ERIC-EMMANUEL SCHMITT

La Part de l’autre

ROMAN

Postface inédite de l’auteur

ALBIN MICHEL

A la mémoire de Georg Elser,

Poseur de bombes artisanales

La minute qui a changé

le cours du monde...

 Adolf Hitler : recalé.

Le verdict tomba comme une règle d'acier sur une main d'enfant.

 Adolf Hitler : recalé.

Rideau de fer. Terminé. On ne passe plus. Allez voir ailleurs. Dehors.

Hitler regarda autour de lui. Des dizaines d'adolescents, oreilles cramoisies, mâchoire crispée, le corps tendu sur la pointe des pieds, les aisselles mouillées par l'affolement, écoutaient l'appariteur qui égrenait leur destin. Aucun ne faisait attention à lui. Personne n'avait remarqué l'énormité qu'on venait d'annoncer, la catastrophe qui venait de déchirer le hall de l'Académie des beaux-arts, la déflagration qui trouait l'univers : Adolf Hitler recalé.

Devant leur indifférence, Hitler en venait presque à douter d'avoir bien entendu. Je souffre. J'ai une épée glacée qui me déchire de la poitrine aux entrailles, je perds mon sang et personne ne s'en rend compte ? Personne ne voit le malheur qui me plombe ? Suis-je seul, sur cette terre, à vivre avec autant d'intensité ? Vivons-nous dans le même monde ?

L'appariteur avait fini la lecture des résultats. Il replia son papier et sourit dans le vide.

Un grand type jaunâtre, sec comme un canif, des jambes et des bras raides, interminables, maladroits, presque indépendants du tronc et retenus par une attache incertaine.

Il quitta l'estrade et rejoignit ses collègues, la besogne achevée. Pas du tout le physique d'un bourreau mais la mentalité. Persuadé d'avoir énoncé la vérité. Un crétin du genre à avoir peur d'une souris mais qui, pourtant, n'avait pas hésité à prononcer calmement, sans trembler une seconde : « Adolf Hitler : recalé. »

L'année précédente, déjà, il avait dit la même horreur. Mais l'année précédente, c'était moins grave : Hitler n'avait pas beaucoup travaillé et se présentait pour la première fois. En revanche, aujourd'hui, la même phrase devenait une sentence de mort : on ne pouvait concourir plus de deux fois.

Hitler ne lâchait pas des yeux l'appariteur qui riait maintenant avec les surveillants de l'Académie, de grands échalas de trente ans en blouse grise, des vieux selon Hitler qui n'en avait que dix-neuf. Pour eux, c'était une journée ordinaire, une journée de plus, une journée qui justifiait leur paye à la fin du mois. Pour Hitler, ce jour était le dernier de son enfance, le dernier où il avait pu encore croire que rêve et réalité s'accommoderaient.

Le hall de l'Académie se vidait lentement, telle une cloche de bronze qui se débarrasse de ses sons et les envoie dans toute la ville. Pour vivre le bonheur de l'admission ou la tristesse du rejet, les jeunes gens partaient remplir les cafés de Vienne.

Seul Hitler restait là, immobile, assommé, livide. Tout d'un coup, il venait de s'apercevoir de l'extérieur, comme un personnage de roman : il est orphelin de père depuis des années, de mère depuis l'hiver dernier, il n'a plus que cent couronnes en poche, trois chemises et une édition complète de Nietzsche dans sa valise, la pauvreté s'annonce avec le froid, on vient de lui refuser le droit d'apprendre un métier. Qu'a-t-il pour lui ? Rien. Un physique osseux, de très grands pieds et de toutes petites mains. Un ami auquel il n'osera pas avouer son échec tant il s'est vanté de réussir. Une fiancée, Stéphanie, à qui il écrit souvent mais qui ne lui répond jamais. Hitler se voit tel qu'il est et il se fait pitié. C'est bien le dernier sentiment qu'il voudrait s'inspirer.

Les appariteurs se sont approchés de cet adolescent en larmes. Ils l'invitent à prendre un chocolat avec eux dans la loge du concierge. Le jeune homme se laisse faire, il continue à

pleurer en silence.

Au-dehors, le soleil brille, joyeux, dans un ciel d'un bleu décapant, fleuri d'oiseaux. Par la fenêtre, Hitler regarde le spectacle de la nature et ne comprend pas. Alors, ni les hommes ni la nature ? Personne ne se mettra à l'unisson de mes souffrances ?

Hitler boit son chocolat, remercie gentiment les surveillants pour prendre congé. Cette sollicitude ne l'a pas consolé : comme toutes les attitudes des hommes, elle est générale, fondée sur des principes, des valeurs, elle ne s'adresse pas à lui personnellement. Il n'en veut plus.

Il quitte l'Académie des beaux-arts et va se perdre, à pas menus, les épaules basses, dans la foule de Vienne. Cette ville avait été magnifique, lyrique, baroque, impériale, la scène de ses espoirs ; elle devenait le cadre étroit de son échec. L'aimerait-il encore ?

S'aimerait-il encore ?

Voilà ce qui se passait ce 8 octobre 1908. Un jury de peintres, graveurs, dessinateurs et architectes avait tranché sans hésiter le cas du jeune homme. Trait malhabile. Composition confuse. Ignorance des techniques. Imagination conventionnelle. Cela ne leur avait pris qu'une minute et ils s'étaient prononcés sans scrupule : cet Adolf Hitler n'avait aucun avenir.

Que se serait-il passé si l'Académie des beaux-arts en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, à cette minute précise, le jury avait accepté Adolf Hitler ? Cette minute-là

aurait changé le cours d'une vie mais elle aurait aussi changé le cours du monde. Que serait devenu le vingtième siècle sans le nazisme ? Y aurait-il eu une Seconde Guerre mondiale, cinquante-cinq millions de morts dont six millions de Juifs dans un univers où Adolf Hitler aurait été un peintre ?

 Adolf H. : admis.

Une vague de chaleur inonda l'adolescent. Le flux du bonheur roulait en lui, inondait ses tempes, bourdonnait à ses oreilles, lui dilatait les poumons et lui chavirait le cœur. Ce fut un long instant, plein et tendu, muscles bandés, une crampe extatique, une pure jouissance comme le premier orgasme accidentel de ses treize ans.

Lorsque la vague s'éloigna et qu'il revint à lui, Adolf H. découvrit qu'il était trempé.

Une sueur citronnée rendait ses vêtements poisseux. Il n'avait pas de linge de rechange.

Mais peu importe : il était reçu !

L'appariteur replia son papier et lui adressa un clin d'œil. Adolf lui rendit un pétulant sourire. Ainsi, même le petit personnel, même les surveillants, pas seulement les professeurs, le recevaient avec joie à l'Académie !

Adolf H. se retourna et vit un groupe de garçons qui se congratulaient. Il s'approcha sans hésiter et leur tendit la main.

 Bonjour, je suis Adolf H. Je viens d'être reçu aussi.

