As-tu été heureux avec ta Wetti ? Franchement ? Est-ce qu'elle ne te tirait pas vers le bas ?
Mmm ? Tout ce qu'elle voulait c'était la façade, de quoi se vanter devant ses amies, rien d'autre. Est-ce que tu pouvais lui communiquer tes doutes ? Quels ont été ses derniers mots ? Te réclamer de l'argent ? Elles sont presque toutes comme ça. Sauf la vraie, l'unique, l'inespérée, celle que tu rencontreras peut-être, que le destin te réserve, mais ne t'en fais pas, celle-là, elle te reconnaîtra. Même sous un tas d'ordures, elle te reconnaîtra. Celle-là, tu la mérites, elle te mérite. Les autres, oublie-les toutes. Si tu as besoin d'une femme, elles font le trottoir pour nous ; elles nous guettent dans le bordel. Elles t'attendent jour et nuit, Hitler, tu m'entends, jour et nuit. Tu donneras un billet, tu monteras et tu seras débarrassé
de ta crampe, au revoir. Plié. Propre. Rangé. On dégage. Ton art, seul ton art compte ; toute ton énergie doit y être consacrée. Fameux ce saucisson ! Où est-ce qu'on l'a piqué déjà ?
Faudra y retourner. Qu'est-ce que je disais ? Ton art. Rien que ton art. Les gens, c'est moi qui les affronterai ; je les interpellerai, je les agripperai, je leur ouvrirai les yeux sur tes
œuvres, je les forcerai à les acheter, je me taperai tout le sale boulot pour que toi, dans ta noble solitude, dérangé par rien, tu puisses créer. Rien que créer. Je t'envie, Adolf Hitler.
Oui, je t'envie d'être qui tu es et d'avoir un ami comme moi. Tu te fous de tout, tu n'aimes personne — pas même moi qui te vénère —, tu as les yeux fixés sur ton idéal et tu accomplis l'art. Je t'en voudrais si je ne t'aimais pas. Je t'en voudrais si, misérable cloporte, je ne me dévouais pas à toi. Où est le vin ? Ah putain qu'il est rance ! Tiens, j'ai piqué des cartes postales tout à l'heure, ça te fera des idées. Faut pas se cacher la vérité, c'est l'été, c'est la meilleure saison pour nous. Non, faut y aller. Ne te retiens pas. Tu peux t'épanouir sur les grands formats dont tu as toujours rêvé, Gustav Klimt, à condition, bien sûr, que ce soit Belvédère ou église Saint-Charles, hein ? Tes tableaux voyageront dans le monde entier
; il y en a déjà qui sont accrochés à Berlin, Amsterdam, Moscou, Rome, Paris, Venise, New York, Chicago, Milwaukee. C'est incroyable, non ? Bon, on est bien à l'ombre ici, je crois qu'il serait temps de faire une petite sieste. Non, tu travailles déjà ? Tu as raison. Non, c'est que moi, tu comprends, je ne suis qu'un bonhomme ordinaire, je n'ai pas de mission, de passion, de... enfin, tout ce dont, toi, tu brûles. Je ne suis qu'un cloporte, moi, Adolf Hitler, un misérable cloporte. Alors une petite sieste avant d'aller gueuler sur les boulevards, ça me paraît nécessaire... Surtout avec cette chaleur... Quoi, monsieur l'agent ? Quoi les pelouses ? Les oiseaux peuvent s'y promener, les chiens peuvent y pisser mais les humains n'ont pas le droit d'y dormir ? On est dans un pays fibre, oui ou non ? Merde.
L'amour des êtres mûrs pour les êtres jeunes se nourrit soit de haine, soit de bonté.
Stella, à la suite d'une fausse manœuvre, était passée de la haine à la bonté.
Ils reposaient l'un dans l'autre, nœud de chair et de tendresse, au centre de cette chambre infecte, nauséabonde, cernés par les murs criards et délavés, menacés par le lustre borgne qui tremblait aux coups furieux du couple illégitime qui avait loué pour une demi-heure la pièce équivalente à l'étage supérieur. Adolf H. et Stella se taisaient mais leur silence était bien plein, craquant.
Adolf, lui, jouissait d'un bonheur rare qu'il ne savait pas encore éphémère : être un jeune homme dans les bras d'une femme mûre, c'est-à-dire pouvoir passer continuellement de l'état d'homme à l'état d'enfant, se faire respecter comme amant vigoureux et se faire pardonner ses petites maladresses. Avec avidité, il écoutait Stella lui raconter sa vie ; elle était riche d'expériences qu'il n'avait pas ; elle avait connu beaucoup d'hommes ; elle portait des regards de femelle sur les mâles.
Le client de la chambre supérieure poussa un hurlement de goret, la femme aussi —un cri où entrait sans doute plus de soulagement que d'extase — et les deux corps s'abattirent à grand fracas sur le sommer. Le lustre frémit de tout son faux cristal. Adolf et Stella éclatèrent de rire.
Aucun râle ne se comparait aux leurs. Aucun baiser n'avait la profondeur des leurs. La qualité de leur relation annulait la contagion de la laideur. Aucun rapport. Ils vivaient sur le
mode de l’« aucun rapport ». Quoi qu'il se produisît autour d'eux qui ressemblât un tant soit peu à de l'amour, cela n'avait « aucun rapport ».
Je dois rentrer, murmura Stella.
Elle avait même accepté de s'appeler Stella — comme l'enseigne de l'hôtel borgne —car Adolf l'avait toujours désirée sous le nom de Stella.
Oui, il faut que je rentre.
Elle n'avait pas bougé. Adolf non plus. Délicieux moment où l'on profite pleinement de ce que l'on va perdre. Moment de bonheur, enrichi de la nostalgie du bonheur.
Allons.
Elle bougea une jambe. Adolf la couvrit de son corps pour la retenir et l'immobilisa. Il bandait déjà. Elle aussi avait envie. Pendant quelques minutes, fidèles à un rite qu'ils avaient institué, ils firent mine de refaire l'amour. Lorsqu'ils frôlèrent l'orgasme, elle glissa subitement hors du lit car ce qui comptait c'était de se quitter inassouvis avec au plus profond du ventre une tyrannique envie de l'autre.
Ils se saluèrent devant l'hôtel Stella et chacun repartit chez soi. Il n'avait jamais été
question de cohabitation. Ils avaient fait leurs premières armes dans cette chambre ; de champ de bataille, elle était devenue leur jardin, une oasis où les minutes gouttaient lentement, différemment.
Adolf rentrait chez madame Zakreys. Depuis qu'il était heureux avec Stella, il travaillait beaucoup. Une sorte de lucidité lui avait ouvert les yeux ; il avait pris conscience de sa médiocrité dans le dessin, de sa pauvreté de coloriste, de sa paresse aussi. Il avait entrevu l'ampleur de sa tâche. Il devait rattraper son retard, un fort manque d'expérience ; certains, à l'Académie, se montraient déjà virtuoses ; lui parvenait tout juste à être correct. Depuis qu'il ne se faisait plus d'illusions, il se demandait même comment il avait pu réussir l'examen d'entrée. Dans son esprit, il était désormais persuadé d'avoir été classé dernier ; certains jours, consterné par ses travaux, il soupçonnait même une erreur : pour le faire rentrer, on avait dû lui comptabiliser les notes d'un autre. Enfin, peu importait. Il se rendait compte qu'il avait eu beaucoup de chance d'être admis ; par son sérieux et son acharnement sans complaisance, il tâchait maintenant de mériter cette chance.
En fréquentant Bernstein et Neumann, il avait aussi mesuré son indigence culturelle.
Ces garçons-là lisaient ; lui relisait. Ces garçons-là réfléchissaient ; lui rêvassait. Ces garçons-là discutaient ; lui s'enflammait. Entre l'excitation et l'apathie, il ne connaissait pas de moyen terme mental. Jusque-là, il n'avait jamais analysé, étudié, pesé, contrebalancé, argumenté.
Pourquoi découvrait-il tout cela en même temps ? Un bouchon avait sauté dans son cerveau, libérant un canal, l'irriguant diversement. Il n'était plus confiné en lui-même, il s'était ouvert à la dimension des autres. En amour, il avait dépassé son plaisir pour entrer dans la dimension du plaisir partagé. En intellectualité, il avait quitté l'onanisme, cessé de s'entêter, pour saisir ses limites, les repousser et entrer dans la discussion. Toutefois, il lui était difficile de s'éloigner autant de ses anciens réflexes. Si, pour l'amour, il avait déjà la récompense de Stella, en art, il n'avait encore aucun résultat ; des notes sévères
sanctionnaient ses efforts. Adolf se tenait en queue de classe et tout ce qu'il trouvait pour s'encourager à continuer, c'était l'idée abstraite, vacillante, qu'il se donnait aujourd'hui, par sa sueur, le moyen d'avoir un avenir d'artiste.
Stella, en rentrant chez elle, trouva devant sa porte le banquier qui la courtisait depuis des mois. Il l'attendait, un bouquet de fleurs à la main, habillé d'un gilet ridicule, souriant sous son horrible moustache de morse, ostentatoire et prétentieuse comme toute sa personne. Il sourit en la voyant arriver car il était content de se faire voir.
Voulez-vous bien aller à l'opéra avec moi ? J'ai réservé ensuite chez Butenhof.
Elle accepta en baissant les yeux. Oui, bien sûr, il pouvait lui faire la cour. Oui, bien sûr, elle l'épouserait. Cependant, le morse pouvait attendre. A cet âge, ça ne vieillit plus, c'est déjà vieux. Elle, elle se garderait Adolf le plus longtemps possible, il était jeune ; le temps ne passait pas encore sur lui. Jusqu'à quel âge un garçon est-il encore jeune ? Vingt-deux ans ?
Vingt-trois ans ? Elle aurait alors... Peu importe ! Elle avait le droit de s'accorder une pause avant de vieillir.
C'était déjà la fin de l'été. Hitler voyait avec inquiétude les jours raccourcir et les marronniers mûrir leurs fruits. Le beau temps s'attardait complaisamment, ciel d'azur et crépuscules cuivrés, comme une coquette en robe d'apparat qui traîne à la porte du salon en souhaitant se faire admirer encore un peu. Chaque jour enchanteur était un coup de poignard au cœur d'Hitler : bientôt, le froid et ses complices — le gel, la neige, la nuit —allaient se répandre dans les rues de Vienne pour déranger, déloger, détrousser, appauvrir, affamer, voire tuer les vagabonds. Hitler avait beau se répéter le catéchisme de la liberté
que lui servait Reinhold Hanisch, il redoutait de ne pas supporter la proche réalité.
Sans prévenir, il fit son paquetage et se rendit à la gare.
Un ticket pour Zwettl.
Il alla se blottir sur un banc de bois, en troisième classe. Le wagon craquait de petites gens bruyants et empourprés. Ils avaient trop bu et les femmes, jouant leur rôle de femmes, poussaient des cris d'effroi à cause de la vitesse ou des bruits d'essieux stridents, ce qui provoquait le sarcasme ou la protection avantageuse des hommes qui jouaient alors leur rôle d'hommes. Hitler se sentit très loin de tout ça et fit celui qui dormait.
Tante Johanna. Tante Johanna.
Il se répétait ces mots comme une prière. Tante Johanna, la sœur de sa mère, allait peut-être le sauver. C'était elle qui gâtait Paula, la petite sœur d'Hitler. Pourquoi ne l'aiderait-elle pas lui aussi ? Certes, la dernière fois, il était parti en claquant la porte, indigné qu'on ne prît pas son avenir artistique au sérieux. Que lui avait-elle proposé ? Ah oui, un poste d'apprenti boulanger à Leonding... ou bien de rentrer dans la bureaucratie, comme son père... Non, il avait préféré la misère à ces humiliations. En revanche, cette fois-ci, il ne devait pas s'emporter si elle lui reproposait encore ses solutions idiotes. Rester poli.
Ne pas taper du pied. Dire qu'on y pensera. Ne pas quitter la pièce avant d'avoir obtenu quelques billets.
En face de lui, la paysanne épaisse et velue dont le gras menton ballottait à chaque cahot le regardait, les yeux ronds et mous. Quoiqu'il feignît de dormir, Hitler la voyait à
travers ses cils.
Que fixe-t-elle ? Mes chevilles ?
Hitler fit semblant de s'éveiller, la fermière détourna la tête et il put regarder ce qu'elle regardait. Ses chaussures faisaient honte. Pas plus de forme qu'un vieux fromage, pourries, défaites, elles laissaient entrevoir le pied nu en plusieurs trous ; du cuir initial, il ne restait qu'un peu de carton bouilli ; elles puaient la misère.
D'instinct, Hitler les cacha sous la banquette.
Comment allait-il faire croire à sa tante qu'il réussissait avec des chaussures pareilles ?
Du coup, il jeta un coup d'œil à ses vêtements : s'ils étaient propres, ils étaient trop avachis par l'usure, rapiécés, et çà et là ombrés de taches anciennes. Comment justifierait-il cela ?
Car il était hors de question d'avouer un échec. Son cœur se mit à battre très vite.
Pour ne rien arranger, lorsqu'il descendit à Zwettl, il aperçut, sur un autre quai, son ami Kubizek. Pris d'une bouffée de honte, Hitler se détourna immédiatement, posa son sac sur son épaule afin de cacher son visage et s'enfuit de la gare en rasant les murs. August Kubizek avec qui il était parti de Linz pour Vienne. August Kubizek qu'il avait convaincu de tenter sa chance au conservatoire de musique et qui, lui, avait réussi du premier coup.
August Kubizek avec qui il avait partagé la chambre de madame Zakreys jusqu'à ce qu'il partît au service militaire, et qui devait profiter d'une permission pour visiter ses parents.
August Kubizek à qui Hitler n'avait pas eu le courage d'annoncer son second échec, à qui il n'avait plus écrit, et puis, de toute façon, comment correspondraient-ils puisque Hitler n'avait plus d'adresse fixe...
Sur la lourde voiture à chevaux qui l'emmenait dans le Waldviertel, chez la tante Johanna, Hitler se félicitait d'avoir brillamment échappé à ce nouveau danger. Il lui restait à
trouver un discours pour abuser les siens...
Lorsqu'il sonna à la porte, il cherchait encore.
Qui est là ? murmura une petite voix incommodée derrière le battant.
Adolf.
Adolf qui ?
Adolf Hitler
Je ne te crois pas. De toute façon, je n'ai pas le droit d'ouvrir. Tralala...
Et il entendit l'enfant s'éloigner, insouciante, de la porte. Il n'avait pas prévu que sa sœur Paula aurait quitté le foyer Raubal pour visiter aussi sa tante. Il se rua contre le battant et le couvrit de coups.
Ouvre-moi. Je suis ton frère, Paula. Tu m'ouvres !
La petite voix gémit :
Comment je sais que c'est toi ?
Va à la fenêtre et regarde.
L'enfant apparut derrière le rideau, l'écarta, écrasa sa grosse face plate sur la vitre et ne parut pas convaincue. Hitler détestait cette gosse depuis toujours ; elle n'était pas en train d'améliorer son cas. Elle finit par revenir lentement derrière la porte.
Tu lui ressembles un peu.
Je suis ton frère.
Non, mon frère est toujours bien habillé. Et puis mon frère, il aurait la clé de la maison.
Paula, je vais me fâcher.
Dans son dos une voix l'interpella :
Adolf ! Toi ! Ici !
Tante Johanna revenait des courses. Hitler, en se retournant, ne vit d'abord que l'extrême ressemblance avec sa mère, il eut un mouvement du cœur et faillit se jeter dans ses bras. Mais le regard objectif et froid qui l'inspectait de haut en bas retint son geste et lui confirma qu'il s'agissait bien de tante Johanna.
Maman sans le regard de maman.
Il se sentit plus nu que nu. Elle lisait tout sur lui : ses échecs, sa vie errante, son refus de pactiser avec l'ordre établi, son entêtement. Elle voyait et blâmait tout.
Mon pauvre petit...
A la grande surprise d'Hitler, tante Johanna avait les larmes aux yeux et le serra contre elle.
Si ta maman te voyait comme ça...
