-trente en faisant des efforts pour ne pas regarder sa poitrine.

 Je suis aussi la femme de ta vie.

Une stupeur délicieuse engourdit Adolf. La fille avait énoncé cette énormité avec une telle évidence qu'il sentit qu'elle avait raison. Pour incongrue et inhabituelle qu'elle fût, la phrase s'imposait, une lumière allumée dans une pièce obscure ; elle révélât une intimité

ancienne, future, quelque chose qui ne demandait qu'à être dit pour être, et qui désormais existait de façon ravageuse, un élan.

Adolf résista un peu pour la forme :

 Mais... mais... on ne se connaît pas.

 Mieux que ça : on se reconnaît.

Le frisson d'évidence reparcourut Adolf dans les épaules et sur la nuque.

Il regarda Onze-heures-trente. Elle le regardait aussi. Le jour était clair et bleu, le soleil éclaboussait les trottoirs où glissaient les passants pour lui échapper, l'air avait quelque chose de minéral, de figé, du quartz sec, on respirait sans peine.

Adolf et Onze-heures-trente ne se lâchaient plus des yeux. Pour la première fois, Adolf avait l'impression d'être au centre de l'univers. La terre, les gens, les nuages, les tramways, les étoiles, tout cela tournait autour de lui.

 C'est incroyable, n'est-ce pas, dit Onze-heures-trente.

 Quoi ? demanda Adolf, soudain inquiet.

 Sentir ce qu'on sent toi et moi. Non ?

 Si.

Il n'était donc pas fou. Elle éprouvait bien ce qu'il éprouvait. Ou alors ils étaient tous deux gagnés par la même folie. Dans ce cas, cette folie devenait la norme et peu importait ce que les autres pensaient !

Il tendit ses paumes ouvertes au-dessus de la table. Les petites mains vinrent s'y placer naturellement. Tout s'ajustait. Ses doigts la recouvraient jusqu'aux poignets dodus. Il pressentit ce qu'allait être leur entente dans un lit…

Elle entrouvrit la bouche et lui aussi au même instant, comme s'ils s'embrassaient. Elle frissonna.

Du coin de l'œil, il remarqua la mine ironique de Neumann. Gêné, il se força à

redescendre sur le territoire lourd de la banalité.

 Allons... allons... il est sûr que nous allons faire quelque chose ensemble, mais ne nous emballons pas.

Se pinçant les lèvres, il s'en voulut d'avoir parlé. Il allait tout pourrir. Normaliser, c'est gâcher. Pourquoi ne pouvait-il s'en empêcher ?

Onze-heures-trente se tourna vers Neumann.

 Es-tu mon copain ?

 Oui.

 Alors, si tu es mon copain, tu veux bien me laisser un peu avec Adolf ?

 Mais...

 Tu ne vois pas que ça le dépasse ce qui lui arrive ? Tu ne vois pas qu'il ne se laisse pas aller parce que tu es là ? Tu ne trouves pas que c'est humiliant pour toi, qui es mon meilleur copain et meilleur ami, de tenir la chandelle ? Tu ne mérites pas ça.

Mouché, confus, manipulé, encombré de son corps et de sa présence, Neumann battit en retraite au fond du café, régla les consommations et sortit.

Onze-heures-trente se retourna vers Adolf, souffla sur sa mèche qui se replaça immédiatement, haussa les épaules et sourit.

 Te rends-tu compte de la force qu'il m'a fallu ? Moi aussi, j'avais peur du ridicule.

J'ai mis un an à me décider à traverser la salle pour te dire ce que je savais.

 Ce que tu sais ?

 Que toi et moi, c'est du costaud.

Adolf, par réflexe, voulut encore protester mais céda de nouveau devant l'évidence.

Il avait l'impression qu'il connaissait Onze-heures-trente depuis des années, qu'il avait déjà fait l'amour avec elle, qu'ils possédaient des centaines de souvenirs ensemble.

 C’est curieux, dit-il, je te vois avec le recul que j'aurai dans dix ans. Tu es la mémoire de mon avenir.

 Incroyable, hein ? Moi ça a été pareil. Putain, j’en ai cassé de la vaisselle, derrière la porte, là-bas, en pensant à toi.

Il la regarda en essayant de la cerner, de s'en faire une vue objective, de l'enfermer dans le cadre d'un tableau : il n'y parvenait pas. Elle lui échappait.

 On y va ? demanda-t-elle.

 Où ça ?

 Je ne sais pas.

 D'accord.

Ils se levèrent. La main d'Adolf s'ajusta parfaitement à l'épaule d'Onze-heures-trente, d'emblée à la tonne hauteur, sans tension ni fatigue d'aucune sorte ; une prédestination.

 Je ne sais pas où l'on va, murmura-t-il, mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on y va.

Elle frissonna et ils se lancèrent dans la rue comme on se jette à l'eau.

Les hautes façades de plâtre du boulevard Montparnasse et les arbres se tenaient au garde-à-vous devant le couple en lui offrant une haie d'honneur. Les pollens s'agitaient au-dessus du cortège en une volée de cloches déchaînées, Paris improvisait un air de fête et les enfants dansaient le long des bancs.

 Ça serait bien qu'on ne couche pas tout de suite ensemble, dit Onze-heures-trente, comme ça on pourra se souvenir qu'il y a eu un moment « avant ».

 Oui, ça serait bien.

 On pourrait attendre une heure, ou deux, non ?

 Oui, bien sûr, approuva Adolf à qui, subitement, une ou deux heures parurent un temps interminable.

Onze-heures-trente poussa un petit soupir de soulagement, presque enfantin, tout à

fait surprenant chez une fille qui avait l'air si dessalé. Adolf en conclut qu'elle souhaitait sans doute que son histoire avec lui ne ressemblât pas aux autres.

 D'où es-tu ? De Paris ?

 Presque. De Lisieux.

Adolf sourit en songeant que si Onze-heures-trente, les cheveux en casque, sans chapeau, dans une robe souple qui laissait voir ses jambes, avait l'air si parisienne, c'était justement parce qu'elle ne l'était pas ; elle en avait endossé l'uniforme.

 Où est Lisieux ?

 Un village de Normandie. On y fait du beurre, du fromage et des saintes. Autant dire que j'avais rien à y faire. A quatorze ans, je suis montée à Paris.

Il la regarda avec attendrissement : on aurait pu croire qu'elle avait quatorze ans tant sa peau était fraîche, jeune, née de la veille, tendue du matin même.

 J'ai fait de petits boulots. Le plus long, ça a été sauveuse d'âmes.

 Sauveuse d'âmes ?

Adolf s'arrêta. Il n'imaginait pas Onze-heures-trente habillée en bonne sœur, occupée à sauver des âmes.

 Je ne comprends pas. Tu as plutôt un physique à perdre des âmes qu'à les sauver.

Onze-heures-trente lança sa tête en arrière et partit d’un rire énorme, à gorge déployée, comme si elle avalait un sabre en se trémoussant. Adolf la regarda, partagé entre

l'envie de la mordre parce qu'elle se moquait de lui, et celle de lui faire l'amour car l'indécence de ce rire la rendait encore plus désirable.

Elle s'appuya contre lui pour reprendre son souffle.

 Sauveuse d'âmes, c'est de la cordonnerie, mon grand Boche. L'âme, c'est la partie de la semelle qu'on peut récupérer et utiliser pour une nouvelle chaussure.

Elle le regarda de bas en haut.

 C'est sûr qu'il faut être pauvre et français pour savoir ça.

 Eh oui, dit Adolf, moi je suis allemand et pauvre.

 Ça va, ça va. De toute façon, je ne suis pas Rothschild non plus. Par contre, j'ai trouvé un truc qui va me rendre riche.

 Ah oui ? Qu'est-ce... que c'est ?

 Tu ne crois pas que je vais te livrer mes secrets comme ça ? Tu sauras si tu le mérites.

 Et les garçons ?

 Quoi, les garçons ?

 En as-tu eu beaucoup depuis que tu es à Paris ?

 A partir de quel nombre tu m'acceptes ?

 De toute façon, je t'accepte.

Elle lui sauta au visage et déposa un baiser.

 Deux ? Trois ? Dix ? Vingt ? insista-t-il.

 Je ne suis pas bonne en calcul mental.

 Et tu as été souvent amoureuse ?

 Ah non, ça alors ! Jamais !

Elle réagit avec indignation, outrée qu'on pût penser qu'elle avait le cœur facile. Adolf ne put s'empêcher de s'étonner de cette vertu inhabituelle qui se définissait par le cœur et non par le sexe.

 J'ai hâte de voir tes tableaux, dit-elle. Dans dix ans, j'entends certains clients en parler.

 On en parle plus qu'on ne les achète.

 C'est pas grave, ça commence comme ça. Dans dix ans, tes prix seront multipliés par vingt.

Adolf eut envie de répondre « qu'est-ce que tu en sais ? » mais il garda les mots dans sa bouche car, de toute évidence, elle le savait. Il soupçonna alors qu'elle avait dû travailler avec des peintres.

 As-tu déjà posé comme modèle ?

 Moi ? Non. Pourquoi ?

 Tu es jolie et tu travailles à Montparnasse. Tous les peintres passent à La Rotonde.

 Oui mais de là à ce qu'ils me remarquent. Tu avais fait attention à moi, toi ? Tu m'avais demandé d'être modèle ?

Adolf baissa le nez, il s'en voulait déjà de ne pas avoir remarqué Onze-heures-trente plus tôt.

 De toute façon, ajouta-t-elle joyeusement, je n'ai pas du tout envie qu'on me peigne en petite, je veux qu'on me peigne en grande, comme une géante. Alors, comme la plupart des peintres me dessineraient comme ils me voient, et non comme je me pense, ça n'est pas la peine.

 J'avais l'impression, à t'entendre parler, que tu connaissais un peu le monde des arts.

 Cette évidence ! J'ai pris des cours. Je peins.

Adolf éclata de rire. On ne pouvait pas imaginer ce petit bout de femme de l'autre côté

du chevalet en train de s'exercer à cet art ingrat.

Onze-heures-trente le regarda avec horreur. Dès qu'il aperçut son visage défait, il coupa court à son hilarité.

Livide, Onze-heures-trente serrait les poings pour se retenir de le frapper.

 Crétin ! Pauvre type prétentieux ! Je t'annonce que je suis peintre et ça te fait rigoler. Est-ce que je rigole moi, devant tes ongles pleins de couleurs et tes cheveux pleins d'huile ?

 Non, non, calme-toi. Je... je... je voulais dire... J’ai été surpris... parce que les quelques femmes peintres que je connais ne sont pas aussi jolies que toi.

 Oui, oui. Jolie égale idiote. Intelligente égale moche.

 Excuse. Je ne voulais pas dire ça. Je regrette mon rire. C'était idiot de ma part.

 Ça, pour être idiot, c'était idiot. Enfin, il n'y a pas besoin d'être très intelligent pour faire de la peinture, c'est connu.

Adolf demeura sans voix. Jamais une femme ne s'était montrée aussi insolente avec lui et, loin de l'agacer, cela l'excitait... Il ne s'ennuyait pas avec Onze-heures-trente.

 Pourquoi t'appelles-tu Onze-heures-trente ?

 Et voilà une question idiote ! Adolf, tu baisses, tu rampes, tu te spécialises dans l'infirmité mentale ! Respire, reprends de l'altitude, mon grand. Est-ce que je te demande pourquoi tu t'appelles Adolf, moi ? Non.

 Je m'appelle Adolf parce que ma mère m'a appelé Adolf.

 Moi, je me suis baptisée Onze-heures-trente. Je suis la mère de mon nom.

 Et avant ?

 Mon premier nom ? Si je voulais qu'on le connaisse, je l'aurais gardé.

 Pourquoi Onze-heures-trente ?

 Plus tard, tu comprendras pourquoi.

Elle frémit.

 S'il te plaît. On avait dit qu'on se donnerait une ou deux heures. Les deux heures où Adolf et Onze-heures-trente s'aimaient, mais n'avaient pas encore fait l'amour.

 Viens voir ma peinture.

Il la prit par la main et se pressa en direction son atelier. Il s'arrêta brusquement.

 Ou alors, nous allons voir tes œuvres à toi.