On ouvrit le cercle pour l'accueillir. Le niveau sonore monta. Ce fut une farandole d'accolades, de sourires, de noms que l'on se disait pour la première fois, que l'on n'avait pas le temps de retenir mais on aurait toute l'année pour mieux se connaître...

On était en automne mais cette journée avait la fraîcheur des vrais commencements et le soleil, de la partie, semblait rire dans un ciel d'un bleu définitif.

Les garçons parlaient en même temps, personne n'écoutait personne, chacun n'entendant que soi, mais cela revenait à écouter les autres puisque tous les admis exprimaient la même joie.

L'un d'eux, cependant, parvint à trancher le brouhaha en hurlant qu'on devait aller fêter cela chez Kanter.

 En route !

Adolf glissa dehors avec eux. Il était solidaire. Il faisait partie du groupe.

En franchissant le seuil de l'Académie, il remarqua derrière lui un garçon immobile, seul au milieu du hall immense, qui pleurait silencieusement des larmes dures.

La pitié effleura Adolf H., il eut le temps de songer « le pauvre » puis, violemment, la félicité l'envahit, une deuxième vague ravageuse, encore plus forte que la précédente, car c'était désormais une jouissance épaissie, enrichie, une jouissance double : la jouissance d'avoir réussi flanquée de la jouissance de n'avoir pas échoué. Adolf H. venait de découvrir que le bonheur se fortifie du malheur d'autrui.

Il rejoignit ses compagnons. Les Viennois se rendaient-ils compte, cet après-midi, qu'ils voyaient passer un groupe de jeunes génies ? « Patience, se disait Adolf, un jour ils saisiront. »

Les cris et l'allégresse moussaient d'effervescence sous les plafonds de la taverne Kanter tandis que la bière coulait à gros flots dans les chopes. Adolf H. buvait comme il n'avait jamais bu. Ce soir, il était définitivement un homme. Lui et ses nouveaux amis s'expliquaient les uns aux autres quels grands artistes ils allaient être, comment ils allaient, à n'en pas douter, marquer leur siècle, et ils commençaient même à médire des anciens.

C'était une soirée historique. Adolf H. buvait de plus en plus, il buvait comme on fait de la musique, pour être à l'unisson des autres, pour se fondre en eux.

C'était la première fois de son existence qu'il ne s'affirmait pas contre les autres mais avec eux. Il se savait peintre depuis des années, il n'en avait jamais douté, cependant depuis son échec de l'année précédente, il attendait que la réalité lui donnât raison. Voilà !

Désormais, tout concordait ! Il était réintégré à l'univers, on l'avait reconnu tel qu'il se rêvait ! La vie se révélait juste et belle. A partir de ce soir, il pouvait se permettre d'avoir des amis.

Il buvait encore.

Après avoir refait le monde, ils s'expliquaient maintenant d'où ils venaient, ce que faisait leur famille. Au moment où ce fut son tour, Adolf ressentit une furieuse envie d'uriner et courut aux toilettes.

Son liquide arrosait puissamment la faïence, il pissait dru, il se sentait invulnérable.

Dans le miroir verdâtre et vérole, il testa sa nouvelle tête d'étudiant admis aux Beaux-Arts : il lui sembla que cela se voyait déjà, qu'il y avait une brillance nouvelle dans ses prunelles, un éclat sans précédent. Il s'étudia avec complaisance, posant un peu pour lui-même, se regardant avec les yeux de la postérité, Adolf H., le grand peintre...

Une douleur lui paralysa la mâchoire, ses lèvres se couvrirent d'écume et Adolf s'abattit sur le lavabo. Ses épaules étaient déchirées par des contractions, les sanglots dévastaient son visage : il venait de songer à sa mère.

Maman... Comme elle aurait été contente, ce soir ! Elle se serait sentie si fière ! Elle l'aurait pressé contré son sein malade.

Maman, je suis reçu à l’Académie.

Il se figurait très clairement le bonheur de sa mère, et, quand il imaginait cela, c'était tout l'amour maternel qui était enfin rendu à l'orphelin.

Maman, je suis reçu à l'Académie.

Il le répéta doucement, comme une incantation, le temps que l'orage passe.

Ensuite, il rejoignit ses amis.

 Adolf, où étais-tu passé ? Tu as vomi ?

Ils l'avaient attendu ! Ils l'appelaient Adolf ! Ils s'étaient inquiétés ! L'adolescent fut si ému qu'il prit vite la parole :

 Je crois qu'on ne peut plus peindre aujourd'hui comme il y a vingt ans. L'existence de la photographie nous pousse à concentrer notre travail sur la couleur. Je ne crois pas que la couleur doive être naturelle !

 Quoi ? Pas du tout. Meyer prétend...

Et la conversation reprit, jaillissante, capricieuse, comme un bon feu de cheminée.

Adolf s'enthousiasmait pour des idées qu'il n'avait jamais eues, fût-ce cinq minutes auparavant, il se lançait dans des théories nouvelles qu'il estimait immédiatement définitives. Les autres réagissaient avec force.

Dans les courts moments où il se taisait, Adolf H. n'écoutait pas ses condisciples mais songeait voluptueusement aux lettres qu'il allait écrire le lendemain : une à sa fiancée Stéphanie qui n'aurait désormais plus aucune raison de se montrer si hautaine, une à sa tante Johanna qui n'avait jamais cru à son talent de peintre, une à son tuteur Mayrhofer qui s'était permis de lui conseiller de chercher « un vrai métier »», une à sa sœur Paula, cette gamine insolente et moche pour laquelle il ne ressentait que de l'indifférence mais qui devait néanmoins réaliser quel grand homme était son frère, puis une lettre au professeur

Rauber, cet imbécile qui lui mettait de mauvaises notes en dessin, au professeur Krontz aussi qui, au lycée, s'était permis de critiquer ses assemblages de couleurs, à cet instituteur de Linz qui l'avait humilié, lorsqu'il avait huit ans, en montrant à toute la classe son beau trèfle rouge à cinq feuilles... Sa joie ajustait ses lettres comme on prépare un tir, ses missives seraient autant d'armes destinées à blesser tous ceux qui n'avaient pas su croire en lui. Il éprouvait une délectation féroce à exister. Ce soir, il se sentait bien, mais demain, il se sentirait encore mieux en faisant du mal aux autres. Vivre, c’est tuer un peu.

 Bonsoir, monsieur Hitler. Alors ? Vous avez réussi ?

Madame Zakreys, sa logeuse, cette sorcière tchèque, avait quitté sa machine à coudre pour se précipiter dans le couloir dès qu’elle avait entendu la clé pénétrer dans la serrure.

Fort heureusement, l’entrée stagnait dans la pénombre et Hitler pensa demeurer peu perceptible à la silhouette massive aux petits yeux jaunes.

 Non, madame Zakreys. Ils n’ont pas proclamé les résultats car l’un des examinateurs, souffrant, n’a pas encore pur rendre ses notes.