Hitler ne releva pas l'erreur — sa mère valorisait ce que Johanna condamnait — car il sentit, coincé contre les gros seins serrés dans un jute râpeux sur lesquels elle pressait sa tête, qu'il obtiendrait peut-être ses billets.
Elle le fit entrer, manger et boire avant de lui poser des questions.
Alors, quels sont tes projets ? Es-tu revenu à des idées raisonnables ?
Oui. J'abandonne la peinture.
Le visage de Johanna s'éclaira
Je vais devenir architecte.
Une ride fronça le front de Johanna. Oui, architecte, c'était un vrai métier, même s'il y avait du dessin. Elle aurait préféré maçon ou charpentier, cela lui paraissait plus sûr, plus tangible, mais pourquoi pas ? Architecte...
Comment devient-on architecte ? demanda Johanna. Doit-on rentrer en apprentissage ?
Non. Il faut faire des études.
Déçue, Johanna se tut. Elle soupçonnait tout métier qui exigeait des études de ne pas être un vrai métier. Pour elle, un étudiant était un garçon insolent qui buvait trop et voulait sauter sur les filles, rien d'autre...
Ah...
Oui. Et avant, il faut réussir un concours. Un concours que je suis en train de préparer.
Il pensa à ses tableaux de l'été, monotones copies des monuments viennois, et il trouva donc légitime d'ajouter :
J'y travaille tous les jours.
Ah...
Johanna était intimement persuadée qu'on lui annonçait une nouvelle catastrophe.
Mais comment le prouver ?
Et cela va te prendre du temps ?
Quelques années. Cinq ans.
Tu ne peux pas trouver plus court ?
Si. Je peux toujours entrer dans l'administration, me mettre à boire et taper sur ma femme... Comme papa.
Johanna baissa les yeux. Hitler l'avait prise de court ; elle avait toujours plaint sa sœur d'avoir un mari si violent et ne pouvait donc pas le donner en exemple.
Maman aurait aimé que je devienne architecte, murmura Hitler.
Sa pauvre sœur. La malheureuse avait toujours eu des idées de grandeur ; elle avait aussi toujours tout pardonné à ce fils qu'elle adorait. Johanna, au souvenir de sa sœur si douce, si affectueuse, se sentit soudain coupable d'être si lucide. Elle regarda Hitler et se demanda si son malaise ne venait pas du fait qu'elle n'avait jamais aimé son neveu. Elle eut mauvaise conscience.
Ma pauvre sœur qui me les a confiés. Fais un effort, Johanna.
Si je comprends bien, tu es venu nous rendre visite. Tu vas repartir dans quelques jours à Vienne ?
Il faut que j'y sois demain.
Oh, quel dommage !
Johanna et Hitler se regardèrent. Ils savaient qu'ils mentaient tous les deux. Hitler ne voulait pas rester dans sa famille où il se sentait en exil ; Johanna envisageait mal d'avoir mauvaise conscience plusieurs jours.
Oui, le travail... les examens...
Bien sûr...
Si elle lâchait quelques couronnes, elle pourrait même le faire partir plus vite.
Ça te dépannerait, sans doute, que je te donne un peu d'argent ?
Oh, ce serait si gentil...
Johanna n'était pas une personne avare ; elle aimait se montrer généreuse, mais là, elle savait qu'il s'agissait d'autre chose : elle ne donnait rien, elle achetait sa tranquillité.
Elle disparut dans sa chambre. On entendit des bruits d'armoires, de tiroirs. Elle revint, souriante, avec une poignée de billets. Hitler ne cacha pas sa joie. Ils s'embrassèrent avec force, tous deux vraiment heureux d'être délivrés si vite l'un de l'autre.
De retour à Vienne, Hitler rejoignit Reinhold Hanisch dans les bosquets qu'ils considéraient comme leur appartement. Hanisch l'accueillit avec méfiance ; il n'avait pas apprécié qu'Hitler disparût ; il s'était vraiment inquiété pour son commerce — qui allait le
fournir en tableaux ? — et il soupçonnait qu'Hitler avait tapé sa famille, bien que celui-ci soutînt le contraire.
Pendant la nuit, Hitler fut réveillé par un bruit ; il aperçut Hanisch, vingt mètres plus loin, qui s'était éloigné pour fouiller son sac. Fort heureusement, il avait gardé les couronnes avec lui et il se rendormit. Mais il se réveilla encore : cette fois ci, Hanisch, couché sur lui, le palpait sans vergogne, ne se cachant même plus.
Je suis sûr que tu as rapporté de l'argent.
Je t'ai déjà dit non.
Sans se gêner, Hanisch explorait toutes ses poches.
Cinquante-cinquante, c'est la règle. Je suis sûr que tu caches ton or.
Tu vois bien que non, dit Hitler en se relevant alors qu'Hanisch approchait de la poche fatale.
Il s'éloigna.
Où vas-tu ? grogna Hanisch.
Pisser.
Hitler se dissimula derrière un buis taillé et transféra les billets dans sa chaussure, entre la semelle et le pied.
Il revint et s'allongea. Hanisch le contemplait encore avec méfiance, réfléchissant aux cachettes possibles. Hitler se blottit en chien de fusil et songea, en s'endormant, qu'il ne tiendrait pas longtemps face aux investigations d'Hanisch. Celui-ci allait espionner ses moindres gestes et, s'il était encore bredouille, profiter de la prochaine expédition aux douches publiques pour le dépouiller.
Le lendemain, il se réveilla avec le sentiment de l'urgence : mettre l'argent à l'abri. Pas facile lorsqu'on n'a pas de toit. Les écorces, les pierres, les trous dans la terre ? Trop dangereux. La banque ? On n'a pas de compte en banque sans une adresse. Louer une chambre avec l'argent ? Il ne se l'offrirait que pour cinq semaines, après, il serait à la rue, il aurait besoin de toutes les connaissances d'Hanisch, clochard professionnel, lui. Alors ?
Lorsque Hanisch fut parti, à reculons, à contrecœur, faire son commerce sur le Prater, Hitler fonça dans une boutique de vêtements. Il allait tout dépenser. Il s'acheta d'abord un manteau et un pantalon ordinaires puis consacra l'essentiel de la somme à une tenue de soirée, habit noir à queue-de-morue, cape, chemise sans boutons, cravate de soie, attaches de nacre, souliers vernis. Les économies de tante Johanna avaient fondu. Il restait juste de quoi se payer une place de spectacle.
L'opéra de Vienne donnait Rienzi, la seule œuvre de Wagner qu'Hitler ne connaissait pas ; le destin lui souriait ; il aurait certes préféré réentendre pour la millième fois Parsifal, Lohengrin ou Tannhäuser, car il aimait reconnaître plus que découvrir, mais il ne pouvait faire la grimace à son cher Wagner.
Dès le premier acte, il fut soulevé par l'enthousiasme. Quoi ! On ne jouait jamais Rienzi alors que c'était le plus bel opéra du maître ! Quelle histoire ! Il s'identifia intensément au ténor héroïque, Rienzi, qui se dressait contre l'ordre établi. Rienzi, issu du peuple, acclamé
par le peuple, aimé du peuple, chanté par le peuple, devenait le chef du peuple, mettant à
bas une hiérarchie corrompue, aristocratique et mercantile. Rienzi était pur, idéal, au-dessus de tout. Il avait des compagnons d'armes et d'idées, mais ni ami ni femme ; la seule présence féminine à ses côtés était sa sœur ; il ne se laissait distraire par aucune des vulgarités qui ternissent les autres existences. Les chœurs étaient sublimes, ils exprimaient la voix unanime du peuple ; enfin la foule, cette somme d'épingles piquantes et divergentes, trouvait une unité, une harmonie, un sens. Hitler qui détestait les masses trouvait enfin la solution : les transformer en peuple autour d'un individu charismatique, unifier les cœurs autour du chef, leur inculquer son idéal, les harmoniser en leur faisant prêter serment au chef, prier avec le chef, louer le chef, le glorifier. Hitler n'écoutait plus un opéra, il vivait une expérience religieuse. Si les trois premiers actes racontaient l'ascension de Rienzi, les deux derniers en racontaient la chute. Cela n'atténua pas l'enthousiasme d'Hitler. Au contraire. Que Rienzi fût trahi, calomnié, le confirma dans son idée que les grands hommes sont toujours maltraités, que les génies vivent avec douleur. Enfin quand Rienzi — vaincu mais noble, battu mais héroïque — mourut, isolé, réfugié dans un Capitole dévoré par les flammes, Hitler vibra avec une intensité essentielle, profonde, qui engageait tout son être : Voilà comment il faut mourir, seul, à la tête de tous, seul au-dessus de tous, le front toujours dans les nuages.
Aux saluts, il applaudit les artistes avec démence : il les remerciait d'avoir chanté, il les remerciait d'avoir composé cette œuvre, il les remerciait de l'avoir révélé à lui-même. Que c'était beau, la politique, quand cela devenait aussi de l'art...
Il quitta son fauteuil sans peser sur le sol, heureux. Au fond, il avait encore le choix : l'architecture ou la politique. Oui ? Pourquoi pas ? L'architecture ou la politique... Pour l'instant, il n'avait rien manqué, il s'était juste trompé de chemin, il avait pris la route de la peinture qui n'était sans doute pas la sienne. Maintenant, il voyait plus clair. Tout recommençait l'architecture ou la politique ? Peut-être même les deux ?
Dehors, devant l'opéra, au bas des marches, Reinhold Hanisch l'attendait pour lui casser la gueule.
Est-ce que tu es amoureux de moi ?
Bien sûr. Cette question !...
Stella sourit : Adolf H. n'avait pas répondu, il avait crié. Elle n'aurait jamais cru qu'un cri si déchirant pût sortir d'un homme à propos d'une femme. Voilà. Elle était fière. Dans sa vie, elle aurait obtenu ça. La passion absolue d'Adolf où la violence d'attachement le disputait à un désir sans fin ni frein.
Et toi, est-ce que tu m'aimes ?
Oh oui, dit-elle avec douceur, en savourant l'aveu.
Telle était l'évidence effrayante : elle aimait. Elle l'aimait d'autant plus qu'elle l'avait déjà sacrifié : les préparatifs de son mariage avec le banquier avançaient.
Ils marchaient autour du lac, comme tous les amoureux de Vienne. Stella remarquait que les gens ne portaient plus le même regard sur Adolf ; magnétisé par leur amour, il avait comme embelli et forci. Il attirait les femmes.
« Je lui ai donné le pouvoir sur les femmes. Elles se jetteront sur lui. »
Elle allait le quitter, le faire souffrir, mais elle lui avait donné les moyens de poursuivre une belle vie sans elle.
Ils allèrent se rafraîchir d'une glace sous un kiosque à musique. Une fanfare jouait les valses de La Veuve joyeuse.
Quel est ton type de femme ?
Toi. Rien que toi.
Je suis sérieuse. Regarde autour de nous et dis-moi quelles sont les femmes que tu trouves bien.
Sans enthousiasme, Adolf promena une moue sur l'assistance et finit par en extraire deux jeunes femmes. Stella les regarda avec avidité. Elle serait donc trompée par ça...
Comme elles étaient banales, tout de même.
Je ne te donne même pas six mois pour être dans les bras d'une autre. Je ne me fais pas d'illusions. Tu es jeune et je suis vieille.
Tu n'es pas vieille.
Peu importe, je le serai.
Moi aussi.
Moi avant toi.
« Comme il est beau, comme il est tendre, comme il est indigné. »
Aucun homme ne peut se contenter d'une femme. Toi comme les autres.
Tu parles des hommes comme tu parlerais des animaux. Je ne suis pas une bête, je peux me contrôler.
Tu vois, tu parles déjà de sacrifice. Te contrôler... Te les couper et devenir morose afin de rester avec ta vieille Stella. Non merci, je ne veux pas de ta pitié.
Plus elle l'attaque, plus elle l'adore. Et ses réponses la ravissent. Elle vérifie qu'elle va lui faire beaucoup de mal.
Stella, tu t'emportes pour rien. Si notre histoire s'interrompait, je peux t'assurer que ce serait de ta volonté, pas de la mienne.
Stella se calma subitement.
« On n'a pas le droit d'avoir autant raison sans le savoir. Le pauvre, s'il devinait ce que je prépare. »
Elle le regarda, et, d'un saut, mordit le lobe de son oreille, comme si elle voulait arracher une cerise de l'arbre.
Je t'aime, dit-elle.
Bien sûr que tu m'aimes. Et je t'aime aussi.
« Et comme j'ai du mal à supporter cet amour », ajouta-t-elle, pour elle, en soupirant.
L'hiver était arrivé comme une déclaration de guerre. Brusque. Terrifiant Avide de morts.
Hitler et Hanisch s'étaient réfugiés dans un asile pour hommes. On avait le droit d'y passer la nuit mais on devait décamper au matin. Dans le couvent voisin, les sœurs servaient une soupe épaisse, bistre et brûlante. Le jour, ils tentaient de s'abriter dans des cafés ; mais comment ne pas s'en faire chasser lorsqu'on ne consomme qu'un thé toutes les quatre heures, qu'on s'encombre de grands sacs puants de pauvre, que les cheveux gras couvrent le col, que la barbe mange le visage, que les vêtements se défont de leurs formes, de leur trame et de leurs coutures, épuisés d'avoir été trop portés ? Hitler refusait si obstinément son déclin qu'il avait trouvé une solution : il devenait aveugle et sourd. Il ne voyait pas ses compagnons d'infortune se battre pour les lits du dortoir, ces poivrots, ces clochards, ces vagabonds, cette cohorte d'épaves bruyantes et malodorantes à laquelle il appartenait désormais. Il n'entendait pas les insultes que lui valait son attitude renfermée, la pitié des religieuses, l'indignation des bourgeois lorsque Hanisch et lui fouillaient les poubelles. S'il était descendu au sous-sol de la société, il ne voulait même pas le savoir. Il s'était absenté du monde et de lui-même.
Hanisch ne supportait plus ce partenaire taciturne qui continuait à refuser les opportunités d'argent offertes par la rigueur climatique. Hitler s'était bloqué. Même pour une ou deux couronnes, il excluait de dégager la neige, d'effectuer des livraisons. Il est vrai que, devenu squelettique, il n'y serait sans doute pas parvenu. Pour s'expliquer à lui-même sa patience, Hanisch se disait qu'il restait finalement un peu de bonté au fond de lui puisqu'il s'estimait responsable de ce compagnon donné par le hasard ; en vérité, il avait mis en dépôt quelques tableaux d'Hitler chez des encadreurs et des tapissiers juifs et il espérait bien que le commerce, malgré le mauvais temps et l'absence de touristes, pourrait ainsi continuer.
La nuit de Noël 1909, les sœurs insistèrent pour que tous les pauvres qui venaient s'alimenter et se réchauffer à leur chaudron assistent à la messe de minuit. De peur de ne pas être resservis le lendemain, ils acceptèrent et se rendirent en masse dans la chapelle du cloître.
Hitler, tapi dans un coin sombre, près de la crèche, se sentit retourner en enfance. Il se revoyait enfant de chœur, en aube blanche, portant les sacrements dorés ; il s'enivrait des chants d'adoration, retrouvant ses premières émotions polyphoniques ; il se rassurait au rituel immuable, à cet ordre que rien n'arrête ni ne dément — pas même le scepticisme —, cette cérémonie transmise intacte depuis des années et des années. Qu'avait-il fait, lui, pendant ce temps ? Il regarda l'Enfant Jésus, nu sur la paille, pétant de santé dans sa cire rose saumon. Il n'avait pas froid, le gamin, il souriait, il avait un père et une mère au-dessus de lui, des animaux domestiques, il pouvait croire à la tendresse du monde, à l'harmonie des choses, il pouvait encore espérer en l'avenir. Hitler, lui, ne pouvait plus. Il ne pouvait plus se déshabiller tant il avait froid. Il ne pouvait plus sourire — à qui ? Il pouvait encore
tendre la main, mais personne ne l'attrapait plus. Sa vie était entrée dans un hiver dont il ne sortirait jamais.
Il se pencha sur ce Jésus insolent, ce gosse de riche pourri d'espoir et d'affection rôtissant comme une dinde de Noël sous la lumière dorée des cierges, il entendit son propre ventre qui gargouillait de faim et il cracha lentement.
La lettre arriva un mercredi matin.