 Les miennes ? balbutia Onze-heures-trente.

 Oui. Montre-les-moi.

Onze-heures-trente dégagea sa main et se mît à brailler sur Adolf.

 C'est un peu fort ça ! On ne croyait pas il y une minute que j'étais peintre et maintenant on veut voir mes œuvres ! Tu te retournes trop vite, mon coco je ne suis pas une femme comme ça. Je n'ai pas encore eu le temps d'oublier l'offense.

Puis, elle ajouta avec un filet de voix :

 En fait, je débute, j'ai des idées mais je n'ai presque rien à te montrer.

Adolf l'embrassa sur les deux joues. Elle marmonna pour elle-même :

 C'est vrai, quoi, je n'ai que vingt ans.

Elle releva la tête pour lui demander avec passion :

 Au fait, tu as quel âge ? Cela fait des mois que je me le demande.

 Trente et un ans.

Elle siffla d'admiration.

— Trente et un ans. C'est excitant comme tout, ça ! Alors, si je m'y prends bien, je t'aurai encore dans mes bras quand tu auras quarante ans ?

 Pour l'instant, je n'y suis toujours pas dans tes bras.

 Minute ! Donc je t'aurai aussi à quarante ans. Non, c'est important, tu comprends, parce que, pour moi, c'est à quarante ans qu'un homme est le plus beau.

 Qu'est-ce que tu en sais ?

 Je le sais, c'est tout, coupa-t-elle d'une voix sèche. Et puis ne te plains pas de mes lubies parce que j'ai des copines de mon âge, vois-tu, qui te trouveraient déjà un peu trop mûr pour elles. Mûr voir blet.

 Blet ?

 Pourri quoi ! Tombé au pied de l'arbre. Même plus bon à ramasser.

Elle réfléchit, souffla sur sa mèche qui, dans l'instant, l'aveugla de nouveau.

 Pourquoi ne coupes-tu pas ta mèche ?

 Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne l'aimes pas ?

 Si, si. Je... t'apprécie comme tu es. Mais cette mèche a l'air de te gêner pour voir à

droite.

 Qui t'a dit ça ? Et pourquoi supposes-tu que je veux voir à droite ?

 Rien. Mais tu souffles toujours dessus pour l’écarter.

 Et pourquoi est-ce que ce ne serait pas souffler que j'aime, plutôt que voir ? Tu es vraiment bizarre comme Boche.

Elle le regarda avec attention.

 Tu as de belles narines. On va voir tes peintures ?

En montant l'escalier qui conduisait chez lui, Adolf espérait que Neumann avait eu le bon goût de leur laisser l'appartement.

Effectivement, sur le sol de l'entrée, gisait un mot indiquant que ce soir Neumann resterait chez Brigitte, sa maîtresse du moment, qui avait été celle d'Adolf quelques jours auparavant car, souvent, les conquêtes d'Adolf finissaient dans les bras de Neumann qui était beaucoup plus beau qu'Adolf mais assez piètre dragueur.

Onze-heures-trente reconnut tout de suite parmi les nombreuses toiles échouées contre les murs celles qui avaient été peintes par Adolf. Elle les contempla un long moment de ses petits yeux ronds grands ouverts. Il apprécia son silence. Pour lui, rien n'était plus décourageant que les compliments immédiats. Il avait la prétention de réaliser des œuvres qui demandaient du temps pour faire leur effet dans l'esprit, il ne pensait pas mériter des :

« Que c'est joli ! Comme c'est intéressant ! Quelle beauté ! », ces épithètes superficielles distribuées par une mondaine traversant au pas de charge les couloirs d'une exposition canine.

Non seulement Onze-heures-trente se tut, mais elle n'épuisa pas vite son plaisir d'observation. Après une heure et demie accroupie devant les étoiles sans prononcer un mot, elle se retourna vers Adolf et dit si simplement :

 Je suis très heureuse de les avoir vues.

Elle s'approcha de lui et le regarda avec encore plus d’admiration que les œuvres.

 Si tu me fournis un escabeau, je me propose de t'embrasser.

 Je peux me baisser, aussi !

 Oui, si ce n'est pas trop te demander.

Autour des lèvres chaudes, il eut l'impression de s'abreuver à un torrent.

 Baisse les rideaux, s'il te plaît.

 Il n'y en a pas.

 Alors ferme les volets, Adolf, fais quelque chose. Nous avons cours de sculpture ce soir. On met les mains, on ne met pas les yeux.

 Mais je veux te voir.

 Quel impatient ! Et demain ? Et après-demain ? Alors, sculpture ?

 D'accord. Sculpture.

La nuit se déroula dans un émerveillement constant. Il y avait un mélange d'audace et de timidité en Onze-heures-trente qui rendait Adolf tour à tour audacieux et timide. Onze-heures-trente, à la différence des autres femmes qui étaient passées dans ce lit, ne jouait pas l'extase. Elle n'avait pas, en se déshabillant, endossé le rôle de l'amante prête à être satisfaite Quand les étreintes d'Adolf l’irritaient ou même lui faisaient mal, elle ne se gênait pas pour le lui dire et Adolf, guidé par cette franchise inouïe, sut ainsi trouver plusieurs fois les chemins de leur plaisir.

Au matin, Adolf la regarda dormir, pliée contre lui, en fœtus ; il s'attendrit devant cette jeunesse que le sommeil, à son insu, rendait à l'enfance, joues rondes, lèvres boudeuses, paupières sans un pli.

Les premiers rayons du jour arrivaient sur eux et lui confirmaient la blancheur éblouissante de cette peau qui, dans la pénombre bleue océane de la nuit, lui était déjà

apparue comme une nacre vivante et chaude.

Il ne voulut pas la réveiller en l'étreignant mais éprouva le besoin de la voir totalement. La posséder par la vue sans qu'elle le sache. Un viol doux et purement visuel.

Un viol de peintre. Ce serait sa récompense de l'aube.

Il souleva le drap sans qu'elle bronchât car elle dormait profondément. Ce qu'il découvrit le stupéfia.

Il se leva, sentit qu'il allait crier tandis que les larmes lui montaient aux yeux.

Il courut se réfugier dans le minuscule cabinet de toilette et s'assit, d'abord pour calmer son émotion, ensuite pour en profiter.

Il n'aurait jamais imaginé cela.

Le drap était couvert de sang. Onze-heures-trente lui avait fait le cadeau de sa virginité.

La fin de semaine approchait et Hitler avait depuis toujours décidé qu'il faudrait réaliser le putsch un samedi, lorsque toutes les administrations seraient fermées. Certains proposaient d'attendre encore. Hitler refusa. Attendre plus, c'était renoncer.

 Vous êtes du genre à retarder votre montre chaque fois qu'il est midi moins cinq, c'est intolérable ! L'Allemagne ne peut plus attendre.

Depuis quelques semaines, il avait pris l'habitude de faire exprimer ses sentiments par toute la nation : «L'Allemagne est fatiguée » signifiait qu'Hitler voulait changer de sujet ; «

l'Allemagne a faim » indiquait qu’Hitler reprendrait bien du dessert. Ceux qui auraient été

disposés à sourire de cette nouvelle mégalomanie auraient dû renoncer car, désormais, il régnait une telle attitude d'adoration inconditionnelle autour du chef que le moqueur aurait subi des représailles.

Hitler avait laissé se construire un culte autour de sa personne. Son époque, parce qu'elle venait de voir tomber les monarchies, parce qu'elle apprenait sans enthousiasme le terne régime parlementaire, avait besoin d'un homme fort, d'un César venant du peuple.

Mussolini, le Duce, depuis que ses Chemises noires avaient marché sur Rome et arraché le pouvoir, était devenu le modèle avoué d'Hitler. Dans ses discours, il s'était mis à souhaiter l'arrivée d'un semblable grand homme providentiel qui sauverait l'Allemagne. L'ivresse que cette idée avait procurée aux foules l'avait convaincu que c'était une bonne idée. Qu'était une bonne idée pour Hitler ? Une idée qui faisait de l'effet. Celle-ci déclenchait à tout coup des vagues de plaisir. Normal, d'ailleurs. La masse — fût-elle composée d'hommes — était féminine ; lui promettre un époux l'exaltait au plus haut point. Il appelait donc de ses vœux ce grand homme qu'il ne nommait point, dont il semblait rêver aussi, jouant les hérauts, les prophètes, le Jean-Baptiste qui, les pieds dans le Jourdain, annonce et attend ardemment le Messie.

Ainsi qu'il l'avait prévu, certains jeunes militants vinrent lui exposer en privé leur conviction : Hitler était lui-même le Sauveur qu'il annonçait. Pas Jean-Baptiste mais Jésus. Il avait dissimulé son ravissement pour protester. Cela ne calma pas les jeunes exaltés, qui voulaient à tout prix avoir raison. Hitler choisit alors de placer les plus têtus à des postes clés du Parti. Ainsi distingua-t-il Rudolf Hess, bourgeois sec et broussailleux, issu d'une famille nouvellement ruinée, peinant à trouver sa place dans la société de l'après-guerre ;

membre de la société Thulé, il avait fait des études de géopolitique à l'université et assurait avec une belle rhétorique qu'Hitler était le dictateur attendu par l'époque et l'appelait «

l'Homme » ou même « le Fürher». Il confia à Hermann Göring, le beau capitaine aviateur aux manières exquises, aux irrésistibles yeux bleu pâle et aux chaussettes de soie rouge, la direction des sections d'assaut, le groupe de gymnastique transformé en petite armée diligente.

Il amplifiait désormais ses discours messianiques en sachant que ces jeunes gens, dans la foule, murmurent son nom.

«Le Mussolini italien s'appelle Adolf Hitler. »

Il avait encore feint de s'indigner en voyant arriver ces pancartes qu'il avait tant espérées et qui confirmaient que sa tactique avait pris.

Il pouvait maintenant compter sur la fidélité inconditionnelle de gens très différents, qu'il fréquentait séparément, ce qui lui permettait, en créant un lien unique avec chacun, de les utiliser les uns contre les autres à l'occasion.

 Nous n'attendrons pas plus ! Exécution ! L'Allemagne ne veut pas devenir rouge.

Hitler frissonnait de joie, ce matin-là. Sa vie devenait un opéra, il marchait vers son sacre, il serait le Siegfried des temps modernes, le putsch allait enfin lui donner le pouvoir.

Le 8 novembre 1923 vers dix-huit heures, Hitler, Göring et une poignée d'hommes armés firent irruption dans la brasserie Bürgerbräu où le gouvernement de Bavière tenait une réunion publique.

Hitler grimpe sur une chaise. La bourgeoise assemblée murmure d'agacement contre cet importun qui ose interrompre Kahr.

Hitler dégaine son pistolet et tire un coup au plafond.

Le silence se fait.

Il passe sur une table. Puis de la table sur l'estrade. Personne ne comprend ce qui se passe. Certains le prennent pour un garçon de café excentrique ; d’autres, voyant briller sa Croix de fer sur sa veste noire, concluent que ce doit être encore un ancien combattant qui va leur infliger le récit de sa guerre ; d’autres ont reconnu l'agitateur d'extrême droite.

Hitler se plante devant le public, le toise, essaie de ralentir les battements de son cœur puis braille de sa voix rauque, avec une émotion qui manque le faire défaillir :

 La révolution nationale a éclaté.

Il s'attend à une réaction. Il constate que l'assistance, médusée, ne saisit même pas de quoi il parle, Cela l'agace.

 La salle est cernée par six cents hommes armés, personne n'est autorisé à sortir.

Il voit de la terreur sur certains visages. Cela l'encourage.

 Regardez ! Une mitrailleuse à la galerie du premier étage devrait vous dissuader d'entreprendre des gestes de résistance inutiles.

Il sourit à Göring qui, entouré de SA, vient de braquer la batterie vers l'auditoire. Une femme s'évanouit. On commence à le prendre au sérieux.

 Je déclare déchu le gouvernement bavarois. Et je déclare déchu le Reich. Nous allons désormais constituer un gouvernement provisoire. Je vous signale aussi que nous

tenons déjà les casernes et la police dont les hommes se sont ralliés spontanément à la croix gammée.

Il se tourne vers les hommes du gouvernement.

 Maintenant, passons à côté pour distribuer les rôles. Merci.