Madame Zakreys toussa de manière compréhensive. Hitler savait que, si on lui parlait de maladie, on obtenait immédiatement sa crainte et sa sympathie

 Et qu’est ce qu’il a ce professeur ?

 La grippe Il paraît qu’il y a une épidémie à Vienne

Madame Zakreys recula d’instinct vers sa cuisine, redoutant déjà qu’Hitler soit porteur de germes dangereux.

Hitler avait marqué un point décisif. Madame Zakreys ayant perdu son mari quelques années auparavant d’une influenza mal soignée allait d’isoler et ne proposerait même pas au garçon de partager un thé avec elle. Sans doute allait-elle l’éviter pendant quelques jours. Bien joué ! Il n’aurait pas à s’épuiser, à mentir, à parfaire la comédie de celui qui attend ses résultats.

Pendant qu'il posait son manteau, il l'entendit qui, déjà, allumait le gaz pour se préparer une décoction de thym. Comme elle devait se sentir coupable de sa retraite hâtive, elle repassa la tête dans le couloir pour ne mander poliment :

 Vous devez être déçu ?

Hitler tressaillit.

 De quoi ?

 D'attendre encore... vos résultats...

 Oui. C'est agaçant.

Elle le scruta de loin, prête à en entendre un peu plus, mais lorsqu'elle constata qu'il ne commenterait pas davantage, elle estima avoir été aimable et retourna à son fourneau.

Hitler s'enferma dans sa chambre.

Il s'assit en tailleur sur son lit et se mit à fumer méthodiquement. Il inhalait la fumée, la faisait tourner dans ses poumons puis relâchait des volutes épaisses. Il avait l'impression grisante de chauffer la pièce avec sa propre substance.

Autour de lui, ses dessins, des affiches d'opéra — Wagner, Wagner, Wagner, Weber, Wagner, Wagner —, des esquisses de décors pour le drame lyrique et mythologique qu'il voulait écrire avec son ami Kubizek, les livres de Kubizek, les partitions de Kubizek.

Il allait falloir écrire à Kubizek dans la caserne où il effectuait son service militaire.

Ecrire... Lui dire…

Hitler se sentit dépassé par l'ampleur de la tâche. Lui qui avait convaincu Kubizek de le suivre de Linz à Vienne, qui lui avait assuré qu'il devait être musicien, qui l'avait même inscrit à l'Académie de musique où Kubizek avait été reçu du premier coup en solfège, composition et piano, lui qui avait été le leader des deux garçons, contre les oppositions têtues de leurs deux familles, il allait devoir avouer que, de son côté , il avait tout raté.

Madame Zakreys gratta à la porte.

 Quoi ? demanda agressivement Hitler pour protéger son intimité.

 Il faudra pense à me payer la chambre.

 Oui. Lundi.

 D'accord. Mais pas plus tard.

Elle s'éloigna en traînant des pieds,

Hitler regarda avec panique autour de lui. Allait-il pouvoir continuer à payer cette chambre ? S'il était aux Beaux-Arts, il aurait eu droit à une pension d’étudiant-orphelin.

Mais sans cela... J’ai l'héritage de mon père ! Huit cent dix-neuf couronnes !

Oui mais il ne le toucherait qu'à sa majorité, dans arts. D'ici là...

Son cœur s'affola.

Il contempla la chambre d'un regard maussade. Il ne pourrait même pas rester ici. Tant qu'il était étudiant pouvait se contenter de peu. Maintenant qu'il était plus étudiant, il était pauvre.

En trois portes claquées, il se retrouva dans la rue. Il fuyait sa chambre. Il devait marcher. Il fallait imaginer une solution. Sauver la face ! D'abord sauver la face. Ne rien dire à Kubizek. Et puis dégoter de l’argent Maintenir des apparences normales.

Il avançait à grandes enjambées de sourd sur les trottoirs de Mariahilf, un des quartiers les plus pauvres de Vienne, un quartier qui aurait dû paraître neuf tant il était récent mais dont les immeubles pleins à craquer se fissuraient déjà. Une lourde odeur de marrons chauds barbouillait les façades.

 Que faire ?

 La loterie !

Hitler exulte. Bien évidemment ! Voilà la solution ! C’est pour cela que la journée s'est si mal passée ! Tout à un sens. Le destin lui a interdit la réussite à l’Académie parce qu’il lui réserve une bien plus belle surprise : devenir millionnaire. Cet après-midi, n’était qu'une épreuve initiatique, une passe dangereuse qui forcément devait déboucher sur la lumière : un billet de loterie ! Il n'avait perdu que pour gagner encore plus,

C'était évident ! Comment avait-il pu douter ? Le premier billet du premier vendeur venu !... Voilà ce que lui disait sa voix intérieure. Le premier billet du premier vendeur venu !

Justement, derrière un brasero dont les .charbons ardents noircissaient les châtaignes, se tenait un infirme qui proposait des billets aux passants.

Hitler contempla l'hydropique boursouflé comme une apparition, ou plutôt une confirmation céleste. La fortune était là, devant lui, assise sur une chaise pliante en toile, les pieds dans le caniveau, sous la forme d'un clochard sans dents aux membres boudinés.

Comme dans les contes de son enfance que lui lisait sa mère.

Hitler tâta nerveusement sa poche. Avait-il de la monnaie ? Miraculeusement, il avait juste la somme. il y vit un signe de plus.

Le cœur battant, il s'approcha de la masse de chairs liquides et demanda :

 Un billet, s'il vous plaît.

 Lequel, monseigneur ? s'enquit le monstre en tentant d'accrocher un œil vitreux sur le jeune homme.

 Le premier qui vous tombe sous la main.

Hitler regarda avec fascination le phoque humain palper des billets, hésiter, puis en détacher un d'un coup sec.

 Et voilà, monseigneur. Et on peut dire que vous avez de la chance.

 Je sais, répondit Hitler, dans un souffle, rougissant violemment.

Il saisit le billet, le serra contre son cœur et s'enfuit en courant.

Il était sauvé désormais. Il tenait son avenir contre lui. Et il était persuadé que c'était sa mère morte qui, du ciel, lui avait envoyé cette salvatrice inspiration.

 Merci, maman, dit l'enfant, courant toujours, les yeux levés vers les étoiles que les toits sombres cachaient.

Une première commande...

Adolf H., le cheveu raide, le pyjama tire-bouchonné, les yeux encore gonflés par la levure de la bière, se grattait la cuisse gauche en regardant l'improbable couple qui barrait l'entrée du couloir : la courte et massive madame Zakreys et le monumental Nepomuk, célèbre boucher de la rue Barberousse. Ils se dandinaient maladroitement devant lui, gênés, suppliants, comme de lointains cousins en visite.

 Nepomuk a toujours rêvé d'une enseigne peinte, miaula la logeuse.

 Oui, une belle enseigne, avec mon nom et de la couleur, confirma Nepomuk.