Adolf,
Je suis obligée de te quitter. Rien de toi ne me fait fuir. Au contraire, j'ai passé les mois les plus heureux de ma vie avec toi. Je me suis fabriqué des souvenirs auxquels je repenserai toujours, même quand je serai une très vieille dame. Je pars. Ne me cherché pas. Je change de ville. Je change de nom. Je continue mon triste destin de femme. Tu demeures le seul homme que j’aie jamais aimé.
Adieu et merci,
ARIANE-STELLA.
Adolf H. mit plusieurs minutes à lier les mots entre eux et à leur trouver une cohérence. Il n'arrivait pas à concevoir que Stella disparaisse. Il n'arrivait pas à admettre que Stella puisse lui causer de la souffrance. Il lisait et relisait la lettre comme un archéologue déchiffre un papyrus qui ne s'adresse pas à lui. Il cherchait l'erreur. Il espérait le moment où la clé de l'énigme lui arriverait, où il pourrait rire de cette bonne plaisanterie.
Mais ses lectures répétées finirent par délivrer le message : Stella le quittait définitivement et sans explication.
Comme s'il avait avalé un sac de ciment, Adolf demeura paralysé, lourd, compact. Il n'était plus qu'un bloc de souffrance. Il n'y avait même pas la place pour que s'infiltrât la colère, l'insulte ou l'indignation. Non. Une souffrance pétrifiante. Vivre sans Stella. Vivre sans se mêler au corps de Stella. Vivre sans l'amour partagé.
Puis la souffrance cessa de faire bloc et se fissura en mille petites pensées ; c'est toujours à ce moment, lorsque, après le choc, la souffrance s'allège et se disperse, qu'elle devient le plus douloureuse.
Adolf se rua contre les murs ; puis il y jeta son crâne. En finir ! En finir vite ! Comme tous les êtres trop démunis en face du mal, Adolf pensa immédiatement à la mort.
Dans un mélange confus d'altruisme et d'égoïsme, il voulait à la fois s'immoler au nom de l'amour et faire cesser dans l'instant sa détresse. Il s'ouvrit le front contre le bord de l'étagère et se couvrit le visage de sang. Il suffoquait. Accroupi le long de la cloison, il continuait à s'infliger des coups. N'importe quelle douleur dans le corps plutôt que cette douleur dans l'esprit. Plus il aurait de bleus, de blessures et de brisures, plus il transférerait la douleur dans sa chair, moins il souffrirait.
Après avoir porté une heure sa rage contre lui, il ressaisit la lettre et commença à
l'interpréter. Stella le quittait pour se marier. Elle avait beau lui parler de son bonheur avec lui, visiblement ce bonheur ne suffisait pas. Elle ne lui reconnaissait qu'une qualité; la jeunesse.
Adolf se mit à pleurer doucement, lentement, presque au ralenti, comme si chaque larme était une lame de rasoir qui passait lentement sur sa paupière en la déchirant méticuleusement. Il peinait à respirer. La jeunesse était la seule qualité qu'il ne garderait pas. Il en concluait ce qu'il craignait depuis des mois : il n'était ni assez beau, ni assez riche, ni assez intéressant pour retenir une femme. Elle avait raison : il ne valait pas mieux qu'une toute petite lettre de rupture. Une notule...
Il s'accablait.
Stella ayant commis son forfait le 21 décembre 1909, Adolf quitta Vienne le 23 et fit à
sa sœur, sa nièce Geli, sa tante Angela Raubal la bonne surprise de les rejoindre pour Noël.
On lui joua le retour de l'enfant prodigue. Il fut fêté, embrassé, câliné. Alors qu'il pensait leur imposer une présence sinistre, il parvint assez bien à dissimuler son désarroi ; il se surprit. En fait, seul homme dans ce foyer composé d'une femme et de deux petites filles, Paula et Geli, il se sentait bien, il se réchauffait à l'élément féminin, il retrouvait un peu, sous forme douce, apaisante et affadie, les sortilèges de Stella.
De retour à Vienne, il mit une énergie nouvelle à son travail. Il croyait que c'était de la rage — je vais lui montrer que je peux vivre sans elle —, c'était de l'ambition — je vais me montrer digne de la mériter. Croyant souffrir toujours, il se recomposait ; il voulait devenir un homme capable de retenir Stella.
Le cours de nu, naturellement, le mettait en ébullition. Un modèle indifférent, à la plastique superbe, remplaçait Stella mais Adolf, lui, la dessinait en dialoguant en imagination avec Stella. Les répliques fusaient dans sa tête, il vivait les scènes d'explication ou de colère qu'il n'avait jamais eues avec elle. Même s'il gardait le fusain à la main, il ne faisait plus du croquis mais de l'escrime.
Le professeur Rüder, un colosse, véritable menhir humain surmonté d'une moustache, s'installa derrière Adolf et le regarda travailler. Puis il saisit les cartons d'Adolf et contempla les essais précédents.
Dites-moi, mon garçon, qu'est-ce qui se passe ?
Pardon ?
Adolf, interrompu dans une grande diatribe contre Stella, sursauta. Rüder soupesait les croquis, comme de la marchandise au poids.
Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que vous ne seriez pas en train de devenir un peintre ?
Rüder écartait les feuilles en éventail.
Regardez-moi ça : enfin des sentiments, enfin des émotions, enfin de la violence.
Vous n'étiez que technique. Aussi neutre, bête et appliqué qu'une lentille photographique.
Et maintenant... Eh oui, maintenant vous exprimez quelque chose. Mieux : vous vous
exprimez par le dessin. Je vous le dis, mon garçon : jusqu'ici je n'ai jamais pensé aucun bien de vous mais, à partir d'aujourd'hui, je vous considère comme un peintre.
Rüder s'étonnait lui-même de ce qu'il disait. Il dodelina de la tête pour remuer et préciser sa pensée.
Un peintre débutant, certes. Mais un peintre. Un vrai.
Il approuva du chef, satisfait de sa formulation.
Quant à Adolf, son cœur avait failli sortir de sa poitrine tant il était ému. Il se croyait très malheureux et venait de recevoir un compliment essentiel qu'il n'espérait même pas.
Quelques mots l'avaient fait basculer de l'affliction à l'extase. Il s'étonnait lui-même de ce changement. •
Pour la première fois, il venait de découvrir ce privilège dangereux qui gouvernerait sa vie : l'artiste sait faire son miel de tout, y compris des chagrins. Récupérateur universel, il peut demeurer un homme bien ou devenir un monstre qui souffre et fait souffrir les autres pour la plus grande jouissance de son art. Quelle voie Adolf emprunterait-il ?
Je ne te crois pas.
Juré, Hitler, c'est juré ! Je t'ai raconté beaucoup de craques mais cette fois-ci, c'est vrai. Sur ma mère et sur ma queue, je te le jure. C'est un foyer — tu m'entends ? pas un asile, un foyer —, oui, un foyer pour hommes, au nord de la ville. Tout propre. Tout neuf, avec tout le confort moderne. Construit par des Juifs qui ne savent plus quoi faire de leur argent, oui, les plus opulentes familles juives de Vienne qui nous ont bâti un palace parce qu'elles avaient mauvaise conscience. Le Ritz ! Le Carlton ! Schönbrunn pour toi et moi ! Je n'en croyais pas mes yeux. Au rez-de-chaussée, la bibliothèque. Au premier, des salons et une salle de lecture où, chaque matin, on nous sert toute la presse. Au sous-sol, des bains, le tailleur, le cordonnier, le coiffeur. Si, le coiffeur, je ne blague pas. Il y a une cantine où on te propose des repas, et aussi une cuisine si tu préfères te préparer ta bouffe.
Et les chambres ?
Exagère pas, tout de même. On a droit à un box. On doit le libérer tous les matins, même si on revient le soir. C'est la règle. Et tout ça pour cinquante hellers la journée.
Tu crois qu'on peut ?
On peut. Depuis que les tapissiers et les encadreurs veulent tes tableaux — qui a eu l'idée ? — on est assez riches pour ça. Le Ritz ! Le Carlton ! A nous la grande vie !
Hitler dut s'avouer qu'Hanisch avait raison.
Comme ils avaient connu le pire, ils considérèrent le foyer pour hommes comme un hôtel de luxe, une promotion sociale due à leur réussite. Tout d'abord le foyer, quoique extrêmement modique, était payant, ce qui, écartant la lie de la lie, empêchait qu'ils aient à
se reconnaître dans les épaves qu'ils côtoyaient auparavant. Ensuite, le foyer laissait transiter une population beaucoup plus variée, employés de bureau, enseignants, officiers à
la retraite, artisans ; leur point commun était de vivre dans une gêne transitoire ; ils
vaquaient entre deux emplois ; ils cherchaient un logement ; ils ne faisaient que passer.
Hitler et Hanisch, eux, s'y établirent ; ce qui leur conféra un statut supérieur, un statut d'habitués, de vieux pensionnaires ; tout juste si parfois, par rapport aux nouveaux venus, ils ne se sentaient pas les hôtes. Installé au salon au bout d'une longue table de chêne, assis sur une chaise que personne ne lui disputait plus et que l'on désignait avec respect comme
« la chaise de monsieur Hitler», il occupait ses journées à lire la presse et à peindre le minimum nécessaire pour gagner sa vie. Sécurisé, il avait renoué avec sa paresse ancienne ; il rêvait beaucoup et Hanisch devait le houspiller pour obtenir qu'il produisît plus, d'autant que son nouveau cycle, Les Scènes de la vieille ville, se vendait assez bien chez les commerçants qui avaient besoin d'illustrations bon marché. Un jour, Hanisch, désespéré
par tant de mollesse, lui mit un concurrent dans les jambes. Il avait convaincu un certain Neumann, peintre juif, trouvé en train de caricaturer les clientes des cafés, de venir travailler au foyer. Manque de chance, Hitler se toqua de lui et ils passèrent des heures entières à parler d'art ensemble, ce qui ralentit la production de l'un comme de l'autre.
Les gens du salon, ceux qui restaient la journée au foyer, comme Hitler et Neumann, se prenaient pour l'élite du lieu, une sorte d'intelligentsia dans ce monde précaire de tout petits bourgeois déçus et affolés.
Comme une plante en serre refait des fleurs, Hitler avait renoué avec l'ambition. Il ne voyait plus son avenir dans la seule peinture — Cet art est mort, mon cher, à cause de la photographie —, il s'imaginait architecte. Ainsi justifiait-il à ses yeux ses perpétuelles copies de monuments et son incapacité à croquer un visage. Quand Neumann lui rappelait qu'un architecte devait avoir un très bon niveau en mathématiques, Hitler haussait les épaules et affirmait comme une évidence :
Bien sûr que je vais me mettre aux mathématiques. Bien sûr.
En attendant, il n'avait jamais ouvert un livre d'arithmétique ou d'algèbre. Comme toujours, l'idée lui suffisait.
L'émotion éprouvée à l'écoute de Rienzi demeurait forte en lui ; la tentation politique s'était renforcée à la lecture quotidienne de la presse ; Hitler vibrait pour Schönerer. Dès son adolescence, il s'était servi de Schönerer pour se quereller avec son père. Schönerer était un Autrichien fasciné par l’Allemagne ; effrayé par tout ce qui n'était pas allemand dans son pays, il militait pour la réunion de l'Autriche avec le Reich ; à treize ans, Hitler avait aimé reprendre cette critique de l'Etat autrichien pour agacer son père qui l'avait servi toute sa vie. Par la suite, confronté aux multiples ethnies se croisant et s'assourdissant dans Vienne la cosmopolite, il avait aimé se rassurer en pensant, comme le clamait Schönerer, qu'on était supérieur lorsqu'on était allemand. Il sympathisait aussi avec ses attitudes, l'anticatholicisme, l'antilibéralisme, l'antisocialisme, bref son opposition à toutes ces doctrines mal connues où Hitler ne trouvait pas sa place. Mais c'était un détail, un tout petit détail presque inavouable, qui avait transformé Hitler en partisan acharné de Schönerer : l'idéologue affirmait qu'il fallait rester célibataire jusqu'à vingt-cinq ans afin d'être en bonne santé et de garder toutes ses forces physiques et mentales pour la race germanique. Ses principes d'hygiène avaient ravi Hitler qui les pratiquait déjà malgré lui ; il y avait trouvé la
justification scientifique et morale de son comportement ; la chasteté d'Hitler ne devenait plus un problème mais une vertu, ainsi que son peu d'appétit pour la viande et l'alcool que Schönerer soupçonnait également d'inviter à la débauche. Schönerer le justifiait. Schönerer était son Rienzi.
Alors, pourquoi n'adhères-tu pas à son mouvement ? lui demandait parfois Hanisch, obligé de subir cet enthousiasme.
Mais je vais le faire... je vais le faire..., disait Hitler pour éluder la question.
Pourquoi ne militait-il pas ? Il se sentait instinctivement incapable de rejoindre un groupe. Militer, c'était comme prendre des cours, une activité lucide, réelle et compromettante. Hitler préférait rêver.
Et puis l'antisémitisme de Schönerer le choquait. L'antisémitisme était d'ailleurs un de ses plus grands problèmes politiques : pourquoi tous les hommes qu'il admirait follement étaient-ils antisémites ? Schopenhauer, Nietzsche, Wagner, Schönerer... Tous, au milieu de belles et nobles réflexions, se vautraient dans cette haine si basse. Cela déconcertait Hitler.
Il ne voyait pas le lien entre l'antisémitisme de Nietzsche et le reste de sa pensée. Idem pour Wagner... Comment ces génies pouvaient-ils se laisser ainsi aller ? Il leur pardonnait cette haine accessoire, parasite, périphérique, mais il s'étonnait que cela revînt aussi fréquemment.
Au salon, il intervenait parfois dans les discussions politiques. Il se retenait d'abord de le faire pour ne pas casser le personnage qu'à force de silence et d'isolement il était parvenu à construire, maintenant à distance les gens, ne laissant personne s'approcher trop près. Mais, parfois, sa retenue craquait, il se sentait obligé d'intervenir en entendant proférer des bêtises ; il écrasait son crayon sur la table, se dressait d'un bond et se mettait à
tempêter avec véhémence, le corps tanguant, emporté par la houle de son indignation. Les mots sortaient difficilement, hachés, hurlés, excessifs.
Il n'obtenait qu'un silence gêné. Personne ne lui répondait. Lorsqu'il se taisait, un long vide suivait ; puis, après un temps décent, les bavardages reprenaient sur des sujets anodins comme si rien ne s'était passé. Hitler était assez lucide pour comprendre qu'il n'avait aucun don d'éloquence. A sa grande tristesse, il n'était pas convaincant. Sa flamme ne chauffait que lui. On ne l'écoutait pas, on le subissait. On attendait que la crise passât.
On lui faisait sentir qu'on ne lui en voulait pas trop — peut-on reprocher à un unijambiste de boiter ? — mais qu'on apprécierait mieux qu'il se tût. La dernière fois qu'il s'emporta ainsi — c'était pour défendre ses amis juifs du foyer et les marchands juifs qui lui achetaient ses toiles —, il se sentit si humilié par le regard consterné de ces messieurs à la fin de son intervention, comme s'il s'était lâché une diarrhée sous lui, qu'il se rassit en se promettant de ne plus jamais prendre la parole en public. Ce jour-là, dans sa tête, Hitler renonça pour toujours à la politique.
On ne faisait que passer au foyer pour hommes. Deux jours. Une semaine. Jamais plus de quatre mois. On y accostait le temps de se ressaisir, de trouver un logement, de reprendre un emploi. Le foyer, dans ses statuts, se voulait un tremplin pour une réinsertion,
pas un refuge. Hitler, lui, arrimé à ses rêves, bien installé dans ses habitudes, menant une vie bourgeoise dans un hospice pour pauvres, allait y demeurer quatre ans.
Révélations
— La guerre est déclarée.
Un grand silence accueillit la nouvelle. Neumann, Bernstein et Adolf H. la laissaient se propager entre eux comme on observe l'action lente d'une substance injectée par une seringue dans un corps : va-t-elle redresser ou abattre le patient ? Va-t-il vivre ou mourir ?