Il laisse le beau Göring haranguer la foule désorientée.

Enfermé avec le trio gouvernemental, Hitler lui demande d'avaliser les dispositions suivantes : Kahr, qu'il a interrompu, est nommé régent de Bavière, les deux autres, Lossow et Seisser, prennent une dimension nationale pour devenir, l'un, Lossow, ministre Armées et l'autre, Seisser, ministre de la Police ; la condition de tout cela étant qu'ils portent Hitler candidat au poste de chancelier d’Allemagne.

 Il faut franchir le Rubicon, messieurs. Je sais que ce pas est difficile à faire pour des gens un peu trop politiciens comme vous, et pas assez hommes d’action. Mais nous allons vous aider à passer le fleuve. Nous pouvons vous pousser, même, si vous traîner à sauter.

 Si je comprends bien, vous nous demandez d’être complices de votre putsch ? dit Kahr.

 Correct. Mes complices ou mes victimes. Ne trouvez-vous pas que c'est un vrai choix ?

 Et qui sera à la tête des armées de Bavière ?

 Ludendorff.

 Il est... des vôtres ?

 Il le sera. Nous sommes allés le chercher.

 Si Ludendorff est d'accord, nous serons d'accord aussi.

On amène alors le vieux général, héros de la guerre, adoré du peuple, homme de droite, aussi surpris que le trio gouvernemental. Il finit par accepter, entraînant l'adhésion des trois autres. Hitler précise :

 Je vous préviens que vous devez m'être fidèles. J'ai quatre balles dans mon chargeur, une pour chacun de vous trois si vous me trahissez, et la dernière pour moi. Vous devrez lutter avec moi, vaincre avec moi. Sinon mourir avec moi.

Il passe dans la grande salle pour expliquer au public ce qui va arriver, ce que l'Allemagne va gagner dans cette révolution nationale. Est-ce la menace des mitrailleuses, la présence massive des SA, son don d'éloquence ? La salle se retourne comme une chaussette et se met à brailler avec enthousiasme, lançant mouchoirs et chapeaux au futur chancelier.

Décidément, la révolution est bien partie.

Rudolf Hess, secondé par quelques SA, a entre-temps arrêté les autres membres du gouvernement dont Hitler ne veut pas. Röhm lui confirme que la police est globalement favorable aux putschistes.

Hitler atteint au comble de la joie. Il arrose la conclusion de son discours avec des larmes réelles.

 Je vais accomplir maintenant ce que je m'étais juré de faire il y a cinq ans, en 1918, lorsque j'étais aveuglé et estropié à l'hôpital militaire : terrasser les criminels de l'armistice

et faire en sorte que, des pitoyables ruines de notre patrie, se dresse l'Allemagne dans sa puissance, sa liberté et sa splendeur, Amen.

 Amen, répond la salle.

Ensuite, Hitler se rend dans Munich pour vérifier l'état d'avancement du putsch dans les casernes.

Après minuit, Hitler rejoint sa petite chambre, il s'attendrit sur lui-même. Il regarde autour de lui. Ce décor élémentaire, un lit, une table, une chaise, une dizaine de livres, et il se félicite d'être resté si pur. C'est sans doute ce qui lui a permis de réussir.

A cinq heures du matin, on le réveille pour lui apprendre que le triumvirat Kahr, Lossow, Seisser l'a trahi. Les trois hommes lui envoient eux-mêmes la nouvelle par le colonel von Leupold.

 Le général von Kahr, le général von Lossow, le colonel von Seisser condamnent le putsch d'Hitler. La prise de position arrachée par la force des armes à la brasserie Bürgerbräu est sans valeur.

Il met plus de dix minutes à croire le message : il avait tout imaginé sauf qu'on pût le trahir.

Hitler rejoint le vieux Ludendorff et les conjurés nazis. On s'indigne. On décide de maintenir le défilé prévu. On gagnera ainsi l'opinion publique. On effraiera les adversaires.

 Marchons ! crie Ludendorff. Rien n'est perdu.

Hitler accepte en pensant que ni l'armée ni la police n'oseront tirer sur l'antique Ludendorff. Il se promet de marcher à ses côtés et demande que tous les manifestants se tiennent par les coudes.

Derrière deux porte-drapeaux, Hitler, Ludendorff, Scheubner-Richter, Göring se mettent en marche, suivis de colonnes de SA. Place Marie, ils se font acclamer. Hitler reprend espoir.

L'avancée se fait plus difficile. Des cordons de policiers refusent l'accès au centre.

Un coup de fusil part.

D'où ? D'eux ? Des policiers ?

Une salve. La bataille commence.

Scheubner-Richter, mortellement atteint, tombe. Il entraîne Hitler dans sa chute.

Son garde du corps plonge sur Hitler pour le protéger de balles qui vont se loger dans la cuisse de Göring. Hurlement. Ludendorff gît à terre, lui aussi. Cris. Confusion. Balles.

Coups. Fuites.

Hitler parvient à se traîner jusqu'à sa voiture où le docteur Schultz le soigne.

 Vous n'avez qu'une luxation de l'épaule et du genou.

Il fait démarrer la voiture. Il fuit. Il laisse le combat derrière lui. Il se réfugie dans une grande villa à Uffing. Il s'enferme dans une chambre.

Non, il n'est pas un lâche. Non, il ne s'est pas enfui. Il est venu se suicider. La preuve ?

Il a son revolver dans la main.

Il s'approche d'un grand miroir piqué et se contemple, sanglé dans son imperméable, surmonté de son chapeau de velours, affublé de cette moustache qu'il ne sait jamais comment tailler. L'histoire va s'achever là.

Rienzi... Il songe à l'opéra qui l'avait soulevé à Vienne, au suicide de Rienzi dans le Capitole en flammes. Sa vie violente et juste finit comme celle du héros. Il va mourir debout. Il se donnera lui-même la mort.

Il se considère de bas en haut. La scène ne ressemble pas à ce qu'il s'imaginait. Il peine à entendre les violons. Il n'est pas certain que le public éclatera en applaudissements. Pour dire le vrai, Wagner lui manque et il n'est pas sûr d'être à sa place.

Il a un spasme de lucidité : il ne meurt pas par héroïsme, mais pour échapper au ridicule ; il n’est qu'un pantin minable qui a joué à la prise de pouvoir sans avoir suffisamment préparé son coup. On va rire de lui et on aura raison.

Les larmes lui brouillent la vue.

Le revolver lui tombe des mains. Par réflexe, il saute sur le côté ; mais le coup ne part pas, le revolver s'est écrasé mollement sur le tapis à franges. Hitler a eu le temps d'apercevoir son entrechat effrayé dans le miroir et cela achève de le déconsidérer à ses yeux. Il se croyait dans Wagner, il joue une parodie d'Offenbach.

Il ramasse le revolver et le porte à sa tempe. Il doit mettre fin à cette souffrance intolérable : il ne s'aime plus. Son index caresse avec un sentiment de délivrance la gâchette d'acier. Il la presse mentalement, jouissant déjà d'un repos éternel. Comme tout va devenir simple…

Mais une idée l'arrête et repousse l'arme : il va se tuer pour échapper à la honte. Il manque de courage. Il quittera cette terre sans avoir sauvé l'Allemagne, en baissant les bras au premier échec. Il n'est qu'un apprenti rédempteur.

Il pose le revolver sur la table de nuit et se décide à attendre la police : il ne se tuera que plus tard, lorsqu'il aura réussi sa vie.

— A onze heures trente, quoi qu'il arrive, jour ou pas jour, je me lève.

Elle sauta du lit et Adolf H. lui tendit un bol de chicorée dans lequel elle vint réchauffer son museau.

Il savait désormais l'origine du surnom : Onze-heures-trente se levait tous les jours à

onze heures trente. Plus tôt, elle ne pouvait pas. Plus tard, elle ne supportait pas.

Adolf qui n'avait pas les moyens de peindre à la lumière artificielle continuait à

s'arracher des draps dès l'aube et travaillait pendant qu'Onze-heures-trente dormait. Les premières fois, il s'était déplacé comme un voleur, étranger chez lui, tâchant de ne pas provoquer le moindre bruit ; mais, par mégarde, des pinceaux tombèrent, un chevalet se renversa, des jurons partirent, et il découvrit que rien ne pouvait enlever Onze-heures-trente aux rivages délicieux où elle s'ébrouait. Mieux, même, il constata, lorsqu'elle les lui raconta, que ses rêves, fidèles gardiens de son sommeil, l'avaient protégée du réveil en

intégrant les perturbations sonores dans leur récit. Adolf savait qu'il pouvait désormais aller et venir sans craindre de la gêner.

Pour se délasser du labeur, il s'approchait souvent d'elle et la regardait dormir. Où

était-elle lorsque son corps reposait, lové entre les tissus, les joues disparaissant dans le duvet des oreillers ? A quelle aventure rocambolesque participait-elle ? Son visage n'esquissait-il pas un sourire ? N'y avait-il pas eu, à l'instant, un frisson de lubricité qui avait parcouru ses lèvres ? Oui, elle souriait. A qui ? A quoi ? Plusieurs fois, il eut envie de la réveiller, là, à l'instant, de la secouer pour connaître le contenu de ses songes, pour l'en vider. Es-tu avec moi ? Es-tu avec quelqu'un d'autre ? Avec qui t'es-tu enfuie dans ton sommeil ? Mais chaque fois, le visage était redevenu lisse, plein de chair, vide de sentiment, rayonnant d'une jeunesse purement matérielle. Le cœur d'Adolf se serrait alors. Vieillirait-elle ? Oui, mais comment ? Comment ce teint, pure lumière, pourrait-il se ternir ? N'est-il pas scandaleux qu'une beauté aussi évidente soit détruite par les ans ? De quel droit ?

Lorsqu'il ne craignait plus les amants imaginaires, il s'inquiétait de son plus sérieux rival, le temps, qui lui prendrait la Onze-heures-trente qu'il aimait. Et là, ce n'était plus la jalousie, mais le désespoir, qui lui donnait envie de la réveiller pour la serrer contre lui en lui disant :

« je t'aime. »

Il parlait plus à Onze-heures-trente endormie qu’à Onze-heures-trente réveillée.

Lorsqu'il n'était pas sou le feu de son regard, il éprouvait des sentiments élémentaires et les lui adressait en silence. Libre, sans pression, débarrassé du ridicule, ne craignant pas le commentaire assassin ou la plaisanterie qu'elle ne manquerait pas de faire, il exprimait sa joie, son attachement, son admiration, sa crainte d'être trahi par elle, la panique qu'il éprouvait lorsqu'elle remarquait un autre homme, sa volonté de la tenir prisonnière de son amour à lui, sa certitude de perdre goût à la vie si elle n'était plus là. La matinée se passait ainsi, entre les coups de pinceaux et les madrigaux silencieux envoyés à la belle endormie.

Vers onze heures dix, un œil s'ouvrait mécaniquement. Une pupille noire, effarée, surprise, flottant avec indécision dans l'eau blanche du globe, tentait défaire le point et de se diriger vers ce qu'il y avait à voir. Quand l'iris repérait Adolf, il y avait une lumière qui s'esquissait mais qui ne tenait pas longtemps contre le poids de la paupière. Plusieurs tentatives suivaient, toutes couronnées d'échec. L'œil, certes, s'animait toujours plus mais la paupière se comportait en ennemie et redescendait le rideau de fer.

Vers onze heures vingt, les lèvres gonflées par les sucs des rêves s'agitaient faiblement et Adolf pouvait avoir une conversation presque articulée avec Onze-heures-trente, faite de quelques mots, de ceux qu'on peut échanger avec un enfant de dix-huit mois. Il aimait qu'elle se montrât si simple au sortir du sommeil, révélant une tendresse qu'elle dissimulerait davantage ensuite ; il aimait la surprendre toute nue de sentiments, comme à

sa toilette, avant qu'elle ne s'habillât de ses mots ironiques et de sa gouaille.

 Il est bientôt onze heures trente, mon oiseau.

 'e 'ai.

Ces deux sons signifiaient « je sais », mais avant onze heures trente, Onze-heures-trente ne prononçait jamais les consonnes.

Enfin l’heure arrivait et là, qu'une cloche eût sonné ou non, la jeune femme se dressait, reposée, impatiente d'entamer sa journée.