Une première commande... Il s'agissait bien d'une première commande... On voulait déjà s'offrir le talent du peintre Adolf H. Le garçon éprouvait un étonnement si muet que Nepomuk crut qu'il ne s'intéressait pas à sa proposition.

 Naturellement, tu seras rétribué, dit-il d'une voix plus faible.

 Bien sûr, approuva chaleureusement madame Zakreys.

 Tu es jeune, mon garçon, tu viens juste de rentrer à l'Académie des beaux-arts, je ne peux donc pas te rétribuer comme si tu en sortais.

Adolf pensa avec bonheur que, dans quelques années, il serait effectivement plus cher. Pour la première fois, il voyait un intérêt à vieillir.

 Donc tu es jeune. On peut même dire que, d'une certaine facon. Je prends un risque en t’employant.

 Je vous propose un marché, l'interrompit Adolf. Nous fixons un prix maintenant. Si l'enseigne vous plaît, vous la payez. Si elle ne vous plaît pas, vous ne la payez pas.

Les petits yeux du boucher se plissèrent. L'artiste parlait un langage qu'il comprenait.

 J'aime ça, mon garçon. Alors moi aussi, je te propose quelque chose d'intéressant : je te paie soit en argent, soit en marchandise. Dix couronnes en argent, autrement deux saucisses par jour pendant un an ce qui représente plus que dix couronnes...

Madame Zakreys se trémoussa.

 Quelle générosité, Nepomuk.

 Naturellement, madame Zakreys aura sa petite commission puisqu'elle nous a présentés.

La logeuse gloussa de plaisir et laissa échapper quelque chose en tchèque que personne ne comprit, Il sembla clair à Adolf que la veuve avait des vues sur le puissant boucher.

L'étudiant était un peu ennuyé par ce marchandage qui ne lui semblait guère digne de son talent. Midi approchait, La faim lui creusait acidement l'estomac. Il songea avec délices à son déjeuner.

 Un an de saucisses ?

 Un an de saucisses ! Tope là mon garçon !

Et Adolf laissa Nepomuk broyer sa fine main d'artiste dans sa poigne d'étrangleur d'animaux.

Vers trois heures, il se rendit rue Barberousse pour honorer sa première commande.

Nepomuk l'accueillit avec de grandes exclamations et de non moins fortes tapes cordiales sur le dos, comme s'il recevait la visite de son gendre.

 Viens, j'ai tout préparé.

Il se traîna jusqu'à l'arrière-boutique marronnasse Qui sentait la pissotière.

 Et voilà ! dit-il en ouvrant théâtralement les bras, fier comme un prestidigitateur qui achève un tour et lance le signal des applaudissements.

Le spectacle était épouvantable. Nepomuk avait tout préparé, en effet : sur un trépied il avait posé la planche de bois vierge qui devait servir d'enseigne et, sur un établi en face, il avait composé lui-même le tableau, toutes les spécialités de la maison posées les unes à

côté des autres, têtes de porcs, langues de bœufs, pieds de cochons, cervelles d'agneaux, foies, cœurs, poumons, rognons, saucisses, boudins, salamis, mortadelles, jambons, tripes, oreilles de veaux, tous les produits qui faisaient la fierté et la prospérité de la maison Nepomuk.

Adolf eut un haut-le-cœur.

 Je dois peindre tout cela ?

 Pourquoi ? Tu ne sais pas ?

 Si. Mais j'avais pensé à une scène mythologique, par exemple, un moment tiré

d'un opéra de Wagner où...

 De quoi me parles-tu, mon garçon ? Je veux que tu me peignes tout ce que je propose à mes clients. Rien d'autre. Si ! Mon nom au-dessus. Et là, tu fais comme tu veux.

C'est pour ça que je te paie.

Adolf pensa à ce qu'avait vécu Michel-Ange lorsqu'il était commandité par ce lourdaud de pape Jules II : à toute époque, l'humiliation devait-elle être le lot du génie sur cette terre

? Il avala sa salive et acquiesça de la tête.

 Combien de temps me donnez-vous ?

 Autant que tu veux. Mais je te signale qu'au bout de trois jours, la viande va boucaner et les couleurs vont changer.

L'énorme Nepomuk éclata de rire, flanqua une bourrade dans le dos d'Adolf et regagna la boutique où des clientes l'attendaient dans un brouhaha de poulets à l'enclos.

Livré à ses crayons et ses pinceaux, Adolf eut un instant de panique. Il ignorait par quoi commencer. Devait-il faire un fond avant de dessiner les sujets ? L'inverse ? Fusain ? Crayon

? Gouache ? Huile ? Il n'en savait fichtrement rien.

Allons ! Il ne pouvait pas être un imposteur puisqu'on l'avait admis à l'Académie des beaux-arts. Soixante-neuf aspirants avaient été repoussés. Lui avait été accepté ? Il devait donc forcément savoir.

Il redisposa les viandes mortes sur l'établi. Il peinait à les arranger de manière harmonieuse. Enfin il se lança dans la tâche : il était un peintre reconnu, il allait se le prouver.

Pendant trois jours et trois nuits, il ne quitta que brièvement, pour quelques heures d'indispensable repos, l'arrière-boutique de Nepomuk. Ses pensées n'étaient plus occupées que par ces blocs de chair, leur rendu sur la planche, le mélange des couleurs, la façon de marbrer le rose avec le blanc pour évoquer le gras du jambon, de rougir un fond noir pour faire apparaître le cœur profond de l'aloyau, pulvériser du beige sur le gris pour rendre goûteuses les rillettes, polir au doigt les volumes du cervelas, trouver une brosse dure aux poils espacés pour reconstituer la chair grêlée du salami. Comme toujours dans ses périodes d'exaltation, il avait cessé de s'alimenter et ne se nourrissait que de fumée lors des pauses-cigarette.

De temps en temps, le boucher venait jeter un œil à l'avancement de son enseigne.

D'abord sceptique, critique, il le gratifiait désormais d'un silence respectueux.

Le fumet de chair en décomposition s'ajoutait désormais aux relents d'ammoniac.

Dans cette chaleur de resserre, les chairs mortes s'oxydaient et se putréfiaient plus vite.

Côtes et filets, les plus difficiles à peindre, commençaient à puer sérieusement la gueule de chien. Une odeur lourde, pesante, immobile, une odeur installée d'agonie figeait la pièce comme un glauque vernis de maître. Adolf ne faisait plus la part de la fatigue, de l'écœurement et du dégoût. Fiévreux, il n’avait plus qu’un but : finir.

Les tableaux de Cranach et Breughel montrant l’enfer comme une rôtissoire lui semblaient maintenant une vision édénique de l'au-delà : le véritable enfer, c'était cette tâche qui le tenait cloué dans ce trou de boucher, à saisir sur sa planche le peu de formes qui suintait encore de ces charognes.

Le cinquième jour, il n'avait toujours pas conclu. Il ne lui restait que quelques heures dans la nuit car, au matin, il devait aller prendre ses cours à l'Académie : l'année commençait.