Ils s'attendaient à cette guerre. Depuis quelques semaines à Vienne, la chaleur n'était plus celle de l'été mais celle, accablante, lourde, langoureuse, qui précède l'orage. L'Empire craquait de toutes parts. Les tensions chauffées à blanc entre les Slaves et les Autrichiens devenaient intolérables. Tout devait logiquement s'embraser. On n'attendait que le prétexte, l'étincelle. En fait d'étincelle, ce fut la foudre : le 28 juin 1914, des Serbes avaient assassiné l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo. Mais la pluie et la tempête ne suivirent pas. Depuis quatre semaines, les nuages s'accumulaient, l'air devenait bas, l'atmosphère oppressante. Les hommes couraient dans les rues de Vienne avec le sentiment d'être écrasés sur la chaussée, de se mouvoir dans un lourd cauchemar, suant, tremblant, s'essoufflant, conscients d'avoir contracté une fièvre tropicale. Le cataclysme approchait.
Les uns éprouvaient de l'inquiétude, les autres de l'impatience. Tous à bout de nerfs regardaient le ciel et l'imploraient de donner libre cours à sa fatalité. Ce jour, 28 juillet 1914, les nuages crevaient enfin, la pluie se déchaînait, l'ouragan déboulait.
La guerre est déclarée.
C'était Neumann qui avait rapporté la nouvelle de l'Hôtel de ville. Il avait couru et refusé de réfléchir avant de la transmettre à ses deux amis.
Les trois jeunes gens ne s'étaient plus quittés depuis l'Académie. Ils s'étaient donné le prétexte de l'intérêt pour habiter ensemble — comment vivre de son art à vingt-cinq ans ?
—, mais l'amitié seule avait provoqué leur réunion. Très différents quant à leurs goûts picturaux, littéraires, philosophiques, ils n'étaient d'accord en rien, discutaient de tout, échangeaient avec passion leurs points de vue jusqu'à des heures tardives, et l'on pouvait dire que cette mésentente exhaustive était le principe même de leur entente.
La guerre est déclarée.
Pour une fois, les trois peintres tombèrent d'accord : c'était une calamité. Peut-être pas une calamité pour l’Autriche. Peut-être pas une calamité pour leurs contemporains.
Mais une calamité pour eux.
Demain, ils seraient mobilisés. Après-demain, ils s'exposeraient au combat. Qu'ils vivent ou qu'ils meurent, peu importe, ils ne disposaient plus d'eux-mêmes. Leurs efforts des précédentes années, la tentative laborieuse et honnête d'apprendre leur art, la constante lutte pour repousser leurs limites — limites de leur main, de leur œil, de leur
imagination —, leurs volontés tendues, leurs discussions, tout cela était rendu au néant.
Inutile. Superflu. La guerre allait tout niveler par le bas. Ils n'étaient plus que de la chair.
Deux pieds deux mains. Cela suffisait à la nation. De la chair. Chair à canon. Bonne à tuer ou à se faire tuer. Viande et os. Rien d'autre. Des bipèdes armés. Pas plus. Pas d'âme, ou juste assez pour pisser de peur. Les individus singuliers qu'ils essayaient d'être, ils devaient les remiser au vestiaire d'une caserne, le temps d'aller batailler ou mourir. Tout ce pour quoi ils s'aimaient et s'estimaient les uns les autres, tout ce par quoi ils tenaient les uns aux autres, tout cela apparaissait désormais comme ridicule, civiquement odieux, patriotiquement irrecevable. Leur avenir ne leur appartenait plus, il appartenait désormais à la nation.
Pire qu'une déception, la guerre devenait pour eux une trahison. Trahir leur idéal artistique pour devenir fantassin. Trahir des années d'études pour transporter une mitraillette. Trahir ce long travail de construction de soi pour se réduire à un numéro dans un corps d'armée. Et, surtout, trahir cet ajout généreux de nouveaux êtres au monde qu'est l'activité créatrice, pour s'enrôler dans une tuerie généralisée, une œuvre de destruction, la fuite en avant dans le vide.
Peut-être que la guerre ne durera pas longtemps ?
Adolf avait proposé cette atténuation de leur peine. Mais le silence qui accueillit cette remarque montra qu'elle n'avait pas d'effet.
J’imagine que c'est le genre de connerie que l'on dit chaque fois.
Ils allèrent dans la cuisine où Neumann ouvrit une bouteille de vin. Ils buvaient pour que la parole revînt.
En vain. Parce qu'ils éprouvaient tous la même rage glacée, pour la première fois le trio n'avait plus lieu d'être. Ils aimaient partager leurs différences, pas leurs similitudes.
Même leur amitié venait d'être abattue. Ils n'étaient plus que des corps, trois corps assez sains et valides pour être tués. Ils pouvaient devenir camarades, mais plus amis ; camarades car la camaraderie n'est que le partage d'une situation commune ; plus amis car l'amitié
suppose qu'on s'aime pour ce qu'on a de différent non pour ce qu'on a de commun.
Dehors, des cris commençaient à monter. Les jeunes gens s'assemblaient pour manifester leur joie d'entrer dans la guerre. Ils chantaient. Ils hurlaient. Des slogans de victoire ou de haine envers l'ennemi couraient de bouche en bouche, peu à peu à l'unisson, bruyants exaltés. Accablants.
Adolf fut le premier à réagir.
Je vais voir une femme !
Les autres le regardèrent, un peu surpris. Le trio reprenait. Ils n'étaient pas d'accord.
Qu'est-ce que tu veux faire ? dit Neumann.
Coucher avec une femme. N'importe laquelle.
Coucher ou te faire consoler ? dit Bernstein.
Me faire consoler de quoi ? Coucher parce que c'est ce que je sais faire de mieux et que, dans quelques jours, je ne sais plus si j'aurai l'occasion d'exercer mon art.
Ils rirent.
Neumann annonça qu'il allait, lui, parcourir les rues pour voir comment les gens réagissaient.
Après tout, un jour de déclaration de guerre à Vienne, je n'aurai peut-être pas d'autres occasions d'en vivre un.
Il regretta sa phrase quand, au regard des autres, il comprit qu'elle faisait surgir le spectre de la mort proche.
Et toi ? dit-il à Bernstein.
Moi ? Je vais peindre, peindre et peindre jusqu'à ce qu'on m'arrache de mon chevalet.
Bernstein avait parlé avec une flamme triste. Il était le plus doué des trois. Adolf et Neumann n'en éprouvaient aucune jalousie ; au contraire, ils étaient les premiers à
l'admirer, le prendre en exemple, se féliciter qu'il atteignît si vite de tels sommets.
Bernstein était devenu leur maître et leur enfant ; leur maître car Bernstein savait d'instinct faire ce que les autres devaient apprendre ; leur enfant car Bernstein, sujet à des crises de dépression, avait maintes fois eu besoin de leur confiance inconditionnelle pour se remettre au travail. Bernstein exposait déjà chez un des meilleurs galeristes de Vienne et c'était lui, depuis quelques mois, qui faisait vivre le trio sur un plus grand pied.
Adolf et Neumann le regardèrent s'éloigner vers l'atelier.
Adolf eut un frisson. Il se tourna vers Neumann.
Penses-tu la même chose que moi ?
Au sujet de Bernstein ?
Oui.
Oui.
Ils étaient consternés. Si Bernstein était si doué, si Bernstein s'était réalisé si vite, n'était-ce pas parce qu'il était voué à une mort jeune ? La Providence, grande faiseuse de mauvais coups, ne lui avait-elle pas préparé un traquenard ? Un destin éclatant et tragique
? Comme Pergolèse, Mozart, Schubert ? Le cœur d'Adolf se serra. Non. Pas Bernstein.
Certes, il avait déjà réalisé quelques chefs-d'œuvre. Mais il en réaliserait de plus grands encore. Non. Pas lui. Léonard de Vinci a eu droit à plus de soixante ans. Bernstein devait avoir au moins ça. Mon Dieu. S'il vous plaît. Pas d'injustice. Pas Bernstein.
S'il y a une justice, c'est moi qui dois mourir le premier... Ce ne serait pas une grande perte, dit Adolf.
De toute façon, il n'y a pas de justice.
Neumann avait répondu d'un ton sourd, les dents serrées. Adolf le regarda avec soulagement.
Tu as raison. Il n'y a pas de justice. Tout est loterie. La naissance, la mort, le talent.
Et c'est tant pis pour nous.
Adolf dévala les marches de l'atelier et s'enfonça dans la foule vociférante.
Il voulait retrouver Isobel. Ou Leni. Ou Margit. La première de ces belles femmes qui serait libre de le recevoir, il lui ferait superbement l'amour. Il ne ressentait pas d'autre nécessité.
Adolf aimait tellement le plaisir qu'il ne fréquentait que des femmes de plaisir. Isobel, Leni ou Margit étaient toutes mariées, tenaient à leurs époux et ne se donnaient à Adolf que parce qu'il savait leur faire éprouver des sensations inconnues. Protégées par leur mariage, bien décidées à ne rien changer à leur situation, elles s'abandonnaient d'autant plus à cet amant si savant qu'il ne prétendait pas s'imposer dans leur vie. Adolf était leur parenthèse, le secret de leurs après-midi, une sorte d'animal avec lequel elles devenaient animales. Adolf, lui, après que Stella l'avait quitté, avait vite compris que le refuge de ses plaisirs serait la femme adultère. La putain opérait comme un ingénieur froid, souvent maladroit, jamais concerné. La jeune fille était trop préoccupée d'elle-même, trop obsédée par le don qu'elle faisait de sa jeunesse pour faire une bonne partenaire. La coquette révélait seulement une jeune fille vieillie devenue collectionneuse. La célibataire aguerrie, quand elle ne cachait pas un mâle dominateur, recherchait plus l'époux que l'amant. Bref, seule la femme mariée baignait dans une féminité tempérée ; établie socialement, mais pas encore blasée, initiée sexuellement, mais pas vraiment épanouie, familière de l'homme, mais toujours curieuse, elle se montrait reconnaissante à l'amant de passage d'être l'amant et de passage.
Adolf sonna chez Isobel. Une bonne l'introduisit en guettant les environs comme s'il se fût agi d'un espion. Isobel l'accueillit.
Isobel avait reçu un don : deux jambes hautes et longues, fuselées, lissées, fichées dans le sol comme deux lances vibrantes. Une divinité sauvage aux actions violentes et au goût de sang couvait sous l'élégante bourgeoise bruissante de soie. Le boudoir sentait l'ellébore noir. C'était lourd, capiteux, légèrement écœurant. C'était encourageant.
Isobel, voyant Adolf, eut les larmes aux yeux.
Mon pauvre petit...
Elle ouvrit les bras et le pressa avec tendresse contre sa poitrine. Il s'abandonna contre ses seins.
Mon Adolf chéri, je vais te perdre... Tu vas partir à la guerre... tu seras blessé peut-
être...
Adolf ne la laissa pas continuer. Il ne fallait pas que son chagrin fût excessif. Adolf la voulait attendrie, pas désespérée. Il voulait se retrouver nu contre ce corps majestueux inventé pour le plus grand bonheur des hommes.
Il se laissa aller à la fureur de son désir. Il la déshabilla presque brutalement, colla sa bouche contre la sienne pour la faire taire et engagea l'amour comme un combat.
Introduit en elle, montant, descendant, Adolf ne pouvait s'empêcher d'être assailli par mille pensées. S'il allait mourir dans quelques semaines ? Etait-ce possible de mourir alors qu'on se sent si vivant ? Qu'est-ce qu'il regretterait le plus s'il mourait ? Les femmes.
L'amour avec les femmes. La peau des femmes ? Quoi ? Rien d'autre ? Son travail de peintre ? Il n'était pas un grand peintre, il le savait. Enfin, pas encore. En tout cas, il n'y avait pas de preuve tangible, encadrée, sur toile, que l'humanité allait perdre un génie. En revanche, il regretterait son rêve. Oui. Son rêve d'être un grand peintre. C'était sa part noble. La part de lui qu'il aimait. Comment était-il possible qu'Isobel eût le ventre si doux ?
Pourquoi ne pouvait-il pas rester tout le reste de sa vie ainsi, le sexe planté dans la chair chaude et humide d'Isobel ? Si un obus devait le tuer, qu'il le tue me maintenant. Dans cette position.
Il jouit. Son sexe se rétractait. L'angoisse refluait en lui.
Il était renvoyé à sa solitude.
Viendras-tu me voir lorsque tu auras une permission ?
Isobel était contente. Adolf partait rejoindre un univers d'hommes, mais elle avait fait son devoir de femme. En quelque sorte, elle aurait son rôle de patriote, elle aussi, dans cette mobilisation générale. Le repos du guerrier. La paix qui justifie qu'on fasse la guerre.
Je reviendrai, Isobel, et tu devras me consacrer tous tes après-midi.
Je me débrouillerai, mon chéri.
Tu parles, qu'elle se débrouillerait ! Son vieux mari ne serait jamais envoyé au front ; elle allait avoir le bonheur de le conserver, avec la volupté de le mépriser chaque jour plus.
Sûr qu'elle se libérerait pour son permissionnaire ! Elle ferait son effort de guerre.
Je te donnerai tout mon temps.
Elle était à l'avance émue par son dévouement. Elle s'exaltait à l'idée des efforts qu'elle ferait pour tromper son mari. Elle voyait la preuve de sa rigueur morale et patriotique dans les mensonges qu'elle inventerait alors.
Adolf se rhabilla. Il se sentait de nouveau morose. Il n'y avait donc plus qu'une seule solution : aller rejoindre Leni.
Puis Margit.
Hourra !
Le cri avait explosé au-dessus de la foule. Une bombe de joie.
2 août 1914. La place de l'Odéon n'avait jamais rassemblé tant de monde. Depuis le premier jour, Munich souhaitait entrer dans la guerre. Le soir même de l'assassinat, le 28
juin, le peuple avait donné de la voix : on avait saccagé le Café Fahrig parce que l'orchestre avait refusé de jouer l'hymne La Sentinelle du Rhin qui faisait battre les cœurs patriotes.
Ensuite, la foule avait déchiré deux femmes parlant français. Chaque jour, les journaux de toutes tendances, même de gauche, avaient proclamé le désir d'entrer dans la guerre.
Qu'attendait-on ? Les lois de l'Alliance y conduisaient. Les peuples qui parlaient allemand devaient s'unir contre les autres. Cet été- ; là voyait fleurir comme jamais le sentiment de la nation. Une renaissance disaient certains, une résurrection disaient d'autres. Les hommes palpaient ce qui les réunissait plus que ce qui les divisait. Le Kaiser avait dit à Berlin : «Je ne connais plus aucun parti, je ne connais que des Allemands. » Et Louis III de Bavière, enfin, engageait son pays dans le combat.
Hitler exultait avec la foule, cédant avec volupté à la contagion émotionnelle. Chaque slogan, chaque chant, il le reprenait, jetant sa voix parmi les dizaines de milliers d'autres. Il ne s'entendait plus, il n'entendait que le grand cri unanime, cette vocifération inhumaine,
presque métallique, il s'y lançait, il s'y fondait, il s'y serait totalement perdu s'il n'avait pas encore tenu à lui-même par une mucosité qui lui grattait la gorge. Son corps n'était plus qu'une membrane agitée par la foule qui vibrait des gestes et des échos des autres. Lui qui s'était toujours refusé au moindre contact physique, voilà qu'il se laissait pénétrer par une foule entière, remplir la bouche, les oreilles, le cerveau, le cœur, pressé, laminé, accablé, étouffé, aveuglé, perdant l'équilibre, reprenant son souffle, jaillissant d'un bond au-dessus des corps pour s'y réengloutir ensuite. Il s'offrait sans retenue, sans pudeur, sans calcul à
ces milliers d'êtres parce qu'ils n'étaient pas des individus mais un peuple.
Hitler se trouvait à Munich et il se voulait allemand. Même si ses parents avaient fait l'erreur d'être autrichiens et de le faire naître en Autriche, Hitler savait qu'il était allemand.
C'était la seule naissance acceptable, noble, digne de lui. Il ne pouvait pas appartenir à une nation plus petite, moins puissante que l'Allemagne.
La foule eut encore quelques secousses. Puis s’imposa le calme qui suit la jouissance.
Chacun revint à soi, comprit que la réunion était finie, et l'on s'éparpilla dans les rues.