Adolf avait vérifié plusieurs fois l'exactitude du réveil. Il avait caché les pendules, les avait avancées, retardées, rien n'y faisait : suivant une horloge interne, Onze-heures-trente émergeait pile à onze heures trente.

 C'est étonnant, tu ne te trompes jamais.

 Et pourquoi veux-tu ? On suppose toujours que les gens qui se lèvent tard n'ont aucun sens du temps… ça n’a aucun rapport.

Par jeu, Adolf l'avait prise dans ses bras à l'heure fatidique et l'avait bercée contre lui pour la rendormir. Rien à faire. Elle se débattait. Elle se dégageait.

Elle détestait rester au lit après cette minute.

 Lâche-moi, tu vas me faire rater ma journée. Une journée qu'on commence à midi est une journée foutue.

Elle avait des principes qui n'appartenaient qu'à elle mais qu'elle observait avec intransigeance.

 J'aurais l'impression d'être une grue, une fille de mauvaise vie, une moins-que-rien, un morceau de viande, Et puis, il faut que je travaille.

Elle peignait des éventails.

N'employant que des couleurs primaires, elle couvrait la soie de motifs géométriques

— rayons, demi-cercles, cercles, losanges et carrés — qu'elle disposait avec une fantaisie concertée. Le résultat était vif, piquant, neuf et Onze-heures-trente trouvait même à les vendre bien plus aisément qu'Adolf ses toiles.

 C'est normal, mon grand Boche, un éventail, ça sert au moins à quelque chose.

Avec son petit commerce, elle ramenait davantage d'argent qu'Adolf à la maison, mais faisait tout pour qu'il l'oubliât et ne s'en trouvât pas humilié.

 Ça marche parce que je travaille pour les snobs.

 Les snobs ?

 Les snobs, ce sont les paresseux qui ne savent ni penser ni juger par eux-mêmes.

Pour occuper les snobs, on a inventé la mode, le dernier cri, la nouveauté. Moi, je fais des éventails modernes.

 Modernes ?

 Ben oui ! Modernes. Qu'on n'a pas vus avant ! Ou depuis longtemps ! Alors du coup, on croit que c'est de notre époque.

 C'est ça. Comme l'art nègre. Picasso et les autres ont fait croire que c'était nouveau alors que ça avait des siècles.

 Voilà. Alors moi, je fais dans l'éventail cubiste. La conne qui veut se distinguer de sa mère, de sa grand-mère et de sa voisine, elle va m'acheter mon éventail cubiste.

 Ne te critique pas trop. Ils sont très beaux tes éventails.

 Je ne te dis pas qu'ils sont laids. Je t'explique pourquoi on me les achète.

Adolf n'arrivait pas à se faire un nom dans le monde de l'art.

Depuis qu'il s'était installé à Paris, il était arrivé certains mois à vivre de sa peinture, d'autres mois à en survivre. Souvent, il avait dû payer ses repas avec une toile ou un dessin

— quand on ne les lui refusait pas — et s'il avait pu supporter cette violence au début de son séjour parce qu'il la croyait provisoire, elle lui était devenue intolérable depuis qu'il avait vu d'autres peintres réussir, donc depuis qu'il s'était vu rater.

 Tu n'es pas un peintre raté, tu es un peintre maudit, lui disait Onze-heures-trente.

 Ouais, quelle différence ?

 Regarde cet Italien qui était si beau, Mobidi...

 Modigliani.

 Comme tu dis. Il est mort pauvre mais maintenant il vaut de l'or.

 Quel intérêt ?

 Je serai une riche veuve.

 Non, je préfère la célébrité à la postérité... et puis je voudrais vivre. Vivre bien.

Enfin, Picasso est devenu millionnaire, Derain roule en Bugatti, Man Ray en Voisin, Picabia en Delage et Kisling en américaine.

 Allons, mon Boche, il y en a qui sont plus vieux que toi. Picasso, par exemple, il a...

 Huit ans de différence ! Seulement huit ans ! Est-ce que ça compte ?

 Tu seras peut-être riche dans huit ans. Allons, mon grand Boche, tu n'as pas le droit de te décourager.

Adolf souffrait de vivre pauvrement mais cette souffrance-là, avouable, banale, compréhensible, était pour lui le moyen de crier une autre souffrance, bien plus profonde, qu'il gardait pour lui : il doutait de son talent.

Peindre des œuvres qu'il n'apprécie pas forcément, c'est là le lot de tout peintre. Un artiste aime faire ce qu'il fait, et non pas l'avoir fait. Acteur plutôt que spectateur, il n'est pas désigné pour jouir du résultat. Il est rare qu'un chanteur aime sa voix, impossible qu'un écrivain lise son livre, l'essentiel restant que le premier aime chanter et le second écrire.

Adolf, en cela, ne s'inquiétait pas, il savait bien qu'il n'apprécierait jamais ses toiles. Mais, chose plus grave, il les suspectait d'imposture. Sa première vraie toile originale, il l'avait faite par jeu, entre l'agacement, le désœuvrement et l'inspiration. Il l'aurait détruite rapidement si Neumann ne s'en était entiché. Or Adolf n'avait jamais vu Neumann se tromper lorsqu'il parlait de la peinture des autres. Pourquoi ne pas le croire cette fois aussi

? Pour étouffer son scepticisme, il avait fait peser toute la confiance critique qu'il avait en Neumann. Il avait remis son destin dans le jugement d'autrui.

Les difficultés matérielles, la froideur des marchands, l'indifférence des amateurs, tout cela aiguisait maintenant la lame du doute. S'était-il trompé ? Il se sentait si peu de son époque. Il savait bien qu'au fond il n'avait rien de commun avec tous les peintres qu'il connaissait à Montparnasse : le cubisme lui semblait une impasse, le fauvisme aussi, l'abstraction encore plus ; il détestait la touche sauvage, grasse, épaisse que le siècle avait mise à la mode ; il méprisait le gauchissement du trait — la technique de la « note à côté »

— qui envahissait le dessin afin de le rendre moderne. Il continuait à se rendre au Louvre, à

admirer Ingres, David et même Winterhalter ; il prisait l'exécution finie, la brosse invisible,

l'effacement du geste du peintre dans la peinture ; il n'appréciait que les vertus traditionnelles, et, au fond de lui, presque secrètement, il éprouvait du respect pour la facture des peintres académiques si détestés et vilipendés que l'on avait appelés «

pompiers » sous prétexte qu'ils ne manquaient jamais un reflet, une brillance ni même une bosselure sur les nombreux casques dont ils ornaient leurs sujets mythologiques ou romains. La maîtrise ! Il n'idolâtrait rien tant que la maîtrise alors que la peinture moderne glorifiait l'audace, le geste de rupture, le spectacle du n'importe quoi.

 Attention, une visite !

Onze-heures-trente avait entendu le signal de la concierge qui précédait l'arrivée d'un intrus. Madame Salomon avait frappé un coup dans la canalisation d'eau. Si elle donnait de nouveau deux coups, c'était un acheteur ; si elle en donnait trois, il s'agissait d’un huissier, quatre, de la police.

Deux chocs ébranlèrent le conduit. Onze-heures-trente alla ouvrir aux pas lourds qui résonnaient dans l'escalier.

 Slawomir ! Quelle surprise !

Grand, gros, taillé dans la graisse, le marchand d'art Slawomir s'essuya le front sans répondre à Onze-heures-trente car il avait pris l'habitude d'ignorer les compagnes de ses artistes, soit parce qu'elles changeaient trop souvent pour qu'il ne confondît pas les prénoms, soit parce que, si elles restaient, elles lui réclamaient des comptes quant à la pauvreté inadmissible de leur amant.

 Adolf, il faut que tu me sauves. J'ai un client qui s'intéresse à toi.

 Et alors ? Vends-lui mes toiles.

 Il est passionné par toi !

 Ça t'étonne ? Vends-lui cher !

 Oui, sans doute, mais il veut aussi te rencontrer.

Adolf grimaça car il avait des sentiments mêlés pour ceux qui achetaient ses toiles : s'il leur était reconnaissant de l'apprécier, il leur en voulait de payer si peu et surtout d'emporter des œuvres qu'il aurait encore voulu garder auprès de lui.

 Ah, Adolf, ne recommence pas, ne me fais pas le coup de la belle-mère.

Slawomir appelait ainsi cette réaction des peintres qui voyaient en leurs tableaux leur fille enlevée par un gendre.

 Tenez, asseyez-vous, monsieur Slawomir-qui-êtes-incapable-depuis-dix-huit-mois-de-retenir-mon-nom, fit Onze-heures-trente en approchant une chaise.

Slawomir la regarda avec surprise, comme s'il s'étonnait qu'elle sût parler, puis s'effondra sur l'unique chaise de l'atelier.

 Il est fantastique, ce Slawo, gloussa Onze-heures-trente. Une semaine roux, une semaine chauve, une semaine moustache-collier, une semaine brosse dure. Quelle imagination dans le poil et le cheveu ! Un artiste capillaire ! Ce n'est pas possible, vous avez épousé une coiffeuse...

Slawomir, selon son jeu usuel, fit celui qui n'avait pas entendu et se tourna vers Adolf.

 J'ai traversé tout Paris, le client m'attend dépêche-toi.

« Tout Paris » cela voulait dire « huit cents mètres » pour Slawomir, mais, étant donné

sa corpulence, ces huit cents mètres équivalaient à un grand parcours.

 Non, je reste ici, je travaille. Chacun sa part.

 Je t'en supplie...

 Non. Je peins. Tu vends.

 S'il te plaît !

 Non...

C'était un combat essentiel entre les deux hommes : Adolf était, par son refus, en train d'expliquer à Slawomir qu'il était un bon peintre et Slawomir un mauvais galeriste.

Onze-heures-trente s'interposa :

 Vas-y, mon Boche. Tu sais bien que le Slawo est un marchand qui sait mieux acheter que vendre.

Les deux hommes furent arrêtés par cette phrase. Onze-heures-trente avait raison.

Doté de flair, de goût, de passion et de courage, Slawomir avait toujours su repérer les peintres prometteurs, les avait pris sous contrat quand personne n'en voulait puis les avait enlisés dans la pauvreté tant il convainquait mal les éventuels clients, persuadé que le tableau parlait suffisamment par lui-même. Beaucoup de ses peintres étaient devenus riches et célèbres après l'avoir quitté, confirmant avec éclat à la fois son flair et sa déficience commerciale.

 D'accord, je vais m'habiller, dit Adolf.

 Pas trop propre, surtout pas trop propre, ricana Onze-heures-trente, n'oublie pas que tu es un peintre maudit.

Elle retourna vers le poêle pour chercher du café à servir à Slawomir, mais avant qu'elle ne revînt à lui, celui-ci s'était déjà endormi.

 Si c'est pas malheureux. A cette heure ! Quelle honte ! Il dort comme une vache broute.

Le marchand était connu pour ses endormissements brefs et constants. La légende prétendait qu'il lui était même arrivé de sombrer au milieu d'une discussion difficile avec son percepteur des impôts.

 Et en plus, il fait des bulles !

Un filet de bave coulait de la lèvre étroite et gonflée par le souffle, semblait vouloir prendre son envol sous la forme de ballon.

 C'est un phénomène. Faudrait le produire dans un cirque. Juste après les éléphants pour que les enfants n'aient pas trop peur.

 Je suis prêt, dit Adolf.

Slawomir ouvrit les yeux, rosit un peu, et regarda autour de lui pour savoir où il était.

 T'es de retour sur la terre, mon gros, lui souffla Onze-heures-trente, tu es devenu la cent quatorzième femme du sultan Ali Baba. C'est le seul qui a les moyens de te nourrir.

Elle se tourna vers Adolf.

 C'est vrai, qu'est-ce que ça doit bouffer un machin comme ça !

Slawomir se leva, sourd et indifférent, tira Adolf par le bras, sortit.

Onze-heures-trente le poursuivit jusqu'à la cage d'escalier.

 Et revenez quand vous voulez, monsieur Slawomir. On rigole bien ensemble. Cette fois, je vous ai montré mes seins, la prochaine fois, je vous tends la fesse gauche.

Descendant d'un pas de sénateur, Slawomir se tourna vers Adolf.