Il travailla rageusement. Ses doigts lui faisaient mal, les pinceaux avaient mis à vif leur peau délicate. Ses yeux boursouflés se fermaient presque par réflexe. Peu importe ! Il finirait.

A minuit, il avait achevé la composition. Il ne lui restait plus que les lettres.

Au matin, l'enseigne était terminée. Le jour pointait.

A six heures, Nepomuk descendit de sa chambre et découvrit l'œuvre.

Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, il considéra son enseigne pendant de longues minutes, ébahi.

Adolf le regarda et découvrit que Nepomuk ressemblait en fait à une grosse saucisse, une grosse saucisse large et haute, sans cou, refermée par une petite tête, une saucisse habillée, une saucisse avec quelques poils qui sortaient du col.

 Que c'est beau !

Des larmes de joie et d'attendrissement coulèrent sur les joues de Nepomuk.

Tiens, une saucisse qui pleure, pensa machinalement Adolf.

La saucisse ouvrit les bras et serra le peintre contre elle.

Puis Nepomuk voulut absolument qu'ils prennent leur déjeuner ensemble. Adolf se dit qu'il n'était peut-être pas inutile de se redonner quelques forces puisque, dans deux heures, il devrait affronter son premier cours.

Il avala sans broncher tout ce que Nepomuk fit rissoler dans ses poêles puis, lorsqu'il tenta d'ajouter dans son estomac quelques gouttes de café, il se sentit étouffer.

Il n'eut qu'une minute pour courir au fond du jardin où il vomit d'un bloc la boutique Nepomuk.

Plus jamais ! Plus jamais ! C'était décidé. A partir de ce jour-là, plus jamais il ne mangerait de viande. Il deviendrait végétarien. Pour toujours !

Il se précipita chez madame Zakreys, se lava en hâte au lavabo, se changea. Malgré le linge propre et ses ablutions, il était persuadé d'empester encore la décomposition.

Puis il courut à l'Académie.

Il n'avait qu'une minute pour retrouver ses amis, déjà la cloche sonnait, ils devaient monter en salle cinq, dans l'atelier-verrière.

Là, ils pénétrèrent dans une salle surchauffée. Près d'une estrade couverte de coussins, un poêle dégageait une chaleur engourdissante.

Chaque élève prit place derrière un chevalet. Le professeur leur fournit des fusains.

Une femme entra, en kimono, monta sur l'estrade et, subitement, défit sa ceinture et laissa glisser la soie à terre.

Adolf H. n'en croyait pas ses yeux. Il n'avait jamais vu une femme nue. Il avait chaud, trop chaud. Elle était belle et lisse sans un poil sur un corps mordoré.

Comme une saucisse.

Ce fut la dernière chose que pensa Adolf avant de s'effondrer sur le plancher, évanoui.

Dans quelques minutes, il sera riche.

La semaine a vite passé, comme un frémissement. Certes, il a fallu attendre, mais la certitude de gagner lui a permis de traverser tel un éclair ces longs jours creux.

Son billet chaud et humide dans la main, Hitler attend l’affichage de la loterie.

« Celui qui a la foi dans son cœur possède la plus grande force du monde. » Cette parole que lui murmuraient les lèvres adorées de sa mère lui a servi de bâton pour se tenir debout, un régime moral tout autant qu'un régime alimentaire. Il a jeûné et il a surmonté

l'épreuve de son échec : il croit de nouveau en lui, en son destin.

Le fonctionnaire de la loterie sort sur la chaussée et ouvre la boîte vitrée où il va placarder le résultat.

Le cœur d'Hitler fait un bond. Il s'approche.

Il ne comprend pas.

Où est l'erreur ? Sur son billet ? Sur l'affichette portée par l'employé ? Pourtant il y a erreur, Hitler le sait d'un savoir certain : un accord s'est conclu entre le ciel, sa mère et lui, un pacte sacré, qui doit le faire gagner. C'est même uniquement à ce prix, au prix de cette compensation qu'Hitler n'a pas été reçu à l'Académie des beaux-arts. C'était clair, pourtant.

L'erreur persiste.

Hitler a déchiffré vingt fois les nombres, les a comparés chiffre par chiffre, les a mis à

l'endroit, à l'envers. Rien n'y fait. La différence persiste. S'aggrave. S'entête...

Hitler devient de plomb, lourd, froid, impotent.

La réalité a pris le dessus. La magie a fui.

L'univers n'a tenu aucune de ses promesses. Hitler est seul au monde.

Tous ses camarades furent très impressionnés par le récit d'Adolf H. Décrocher une première commande à dix-neuf ans ! Et, qui plus est, pour peindre une nativité dans une chapelle privée ! Chez un comte ! Un comte si célèbre qu'Adolf refusait d'en dire le nom !

L'histoire avait rapidement fait le tour des élèves de première année. Aussi vite que celle de son évanouissement...

Il redoutait le prochain cours de nu. S'il se troublait de nouveau, devant la femme impudique et offerte, on saurait définitivement qu'il n'était qu'un puceau puritain.

Il occupa donc ses heures libres, dans sa chambre, à recopier des femmes nues trouvées dans une anthologie de la gravure. Il apprivoisait son trouble. Dessiner une cuisse,

galber un sein lui donnait de grandes émotions, tendait son pantalon, l'amenait même à

des extases solitaires mais il ne s'évanouissait pas. Cela suffirait-il ? Protégé par sa solitude, les murs de sa chambre, le fait qu'il ne reproduisait que des lignes avec son crayon, il parvenait éventuellement à se dominer. Rien ne prouvait que devant les chairs palpitantes de la femme si redoutablement proche, présente et nue, il ne sombrerait pas de nouveau.

Arriva l'heure du cours fatal.

Les étudiants envahirent la verrière surchauffée. Adolf, derrière tout le monde, se rendit à son chevalet presque à tâtons.

Le modèle monta sur l'estrade.

Il y eut un murmure de dépit.

C'était un homme.

Insolent, le menton tendu, le visage fermé, les yeux presque clos, résolument indifférent à l'insatisfaction de ces quarante adolescents en rut, il posa son caleçon, joua de ses muscles secs et prit nonchalamment une pose athlétique.

Le soulagement d'Adolf allait au-delà de ses espérances. Il regardait en souriant ses camarades qui, trop désappointés, ne lui prêtaient d'ailleurs aucune attention.

Adolf prit son fusain et commença à crayonner.

Il entendit un petit brouhaha dans le coin gauche.

Certains élèves échangeaient à voix basse, d'une voix sifflante, des paroles d'indignation.

Après avoir vérifié qu'il ne pouvait s'agir de lui, Adolf H. ne prêta plus attention à ce groupe et se concentra sur son dessin.

Mais les quatre garçons posèrent violemment leurs crayons, saisirent leurs affaires, marchèrent avec bruit vers la porte et, juste avant de quitter la pièce, lancèrent au professeur :

 C'est inadmissible ! Absolument inadmissible !