Hitler se joignit à un groupe qui chantait Pas de plus belle mort au monde en se dirigeant vers une taverne. On l'accepta sans une seconde d'hésitation.
Il suffisait de partager l'ardeur pour être admis. On but. On dit sa haine de l'ennemi.
On clama la grandeur de l'Allemagne. On annonça une victoire rapide et définitive. On but.
Les compagnons d'Hitler, de jeunes bourgeois, brûlaient d'enthousiasme. Elevés dans l'argent, la sécurité, les devoirs de leur classe, ils avaient failli périr d'ennui. Ils avaient cru que l'héroïsme n'appartenait qu'au passé et aux contes, qu'ils ne connaîtraient jamais l'exaltation de l'action ; ils avaient ressenti la nostalgie des grands périls et, à dix-huit ans, ils s'étaient estimés finis. Avec la guerre, l'avenir leur était restitué. Ils frémissaient d'impatience. Ils allaient connaître l'aventure. On but. La guerre les avait guéris comme un remède miraculeux. Elle leur rendait leur jeunesse, la vigueur de leur corps, le bouillonnement du sang, des jambes pour courir, des bras pour se battre, pour tirer, pour étrangler. Elle leur redonnait leur sexe, le premier, le viril, le seul qui monte au combat. Elle leur offrait la grandeur, l'idéal, le dévouement. On but. Qu'ils vivent ou qu'ils meurent, ils étaient déjà bénis par la nation. On but.
Hitler approuvait toutes ces pensées parce qu'il était en humeur d'approuver.
Pourtant, au contraire d'eux, il allait fuir l'insécurité, l'aventure, la misère et l'inadaptation sociale.
Que faisait Hitler à Munich ? Il rééditait son échec de Vienne.
Après quatre années passées au foyer pour hommes, il avait enfin eu l'âge — vingt-quatre ans — de toucher l'héritage de son père. Il avait reçu huit cent dix-neuf couronnes et quatre-vingt-dix-huit hellers, liquidation de l'héritage issu d'Aloïs Hitler, prononcée par le tribunal d'arrondissement de Linz le 16 mai 1913. Sans prévenir ses compagnons de foyer afin de s'épargner les frais d'une fête, il disparut, investit une partie de l'argent dans un billet pour Munich et le reste dans la location d'une chambre en compagnie d'un représentant de commerce rencontré dans le train. Muni de son argent, n'attendant plus rien des notaires, il n'avait pas laissé d'adresse derrière lui, espérant échapper ainsi à ses
obligations militaires en Autriche. Par le biais des fiches de police, l'administration autrichienne l'avait retrouvé en Allemagne. Il avait plaidé son cas en prétextant qu'il était un artiste rêveur et trop obsédé par sa mission pour remplir les papiers en temps et en heure. Ensuite il avait jeûné pendant quinze jours avant de se rendre, chancelant, à la garnison de Salzbourg où on l'avait réformé, en février 1914, pour faible constitution physique.
A Munich, il avait racheté des cartes postales et repris ses copies. Très vite, en parcourant les restaurants et les magasins, il avait trouvé des acquéreurs. La galerie Stuffle, sur la place Maximilian, avait même décidé de vendre quelques toiles, surtout à cause des sujets — l'hôtel de ville, le Théâtre national, les vieilles cours et les marchés — et du prix modique qu'en demandait Hitler. Ne songeant même plus à progresser, il pratiquait sa peinture sans aucune passion, en petit boutiquier qui gagne sa vie. Il comptait plus qu'il n'imaginait : entre cinq à vingt marks le tableau, s'il en plaçait ne serait-ce que douze, cela lui faisait quatre-vingts marks par mois, dont il fallait enlever six marks de loyer, trente marks de nourriture car un mark lui suffisait pour deux repas par jour, cinq marks de matériel, il lui restait encore de quoi se tenir propre, se payer des journées à lire la presse dans les cafés et deux ou trois soirées debout à l'opéra. Lorsqu'il avait besoin d'une rasade de rêve, il se disait qu'il avait le choix, pour son avenir, entre l'architecture et la politique. A qui lui aurait demandé, il n'aurait avoué que l'architecture, pas la politique, car il se savait trop maladroit pour parler en public. Mais personne ne le lui demandait…
La lente arrivée de la guerre l'a modifié. Intoxiqué de presse, parlant peu, lisant beaucoup, il s'est installé dans un monde qui n'existe pas, ou seulement dans les salles de rédaction, un monde composé de quelques traits simples, politiques pour la plupart, où
Guillaume H tutoie François-Joseph, où Louis III de Bavière joue le rôle du riche cousin de province, où le Français est impérialiste, l'Anglais arrogant, le Serbe assoiffé de sang, un monde aux contours clairs et aux couleurs primaires dont le schématisme se veut le sens de l'essentiel, dont le simplisme flatte l'intelligence ignorante du lecteur, dont la répétition passe pour la vérité, dont le dynamisme est propagande. Puisque toute la presse souhaitait la guerre, qu'elle fût offensive ou défensive, Hitler avait, un jour, au-dessus d'un café au lait, décidé lui aussi que la guerre était nécessaire. Il l'avait voulue. Puis désirée. Puis attendue car les gouvernements tardaient. Du coup, lui qui avait échappé à ses obligations militaires, il avait explosé de joie — un mélange d'exacerbation et de fierté d'avoir eu raison avant eux
— lorsque François-Joseph d'Autriche, puis le Kaiser Guillaume et enfin Louis III de Bavière avaient lancé leurs hommes dans le combat. Il ne lui fallait pas moins que la guerre pour sortir de sa solitude rageuse, se sentir en sympathie avec d'autres hommes. Et, surtout, il ne lui fallait pas moins que la guerre pour alimenter son idéalisme.
Le patron vous offre la tournée, les gars.
Les jeunes gens firent un ban d'honneur au patron en le remerciant pour sa générosité, trop ivres pour percevoir que l'aubergiste offrait sa bière surtout par mauvaise conscience, celle de l'homme qui resterait à l'arrière.
On se quitta en s'embrassant. On se promit de se retrouver au front. On se jura de manger ensemble de la cervelle de Français. On se répéta encore une fois les noms pour ne pas les oublier. L'alcool agrandissait tout, les voix, les émotions, les embrassades, mais faisait aussi tout rouler dans le caniveau de l'oubli.
Le lendemain, Hitler avait mal au crâne, un souvenir confus de la veille et l'envie irrépressible de retourner dans ce monde vivant, chaleureux, où les hommes communiaient avec enthousiasme.
Il se précipita dans une caserne avec son livret militaire et, profitant de la confusion générale, il tenta sa chance. Le sergent recruteur, dépassé par la foule et cuvant lui-même une cuite noire, ne prit pas la peine de bien regarder ses papiers et Hitler se garda bien de lui préciser qu'il était autrichien. Le cœur battant à tout rompre, Hitler ressortit, ébloui, dans la cour ensoleillée : il était parvenu à se faire inscrire dans l'armée allemande.
Il renaissait. Il s'était fait rebaptiser. Voilà, il était désormais soldat et allemand. Il avait gagné de l'être.
Les jours suivants, il fut intégré à une caserne pour suivre une formation accélérée. Il marchait au pas. Il nettoyait les douches. Il tirait au fusil. Il grimpait. Il rampait. Levé à six heures, couché à neuf, il faisait le don total de son corps, de son temps et de son énergie.
Le soir, il avait droit à double ration : rôti de porc et salade de pommes de terre. Il n'avait jamais si bien mangé. Pour l'instant, il tirait sur des cibles ; bientôt il aurait le droit de tirer sur des hommes.
— Merci au ciel de m'avoir permis de vivre une telle époque ! murmurait-il chaque soir en se hissant, fourbu, sur sa paillasse.
Par un soir d'automne, le train débarquait à Bazancourt, petite ville de la Champagne, une troupe de soldats frais.
L'invraisemblable prenait forme, là, sur le quai : Adolf H. était au front. Ces dernières semaines, à la caserne, pendant qu'on essayait de le transformer en soldat, pendant qu'on tentait de lui ôter toute personnalité et toute initiative, il avait cru se trouver piégé dans un de ses songes.
La petite gare joyeuse semblait un décor d'opérette. Le dernier, il mit le pied sur les planches des passerelles.
Ses camarades s'étaient figés. Ils tendaient l'oreille. On percevait déjà, aussi bas que l'horizon, le grondement lointain, sourd, du front. Un roulement mat. On aurait cru que la campagne soufflait une haleine lourde.
Rassemblement ! En colonne par quatre !
Adolf fut presque soulagé par la cascade d'ordres. Cela couvrait l'inquiétante rumeur.
Leurs lourds souliers à clous sonnèrent sur la route. Eux aussi dominaient le bruit. Comment avaient-ils pu s'alarmer d'un ronflement si faible et si peu réel que d'autres sons plus
anodins suffisaient à étouffer ? Ils ne devaient pas se laisser emporter par l'imagination, c'était elle qui sécrétait la peur.
Le ciel prit une couleur de prune. La troupe devait encore traverser plusieurs villages.
Elle passait devant des paysans français qui, sur le pas de leur porte, les regardaient avec une curiosité anxieuse. Des bandes de poules caquetaient, indifférentes. La terre devenait noire. Les reliefs s'éteignaient. Avant que l'obscurité ne fût totale, la troupe s'arrêta dans une grange.
En se délestant de ses sacs et de ses armes, Adolf aspira goulûment la touffeur du foin.
A se trouver ainsi au milieu de cette grande fermentation chaude, il retrouvait des sensations d'enfance, liées au jeune âge de l'insouciance. Des soldats évoquèrent des souvenirs plus gaillards. On rit, on mangea, on but.
Mais dès qu'on leur donna l'ordre de se reposer, toute la détente due à la bière et à la potée au lard s'évanouit. Ils entendaient la canonnade. Le grondement grave et continu se précisait, il se diffractait en coups séparés, en déferlante nourrie, en batteries énervées, en silences suivis d'explosions de violence. La symphonie métallique du front délivrait ses odieuses nuances, sa dynamique de mort. Ils peinèrent à trouver le sommeil.
Le lendemain, un soleil radieux les réveilla. Des alouettes s'élevaient dans le ciel calme.
On n'entendait rien d'autre que la nature à l'aube. Adolf se demanda si, la veille, il n'avait pas encore cédé aux caprices de son imagination.
Ils reprirent la route. Dans deux heures, ils devaient arriver à leurs tranchées. La Champagne était belle, odorante. Adolf retrouvait le plaisir des promenades avec sa mère.
Puis la nature commença à devenir inquiétante. Des trous, des abris écroulés, des arbres fendus. Les champs étaient scalpés : plus d'herbe, la terre rouge à vif. Un réseau incohérent de tranchées abandonnées déchirait les espaces. Le crépitement sec de fusillades sortait de taillis lointains. La nature semblait malade.
A grande vitesse foncèrent vers eux, venant du front, deux vieilles camionnettes dont le moteur toussait. Lorsqu'elles passèrent près de lui, Adolf eut l'impression que des cris étouffés sortaient des bâches. Puis arrivèrent les blessés, à pied, par un, par deux, puis par brochettes, toujours plus nombreux, tanguant, claudiquant, qui sur un bâton, qui sur deux, qui soutenu par les autres. Traînant une cheville raide, tirant une jambe inerte, désarmés, les vêtements ouverts, les cheveux collés par la peur, ils regardaient les nouveaux arrivants.
Ils fixaient ces corps frais, intacts, valides. Ils s'étonnaient. Est-ce possible de marcher si aisément ? semblaient demander les paupières cernées. Adolf détourna la tête.
Venaient maintenant les blessés atteints au visage. Ils avaient le front barré de pansements ou la mâchoire soutenue de gazes brunies par le sang coagulé. La fièvre commençante faisait saillir leurs yeux. Ils dévisageaient d'un air crâne les nouveaux. Ils semblaient dire : « Ose me regarder ! Ose me dire que je suis blessé. » La souffrance creusait leur visage d'hommes, mais leur tête, rendue énorme par les bandages, leur donnait aussi l'aspect de monstrueux bébés.
Les civières à leur tour remontaient le chemin, portées par de grands gaillards sains dont la prestesse commençait à sembler une scandaleuse exception. Certains gisants
grelottaient sous un tas boueux de vêtements ; d'autres tenaient sur leur ventre des tampons d'ouate d'où le sang et les viscères continuaient à déborder; d'autres crispaient leurs mains sur les montants de bois, comme si ce qu'ils craignaient, après les balles, c'était d'être versés sur le chemin pierreux ; d'autres stagnaient dans un calme effrayant, laissant la vie s'échapper par une blessure. Tous levaient les yeux vers les nouveaux venus. Quoi, encore intacts ? semblaient-ils dire. Et pour combien de temps ?
Enfin, le bataillon approcha du camp et découvrit les blessés neufs, ceux qui n'étaient pas encore parés du costume du blessé, sans bandages, sans turbans, sans pansements ni odeur d'iode. Un sergent à l'épaule grasse et blanche creusée par un éclat d'obus. Un soldat fendu au ventre qui tenait encore ses intestins dans ses mains. Un adolescent sans nez, trou béant au milieu du visage où bouillonnait le sang, où l'air faisait des bulles.
Médecins, infirmiers et brancardiers couraient de l'un à l'autre. Les cris ajoutaient leur désordre. Certaines plaintes étaient insoutenables.
La troupe de réservistes avait rejoint son régiment. Adolf aperçut tout de suite Neumann et Bernstein. Ils se jetèrent dans les bras les uns des autres.
Oh, les gars, je suis si heureux. J'avais tellement peur que vous soyez... blessés...
Il avait failli dire « morts », il s'était retenu juste à temps. Mais Neumann et Bernstein, tout à leur joie, n'avaient même pas relevé.
Bienvenue en enfer ! s'écria Bernstein.
Et ils riaient.
Bienvenue aux candidats à la blessure, à l'infirmité, à la mort, dit Neumann.
Comme tu le vois, les lauréats précédents repartent.
Et ils riaient.
Il n'y a que deux manières de rester. Survivre ou crever.
Fais ton choix. Et ils riaient...
Adolf n'osait pas leur dire qu'il les trouvait bizarres, différents. Oh, ce n'était pas seulement l'uniforme crotté de boue, ni leurs barbes de prophètes, c'était ce teint jaune, un peu cireux, c'étaient les cernes violets, c'était...
La dysenterie, dit Neumann en plissant les yeux.
Pardon ?
Ce que tu vois, ce sont les effets de la dysenterie. Nous avons l'estomac brûlé. Je passe une heure accroupi tous les jours. Je ne sais même plus pourquoi je remonte mon froc.
Adolf fut choqué. Jamais Neumann n'avait dit «froc» auparavant ; jamais il n'avait mentionné qu'il possédât des intestins ; jamais il ne se serait évoqué en train de...
Tu t'habitueras, conclut Neumann, qui, décidément, lisait dans les pensées.
Le capitaine ordonna le rassemblement. Il passa devant ses hommes, leur expliqua les heures à venir, leur promit le baptême du feu pour la nuit prochaine.
Et maintenant, qui est artiste dans ces rangs ? Qui est musicien ou peintre ?
Adolf, ravi à l'idée qu'on allait peut-être lui donner une fonction digne de lui, fit un pas hors de sa colonne.
N'y va pas, souffla Bernstein.
Le capitaine s'approcha et sourit à Adolf.
Corvée de patates ! On a besoin de mains expertes à la cuisine !
Il repartit. Neumann et Bernstein riaient devant le regard piteux d'Adolf.
Après la sieste, Adolf retrouva ses amis qui voulaient lui expliquer comment se protéger au combat.
La guerre tu peux peut-être la faire si tu es myope ; mais pas si mais pas si tu es sourd. C'est par l'oreille que tu détecteras les dangers. Comme tous les nouveaux, tu vas te crisper sur les sons les plus volumineux, ceux des grandes caisses à charbon. Tu auras tort.
C'est de l'orgue. C'est du cérémonial. C'est de la pompe. Ça fait de l'effet mais ça tombe toujours trop loin. Ton oreille doit surveiller les sifflements, tout ce qui miaule, qui chuinte ou qui gazouille ; ce sont les fusants, pas les percutants que tu peux éviter, toutes les billes qui bondissent hors du shrapnell, la grenaille d'après l'explosion, les éclats qui fendent l'air avant de te fendre la carotide. Donc, tu m'entends, Adolf : ni les orgues ni les timbales, mais la harpe et le piccolo... Est-ce clair ?