 C'est vrai ? Elle s’est déshabillée devant moi ?

 Oui, mais quelle importance ? Tu dormais.

 Tout de même ! fit Slawo, très choqué. Alors on ne peut plus s'endormir n'importe où tranquillement. Si ma pauvre mère savait ça...

Emu comme s'il avait subi un viol, il s'épongea le front avec son mouchoir trempé.

Ils firent difficilement les huit cents mètres qui conduisaient à la galerie, Slawomir devant s'arrêter plusieurs fois pour reprendre son souffle. Un homme les attendait.

 Voilà, je vous présente Adolf H., dit Slawomir, apoplectique, en s'effondrant sur son fauteuil où il s'endormit immédiatement.

L'œil vert, les cheveux longs sur les côtés, la tête carrée, le nez droit, assez beau, d'une beauté quasi sculptée dans la chair, l'homme regardait Adolf avec une puissance magnétique. Le peintre pensa qu'il devait être un mage.

 Je vous félicite, monsieur, vous êtes des nôtres.

 Pardon ? demanda Adolf, craignant qu'une subtilité inconnue de la langue française l'empêchât de comprendre.

 Vous êtes des nôtres. Vous êtes un grand. Cette logique libérée de tout rationalisme, cette fantaisie capricieuse à l'écoute des pulsions les plus contradictoires, cette discontinuité dans le discours bien que vous employiez les moyens picturaux les plus classiques, cette modernité insolente, ce mélange d'académisme et de rupture violente qui fait l'avant-garde, bref, je vous reconnais comme un des nôtres.

Adolf, abasourdi, se sentit hypnotisé par cet œil vert. Le Fakir — il l'appelait déjà ainsi

— avait un rayonnement noir qui le faisait frémir, à mi-chemin entre le charisme messianique et la séduction libidinale. Le regard semblait exprimer des arrière-mondes mystiques tandis que la lèvre inférieure, exagérément développée, exagérément ourlée, révélait une forte sensualité. Le Fakir sourit sans qu'un seul de ses traits se dérangeât, par une sorte d'éclairement intérieur, comme le ferait une femme soucieuse de sa beauté.

 Excusez-moi, balbutia Adolf, mais Slawomir m’a très mal prononcé votre nom tout à l'heure et j'ai peur que...

 Je suis André Breton, dit le Fakir, le chef du gouvernent surréaliste. Je vous emmène.

 Courrier pour vous, monsieur Hitler.

 Fleurs pour vous, monsieur Hitler.

 Une corbeille de fruits pour vous, monsieur Hitler

 Il y a une dame et un journaliste au parloir qui demandent à vous rencontrer, monsieur Hitler.

 On nous a livré les livres que vous avez commandés, monsieur Hitler ; le bibliothécaire va vous les monter en personne.

Toute la journée, les gardiens venaient frapper avec respect à la porte de la geôle. On ne savait plus où entreposer les cadeaux, les lettres d'admirateurs qui affluaient par sacs.

On n'avait jamais reçu tant de visites. Le personnel pénitentiaire de Landsberg était secrètement flatté de surveiller un hôte si fêté, un centre d'attraction mondain ; certains avaient même l'impression grisante, depuis quelques mois, de servir dans un hôtel de luxe plutôt que dans une prison.

On avait délogé la précédente vedette, Arco, meurtrier du Premier ministre bavarois Eisner, pour installer Hitler dans la spacieuse cellule numéro 7, la plus meublée, la seule disposant d'une aussi belle vue sur la campagne. Dans un riche peignoir blanc ou dans une traditionnelle culotte de peau, il avait la liberté de recevoir d'autres détenus, tel Rudolf Hess qui l'avait rejoint.

Après une période de silence où il avait regretté de ne pas s'être suicidé, Hitler s'était repris. La première bonne nouvelle avait été l'annonce que seize nazis étaient morts pendant le putsch : il en avait conclu que la Providence, à son habitude, avait encore voulu l'épargner. La deuxième bonne nouvelle avait été la mort de Lénine en janvier ; non seulement il s'était réjoui de la disparition de ce Juif bolchevique, encore il y avait lu un message subtil du destin de même qu'il avait sauvé Frédéric le Grand par la mort de la tsarine Elisabeth, lui sauvait la mise en écartant un obstacle et lui confirmait, par cette répétition, son rôle de premier plan. La troisième bonne nouvelle avait été le procès lui-même : Hitler y avait parlé pendant des heures et s'en était tiré avec cinq ans de prison, peine ridicule si l'on songeait aux quatre policiers morts, aux milliards de marks volés, à la destruction des locaux du Munchener Post, à la prise en otage des hommes politiques et des conseillers municipaux, une peine qui serait encore écourtée sans doute grâce à sa bonne conduite.

A Munich, on n'entendait plus parler d'Hitler, on ne voyait plus de croix gammées dans les rues ni dans les réunions politiques ; certains pouvaient même croire qu'Hitler et le parti national-socialiste avaient disparu une fois pour toutes de la carte du monde, Mais à

Landsberg, dans la cellule numéro 7, se passait tout autre chose : Hitler finissait d'inventer Hitler.

Son esprit revenait toujours à l'image du pantin en imperméable qui avait eu peur de son revolver dans le miroir verdâtre au chrome ancien. Il n'aurait de cesse qu'il n'ait éradiqué ce souvenir et fabriqué un Hitler dont il serait fier, un Hitler qui ne faillirait pas, qui réussirait sans mollir sa marche vers le pouvoir.

Les autres allaient bientôt oublier ce putsch raté et n'en tireraient aucun enseignement. Hitler, lui, allait en extraire les leçons. Et lui seul.

Tout d'abord, il avait décidé d'apprendre la patience. Y a-t-il effort plus violent pour un impatient que de s'astreindre à la patience ? Il y était arrivé en mettant de l'ordre dans ses

idées : si le but était la conquête du pouvoir, cela seul devait organiser la durée. Il acceptait d'emblée le temps que son ambition lui demanderait.

Ensuite, il arriverait au pouvoir par des moyens légaux. Puisqu'il était un propagandiste de premier ordre, il ferait campagne aux élections et ramasserait les voix dans les scrutins.

Ses ennemis ne s'attendaient pas à cette mauvaise surprise.

Enfin, il était en train d'écrire sa vie et ses idées, ou plutôt de les dicter car l'inspiration féroce qu'il avait en parlant séchait dès qu'il se trouvait seul en face d'une feuille. Il avait intitulé le livre Mon combat, et il y découvrait, avec délices, à quel point sa trajectoire se montrait cohérente, comment elle l'amenait irrésistiblement à devenir le grand homme que l'Allemagne attendait. Il s'y surprenait lui-même.

«Une heureuse prédestination m'a fait naître à Braunau am Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux Etats allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens. » Il était émerveillé que sa vie ait d'emblée pris la forme d'une légende, annonçant dès le premier jour la réunification de l'Allemagne et de l'Autriche qu'il mettait à son programme.

D'ailleurs, il ne racontait pas son existence telle qu'elle était, mais telle qu'elle était nécessaire. Il n'hésita pas à occulter ce qui ne convenait pas à un futur chef de l'Allemagne, ni à rajouter ce qui y manquait. Ainsi, ses études, il ne les avait pas ratées, il les avait sabotées parce qu'il s'était senti appelé à des tâches plus essentielles. Il mit sous silence les violences de son père, se contentant de marquer son opposition à sa vocation d'artiste, histoire de souligner la force de volonté du chef même enfant. Il transforma en vie de bohème estudiantine ses longues années dans les asiles et les foyers pour pauvres. Il justifia son échec de peintre par le fait qu'il était plutôt architecte. Il trafiqua les dates qui auraient pu montrer qu'il avait voulu échapper à ses obligations militaires. Il fit remonter son antisémitisme récent à sa prime jeunesse et, de manière générale, se dota d'emblée de la fine conscience intellectuelle qu'il pensait posséder aujourd'hui. Un génie politique. Il sculptait dans le granit. Il tenait à montrer qu'il n'avait pas changé. Il se serait dessiné une moustache au berceau, s'il avait pu.

Dans les autres chapitres, moins biographiques, il précisait ses pensées. Rudolf Hess, son scribe dévoué, l'y aidait, même s'il l'encombrait parfois avec ses réflexes universitaires.

 Nom de Dieu, Hess, arrêtez de m'emmerder avec vos références ! D'où viennent les idées, quelle importance ! ! Les idées sont bonnes ou mauvaises, c'est tout. Je ne sais pas si ce concept de race, je l'ai pris chez Chamberlain, chez Go... comment dites-vous ?

 Gobineau.

 Chez Gobineau ou chez...

 Bölsche.

 ... ou chez Bölsche. De toute façon, je ne retiens jamais les noms des auteurs. Et puis les idées n'appartiennent à personne. Ou plutôt si, elles appartiennent à ceux qui les pensent, les vivifient par leur verbe et les communiquent. En l'occurrence, moi, Adolf Hitler.

Dans ce repos forcé qu'il appelait ironiquement « son stage à l'université aux frais de l'Etat », il avait enfin le temps de lier ensemble des remarques éparses.

 Voyez-vous, Hess, je crois que j'ai tout compris de l'homme en observant les chiens. On ne peut pas conférer à des carlins les qualités des lévriers ou des caniches. Le dressage n'y fait rien. La rapidité du lévrier ou les facultés d'acquisition du caniche sont inhérentes à la race. On ne pourra redresser la nation allemande qu'en la traitant en éleveur, en considérant la pureté de la race. Cela nous amène à un double programme : soigner la reproduction de la race dans la race, supprimer les éléments étrangers sans se laisser attendrir par un dangereux sentimentalisme. Il ne faut pas conserver les êtres misérables, infirmes, handicapés ou débiles d'une manière ou d'une autre. Ceux qui sont déjà là, il faut les stériliser d'urgence. Ceux qui arrivent, les supprimer avant même que les parents ne les voient. Ce serait ça, le véritable progrès de la médecine : un vrai pouvoir de discernement entre force vitale et faiblesse débile, et non pas cet acharnement suspect à

faire vivre des individus qui vont affaiblir la population. Ce serait ça, une médecine humanitaire. Deuxième partie du programme : se débarrasser des Juifs.

 Comment ?

 Tout d'abord, il faudrait les parquer pour éviter qu'ils ne continuent à corrompre notre sang. D’ailleurs, on devrait enfermer ensemble tous les sujets atteints d'une quelconque maladie mortelle, afin qu’ils ne contaminent pas ceux qui sont sains ; il faut d'urgence isoler les syphilitiques et les tuberculeux. Je suis pour l'impitoyable isolement des incurables.

 Parquer les Juifs. Et après ?

 Les exclure du territoire allemand.

 Et après ?

 Je sais que j'ai l'air excessif mais il faut prendre des mesures sanitaires. Si l'on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Juifs corrupteurs sous les gaz empoisonnés que nous avons, nous, aspirés ensuite, dans les tranchées, on aurait épargné des millions de braves Allemands pleins d'avenir.

 Vous voulez dire que...

 Pour l'instant, parlons de la solution territoriale. L'exclusion. Ça suffira.

 Mais en même temps, vous dites que l'Allemagne doit s'étendre.

 Oui, nous avons besoin d'espace vital !

La notion d'« espace vital » lui était venue en captivité, sans doute par lassitude d'être enfermé sans doute aussi parce qu'il identifiait l'Allemagne à lui-même.

 Nous devons d'urgence récupérer le discours des Juifs et nous l'appliquer à nous-mêmes. Nous sommes le Peuple élu. Nous sommes le peuple aryen. Il ne peut y avoir deux peuples élus. Ou s'il y en a deux, c'est que l'un a été choisi par Dieu, l'autre par Satan.

L'affrontement du monde aryen et du monde juif, c'est l'affrontement de Dieu et de Satan.

Le Juif est la dérision de l'homme, aussi éloigné de nous que les espèces animales de l'espèce humaine. C'est un être étranger à l'ordre naturel, un être hors nature.

 Cependant, il n'est pas facile de déterminer exactement ce qu'est l'aryen. Ne serait-ce qu'en Allemagne, il y a déjà tant de mélanges que vous, ou moi, nous...

 Peu importe. Ce qui compte, c'est de désigner l'ennemi. Et là, c'est clair : le Juif.