Le professeur détourna la tête comme s'il n'avait pas entendu et, à bout de colère, les quatre élèves claquèrent la porte.

Adolf H. se pencha vers son voisin, Rodolph.

 Qu'est-ce qu'ils ont ?

 Ils refusent de dessiner ce modèle.

 Pourquoi ? Parce que c'est un homme ?

Rodolph fit une moue pour signifier qu'il condamnait le comportement des quatre garçons.

— Non. Parce que c'est un Juif.

Adolf était abasourdi.

 Un Juif ? Mais comment le savent-ils ?

Il erre dans les rues de Vienne. Vidé de tout désir, les yeux vissés à ses chaussures, il ne voit rien, n'écoute rien et s'alimente à peine. S'il remarque qu'il faiblit, il croque hâtivement quelques marrons chauds achetés à la sauvette, qu'il arrose parfois d'une bière. A la nuit calcinée, il rentre chez madame Zakreys. Même s'il ouvre la porte silencieusement et traverse le couloir en chaussettes, elle lui saute dessus et le harcèle pour obtenir son loyer.

Il s'en tire par quelques promesses proférées d'une voix blanche pendant qu'il bat en retraite jusqu'à sa chambre. Mais madame Zakreys ne le croit plus et menace d'appeler ses cousins, des costauds qui travaillent au marché, pour lui faire comprendre ce qu'elle dit.

Bien sûr, il pourrait écrire une lettre suppliante à sa tante Johanna pour obtenir de quoi se tirer de ce mauvais pas. Mais cela ne le sortirait pas de l'impasse. Même s'il paie un mois de plus, deux mois, trois mois, six mois, que va-t-il devenir ?

Sa plus grande douleur vient de ce qu'il ne sait plus quoi penser de lui-même. Jusqu'ici il n'avait jamais douté de lui. Des oppositions, des scènes, il en avait connu. Des insultes, des remarques acerbes, il en avait reçu. Mais rien n'avait jamais ébranlé sa confiance. Il s'estimait un être singulier, exceptionnel, au-dessus du lot, plus riche d'avenir et de gloire que n'importe quel autre et il s'était contenté de plaindre ceux qui ne s'en rendaient pas encore compte. Devant son père, petit fonctionnaire obtus, violent et raisonneur, puis, après son décès, devant son trop lisse tuteur, Hitler avait continué à se considérer avec les yeux mêmes de sa mère, des yeux remplis d'adoration et de rêves merveilleux. Il s'aimait, il se voyait pur, idéaliste, artiste, exceptionnel, constamment placé sous la lumière éblouissante de sa bonne étoile. En un mot : supérieur.

Mais sa mère était morte l'hiver précédent, et après les résultats de l'Académie puis ceux de la loterie, son regard venait de s'éteindre.

Hitler se laissait maintenant moisir par le doute. Et s'il avait passé plus de temps à se convaincre qu'il était un peintre qu'à y travailler effectivement ? Il est vrai qu'il n'avait quasiment pas pratiqué ces derniers mois... Et s'il investissait plus son énergie à se croire supérieur qu'à le prouver vraiment ?

Cet examen de conscience le ravageait.

Si l'intelligence de certains est avivée par le doute, celle d'Hitler en sortait amoindrie.

Sans enthousiasme, sans passion, il ne liait même plus trois idées ensemble. Son esprit ne fonctionnait que dans l'exaltation. Giflé par la réalité, privée de rêves et d'ambition, son cerveau engourdi ne fonctionnait guère plus que celui d'une huître.

Au matin, madame Zakreys, les seins ballottant dans sa chemise de nuit cramoisie, fit irruption dans la chambre d'Hitler, rompant toutes les lois tacites qui lui interdisaient de pénétrer ce territoire.

 Si je n'ai pas l'argent dans deux jours, monsieur Hitler, je vous fais mettre dehors.

Je ne veux plus de promesses, je veux mon loyer.

Et elle repartit en claquant la porte, allant passer sa hargne sur ses casseroles qu'elle manipulait violemment.

Cette intrusion fut salutaire à Hitler. Au lieu de se perdre de nouveau dans une trop profonde songerie sur lui-même, il se concentra sur un problème précis : payer sa sous-location à madame Zakreys.

Il sortit dans les mes et, cette fois-ci, regarda tout autour de lui. Il devait trouver du travail.

Vienne s'était immobilisée dans un temps sale de novembre. Un froid gris et tenace figeait l'atmosphère comme du ciment. Les arbres se dépouillaient et, pendant que les rares haies s'éclaircissaient, branches et troncs fonçaient. Les avenues naguère vertes et fleuries devenaient des allées de cimetière, les anciennes frondaisons tendaient leurs doigts secs vers un ciel d'ardoise, et les pierres viraient à la dalle funéraire.

Hitler considéra attentivement les pancartes chez les commerçants : on cherchait des vendeurs, des caissiers, des garçons de livraisons. Il songea aux multiples rapports humains qu'il devrait alors endurer, à l'amabilité qu'il serait forcé de déployer, et il se sentit épuisé à

l'avance.

Il ne voulait pas non plus d'un destin de gratte-papier, même si c'était plus paisible : cela aurait été consentir à ce qu'il avait toujours refusé à son père. Jamais ! De toute façon, il ne cherchait ni un métier ni une carrière mais juste un peu d'argent pour payer madame Zakreys.

Il aperçut un chantier, trou béant au milieu des façades, comme une canine manquante sur la dentition saine de la ville.

En équilibre sur une planche, un homme brun chantait joyeusement en empilant des briques. La belle voix mate, souple, méditerranéenne, envoyait des bouffées d'insouciance italienne entre les murs. D'autres travailleurs, tchèques, slovaques, polonais, serbes, roumains et ruthènes, s'envoyaient planches, briques, sacs et clous dans un allemand déformé et rudimentaire.

Attiré par la voix du maçon, Hitler s'approcha.

 Y a-t-il du travail pour moi sur ce chantier ?

L'Italien s'arrêta de chanter et fit un grand sourire à Hitler.

 Qu'est-ce que tu sais faire ?

Il sembla à Hitler que le sourire de l'Italien réchauffait même l'air froid.

 Peindre surtout.

Il y eut un léger désappointement sur le visage de l'Italien. Hitler se reprit :

 Mais je peux faire autre chose. Il faut que je gagne ma vie, ajouta-t-il en baissant la tête.

Les ouvriers éclatèrent de rire. Ils se doutaient bien que ce garçon maigre au teint d'encaustique n'avait pas mangé à sa faim depuis longtemps.

Une main chaude le saisit par l'épaule et le pressa contre un torse vivant : Guido lui donnait l'accolade.

 Viens, mon gars, on va bien te trouver quelque chose.

Hitler avait eu un instant la tête contre la poitrine de l'Italien. A sa grande surprise, l'homme sentait bon, une fraîcheur de lavande qui lui rappela l'armoire de sa mère. Il se

laissa prendre par la main, donner des tapes cordiales dans le dos pour être mené au contremaître.