Neumann attendait une réponse. Adolf, sonné, branla du chef.
De toute façon, tu resteras avec nous, dit Bernstein.
Adolf guetta le crépuscule. Sa vie des dernières semaines convergeait vers cette nuit.
Bien qu'au fond de lui il la refusât toujours, il l'attendait avec impatience. Peut-être serait-ce sa dernière nuit sur la terre ? Il avait besoin de sens et cette nuit donnait un sens à
l'abandon de son art, à sa mobilisation, ses mois de dressage, son voyage en train, ses retrouvailles avec Bernstein et Neumann. Il entrait dans un espace sacré.
Enfin le ciel s'éteignit, les couleurs se noircirent.
Les ténèbres gagnaient.
Un sifflement. Une fusée s'alluma dans le ciel et répandit sa lumière spectrale. Temps arrêté. La terre semblait du mercure. Rien ne bougeait, comme si le paysage était aux aguets.
L'obscurité revint encore plus drue.
Soudain, le feu commence. De tous côtés, les canons ronflent, les mitraillettes crépitent. Fusées blanches. Fusées rouges. Fusées vertes. Adolf ne distingue plus les pétarades des pièces allemandes des explosions fracassantes venant des obus ennemis.
Baisse la tête, crie Neumann.
Au-dessus de lui des essaims de balles et divers projectiles passent dans tous les sens, frelons en quête de victimes, incohérents, sifflants, chuintants, perfides.
Un soldat à côté de lui pousse un cri. Un éclat vient de lui rompre le cou. Le sang jaillit de l'artère, vif, fluide, comme impatient. L'homme s'écroule. Est-il mort ?
Par ici.
D'où vient l'ordre ? Adolf suit Bernstein. Après quoi courent-ils ? Où vont-ils ? Ils marchent sur quelque chose de mou. C'est un ventre. Celui d'un tireur effondré. Il ne sent plus rien. Ils continuent.
Giclement de terre devant lui. Une grêle de mottes. Un obus s'est planté non loin. Il n'a pas explosé.
Continuez !
Où vont-ils. ? Là où c'est plus sain ? Là où c'est plus horrible ?
Au-dessus de la tranchée roule un feu continu, Pair crépite de nuées d'acier. Adolf ne comprend pas. Elles viennent de toutes les directions, est, ouest, nord, sud. Est-ce que tout le monde se tire dessus ? Y a-t-il quelqu'un qui dirige tout cela ? Y a-t-il un plan ? Ou le jeu consiste-t-il à faire le plus de morts ?
Ça ronfle. Ça vrombit. Ça crève.
Position de tir !
Adolf se colle à la paroi. Il faut tirer. Sur quoi ? Il ne voit rien. Devant lui ? Là ? Il tire.
Un mitrailleur vient de reprendre son poste non loin de lui. S'installant confortablement derrière son engin de mort, comme un banquier à son bureau, il canarde avec assurance.
Adolf est soulagé de constater qu'il tire bien du même côté que lui.
Par ici !
Encore un ordre. D'où viennent-ils ? On prend un autre boyau. Où va-t-on ? Adolf suit Bernstein. On tourne. On tourne encore. Droite. Gauche. Droite. Droite. Il ne sait plus s'il est désormais proche ou loin de l'ennemi.
Le vacarme est moins assourdissant ici. Ou est-ce qu'on s'habitue ?
Ecoute bien, lui dit Bernstein à l'oreille.
Adolf commence à démêler les bruits. Il perçoit d'abord les rugissements du canon, puis le gémissement de l'obus en vol. Chute. Trois secondes après l'écrasement de l'obus se produit une énorme explosion. Il a l'impression qu'une bande épaisse d'oiseaux fonce sur lui, une horde sifflante et gazouillante. Des centaines d'éclats pleuvent sur le sol.
Il sourit à Bernstein pour le remercier. Formidable. Maintenant je pourrai prévoir ma mort trois secondes à l'avance. Leurs faces sont verdâtres sous l'éclairage livide des fusées.
Le feu repart avec violence. La terre tremble. C'est l'apocalypse. Des hurlements jaillissent des tranchées. Les soldats tombent. Les madriers croulent. Les sacs explosent.
Adolf ferme les yeux. Comment se protéger lorsqu'on est dans le cratère d'un volcan en éruption ?
Par ici.
Quoi ? Encore un ordre ? Y a-t-il quelqu'un qui prétend comprendre quelque chose à
ce qui se passe ?
Il y a deux cadavres à l'entrée de la sape. Il faut les enjamber. Deux cadavres. Presque étonnant qu'il n'y en ait pas plus.
Les obus se font plus lourds ici. Le sol a un tremblement plus ample, plus appuyé.
Par ici !
Dédale. Course. D'autres cadavres à enjamber. Ils sont couverts de terre, pris dans un chaos de planches et de sacs.
On continue.
Dans ces boyaux, moins d'explosions, mais les salves sèches des mitrailleuses, les pétarades des fusils. Cela paraît un soulagement après l'ouragan. Serait-on retourné à
l'arrière ?
C'est le contraire. Leur groupe vient d'arriver tout près de l'ennemi.
On va attaquer.
On parle d'envoyer quelques hommes avec des grenades qui passeraient en rampant sur le côté, les autres faisant feu frontalement.
Pendant le conciliabule, un soldat pousse un cri. Une petite boule noire crachant un jet fusant d'étincelles arrive sur son ventre. La grenade explose. Il s'effondre : ses intestins ont giclé sur les autres.
Adolf voit surgir un visage au-dessus de lui, visage énorme, vert sous la lune voilée, les yeux ronds, écarquillés d'angoisse et de cruauté. Adolf hurle et tire. L'homme s'affale, étonné. Son bras pend dans la tranchée.
Bernstein et les autres bondissent et canardent le commando qui arrivait sur eux.
Adolf, terrifié, regarde son mort, son premier mort. Il se souvient de son regard : il avait l'air d'avoir aussi peur que lui. Adolf se met à frissonner convulsivement. Les frissons le parcourent comme autant de balles rebondissant sur lui.
Ne réfléchis pas. Viens. Et tire.
C'est Bernstein qui l'a saisi et l'empêche d'entrer en transe. Adolf s'adosse à la terre et tire, plein de rage. Il est sauvé. Il n'a plus peur. Il a la furie.
Ils sont cuits. Par ici maintenant.
Toujours des ordres. D'où viennent-ils ?
Adolf s'accroche à Bernstein. Il ne réfléchit plus. Il veut tuer pour ne pas être tué. Il veut être le plus violent possible. Oui. Le maximum de violence. Sinon, c'est la mort.
Vous, par là.
Ils sont six, dont Bernstein et Adolf. Ils doivent ramper sur cette zone et lancer des grenades sur le mitrailleur ennemi. Ils doivent faire vivement, se tenir au sol pour éviter la mitraille, cesser de bouger dès qu'une fusée éclairera le champ.
Ils se hissent hors du trou. Les Français, ne semblant pas les remarquer, ne réagissent pas.
Ils rampent.
Ils avancent avec sûreté.
Soudain un gémissement, un choc.
Un obus ! murmure Bernstein.
Mais l'obus se fige dans la terre sans exploser. Les hommes attendent quatre secondes, dix secondes, vingt secondes, puis, soulagés, se mettent à ramper.
Un autre obus arrive. Adolf l'entend distinctement. Il vient de derrière eux. C'est un obus allemand. Quelle idiotie : il va mourir sous un obus allemand !
Une fournaise rouge. Les sifflements. Adolf se colle au sol. Il serre la terre comme une mère. Il l'embrasse pour qu'elle le protège.
Des hommes crient. Ils sont touchés.
Adolf n'ose y croire. Il n'a mal nulle part.
Bernstein ? Ça va.
Et toi ?
Ça va.
Mais, alerté par les cris, le feu d'artillerie français reprend. Ils tirent dans la mauvaise direction. Ils n'ont pas encore décelé le commando.
Suis-moi.
Bernstein s'est levé et s'est mis à courir. Adolf te suit. Ils courent à perdre haleine.
Un obus éclate. Puis deux autres.
Un bombardement se déclenche. Des fusées éclairantes montent de partout et grésillent sous leurs parachutes de soie. Les mitrailleuses crépitent. Les balles virent vers eux. Ils ont été repérés.
Plonge.
Bernstein a sauté dans un grand trou d'obus. Adolf s'y laisse tomber.
Cela se déchaîne au-dessus d'eux. Contre leurs corps, la paroi tremble comme s'ils étaient à l'intérieur d'une mine qui s'écroule.
Adolf entend un cri au bord du trou. Un homme dégringole sur lui. Adolf le reçoit sur le dos. Le corps est lourd, trop lourd, et, dans l'étroitesse de l'entonnoir, il n'a pas la place de bouger.
Adolf ne peut plus réfléchir. Il a trop peur. Ce mastodonte qui agonise contre lui achève de lui détruire les nerfs. L'homme tressaille puis se colle à lui comme une grosse ventouse, inerte, encore plus lourd. Il doit être mort. Qui est-ce ?
Adolf a un cri de désespoir. Ça pue. Ses fesses le brûlent. Son pantalon est trempé. Il vient de faire une diarrhée sous lui. Cela lui paraît plus grave que tout ce qui a précédé. Il gémit comme un enfant.
Bernstein, je me suis fait dessus.
Bernstein sourit avec tendresse.
C'est le baptême du feu. On est tous passés par là.
Adolf se tait.
Que ça finisse tout de suite ! A quoi sert que dure cette nuit ? De toute façon, nous sommes condamnés. Aujourd'hui, demain, dans dix jours ou dix secondes, nous crèverons salement. Pourquoi attendre ? S'il y a une prière à faire, c'est celle-là. La mort, vite.
Qui prier ? Dieu... Adolf n'y a jamais cru, et ce n'est pas dans cette tuerie qu'il va changer d'avis. Bernstein ? Oui, s'il devait prier quelqu'un, ce serait Bernstein. Mais Bernstein n'est qu'un pauvre bonhomme comme lui, un peu de chair nue et frémissante sous un orage d'acier. Comment échapper à ce cataclysme avec une misérable peau d'homme ?
Adolf bout d'angoisse et de colère. Angoisse que ça n'aille pas assez vite, que lui et Bernstein mettent trop longtemps à mourir. Colère contre les deux camps, les Français qui les mitraillent et les Allemands qui les bombardent. Personne ne dirige cette guerre. Tout le monde la subit. On ne voit pas sur qui on tire. Les ennemis comme les camarades n'ont le
temps d'avoir un visage qu'une fois morts. Cela dépasse toute mesure humaine. L'homme y met la force de son industrie, tous les produits de la métallurgie, mais, tel l'apprenti sorcier, il ne contrôle plus rien de ce qu'il a déclenché. Maintenant l'acier et le feu, comme par vengeance, semblent sortir d'eux-mêmes des entrailles de la terre.
A la lèvre de l'entonnoir, les balles font sauter des éclaboussures de terre. Pourvu qu'on ne leur lance pas de grenades.
Adolf se surprend à vouloir vivre de nouveau. Il regarde Bernstein qui le regarde aussi.
Ils éprouvent la même émotion. Ils attendent l'heure de s'enfuir hors de ce trou. Leurs sentiments sont forts mais ils ne sont pas à eux. C'est l'instinct de vie qui passe en l'animal.
C'est l'instinct de vie qui transforme tout en combat sans fin.
Le bombardement s'éloigne puis s'atténue.
Adolf, toujours accablé par le cadavre qui bloque son dos, sent un apaisement, la détente qui suit l'orage. Il est vidé par la tension nerveuse. Il se sent presque en forme.
Un trait clair se dessine à l'horizon.
Vite, le jour va se lever. Sortons.
Bernstein se coule hors du trou. Adolf doit d'abord se défaire de son fardeau. Quand le colosse chute sous lui, il hésite un instant à regarder son visage puis se force à le reconnaître : ce mort est l'un des six membres du commando. Ses yeux jaunes, à demi ouverts, semblent d'ambre. Un point rouge marque le front. Le sang a coagulé sur les moustaches. Il l'abandonne à la flaque et suit Bernstein.
Adolf a le sentiment idiot de retourner à la maison, en sécurité. Pourtant la ligne creuse regorge de corps suppliciés. Certains tireurs sont vivants, d'autres morts ; ils se tiennent dans la même position, debout, contre la paroi, face à l'ennemi ; seule l'immobilité
totale, rigide, permet de distinguer les morts des vivants.
L'aube apporte sa lueur grise. Des alouettes s'élancent, insouciantes, insupportables, dans un frétillement qui rappelle désormais à Adolf les projectiles de la nuit.
Il regarde le champ qui les sépare de l'ennemi. Trous. Ferraille. Eclats. Cadavres.
Membres répandus. Et, au milieu, quelques blessés, qui, dans différentes langues, gémissent et appellent au secours.
Bernstein s'approche de lui et lui malaxe virilement l'épaule. Adolf sourit. Il met toute sa reconnaissance dans son sourire car il ne trouve pas les mots. Grave, Bernstein comprend et lui envoie une bourrade. Ils ont les larmes aux yeux.
Bernstein, pour ne pas céder à l'émotion, tourne ses yeux vers le charnier d'où
montent les plaintes et explique :
On va les laisser crever.
Franchement, Bernstein, tu ne crois pas qu'il vaut mieux quitter cette guerre mort que vivant ?
Bernstein s'alluma une cigarette. Il ne fumait pas à Vienne.
Le problème de l'homme, c'est qu'il s'habitue à tout.
Tu crois ?
On appelle même ça l'intelligence.
Il avala la fumée et grimaça. Visiblement, il détestait le tabac. Il s'accrocha à son idée.
Nous venons de passer une nuit intelligente, dans un environnement intelligent, en profitant des derniers produits de l'intelligence technique et industrielle. Quelle orgie d'intelligence !
Un blessé lançait un cri déchirant, qui semblait plus appartenir à un enfant qu'à un homme. Bernstein jeta sa cigarette au loin.
Ah, voici mon petit chéri.
Un gros chat tigré à l'oreille arrachée venait d'apparaître, cambré, ronronnant, sur la poutre extérieure de la tranchée. Il se trémoussait sous les compliments de Bernstein.
Il finit par descendre et se frotter contre ses bottes. Adolf remarqua qu'il n'avait plus qu'une demie-queue. Bernstein descendit à son niveau et lui caressa le plat triangulaire du crâne. Le chat semblait prêt à exploser de volupté.
Ce matou-là passe d'un camp à l'autre. Il a des amis des deux côtés. Je sais que je ne suis pas le seul homme de sa vie et, crois-moi si tu veux, je le supporte très bien.
Bernstein souriait à Adolf en disant cela.
Pour la première fois, Adolf avait enfin le sentiment de retrouver le Bernstein qu'il connaissait à Vienne. Il s'agenouilla et cajola aussi le chat éclopé qui l'adopta immédiatement.
Ce matou-là ne fait pas de différences entre les câlins français et les câlins allemands, murmura Bernstein. Il n'a rien compris à la guerre.
C'est-à-dire qu'il a tout compris.
Les deux amis se sourirent enfin, comme autrefois, complices, au-dessus du félin en pâmoison.
Hitler éprouvait pour la première fois les bienfaits de la haine. Maintenant que l'ennemi était désigné, il respirait plus largement. Les Slaves ? Des brutes assoiffées de sang. Les Anglais ? Des serpents froids et cruels. Les Français ? Des impérialistes avides et arrogants. Voilà les seules nuances qu'apportait soin exécration. Ce qui était bien ?
L'Allemagne et rien que l'Allemagne. Ce qui était mauvais ? Tout le reste. Il avait enfin trouvé une conception du monde. Il ne perdait plus de temps à réfléchir. Qu'un camarade lui vantât un vin de France ? Il lui répliquait que rien ne surpassait les vignes du Rhin. Qu'un autre insistât en évoquant un délicieux fromage français ? Il le traitait de traître. Qu'on lui parlât du courage de l'ennemi ? Il rétorquait qu'il ne fallait pas confondre courage et barbarie. Les réponses lui venaient aisément ; lui qui avait toujours été lourd et lent dans la conversation, il devenait une fontaine à phrases, à opinions, à slogans. Généreux.