Donc, l'Allemagne, seul Peuple élu, doit agrandir son territoire. C'est une nécessité. Nous ferons la guerre, car il est normal que l'épée précède la charrue. La guerre est un droit essentiel du peuple, le droit de nourrir ses enfants. Deux territoires me semblent offrir des champs, des matières premières et des marchés intéressants pour l'Allemagne : les Etats-Unis et l'Union soviétique. Nous commencerons par l'Est car il nous faudra un grand grenier européen avant d'attaquer l'Ouest.

 C'est grandiose. Mais que ferons-nous des Juifs, si l'Allemagne possède le monde ?

 Nous aviserons alors, Hess, nous aviserons.

 Grandiose !

Hitler peinait à trouver le sommeil après ces longues séances de travail. Les audaces de sa pensée l'épuisaient. Les phrases continuaient à se fabriqua dans son cerveau et il n'était pas rare qu'il se leva, se laissât aller à prononcer un discours pendant que l’aube pointait.

 Je suis possédé, murmurait-il en fixant le soleil jaune et dévitalisé qui réveillait lentement les coqs. Je suis sans cesse dépassé par les pensées qui me traversent. Ma mission ne me laisse pas de repos. Oui, vraiment, je suis possédé.

Possédé par le souci du bien. Il ne lui serait pas venu à l'idée une seconde que ce fût par le mal.

Le 20 décembre 1924, le directeur de la prison vint lui annoncer sa libération sur parole, alors qu'il lui restait quatre ans à purger.

« Déjà? Quel dommage ! songea Hitler. J'allais presque finir mon livre. »»

 Pas de chapeau, pas de culotte, pas de moralité ! C'est ça ?

Onze-heures-trente hurlait sur le garçon de café qui, terrorisé, abandonna la terrasse pour se réfugier dans l'arrière-salle.

Adolf et Neumann riaient devant la colère qui secouait la jeune femme.

 C'est intolérable ! Refuser de me servir parce que je ne porte pas de chapeau ! Me prendre pour une grue à cause que je suis en cheveux ! Mais qu'est-ce qu'ils croient, tous ces crétins ? Qu'un galure, c'est mieux qu'un crucifix comme certificat de bonnes mœurs ?

Qu'une capeline ça serre les cuisses d'une femme ? Moi, je connais de sacrées salopes qui ont toujours des plumes sur la tête, je peux lui en citer. Une liste ! Je crois que s'il m'apporte mon chambéry-fraisette, je le lui balance à la figure ! Sacristain ! Limonadier ! Ça gagne sa croûte en empoisonnant le pauvre monde avec son alcool frelaté et, en plus, ça voudrait donner des leçons ? Dites-moi que je rêve...

La colère était une forme de bonne humeur chez Onze-heures-trente. A travers les insultes, les indignations, les apostrophes colorées, elle exprimait sa joie d’être là, son appétit de vivre, son désir de ne pas laisser à d’autres ou au néant sa part de gâteau.

 Voilà, madame. Deux pastis et un chambéry-fraisette.

Livide, le garçon déposa les verres en craignant un nouvel esclandre. Mais Onze-heures-trente avait déjà changé de préoccupation.

 Venez le voir avec moi, ce voyant. Il paraît qu'il est excellent.

 Non merci, dit Neumann, je n'ai pas assez d'argent pour en jeter dans le caniveau.

 Tu n'y crois pas ?

 Je ne crois qu'au hasard entre des bouts de matière. Je suis matérialiste. Je ne vois donc pas comment un homme pourrait prétendre lire l'avenir.

 On me l'a pourtant recommandé, ce voyant.

 C'est normal que les victimes consentantes se repassent des tuyaux.

 Oh, ce que vous êtes tristes, vous, les bolcheviques. Tu ne trouves pas, Adolf, que les cocos comme Neumann, ils virent sinistre, genre curés en soutane rouge ? Au lieu de sentir le cierge éteint, ils puent la faucille rouillée. Franchement, ce n'est pas mieux.

 Onze, tu dois respecter Neumann, dit Adolf avec douceur.

 Mais je le respecte. Je le respecte parce qu'il est beau même s'il est triste. Je le respecte parce qu'il est ton ami même s'il te tape ton fric. Je le respecte parce qu'il est mon copain même si on n'est d'accord sur rien. Garde-à-vous, camarade Neumann, je ne suis que respect mais je vais quand même à mon rencard.

Elle lui fit un salut militaire, laissa les deux hommes à la terrasse du café et rejoignit la cour où officiait le voyant.

Dans un local minuscule coincé entre deux immeubles et le hangar à poubelles, l'homme recevait à côté d'un sommier posé sur quatre briques, d’une malle remplie de manuscrits, en offrant deux chaise bancales autour d'une table de récupération sous le regard d'un Christ dessiné à la craie au mur. Il avait un petit crâne rond qui brillait autant que sa boule de cristal, il recevait des clients le lundi uniquement et il se prétendait poète quoique personne ne le prît au sérieux.

 Bonjour, monsieur Jacob, dit Onze-heures-trente.

 Appelez-moi Max, répondit le minuscule voyant.

Et ils s'enfermèrent pour parler de l'avenir.

Lézardant au soleil, rendus joyeux par le pastis, Adolf et Neumann regardaient passer les Parisiennes.

 Je vais partir pour Moscou, dit Neumann.

 Je le savais.

 J'ai été invité à travailler à la Maison du Peuple, l'y resterai trois mois.

 Est-ce que tu vas peindre ?

 Je ne sais pas.

 Neumann, je comprends très bien que tu veuilles faire de la politique, mais il serait dommage que cela te fasse abandonner la peinture.

 La peinture se passe bien de moi.

 Oui, mais toi, est-ce que tu peux te passer de la peinture ?

Neumann répondit par un silence songeur.

Adolf insista :

 Tu as du talent. Tu es responsable de ce talent Tu dois en faire quelque chose.

Neumann bâilla ostensiblement.

 Je ne vois pas l'intérêt de la peinture dans le monde que nous devons construire.

Des gens n'ont pas de travail, des gens ont faim, et toi tu songes à peindre.

 Oui. J'ai faim, personne ne veut de mon travail et je songe malgré tout à peindre.

Et je souhaite que des riches, d'immondes capitalistes comme tu dis, des profiteurs, s'entichent de ma peinture. Oui.

 C'est dépassé. Je ne suis plus d'accord avec ça dit Neumann.

 La guerre nous a volé nos vies, n'était-ce pas suffisant ? Tu veux que la politique te la vole encore aujourd'hui ?

 Non, Adolf, tu n'as rien compris à la guerre, Tu y as vu une boucherie qui tuait le talent de Bernstein et retardait le tien. Un obstacle personnel. Moi, j'y ai vu une monstruosité politique. Cette guerre, on la doit à la nation qui nous demandait de mourir.

Et en échange de quoi ? De rien. Qu'est-ce que cela veut dire, la nation ? Etre allemand, français, belge ou suédois ? Rien. Voilà ce que j'ai compris, pendant la guerre : qu'à la nation il fallait substituer l'Etat. Et pas n'importe quel Etat. Un Etat qui est le garant du bonheur, du bien-être et de l'égalité de chacun.

 Ne me ressers pas ta soupe communiste, je la connais, Neumann, je l'ai entendue cent fois.

 Tu m'entends mais tu ne m'écoutes pas. Le communisme est...

 Le communisme est une maladie de l'après-guerre, Neumann. Vous voulez changer la société qui a exigé des millions de morts en sacrifice. Mais, au lieu de lui demander moins, à la société, vous lui demandez plus. Elle vous a demandé de mourir, maintenant vous lui demandez de vivre, d’organiser votre vie dans les moindres détails. C’est là que, selon moi, vous vous trompez. Moi, je ne veux pas plus de collectivité, j’en veux moins.

Après cette guerre, je ne veux plus rien donner à la communauté, qu’elle me laisse tranquille, je ne lui dois rien.

 Bravo ! L’anarchisme de droite ! Quelle belle réponse ! Ce n’est pas cela qui va changer le monde.

 Mais si je ne veux pas changer le monde, Neumann, je veux simplement réussir ma vie.

Onze-heures-trente vint se rasseoir auprès d’eux et, en silence, porta son verre vide à

sa bouche. Adolf remarqua qu'elle avait le nez gonflé sous ses yeux rouges.

 Qu'y a-t-il ? Tu pleures ?

 Moi ?

Elle sembla découvrir leur présence. Elle sourit tendrement à Adolf.

 Non. Enfin, oui.

 Ce crétin de voyant t'a dit quelque chose ?

 Non. Enfin, oui.

 Quelque chose qui t'a fait pleurer ?

 Mais non. Ça n'a aucun rapport. Je renifle à cause de mon rhume des foins. C'est la saison de mon rhume.

 Je ne savais pas que tu avais le rhume des foins, fit Adolf avec suspicion.

 Eh bien, maintenant, tu le sais, voilà !

De toute façon, Adolf n'avait plus le temps de questionner Onze-heures-trente car ils devaient se rendre à une réunion surréaliste, salle Gaveau, où l'on devait faire le procès d'Anatole France.

Lorsqu'ils approchèrent du théâtre, des hommes-sandwichs parcouraient les trottoirs en annonçant le procès.

Des passants, choqués, les apostrophaient :

 Mais enfin, Anatole France est mort On lui a fait des obsèques nationales, comment peut-on lui faire un procès ?

 De quoi est-il coupable ?

 Une histoire de mœurs ?

 Un plagiat ?

 Mais laissez les morts tranquilles !

Adolf, Neumann et Onze-heures-trente se frottèrent les mains en constatant que l’atmosphère était déjà très tendue.

 On va bien se marrer, dit Onze-heure-trente.

Des crieurs annonçaient la présence au procès de Charlie Chaplin, Buster Keaton et du prince de Monaco. Aucun d'eux ne viendrait mais des curieux crédules se précipitaient déjà

dans la salle.

 Dépêchez-vous, criait un jeune poète, tous les retardataires seront tondus !

Plusieurs indécis s'engouffrèrent, poussés par l'inquiétude.

Sur la scène, des tables et des bancs avaient été disposés pour évoquer vaguement un tribunal. Le Fakir, André Breton, tenait le rôle du président. Pour l'accusation, Benjamin Péret. Pour la défense, Louis Aragon

 Toujours bien habillé, cet Aragon, murmura Onze-heures-trente avec admiration.

On ne m'aurait pas dit qu'il était poète, je l'aurais cru garçon coiffeur.

Le Fakir prit la parole :

 Mesdames et messieurs, l'accusé Anatole France n'a même pas daigné se présenter devant la cour bien qu'il y ait été invité. Il a quitté précipitamment Paris en corbillard sans même un mot d'excuse, lui qui écrivait tant.

 C'est une honte ! Parler ainsi des morts ! s'indigna une dame dans l'assistance.

 Madame, il était déjà mort de son vivant. Il a toujours pué le cadavre. Il fallait être lui ou vous pour ne pas s'en rendre compte.

La dame se mit à brandir son ombrelle en direction de la scène, son compagnon s'offusqua également et des jeunes gens autour d'eux les chahutèrent. Des rixes commençaient.

 On se marre bien, approuva Onze-heures-trente. Le Fakir reprit la parole par-dessus les chahuts :

 L'accusé sera donc remplacé par un mannequin de tissu qui est absolument persuadé d'être Anatole France, ce qui nous convient tout à fait puisque l'un des chefs d'accusation de ce procès est l'usurpation d'identité. Accusé Anatole, levez-vous.

Le mannequin ne bougea pas.

 Nous vous accusons d'avoir volé le nom d'un peuple obscur qui a la bêtise de vous adorer : la France.

 A bas la France ! cria un jeune surréaliste.

 Vive la France et les pommes de terre frites ! s'exclama le Fakir.

 Vive l'Allemagne et l'escalope de veau ! cria Adolf.

 Vive ma tante et son bœuf bourguignon ! renchérit Onze-heures-trente.

 Mais faites-les taire ! cria la dame à l'ombrelle. Vous vous moquez de tout ce qui est sacré.