Bien qu'Hitler eût horreur des contacts physiques, il se laissait faire par l'Italien. Ça n'avait pas d'importance, c'était un étranger. Et puis — quelle aubaine ! — il ne serait entouré que d'étrangers sur ce chantier : non seulement personne de Vienne ne le reconnaîtrait, mais encore sa seule nationalité le rendait supérieur à tous ces hommes.

Hitler fut engagé et devint donc gâcheur de mortier pour Guido.

Bien entendu, il n'avertit pas madame Zakreys de sa nouvelle situation, il se contenta de la payer, tâchant seulement de lui faire honte de son comportement précédent. La veuve tchèque marmonna quelques excuses pâteuses et fut complètement réchauffée par le contact froid des pièces.

Hitler ne détestait pas du tout ses journées au chantier. Au contraire, il avait l'impression que ce n'était pas lui qui mêlait l'eau au ciment, il se sentait presque en vacances, il était comme débarrassé de lui-même.

Sans bien discerner pourquoi, il appréciait Guido. L'éternelle joie de l'Italien, son sourire désarmant, ses paupières rieuses, sa poitrine velue qu'il montrait sans gêne aucune, la force virile qui éclatait en lui, qui conduisait ses gestes, sa voix, son italien tendu et sonore, ses bras et cuisses propres à n'importe quel effort, tout cela éclaboussait Hitler comme un soleil au cœur de l'hiver. Il se réchauffait auprès de lui ; il reprenait de la vigueur

; il buvait son humeur ; parfois même, il souriait.

Guido aimait bien le « petit Autrichien », mais comme cela, sans plus, ainsi qu'il aimait tout le monde. Hitler appréciait hautement cette affection indifférenciée, cette bonhomie qui ne l'engageait pas trop. Il faisait bon vivre dans l'air que respirait et brassait Guido.

Parfois, après le travail, ils allaient prendre une chope ensemble. Hitler aidait Guido à

corriger son allemand. Il appréciait ce changement de rôle : le soir, à la différence du jour, c'était Guido qui lui obéissait. Il aimait que les lèvres de l'Italien répètent les mots qu'il lui avait dictés, il aimait que l'Italien se donne comme but de l'imiter, il aimait les éclats de rire qui ponctuaient ses erreurs, il aimait aussi, à la fin de chaque séance, le soupir exaspéré de Guido qui gazouillait, dans son allemand joyeux, déformé par les couleurs et épices de sa Vénétie natale, qu'il n'arriverait jamais à parler la langue de Goethe. Hitler jouissait alors d'une supériorité absolue et reconnue, et il en était si redevable à Guido qu'il trouvait alors les mots qui l'encourageaient à tenir jusqu'à la prochaine leçon.

Au moment de se séparer, Guido demandait toujours à Hitler où il logeait. Hitler noyait la question, il ne voulait surtout pas que Guido, avec sa franchise prolétarienne, pénétrât dans la chambre où il pouvait encore se croire un artiste étudiant. Lorsque Guido lui proposa d'aller rendre visite aux prostituées avec lui, Hitler dut inventer qu'il était déjà

marié et que tous les soirs il tenait à retrouver sa femme.

Guido jeta alois un coup d'œil furtif sur les petites mains dépourvues de toute alliance mais ne releva pas le mensonge. Il se contenta de lui faire un clin d'œil complice en murmurant :

 Ça ne fait rien. Si un soir, tu en as envie, je t'emmènerai. Je suis sûr que tu ne sais même pas où c'est.

Hitler demeura estomaqué. Il était contre la prostitution, il ne souhaitait pas rencontrer une de ces femmes vénales, mais Guido avait vu juste : il ne savait même pas où

se trouvait le quartier chaud. Il se sentit pris en flagrant défaut de virilité.

On entrait dans l'hiver. Rien n'altérait la vigueur de Guido. Lui et Hitler ne se quittaient quasiment plus.

Un vendredi, Hitler en vint à dire une chose importante à Guido : qu'il avait une très belle voix de baryton verdien, qu'il ne méritait pas de rester sur un chantier, et qu'il devait devenir chanteur d'opéra.

 Bah, dans ma famille, tout le monde a une voix comme moi, dit Guido en haussant les épaules, et nous sommes maçons de père en fils !

 Mais pourtant, moi qui suis beaucoup allé à l'opéra, je t'assure que...

 Laisse tomber ! Ce ne sont pas des gens comme nous qui deviennent artistes. Il faut avoir le don. Il faut être né dedans.

Cela coupa court à la conversation qu'Hitler voulait engager. Après avoir fait ce compliment à Guido, il avait pensé lui parler de ses talents de peintre. Il voulait lui faire comprendre qu'ils étaient tous les deux différents mais Guido avait clos la confidence en résumant de façon péremptoire : « Ce ne sont pas des gens comme nous qui deviennent artistes. »

Chaque soir, Guido l'entraînait un peu plus près du quartier des prostituées. Il lui lançait avec un grand sourire :

 Ce n'est pas parce que tu es marié que tu n'as pas droit à de petits plaisirs.

Hitler opposait une résistance farouche aux propositions de son camarade mais il cédait du terrain et finit par passer la porte d'un bordel.

Dans la salle enfumée, au milieu de ces filles aux sourires faciles, aux gestes caressants, aux déhanchements constants, aux décolletés ahurissants, aux jambes trop facilement écartées, Hitler se sentit immédiatement mal à l'aise.

Guido expliqua aux filles qu'il fallait laisser son ami tranquille, que celui-ci l'avait accompagné par gentillesse mais qu'il ne voulait rien consommer.

Cela réfréna un peu les gestes des filles sans changer grand-chose à la gêne d'Hitler : où regarder sans se salir ? Où poser les yeux sans se rendre complice de ce spectacle dégradant ? Comment même respirer sans inspirer aussi la honte ?

Guido tenait trois femmes sur ses genoux et toutes semblaient se disputer en gloussant la faveur de monter avec lui.

Hitler ne reconnaissait plus son ami. Ce qu'il avait aimé en Guido, c'était l'Italie. L'Italie fastueuse et simple, vive et décadente, présente et absente, où dans la voix d'un prolétaire traînaient toujours les ors de l'opéra. Mais, ce soir, il n'aimait plus Guido, il n'aimait plus l'Italie, il n'en voyait que la vulgarité, la vulgarité épaisse, charnelle, fumante, offerte. Lui, tout au contraire, il se sentait pur, puritain, germanique.

Pour combattre sa déception intérieure, et pour se donner une contenance, il saisit un crayon et, sur la nappe de papier, il dessina Guido comme il le voyait : un Satan qui puait le sexe.

Il crayonnait furieusement, arrondissant une boucle, ourlant la bouche, charbonnant l'œil, ombrant les reliefs saillants du visage vénitien, crachant sur le papier sa haine de cette beauté triviale.