Inépuisable. Il avait compris qu'en face de toute question posée, il faut être partial. Le bonheur était à ce prix. La tranquillité aussi. Hitler venait de se défaire du doute, de la nuance, de toutes ces exigences que ses vieux professeurs avaient sottement associées à
l'intelligence critique et qui ne lui apparaissaient désormais que comme des symptômes de
dégénérescence. Ces intellectuels étaient des cerveaux desséchés, vides de sensations, déconnectés du cœur. Des malades. Des vieillards. Des mourants. Des faibles. Oui, Nietzsche avait raison. Des faibles qui essayaient d'entraîner les forts et les sains dans leur faiblesse en faisant passer leur mode de pensée débile pour l'esprit de vérité. La vérité ?
Quel besoin avait-on de la vérité ? Pourquoi pourchasser une vérité qui se montrerait favorable à l'ennemi ? Rien à faire. Nous ne devons poursuivre que la vérité qui nous est favorable. A nous. L'Allemagne au-dessus de tout. De tout.
Après quelques semaines de formation, Hitler et les autres « enragés volontaires »
avaient quitté Munich et suivi le Rhin pour s'acheminer vers l'ouest. En présence du fleuve, Hitler éprouva une émotion quasi religieuse. Le Rhin avançait, large et majestueux, dans sa belle eau verte, des bois se levaient comme des grands rideaux sombres sur des villages paisibles, inondés de soleil, enguirlandés de fleurs, d'où jaillissaient un clocher, un chant de cloche, un vieil air de piano. C'était l'Allemagne, son sang émeraude, son Graal. Il allait se battre pour défendre cela. Sa poitrine devenait trop étroite pour contenir son enthousiasme. Pourvu que l'Allemagne ne gagne pas trop vite. Lorsqu'il arrachait la presse aux crieurs de journaux et qu'il lisait, en gros titres, l'annonce des victoires ou la glorification des héros, l'amertume ajoutait sa goutte d'aigreur à sa joie sincère. Chaque nouveau triomphe l'inquiétait. Arriverait-il trop tard au front ?
Le train les déposa en Flandre par une nuit froide et humide. Lorsque la troupe marchait pour rejoindre le baraquement près d'Ypres, une explosion retentit, un obus passa au-dessus d'eux et explosa à l'arrière de leur colonne. Eclairs... Eclats. Dix hommes moururent sur-le-champ. La fumée et la poudre ne s'étaient pas encore dissipées qu'Hitler hurlait déjà :
Hourra !
Deux cents gosiers répétèrent immédiatement :
Hourra !
Hitler exultait : ouf, il n'était pas trop tard.
Ils arrivèrent à la frontière où crépitaient les balles, bourdonnaient les canons, s'époumonaient les officiers, vagissaient les blessés, agonisaient les corps tombés hors des tranchées, et là, dans une cagna de fortune aux planches mal jointes, bercé par le bruit de la guerre, Hitler dormit enfin du sommeil du Juste arrivé à temps.
Le lendemain, il se leva et bondit admirer la vie du camp.
Sortant de kilomètres de tranchées, de boyaux et de sapes, les brancardiers, la nuque rouge et suante, apportaient en hâte les soldats tombés cette nuit-là et triaient les morts et les blessés.
Médecins et infirmiers ne perdaient pas une seconde. Derrière eux : on piquait, on amputait, on évacuait. Déjà des bâches de tente recouvraient les morts d'un linceul ; un secrétaire inscrivait les noms des disparus, un autre allait écrire aux familles ; un sergent redistribuait leurs bottes, leurs armes et leurs ceinturons, tout ce qui n'avait pas été
endommagé. Arrivaient alors les officiers du génie, l'ingénieur des fortifications, l'ingénieur des eaux ; professionnels, ils ne considéraient le champ de bataille qu'en fonction de leur
seule spécialité ; ils donnaient leurs ordres aux groupes de travailleurs ; il fallait creuser, recreuser, édifier des abris, en réédifier d'autres, fondre des appuis de béton, en refondre de nouveaux, menuiser, étayer, relever, niveler, ravaler, terrasser, excaver, forer de nouveaux puits, fouir de nouveaux écoulements pour les eaux, réparer les anciens, fermer des feuillées, en ouvrir d'autres. Les détachements de travailleurs, des vieux plutôt branlants, envahissaient les galeries comme des fourmis afin de tout nettoyer. Les chefs d’artillerie vérifiaient que les mitrailleuses n'étaient pas enrayées. L'officier de protection contre les gaz déclenchait une fausse alerte pour vérifier que tout le monde était pourvu d'un masque et engueuler ceux qui mettaient plus de quinze secondes à le mettre. Le courrier arrivait. Les cuisiniers livraient une bassine de pain trempé dans le lait chaud. Tout cela était admirable, une merveille d'organisation. Hitler était conquis par cette intelligence, cette mobilisation de toutes les compétences, cette société parfaite, cette société totale.
Il avait été nommé estafette du 1er bataillon du 2e régiment d'infanterie. Il était chargé de communiquer les ordres de l'état-major aux soldats. Il obéissait à l'adjudant Hugo Gutmann, un bel homme brun aux moustaches lustrées, au torse avantageux — larges épaules et taille étroite —, à l'œil clair, au verbe haut, le sous-officier idéal, un sous-officier comme on en voit sur les gravures, et qu'Hitler idolâtrait déjà.
Dites aux hommes que le baptême du feu aura lieu dans quatre jours.
Quatre jours, ça allait être une attente insupportable.
Hitler occupa son temps à parler avec des soldats au front depuis plusieurs semaines. Il s'attendait à recueillir des récits héroïques, il rencontrait surtout des hommes simples, rouspéteurs, occupés par les détails de la vie quotidienne — l'heure de la soupe, la qualité
de la soupe ; il fut d'abord déçu. Puis il constata que ces hommes n'aimaient pas parler des nuits de combat. Normal ! Ils ne se dupent pas de paroles comme les gens de l’arrière. Ils sont dans l'action, eux ! En les observant mieux, il constata qu'ils changeaient en effet lorsque la nuit tombait : de maussades, ils devenaient vifs, la fatigue les lâchait, une électricité nouvelle tendait leurs muscles, leurs yeux s'allumaient. Hitler devenait d'autant plus jaloux et impatient.
Enfin, le crépuscule se fit sur le quatrième jour.
On annonça une attaque. Il ne s'agirait pas de s'embusquer dans une tranchée, mais de sortir. D'avancer dans la plaine. De surprendre l'ennemi par le côté. De gagner du terrain. La nuit serait décisive.
Hitler se jeta dans la mêlée.
Il n'était pas en première ligne — les estafettes ne le sont jamais —, mais il colportait les ordres essentiels, la bataille ne se ferait pas sans lui.
Le feu roulant commence. Il pleut des obus dans les ténèbres. On entend à peine le gazouillement des rusées éclairantes qui envoient de temps en temps leur lumière.
Les hommes quittent le boyau pour entrer dans les bois. Les Français ne sont pas loin.
On entend des salves.
Hitler transmet les ordres. Il faut longer le bois.
Il court. Il crie. Il court. Il jure.
Des coups partent. Des balles se figent dans les écorces. Des camarades gémissent et tombent.
Il court.
Il se sent grand. Il est immense.
Il court.
Il est devenu un guerrier. Il charge. Il ne craint rien. N'a pas peur de la mort, il va la donner. Il est le guerrier absolu.
Il court. Il plonge. Il rampe. Il se relève. Il court.
Il n'est plus lui, il n'est plus que réflexes ; son corps est plus intelligent que lui ; son corps sait tout ; son corps sent tout. Il est un. Un enfin. Un élan. Rien qu'un élan. Tout un élan. Un élan qui le meut et le dépasse. La puissance monte au maximum en lui.
Incandescente.
Il court.
La vie est intense. Plus intense qu'elle ne fut jamais. Avant, il n'a connu qu'un insipide néant. Maintenant il existe. Il surexiste.
Il court. Il tombe. Il jure. Il rit. Il court.
Tout son sang s'est mobilisé. Tous ses nerfs sont à l'affût. Une énergie concentre en lui des ressources inconnues. Il n'a jamais vu si bien, ni entendu si finement. Jamais ses sens n'ont eu cette acuité. Il est un géant.
La bête s'est réveillée en lui. Elle est belle, la bête. Rapide. Inépuisable. Instinctive.
Millénaire. Elle est forte, la bête. Elle se jette au sol, esquive une balle, tire, se redresse. Un flair énorme, la bête. Elle évite toujours la mort. Elle la donne d'un coup sûr. Et souple. Et vive.
Oui, en lui, l'homme meurt. La bête le remplace.
Il court. Il tire. Il court.
C'est le feu. C'est la charge. C'est l'extase de la charge. Je suis heureux. Je n'ai jamais été aussi heureux. J'existe enfin. Merci, mon Dieu, de m'avoir fait connaître la guerre.
Désormais, Adolf H. exécrait les oiseaux. C'était un des effets du front. Depuis quelques semaines, son oreille tressaillait à chaque bruit, scrutait dans le moindre déchirement du silence la présence d'un grand péril ; son corps se tendait au gazouillement de canari que faisaient les fusées éclairantes annonciatrices du combat ; son corps plongeait au chantonnement frais et léger d'une balle qui s'égare, s'aplatissait aux sifflements perfides des shrapnells, se trempait d'angoisse aux chuintements létaux qui suivaient l'explosion d'un obus ; bref les oiseaux, même au plus beau d'une matinée paisible et ensoleillée, ne pouvaient plus émettre un son qui ne lui signifiât la mort.
Ce jour-là, il faisait sur la Champagne un temps à croire au paradis terrestre. Adolf, Neumann, Bernstein et quelques autres avaient eu droit à un répit. Ils étaient allés s'installer dans un pré, le long d'un ruisseau.
Les hommes se baignaient, nus, dans l'eau claire. Le prétexte était de se laver ; la vérité était qu'ils avaient besoin de retrouver un corps qui servirait à autre chose qu'à faire
la guerre. Comme ils étaient fins lorsqu'on les dépouillait de leurs uniformes, manteaux, guêtres, genouillères, besaces, armes ! Comment certains arrivaient-ils à porter tout cela ?
Adolf se laissait porter par la rivière, légèrement à l'écart. Seul Bernstein ne s'était pas baigné, restant assis, habillé, sur la berge, mâchant des brins d'herbe tandis que son chat écorché se frottait avec amour contre ses bottes. Adolf regardait les jeunes corps qui l'entouraient. La nudité devenait, elle aussi, à son tour, un uniforme. Même peau blanche, même cambrure vigoureuse des reins, mêmes biceps saillants, mêmes grands pieds naïfs, même sexe enfoui dans une toison triangulaire, mêmes testicules ballotants, inutiles, égarés. Des animaux. La nuit, je ne me bats pas comme un Autrichien contre des Français, je ne me bats même pas comme un homme contre d'autres hommes ; je me bats comme une bête contre la mort. Je sauve ma peau. Je tire contre la mort, je balance des grenades à la mort, pas à l'ennemi. Le jour, je suis une bête aussi. Je n'attends rien que de digestif.
Manger. Passer une heure sur les feuillées, le cul à l’air à me vider d'une diarrhée. Puis manger. Dormir un peu. Manger. La vie s'est réduite à la vie. A la lutte pour la vie.
Il sortit de l'eau et alluma une cigarette. Ah, si ! Je suis plus qu'un animal puisque je fume. Un rat ou une girafe ne fument pas, que je sache ? Merci l'armée. On leur distribuait tous les jours de quoi s'humaniser, se mettre au-dessus de la brute. Cinq cigares. Dix cigarettes. Une carotte à chiquer. A eux d'échanger ensuite. Ah oui, ça aussi, le troc, c'est la marque d'une condition supérieure. Je nous sous-estimais. Pardon. Il s'assit, nu, à côté de Bernstein. Le chat voulut, par réflexe, s'astiquer contre ses cuisses mais sursauta, horrifié, en découvrant qu'Adolf était mouillé.
La grimace féline les fit éclater de rire.
Les chats ont horreur de l'eau.
Comme toi, visiblement, dit Adolf à Bernstein.
Oh, moi, c'est un peu plus compliqué.
Bernstein avait détourné la tête pour qu'Adolf ne posât plus de questions.
Neumann les rejoignit, cabriolant et sautillant, tellement joyeux que sa nudité
paraissait enfantine. Adolf admira une fois de plus le contraste entre sa peau trop pâle et sa barbe trop noire, trop luisante, qui encadrait un nez fier et frémissant : Neumann semblait être dessiné à l'encre de Chine.
J'aimerais que vous me racontiez votre vie Jusqu'à l'âge de quarante ans, s'écria Bernstein en battant le ventre dodu du chat.
Qu'est-ce que tu racontes ? D'abord, pourquoi ne te baignes-tu pas ?
A h, ne t'y mets pas aussi, Neumann. C'est une épidémie en ce moment. Tout le monde doit faire la même chose. Tout le monde doit aller à la guerre. Tout le monde doit se faire tuer au feu. Tout le monde doit manger la même merde. Tout le monde après est incapable d'en fabriquer, de la vraie merde. Tout le monde doit aller se baigner. Tout...
Stop. J'ai compris. J'arrête. Quel est le jeu ?
Le jeu consiste à dire ce qu'on doit faire entre aujourd'hui et l'âge de quarante ans.
Comme nous ne sommes pas sûrs d'être encore vivants demain matin, je trouve que ça serait bien d'imaginer. Pourquoi se priver ? D'accord ?
D'accord, dit Neumann.
D'accord, dit Adolf.
Qui commence ?
La réflexion se montrait difficile. Ils auraient répondu aisément quelques mois plus tôt, mais, la guerre ayant imposé son présent intensif, ils n'étaient plus en rapport avec leur passé ni leur avenir. Chacun dut faire un effort pour se rappeler qui il était, et ce qu'il attendait d'une vie qui serait plus qu'une simple survie.
A moi ? dit Adolf lorsqu'il fut sûr de ne couper l'inspiration à personne.
Va.
Va.
Si la guerre s'arrête demain, je veux retourner à Vienne avec vous, passer plusieurs jours à préparer pour nous trois les meilleurs plats de la terre, puis continuer mon travail de peintre. Je n'ai pas trouvé mon style. Je suis toujours en train de copier quelqu'un. J'ai trop de maîtres, Bernstein compris. J'ai l'admiration qui vire à l'absence de personnalité. Je voudrais dépasser mon état de caméléon.
Que deviens-tu à quarante ans ? demanda Bernstein.
Un peintre sûr de ses moyens, qui gagne bien sa vie, dont les bons collectionneurs ont déjà des petites toiles et ambitionnent les grandes.
Et ta vie privée ?
Du plaisir. Rien que du plaisir. Beaucoup de femmes qui me sont très attachées.
Peut-être un peu plus jeunes que moi, histoire de changer par rapport à aujourd'hui. Des femmes. Oui, il me faut le pluriel.
A toi, Neumann.
Ecoutez, les gars, c'est très simple : à quarante ans, je suis devenu le plus grand décorateur de théâtre d'Autriche et d'Allemagne réunies. On ne peut plus monter un Wedekind, un Debussy ou un Richard Strauss sans moi, si ce n'est que je coûte très cher.
Et ta vie privée ?
Privée de rien, justement. Une épouse fidèle qui m'idolâtre, me vénère, me fait six enfants, les torche et les élève elle-même. Quelques maîtresses riches qui ne résistent pas à
mon talent. Des actrices pour la plupart. Et une grande union épistolaire avec une femme mystérieuse, lointaine, qui ne songe qu'à protéger mon génie.
Rien que ça ?
Je brosse à gros traits.
Ils éclatèrent de rire. Neumann avait décrit le contraire de ce qu'il était pour l'heure. A ce point près qu'il adorait concevoir des décors de théâtre.
Adolf se tourna vers Bernstein.
Et toi ?
Moi ? J'espère que j'aurai achevé enfin une toile qui soit digne d'être regardée.
Mais tu l'as déjà fait ! Vingt fois ! protesta Adolf.