 Madame, hurla le Fakir qui ne donnait toute sa mesure que lorsque la situation dégénérait, nous n'avons aucun respect pour ce que tout le monde respecte. Anatole France faisait l'unanimité sur son talent et sa personne, il recueillait les suffrages de la droite comme de la gauche, il était pourri d'honneur et de suffisance.

 Monsieur, j'ai toujours adoré Anatole France.

 Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé ! s'écria Aragon, oubliant qu'il jouait l'avocat de la défense.

 Arrêtez cette mascarade, tonitrua un autre homme à l'élégant bouc blanc, habillé

en bleu marine. Vous n'êtes qu'une bande de petits salauds.

 Oui, monsieur, nous sommes tous ici une bande de salauds, la seule différence c'est qu'il y a les grands salauds et les petits salauds. De quel camp êtes-vous ?

 Du camp de la dignité !

 Je dis merde à la dignité !

 Vous n'êtes qu'un imbécile.

 Oui, monsieur, je suis un parfait imbécile, je ne le cache pas et je ne cherche pas à

m'échapper de l’asile dans lequel je passe ma vie. Au contraire, je l’explore. C'est même cela, monsieur, le surréalisme.

 Je n'ai rien à foutre du surréalisme.

 Ah enfin, une parole intelligente.

 Ce qu'on se marre, répéta Onze-heures-trente.

 Puisque vous vous prétendez des artistes, reprit le monsieur en bleu, montrez-nous ce que vous faites Produisez au lieu de détruire.

 Non, nous voulons d'abord détruire. Nos mots sont des balles, nos phrases des mitraillettes, n0s textes des pelotons d'exécution. L'artiste nouveau proteste, il ne peint plus, il fait la guerre. Balayer ! Nettoyer ! C'est une attitude métaphysique. Nous croyons à

la force de la vacuité.

 Sornettes !

 Dada ! Dada ! Dadadadada !

En signe de ralliement, les jeunes surréalistes se mirent à prononcer ce vocable insignifiant comme des enfants vocalisent sur leur pot. Des partisans du bon sens voulurent quitter la salle ; on les insulta ; des coups partirent et la réunion dégénéra en pugilat.

Un sac vola jusqu'à Adolf et vint frapper le front de Neumann. Le sang perla.

 Assez de littérature pour aujourd'hui, peut-être ? demanda Onze-heures-trente en tendant un mouchoir propre.

 C'est ça, assez théorisé, fit Neumann.

Les trois s'éclipsèrent et gagnèrent une pharmacie près des Champs-Elysées où ils firent soigner Neumann.

 Je suis étonné que tu t'intéresses à mes nouveaux amis, dit Adolf à Neumann. Ces discussions sur l'art devraient en principe te paraître totalement futiles.

 Breton fait partie du parti communiste, dit Neumann avec gêne, et d'autres surréalistes aussi.

 Ah bon ? fit Adolf qui allait de surprise en surprise.

 Oui, il paraît qu'il y a un lien entre la libération de l'imaginaire et la libération des classes exploitées.

 Ah ? Tu m'en diras tant, fit Adolf, sceptique.

 En tout cas, on s'est bien marré, conclut Onze-heures-trente.

Neumann les abandonna pour rejoindre la maîtresse chez qui il s'était installé depuis qu'Onze-beures-trente était arrivée dans la vie d'Adolf et qu'il avait plus ou moins renoncé

à la peinture pour la politique.

Onze-heures-trente et Adolf décidèrent de rentrer à pied à Montparnasse.

 Franchement, Onze, tu les prends au sérieux ?

 Qui ?

 Les surréalistes.

 Attention. Je te signale que tu en fais partie. Surréaliste rayon peinture. Avec Max Ernst, Chirico, Dali et d'autres. D'ailleurs, depuis que ça se sait, tu vends un peu plus qu'avant.

 Onze, je te parle sérieusement. Qu'est-ce que tu en penses ?

 C'est vivant, c'est bruyant, c'est jeune.

 C'est idiot.

 Oui. Et on se marre bien.

 Ça te suffit, ça : « On se marre bien » ?

Il avait parlé avec brusquerie, d'une voix violente. Il découvrit en se tournant qu'elle avait les larmes aux yeux.

 Oui, se marrer, ça me suffit, c'est important.

Elle ne put plus retenir ses sanglots.

 Onze-heures-trente, que se passe-t-il ? Tu n'as pas de rhume des foins. Que t'a dit ce voyant ?

Elle détourna la tête.

 Oh, il m'a dit ce que je savais déjà. Mais je me serais bien passée d'une confirmation.

 Quoi ?

 Que je ne vivrais pas longtemps. Que je ne passerais pas les trente ans.

 Allons, ce sont des sornettes. Comment peux-tu croire…

 Bah, je le sais depuis que je suis toute petite. Une bohémienne l'avait vu dans ma main. Après, je l'ai vu moi-même dans les cartes. Monsieur Jacob, lui, l'a lu dans le café.

 Et moi, je lis sur le bout de ma semelle que je vais aller botter le cul de ce monsieur Jacob !

Il prit Onze-heures-trente dans ses bras, la souleva comme une enfant et mit son visage contre le sien. Il frotta leurs deux nez.

 Je ne veux plus que tu te laisses pourrir le cerveau par des diseurs de mauvaise aventure. Tu as une santé robuste et tu vivras très très très longtemps.

 C'est vrai ? demanda Onze-heures-trente, les yeux écarquillés par l'espoir.

 C'est vrai.

Le visage d'Onze-heures-trente s'éclaira.

 Et tu vieilliras avec moi, ajouta Adolf.

 C'est vrai ?

 C'est vrai.

Onze-heures-trente entoura les épaules d'Adolf et se laissa aller à pleurer de soulagement contre son cou,

 Ah... je suis heureuse... j'ai été bête... tu m 'as rassurée... je sais que tu as raison.

Adolf frissonna. Alors qu'il venait d'affirmer avec force son optimisme, il ressentit, avec tout autant de force, et d'une manière incompréhensible, que le petit monsieur Jacob avait sans doute raison.

Un tronc mélodieux. L'homme ressemblait à une souche, par sa forme massive, sa couleur, son immobilité, son absence d'expression ; cependant il avait une fente horizontale au milieu du visage, comme une cicatrice due à un coup de hache, et de cette fente sortait un chant viril qui emplissait le salon d'été.

Dieu tout-puissant, penche-toi sur moi. Conserve la force que tu as miraculeusement déposée en moi. Tu m'as rendu énergique, tu m'as donné le pouvoir suprême, tu m'as doté de qualités sublimes : éclairer ceux qui rampent, relever ce qui est tombé en ruine. Par toi, je transforme l'humiliation en grandeur, splendeur et majesté.

Dans la grande villa qui s'ouvrait sur les Alpes, l ' assistance écoutait pieusement le ténor wagnérien entonner la prière de Rienzi. Tous les spectateurs suivaient le même concert privé, mais chacun entendait une chose différente. Les Bechstein, propriétaires du lieu et fameux fabricants de pianos, vérifiaient la sonorité fruitée de leur dernier modèle,

Winnifred Wagner découvrait cet opéra qu'elle ne faisait jamais jouer à Bayreuth tandis qu'Adolf Hitler avait, lui, l'impression qu ' on chantait à pleine voix son journal intime.

Le ténor acheva et reçut les applaudissements modérés d'une haute société en villégiature ; Hitler, lui, avait plutôt envie de se signer. Wagner était devenu une musique religieuse, sa liturgie personnelle, et il se rendait aux représentations voisines de Bayreuth

ainsi qu'on va méditer et prier dans une cathédrale.

Maintenant qu'il s'était retrempé dans l'héroïsme de Rienzi, il voulait échapper aux femmes qui l'entouraient. Il y avait beaucoup trop d'admiratrices dans ce salon pour que la suite de l'après-midi ne tournât pas au pugilat entre les chignons gris. Il alla faire un baisemain à Hélène Bechstein, la maîtresse de maison, une fervente partisane qui avait même, deux ans auparavant, gagé des bijoux pour fournir de l'argent au Parti ; en la complimentant, il lui montra qu'il portait bien la dernière cravache qu'elle lui avait offerte.

 Oh non ! Vous n'allez pas nous quitter si vite !

 Je dois aller écrire.

 Si c'est pour l'Allemagne, je vous pardonne.

Il s'engouffra dans sa Mercedes en ne laissant que des cœurs en écharpe derrière lui.

Il allait rejoindre Mimi.

Mimi, Mimilein, Mizzi, Mizzerl, il n'avait jamais de diminutifs assez tendres pour roucouler son nom.

Elle avait seize ans. Il en avait trente-sept.

Elle jetait sur lui les yeux qu'on jette sur une vedette politique lorsqu'on est une adolescente qui s'ennuie dans un petit village des Alpes bavaroises. Elle était aussi émerveillée que si elle avait rencontré Rudolf Valentino.

C'étaient d'abord leurs chiens qui avaient sympathisé devant le magasin familial, ce qu'Hitler avait trouvé de très bon augure. Avant de remarquer la jeune fille, Hitler avait senti l'émotion qu'il provoquait chez elle. Ensuite, il avait contemplé ce corps élancé, frais, joyeux, qui semblait donné par la rosée, ces joues si rondes et si douces, des fruits sur l'arbre, puis la blondeur insouciante, les yeux lilas. Elle était née femme pendant ce bel été.

Il avait constaté qu'elle rougissait de son regard. Elle, elle le trouvait superbe, dans sa culotte de peau, avec ses grosses chaussettes gris clair et son anorak serré par une ceinture en cuir, tel qu'on le voyait dans les journaux, et puis rendu si sombrement romantique par son séjour injuste en prison. Il s'était approché, avait usé de la célèbre fixité de ses prunelles pervenche pour la troubler avant de la complimenter sur son chien. Ils avaient parlé d'animaux pendant une heure. Lorsque Hitler avait ensuite demandé à la sœur aînée la permission d'emmener Mimi en promenade, Mimi, confuse d'avoir éveillé l'intérêt d'une star, s'était enfuie en courant.

Hitler se sentait régénéré par cette jeunesse : non seulement Mimi le dévorait avec les mêmes pupilles énamourées que toutes ses mères protectrices, mais elle était, elle, beaucoup plus agréable à regarder que ces dentiers perlés et ces rombières ménopausées.

En plus, elle ne lui demandait rien ; elle était vaincue d'avance. Lorsqu'il la courtisait, il avait 1'impression d'étaler un bon beurre des Alpes sur une tranche de pain d'épice, ça se faisait tout seul.

Pour s'assurer de son prestige, il l'avait invitée à une réunion politique où il savait qu'il tiendrait la vedette. Il avait alors sorti tous les feux de son éloquence, transformant ce modeste rassemblement dans le villa de Berchtesgaden en une rencontre essentielle où se jouait le destin de l'Allemagne ; il crépitait, passant du lyrisme à l'énergie, de la nostalgie à

l’espoir de lendemains radieux, de la haine à l'attendrissement patriotique, offrant un festival pyrotechnique qui lui valut un accueil délirant. Au repas, il tint à ce que Mimi et sa sœur fussent assises aux places d'honneur, juste à côté de lui, et il lui mit le feu aux joues en lui avouant qu'il n'avait parlé que pour elle. Il regardait cette bouche ourlée, tendre, rose, et, au dessert, n'y tenant plus, il lui donna à manger des morceaux de gâteau. D'une seconde à l'autre, il la traitait comme un bébé ou comme une femme, ce qui tendait les nerfs de l'adolescente. Au digestif, il fit un parallèle entre la mère que Mimi venait de perdre à la suite d'un cancer et sa propre mère, madame Hitler, ce qui lui brouilla les yeux de larmes et l'autorisa à coller sa cuisse contre celle de la jeune fille.

Puis ils sortirent dans la nuit. Hitler se pencha vers Mimi, effleura son épaule et s'approcha pour l'embrasser. A cet instant, les deux chiens se jetèrent l'un sur l'autre et se mordirent cruellement. Hitler, furieux, attira son chien par le collier et le frappa avec sa cravache.

 Arrêtez ! Arrêtez ! criait Mimi.

Hitler se déchaînait sur la bête gémissante et recroquevillée qui n'était plus qu'une plainte.

 Arrêtez ! Je vous en supplie ! Arrêtez !

Hitler n'entendait plus. Il rouait de coups le compagnon fidèle sans lequel il disait ne pas pouvoir vivre.