On n'interrompt pas, c'est le jeu. L'argent ? J'en gagnerai sûrement.
Mais tu en gagnes déjà. En fait, tu as déjà tout.
Peut-être. En tout cas, à quarante ans, j'espère tout que je ne vous mentirai plus.
Adolf et Neumann regardèrent Bernstein avec douleur. Cette fois, il ne plaisantait pas.
Ses lèvres tremblaient.
Tu nous mens, toi ?
Vous êtes mes meilleurs amis et je ne suis toujours pas capable de me montrer nu devant vous.
Nu ? Ça ! Tu plaisantes ! Quel intérêt de se montrer nu ? Tu es pudique, c'est tout.
Voire pudibond !
Ce n'est pas grave !
Malgré les protestations d'Adolf et Neumann, Bernstein baissait les yeux. Il cachait mal les larmes qui agaçaient la peau rougie de ses paupières.
Je ne suis pas capable de me montrer tel que je suis avec vous. Pas capable de vous dire que, lorsque nous parlons de femmes, je fais semblant.
Semblant de quoi ? Tu n'as pas les mêmes goûts que nous, c'est tout. Tu préfères les femmes maigres.
Non, reprit Bernstein. Je fais semblant d'avoir les mêmes goûts que vous. J'aime les hommes.
Adolf et Neumann se turent.
Effrayé, Bernstein releva la tête, croyant qu'ils n'avaient pas compris.
J'aime le sexe des hommes.
Adolf et Neumann opinèrent pour qu'il se rassurât : ça y est, ils avaient saisi, inutile d'en rajouter.
Un couple de faisans jaillit d'un boqueteau embroussaillé. Dans la rivière, les hommes pestèrent d'être désarmés. Ils virent les deux rôtis partir dans un vol courbe vers le sud.
Adolf et Neumann continuaient à se taire. Au milieu de cette campagne idyllique où
grondait cependant, à la lisière du paysage, la menace du front, il leur semblait que l'aveu de Bernstein était à la fois énorme et sans importance. Certes, ils frémissaient d'avoir été
amis intimes avec un être qui dissimulait une telle part d'inconnu mais ici, dans ces champs où l'on alignait chaque matin de jeunes cadavres, cela devenait ridicule de se choquer !
Comme c'était vain, les frottements de peaux, lorsqu'on ramassait chaque jour des chairs ouvertes, qu'on allongeait sur des civières les candidats à la gangrène, à l'amputation !
Comment pouvais-tu faire de la discrimination entre les êtres en fonction de quelque chose d'aussi futile, privé, sans conséquence ? Comment Adolf et Neumann avaient-ils pu penser une seconde valoir mieux que Bernstein, leur maître, leur enfant, leur idole, parce qu'ils se sentaient bien, eux, entre les cuisses d'une femme ?
Adolf mit fin à la tension en embrassant Bernstein.
Tu es notre ami. Tu as bien fait de nous le dire. Il n'y a rien de honteux.
Neumann fit de même.
Bernstein tremblait encore, entre le bonheur et la crainte.
Vrai ?
Vrai.
Vous ne me trouvez pas dégoûtant ?
Non. On aimerait bien que tu te laves un peu. Mais non.
Bernstein baissa la tête, comme pris en faute.
J'attendais que les autres soient partis. Ils me faisaient de l'effet. J'avais peur que...
... ça se voie ?
Ils éclatèrent tous les trois de rire. C'était fini. Ils n'étaient plus séparés. De ça aussi, ils pouvaient rire.
A qui appartient ce chien ?
A l'estafette Hitler, mon adjudant.
Dites-lui de venir me voir.
L'adjudant Hugo Gutmann entra dans le poste de commandement en grattant sa belle tête de sous-0fficier.
L'estafette Hitler était bien le dernier homme qu'il avait imaginé en train d'adopter un chien errant. Il n’avait rien à lui reprocher, au contraire, l'individu avait toujours montré de la vaillance, de l'obéissance du courage. Hitler se comportait comme un parfait soldat, accomplissant sa tâche d'agent de liaison avec plus de célérité et d'efficacité qu'aucune autre estafette, revenant toujours intact à l'état-major, le message transmis ; d'ailleurs il l'avait fait nommer caporal. Mais c'était cette perfection même qui le rendait quelque peu inquiétant. Hugo Gutmann avait l'impression que le patriotisme avait étouffé tous les autres sentiments en Hitler. Solitaire, ne recevant pas de courrier, n'éprouvant pas le besoin d'exercer cet humour des tranchées qui rend l'horreur supportable, l'estafette condamnait les farces, les conversations grivoises. Hugo Gutmann, qui adorait les femmes
— et les femmes le lui rendaient bien —, avait par hasard entendu cet échange qui l'avait stupéfié :
Alors, Adi, tu es sûr que tu ne viens pas voir les filles avec nous ?
C'est ignoble ! C'est scandaleux ! Vous allez coucher avec des Françaises ou des Belges ! Mais où donc mettez-vous votre honneur d'Allemand ?
Pas là. Ça nous démange. Allez viens, Adi. De toute façon, il y a aussi de bonnes Allemandes au bordel.
Non, je n'ai pas de temps à perdre.
Arrête. Tu ne vas pas nous faire croire que tu vas lire encore ton Schob...
Schopenhauer! Si !
Dis donc, Adi, alors c'est vrai ce qu'on dit ? Que tu n'as jamais aimé une fille ?
Je n'ai pas de temps à perdre avec ce genre de chose et ce n'est pas demain que je m'y mettrai.
Hugo Gutmann en était resté le pied en l'air, le souffle coupé. L'estafette Hitler ne se rendait pas compte qu'il était grotesque. Tout au contraire, il se sentait plein de lui-même, mieux que dans son bon droit : dans sa supériorité. Il écrasait ses camarades du haut de sa chasteté. Gutmann avait frémi : heureusement que ses chefs n'étaient pas ainsi. Le cas échéant, il aurait craint leurs ordres. Comment peut-on commander les hommes si l'on n'appartient pas soi-même à l'humanité ? Il lui semblait, à lui, Hugo Gutmann, que sa
légitimité venait de ce qu'il était comme ses soldats, ni plus courageux, ni plus lâche, travaillé par les mêmes désirs, habité par la même vulgarité, commun, ordinaire, mais juste un peu plus qualifié.
En s'approchant de la fenêtre, il vit le chien se précipiter joyeusement vers son maître.
Le terrier avait l'arrière-train déporté de bonheur. Hitler semblait subir cette contagion. Il s'accroupit, sourit, et tapota tendrement la bête. Ensuite, il la fit jouer en envoyant une branche au loin. Enfin, il lui apprenait à faire le beau lorsqu'on vint le prévenir qu'il était convoqué.
Hugo Gutmann se lissa la moustache, dubitatif. Après tout, il s'était trompé. Cet Hitler avait quelque chose d'humain. Tant mieux. Mais cela n'arrangeait pas ses affaires. Par principe, il ne voulait pas tolérer d'animaux. Cependant, si cet Hitler avait besoin d'aimer quelque chose et d'être aimé... Diable ! On allait voir !
Mon adjudant.
Gutmann regarda saluer le caporal Hitler, flottant dans la toile de ses vêtements tant il était squelettique, le teint plombé, les yeux enfoncés, la moustache en bataille : un pauvre gars. Allait-il lui enlever son seul bonheur ?
Estafette Hitler, je vous ai convoqué pour... vous annoncer que... je vous ai proposé pour la Croix de fer.
Le visage de l'estafette s'illumina, la peau tendue par l'émotion. Un battement d'incrédulité agitait ses cils.
La Croix de fer de seconde classe, naturellement. Pour la première classe, nous verrons... plus tard.
Gutmann se détourna, presque gêné par l'ampleur de l'émotion qu'il avait provoquée.
Vous pouvez disposer,
Merci, mon adjudant. Le jour où je recevrai la Croix sera le plus beau jour de ma vie.
Je n'en doute pas. Vous la méritez, Hitler, vous la méritez. Ce chien, là-bas, il est à
vous ?
Oui, mon adjudant. Je l'ai trouvé entre les tranchées, il était perdu. Je suis en train de le dresser.
Très bien. Très bien.
Je l'ai appelé Foxl.
Très bien. Très bien. Du moment qu'il ne gêne pas la compagnie, je crois que... je peux tolérer... votre compagnon.
Je l'aime. Il n'obéit qu'à moi.
Gutmann s'assit. Il se mit l'index devant la moustache, fit semblant de la lisser pour se donner une contenance, partagé entre la pitié et l'envie de rire. «Je l'aime. Il n'obéit qu'à
moi. » Le pauvre diable, à force d'obéir, avait besoin de donner des ordres à son tour. Hitler jouait l'adjudant, le chien le soldat. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Une compensation... Pas de l'amour, non, mais une compensation.
Gutmann sentit que la moquerie qui faisait partie de son caractère léger allait lui faire perdre son sérieux. Dans deux secondes, il allait pouffer... Il sortit son mouchoir de sa poche et fit semblant d'éternuer.
— A vos souhaits mon adjudant.
Cet Hitler avait vraiment le don des phrases idiotes : « A vos souhaits, mon adjudant. »
Du coup, Gutmann éternua encore une fois.
— Merci, estafette Hitler. Vous pouvez vaquer.
— Vous avez perdu ça, mon adjudant.
Hitler se baissa pour ramasser un bout de tissu qui était tombé de la poche de l'adjudant sur le carrelage. Il reconnut une kippa.
Gutmann, confus, agrippa sa calotte et la fit disparaître. Il ne tenait pas à ce que ses hommes connaissent son origine. C'était en tant qu'Allemand qu'il les dirigeait, pas en tant que Juif. Il y avait suffisamment de racisme spontané dans les classes populaires pour que cela pût entamer son autorité.
Il regarda Hitler qui souriait toujours, pas du tout troublé par ce qu'il venait de découvrir. « Une chance ! Je ne suis pas tombé sur un antisémite ! Hitler est une sorte de mécanique inhumaine, mais il n'est pas antisémite. »
— Merci. Vous pouvez disposer. Bien sûr, tout ce qui s'est dit dans ce bureau doit rester confidentiel. Je parle de ma proposition pour la Croix de fer, naturellement.
Lorsque Hitler rejoignit son chien, il semblait que celui-ci avait déjà compris que son maître allait avoir la Croix de fer : il lui faisait la fête. Hitler lui raconta dans l'oreille plein de détails sur son entrevue, puis il vanta les mérites de l'adjudant Gutmann. Comme Hitler aimait l'armée, il était amoureux de l'adjudant Gutmann, incarnation parfaite de l'officier, beau, élancé, puissant, la voix vibrante, le verbe élégant. Comme d'habitude, Foxl lui accordait une attention un peu désordonnée, mais il semblait être de son avis.
Hitler se réjouissait d'autant plus qu'il venait d'achever les trois jours de repos imposés aux agents de liaison et que, dès le soir, il repartait en mission pour trois nuits.
Pour se préparer à l'assaut, il sortit son petit carnet olive et révisa ses additions.
Depuis le début des hostilités, il avait tenu les comptes de son régiment : plus de quatre-vingts pour cent des hommes étaient morts. Ils étaient arrivés trois mille six cents. Ils demeuraient six cent onze. Certes, il y avait des morts qu'il faudrait décompter, résultat d'une erreur : les régiments de Saxe et du Wurtemberg avaient tiré sur les Munichois en les prenant pour l'ennemi anglais.
Bavure. On n'allait pas leur en vouloir plus que çà D'ailleurs, ceux qui devaient être le plus furieux — les cadavres — n'étaient plus en état de protester. Tout de même. La saignée était importante. Or ce qui fascinait le plus Hitler, ce n'était pas la perte, mais ce qui restait. Ou plutôt qui restait.
Il avait échappé à tous les dangers. Comment se faisait-il que les balles ne l'atteignaient jamais ? Pourquoi les projectiles jaillissant des fusants passaient-ils toujours à
côté de lui ? Pourquoi les obus l'évitaient-ils aussi ? Il était bien obligé, à force, de se poser la question.
Deux semaines plus tôt, en plein jour, alors qu'il se trouvait assez loin du front, près de l'état-major de Fromelles, alors que le bombardement, assourdi, semblait être assez mou, il s'était dirigé vers la voiture du colonel List pour l'examiner. Le chauffeur, allongé dans l'herbe à vingt mètres du véhicule, l'interpella en chemin. Hitler s'arrêta, discuta trente secondes. Un obus détruisit la voiture. A l'endroit même où il aurait été censé se trouver s'il n'avait pas répondu au chauffeur, il n'y avait plus que des débris de tôle, des pièces de moteur éparses et une fumée noirâtre qui montait des pneus en feu.
Hasard ?
Quelques nuits plus tard, comme, accompagné de Schmidt et Bachmann, il courait entre les tranchées pour transmettre un ordre, fut-ce par hasard, aussi, que l'incroyable se produisit ? Le tourbillon de feu n'épargnait personne. La terre tremblait sous les pulsations des canons. Des étincelles crépitaient dans l'obscurité. Des stridences déchiraient l'air et venaient planter l'acier dans les arbres et les chairs. Les trois estafettes, à tout instant, se plaquaient contre le sol, les épaules et la tête sous le sac, en faisant la tortue. Ils subissaient un tir groupé : fusants et percutants les rasaient en rafales. Hitler roula sur le côté droit.
Une seconde à l'avance, il comprit au miaulement toujours plus aigre que l'obus allait terminer sa trajectoire sur lui. Une chute pesante secoua la terre à côté de sa main droite. Il reçut de la glaise. L'obus n'explosa pas.
Pourquoi justement cet obus-là n'explosa-t-il pas ? Hasard ?
Ne devrait-on pas parler plutôt de protection ?
Oui. Une étrange protection qui entourait Hitler d'une cuirasse étanche ?
Ce soir-là, les Anglais et les Français ouvrirent les hostilités avec force et puissance, ils semblaient décidés à mener une bataille enragée.
Hitler attacha son chien derrière le bâtiment de Foumes où s'était installée la logistique administrative et se rendit dare-dare à Fromelles. Là, on envoya Hitler, Schmidt et Bachmann à un poste de commandement avancé. On dépêchait toujours les estafettes par groupe pour être sûr que le message passerait quand bien même l'une d'elles serait touchée.
Avec difficulté, ils s'acquittèrent de leur mission. En pénétrant dans le bâtiment, Hitler fut saisi d'un pressentiment, quelque chose de vague et de fort à la fois. Il perçut en lui, à
un mauvais goût dans la bouche, à la faiblesse d'une lampe à huile, qu'un malheur s'annonçait. Mon Dieu, si nous allions perdre la guerre cette nuit ! Ou bien c'est Foxl.
Quelqu'un a détaché Foxl. Non, c'est la guerre. Je ne sais pas. Il sortit, un peu désorienté, du bâtiment et aspira puissamment l'air frais de la nuit pour se remettre.
L'explosion le jeta à terre.
Un obus venait d'atteindre le poste de commandement. Il avait éclaté à l'intérieur du local. Une boucherie. Corps saignés. Crânes traversés. Poitrines défoncées. Jambes coupées. Il y avait là beaucoup d'hommes, des téléphonistes, des estafettes, deux capitaines, un commandant. Schmidt et Bachmann y étaient restés, on ne les distinguait même pas dans la bouillie des autres. On mit deux heures à sortir tous les corps et leurs
morceaux. Les brancardiers écrasaient en passant des caillots panés de poussière. Des lambeaux de peaux restaient collés aux pans de murs encore debout.
Cette fois-ci, Hitler ne pouvait plus hésiter. Il savait. Son immunité ne venait pas du hasard. Il était protégé. La Providence lui avait donné le pressentiment étrange qui lui avait fait quitter le lieu. Un pacte s'était conclu entre le ciel et lui qui lui permettrait de faire cette guerre. De la gagner. Et d'en sortir vivant.
L'adjudant Hugo Gutmann arriva, consterné, sur les lieux.
Hitler, en le voyant, tressaillit. Il venait d'obtenir une confirmation supplémentaire. Il avait craint, un instant, que son chef se trouvât aussi déchiqueté dans les décombres. Si l'obus avait épargné l'adjudant Gutmann, cela signifiait qu'Hitler aurait bien sa Croix de fer.