 Comment pouvez-vous être aussi brutal avec cette pauvre bête ?

Hitler cessa et la regarda, l'œil hagard.

 Il le fallait.

Il garda sa cravache à la main et s'approcha comme si de rien n'était. Mimi recula d'instinct.

 Quoi, Mimi ? Vous ne voulez plus m'embrasser ?

 Non.

Hitler devint glacial. Toute la gentillesse qui avait illuminé son visage dans la soirée disparut. Il s'éloigna dans la nuit en murmurant sèchement : « Heil »

Le lendemain, après avoir eu une discussion avec son chauffeur, Emile, qui lui avait assuré qu'une jeune fille bien élevée devait refuser le premier baiser, il lui avait envoyé un bouquet de fleurs pour signifier qu'il avait le cœur brisé ! Elle avait accepté le rendez-vous où il se rendait aujourd'hui.

La Mercedes s'arrêta devant le magasin et prit la jeune fille. Elle était radieuse.

Dans la voiture, elle s'attendait à ce qu'Hitler menât une conversation brillante. Lui qui n'était bavard qu'en public et pour parler politique, fut encombré par cette attente qu'il tenta de satisfaire tant bien que mal. Après une demi-heure d'efforts, il trouva une nouvelle tactique.

 Je tiens vos deux mains, vous vous appuyez sur mon épaule, vous fermez vos paupières et je vous envoie mes rêves.

Mimi, ravie par cette bizarrerie, s'exécuta. Hitler put aussi la toucher et la contempler à son aise sans s'épuiser à faire la conversation.

La voiture s'arrêta au cimetière. Mimi marqua sa surprise, mais Hitler expliqua avec un air grave :

 Nous allons sur la tombe de votre mère, mon enfant.

Ils avancèrent au milieu des allées coquettes et fleuries. Il faisait trop beau et trop chaud pour qu'on soit triste et Hitler dut se forcer à créer une atmosphère pathétique. Au-dessus de la pierre tombale, il parla de sa mère, de son regard, de son amour éternel. Il pleura beaucoup. Mimi un peu. Ouf ! Il avait tenu une bonne heure.

Le lendemain, ils allèrent se promener dans les bois. Ils coururent entre les arbres. Il lui dit qu'elle était sa nymphe — une vague réminiscence d'opéra —, ce qui la fit beaucoup rire, et ils improvisèrent une course-poursuite ainsi qu'il l'avait vu faire à des amoureux dans un film.

Il retourna à la voiture épuisé. L'insatiable exigea qu'il parlât encore et il s'en tira en faisant semblant de l'hypnotiser.

Il se sentait de plus en plus mal à l'aise car il décevait Mimi. Elle s'attendait à ce qu'il se comportât comme un homme, qu'il prît des initiatives et qu'il n'en restât pas aux baisers dans le cou. Or il ne se voyait pas aller plus loin. Par négligence, il n'avait toujours pas pris le temps de perdre sa virginité. Ses débuts avec les femmes, cent fois remis, avaient laissé

place à une habitude de chasteté assez confortable. A trente-sept ans, il éprouvait un réel bien-être à ne pas avoir de relations sexuelles car il ne risquait pas la syphilis, il ne perdait ni son temps ni son énergie, il pouvait flirter avec les femmes sans jamais penser à mal, il se sentait pur et moral. Comme Rienzi ! Rompre cette paix l'effrayait, et cette peur, qu'il aurait pu aisément surmonter, comme tout homme, à dix-huit ans, devenait quasi indépassable à

trente-sept. Une possibilité trop longtemps éludée devient une impossibilité. Un mur s'était construit. Un mur trop haut pour qu'il l'enjambât. Il avait d'abord eu l'excuse de la pauvreté, à Vienne et à Munich, puis celle de la guerre, puis ses débuts fracassants en politique ; maintenant, il n'en avait plus et c'était pire ; pour la première fois, en face de Mimi, il connaissait le besoin d'avoir un corps qui servît à autre chose que parler, manger, chier et dormir, et cette nouveauté le paralysait. Il souffrait d'autant plus qu'il ne pouvait, sur ce point, se confier à personne, pas même à Emile, son chauffeur, dont il s'était servi

pour faire croire qu’il avait des liaisons avec des danseuses et des actrices alors qu'il se contentait de leur payer à manger et à boire.

Qu'allait-il faire ?

Il pratiquait la surenchère verbale.

 Mimilein, je vous aime trop. Il n'est pas possible d'aimer autant. Je vais mourir d'amour.

Les heures champêtres passées à badiner avec Mimi devenaient un cauchemar, il sentait le piège se refermer sur lui.

Un après-midi, quand Mimi fit semblant de trébucher pour se retenir à son bras, il décida de jouer une nouvelle partie.

 Mimi, je vous aime trop. Je sais que vous êtes la femme de ma vie, qu'il faut que je vous épouse, mais je ne me sens pas encore prêt.

Il la repoussa, s'accrocha à un arbre comme s'il s'était agi d'une bouée, et continua avec désespoir :

 Je ne veux pas abuser de vous, mon enfant. Je dois rentrer à Vienne, réfléchir.

Vous comprenez : c'est un engagement très grave.

Elle voulut protester. Il l'interrompit :

 Non, ne me donnez pas votre réponse. Vous me la donnerez, quelle qu'elle soit, quand j'aurai le courage de vous la demander.

Il revint vers elle, lui saisit la main, et tous deux se mirent à pleurer d'émotion et de frustration.

Hitler repartit, soulagé, à Munich. Il avait, une nouvelle fois, réussi à ajourner la confrontation sexuelle

Dans le tourbillon de sa rentrée politique, il n'oublia pas Mimi, mais parvint à se reconstruire d'elle une image qui ne le dérangeait pas. Un souvenir ne vous demande pas de passer au lit. Il se laissa donc aller à parler de Mimi à ses proches, allant même jusqu'à la définir comme sa fiancée, vivant dans une douce intimité, non contredite car lointaine, avec elle.

Aussi l'accueillit-il bras ouverts et yeux humides .qu'elle profita de la venue de son club de patinage à Munich pour le retrouver. Il l'emmena au café Heck, son quartier général, et lui parla avec tendresse.

 Je vais trouver un appartement plus grand. Nous vivre ensemble. Nous serons si heureux. Vous resterez avec moi pour toujours.

 Pour toujours, monsieur Loup.

Ils rirent. Elle aimait l'appeler monsieur Loup, le nom qu'il employait lorsqu'il voyageait incognito.

 Nous choisirons chaque objet ensemble, ma petite princesse, peintures, fauteuils, tableaux. Tiens, je les vois déjà : des grands et beaux fauteuils de salon recouverts de peluche violette.

 De peluche violette ?

 Vous n'aimez pas ?

 J'adore. Et nous marquerons sur la boîte aux lettres : « Monsieur et madame Loup.

Attention : bonheur. »

Ce soir-là, Hitler la sentit suffisamment comblée pour ne pas exiger une consommation concrète, et il la renvoya, épanouie, à Berchtesgaden.

Il lui avait juré de la rejoindre deux semaines plus tard.

Il ne s'y rendit pas.

Trois mois plus tard, elle se pendait. Désespérée de n'avoir aucune nouvelle, de ne recevoir aucune réponse à ses lettres ni à ses coups de téléphone, elle alla chercher une corde à linge, fit un nœud coulant et se laissa glisser dans le vide. Son beau-frère arriva à

temps pour la décrocher, inanimée, et la faire revenir à la vie.

Craignant une récidive, il partit secrètement à Munich pour obtenir des explications d'Hitler.

Hitler connaissait déjà cette tentative de suicide et enferma dans une salle du café

Heck pour tout lui expliquer.

 J'ai reçu des lettres anonymes. On m'a menacé de révéler à la presse que j'aurais détourné une mineure. J'ai dû mettre fin à ces ragots. J'ai préféré m'enfermer dans un silence cruel plutôt que de compromettre Mimi et l'avenir de Mimi. Croyez bien je souffre autant qu'elle.

 Comptez-vous... je veux dire... est-il vrai que vous lui avez proposé de l'épouser ?

 Je n'ai que des sentiments paternels pour elle.

 Pourtant elle prétend...

 Je crois qu'elle a rêvé. C'est de son âge, non ?

Le beau-frère partit rassuré pour Berchtesgaden ; il avait assez d'éléments pour consoler Mimi et en même temps lui conseiller de passer à autre chose.

Ce qu'Hitler n'avait pas révélé, c'est qu'il était lui-même à l'origine des lettres anonymes. Il avait fait en sorte qu'une de ses mères, Hélène Bechstein, le soufflât à l'oreille de la plus jalouse, Carola Hofmann, la veuve du directeur scolaire, afin que celle-ci se répandît en courriers et menaces anonymes pour empêcher Hitler d'aller plus avant.

Il était particulièrement satisfait du stratagème. Il avait dû se retirer de cette aventure par scrupule politique. Pour l'Allemagne, en quelque sorte. Il avait enfin trouvé une nouvelle excuse pour rester chaste.

Il était d'autant plus satisfait qu'il allait tout de même prendre bientôt un grand appartement luxueux où il vivrait avec une très jeune femme.

Il emménageait avec sa nièce, Geli Raubal, qui était aussi jeune et jolie que Mimi, beaucoup plus bavarde, et donc considérablement moins ennuyeuse.

Il vivrait avec une jeune fille de vingt ans au vu et au su de tous, sans subir l'angoisse débilitante de devoir l'honorer sexuellement, et sans non plus que cette vieille salope d'Hofmann, ou quelqu'une des autres antiques toupies, ait rien à critiquer.

«L'école de Paris existe. Plus tard, les historiens d’art pourront, mieux que nous, en définir le caractère et étudier les éléments qui la composent mais nous pouvons déjà

affirmer son existence et sa force attractive qui a fait ou fait venir chez nous les artistes du monde entier. Modigliani, Van Dongen, Foujita, Soutine, Chagall, Kisling, Adolf H., la liste est longue et très brillante. Peut-on considérer comme indésirable l’artiste pour qui Paris est la Terre promise, la terre bénie des peintres et des sculpteurs ?

ANDRÉ WARNOD. »

 Pas mal non ? fit Onze-heures-trente. Ça a de la gueule, cet article.

Adolf, trop occupé à réussir son nœud papillon au-dessus de son nouveau costume de soirée, l’écoutait à peine. Il connaissait déjà l'article par cœur.

Onze-heures-trente fouilla encore dans les monceaux de papiers et pécha une revue du bout des doigts.

 Attends. Je te lis ma chronique préférée. C'est un chef-d'œuvre. « L'esprit juif continue son travail de sape et affirme insidieusement son internationalisme délétère.

Après le "Kubisme", l'art boche, qui encombra les premières années du siècle, voici la prétendue école de Paris, cette cohorte de jeunes indésirables, ignares et turbulents, qui ont colonisé le quartier de Montparnasse et tiennent leurs assises dans un café aussi fameux que fumeux, La Rotonde, ancien lieu parisien devenu un véritable salon de youpins et de métèques. Ils défendent un art qui n'a rien à voir avec l'origine nationale, un art ni français ni allemand, ni slave, ni espagnol, ni roumain, bref, un art juif. Le sens local, l'esprit local, le sujet local, la couleur locale souffrent par eux d'une décadence si certain qu’ils parlent d'un art international. Comment ne pas être effrayé de voir toutes les frontières et les limites se dissoudre ? Avez-vous vu les œuvres d'un Soutine, d'un Pascin ou d'un Adolf H. ? D'une médiocrité évidente, de coloris sales et d'une pauvreté de matière antifrançaise, tristes, scatologiques, anatomiques, elles sont fondées sur des réflexions doctrinales donc anti-artistiques. Le jour où la peinture est devenue une science spéculative, le Juif a pu en faire. Les calligraphes du Talmud achètent toiles et couleurs. Jusque-là, ils n'étaient que marchands ; désormais ils se croient créateurs. En réalité, le peuple déicide est aussi un peuple articide. Il... »

 Arrête, Onze, sinon je te lave la bouche an savon.

 Mais non, tu dois être fier. Te faire traiter de Juif, c'est la preuve que tu as réussi.

Moi, je suis très satisfaite de voir les crétins te cracher dessus.