Soudain, il se rendit compte que tout avait changé autour de lui. Chacun s'était tu, tout le monde s'était approché. On regardait le jeune homme tracer, dans une transe flamboyante, son portrait de l'Italien.

Hitler sursauta et les dévisagea avec honte, furieux de s'être laissé aller à indiquer ce qu'il pensait. Il s'était découvert. On allait lui reprocher son mépris.

 C'est magnifique ! s'exclama une fille.

 Encore plus beau que le modèle, murmura une autre.

 C'est incroyable, Adolfo. Tu es un vrai peintre.

Guido contemplait son camarade avec admiration. Il n'aurait sans doute pas eu l'air plus surpris si on lui avait appris qu'Hitler était milliardaire. Il opina plusieurs fois de la tête, convaincu.

 Tu es un vrai peintre, Adolfo, un vrai peintre !

Hitler se leva brusquement. Tous le regardèrent avec crainte. Il se sentit bien.

 Bien sûr que je suis un vrai peintre !

Il déchira la portion de nappe qui portait le croquis et la tendit à Guido.

 Tiens ! Je te le donne.

Puis il tourna les talons et sortit. IL savait qu'il ne reverrait jamais Guido.

Il s'était encore évanoui.

Pourtant, au début, il avait réussi à conserver une respiration régulière lorsque la soie du peignoir avait glissé, tel un juron, jusqu'au sol. La femme avait gracieusement retenu son chignon qui semblait vouloir suivre le chemin du peignoir et, mutine, le coude en l'air, entre l'audace et l'effarouchement, elle avait offert son dos et ses fesses nus à l'assistance.

Adolf H. avait tracé ses premiers traits avec inquiétude, avec circonspection, comme on craint d'entrer dans l'eau froide. Il guettait son malaise. Il crayonnait du bout du fusain, persuadé qu'un croquis plus ferme allait le faire défaillir. Mais rien de terrible ne se produisait en lui. Il avait beau se palper et s'ausculter intérieurement, il ne se sentait pas défaillir. Il avait donc repris confiance et affermi sa main.

A traits gras, appuyés, il traça la silhouette de chair ; puis il esquissa les fesses et le galbe des cuisses ; enfin il se passionna pour le rendu des cheveux. A la dixième minute, il était parvenu à fixer sur son carton un croquis qui lui rappelait la Léda au cygne gravée par Léonard.

Le professeur agita la clochette. Les étudiants changèrent de feuille. Le modèle se tourna.

Adolf n'eut pas le temps de maîtriser ce qui suivit. La femme, cherchant une pose, eut la main qui s'égara sur sa poitrine et son ventre, Adolf en suivit des yeux le parcours, fut secoué par une force violente, eut un éblouissement et s'écroula.

Le cours suivant fut attendu avec impatience par l'établissement tout entier.

Professeurs, intervenants, élèves de tous les cycles, chacun connaissait l'histoire du puceau en première année qui s'évanouissait devant la femme nue.

Adolf monta les escaliers qui conduisaient au cours fatidique en condamné qui se rend au mur d'exécution. Sa pensée se brouillait déjà : une partie de lui voulait, cette fois, résister au malaise, une autre voulait y céder le plus vite possible.

Quoi qu'il arrive, que cela arrive vite ! Qu'on en finisse !

Il se plaça devant son carton, tête basse.

La femme se leva et le silence se fit lourd, total, compact. On croyait entendre un roulement de tambour.

La femme s'avança, tout au bord de l'estrade. Elle s'immobilisa devant Adolf et le visa.

Elle manipulait lentement la ceinture de son kimono, comme pour ajuster son geste, tirer au bon moment.

Soudain le coup partit, la soie glissa, la chair nue apparut dans une déflagration nacrée et Adolf s'effondra. Il était tombé si vite qu'il n'avait pas entendu l'immense « Hourra ! » qui avait soulevé les poitrines de tous les élèves enthousiastes.

Le soir même, dans la solitude enfumée de sa petite chambre, il réfléchit. Il ne pouvait continuer ainsi. Il ne passerait pas trois ans à tomber en syncope et à se donner en spectacle. Il fallait qu'il guérisse.

Guérir ? Le mot venait d'être formulé. Il se précipita sur le bureau et écrivit immédiatement au docteur Bloch.

Adolf éprouvait une réelle confiance en celui qui avait pris soin de sa mère. Il s'agissait plus d'une confiance en l'homme que d'une confiance en le médecin. Adolf ne s'illusionnait pas sur sa capacité à soigner, cependant qui pouvait aujourd'hui arrêter un cancer ? Mais il avait apprécié avec reconnaissance comment le docteur Bloch avait accompagné et soulagé

les souffrances de sa chère maman.

Dans la courte missive qu'il rédigea, il ne donna aucun détail ; il se contenta de signifier avec suffisamment d'angoisse son inquiétude et son désir de consulter rapidement.

La semaine suivante, Adolf décida de ne pas prendre le risque d'aller au cours de nu. Il manqua dès la veille en faisant porter un mot par la veuve Zakreys, prétextant une indigestion.

Le même jour, alors qu'il ruminait sur son lit, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il entendit jaillir, joyeuse, la voix du docteur Bloch dans le couloir.

 Adolf, je partais pour Vienne quand j'ai reçu ta lettre.

Le médecin, un grand homme avenant au nez précis, aux beaux sourcils d'un noir bleuté qui semblaient, ainsi que les lacis de sa moustache et le collier de sa barbe, tracés à

l'encre de Chine, souriait à Adolf de toute sa bouche ourlée et grenat qui faisait fondre sa clientèle féminine à Linz. Adolf était ému : on avait accouru, on avait pensé à lui, il avait l'impression de retrouver quelqu'un de sa famille.

Le docteur Bloch entra dans la chambre de l'adolescent et parla d'abord de petites choses sans importance. Adolf appréciait cette voix grave, chaude, vibrante, qui créait une intimité immédiate avec qui l'écoutait.

 Eh bien, Adolf, de quoi souffres-tu ?

 De rien, répondit-il car il se sentait bien tout à coup.

 Ce n'est pas l'impression que me donnait ta lettre.

Le docteur Bloch s'assit et regarda avec attention le garçon.

 Dis-moi ce qui se passe.

Adolf crut qu'il n'arriverait jamais à exposer son histoire honteuse, mais sous le regard bienveillant du quadragénaire, les mots se bousculèrent et tout fut raconté. Adolf, au fur et à mesure, avait déjà l'impression d'être soulagé car il évacuait son problème : maintenant, ce serait celui du docteur Bloch.

Celui-ci, lorsqu'il eut tout entendu, se gratta longuement la tête. En quelques questions, il vérifia qu'Adolf avait bien bu et s'était convenablement alimenté avant ses évanouissements puis, ces confirmations obtenues, il redevint pensif.

Adolf H. se sentait tout à fait bien désormais. Il avait confiance. Il était même impatient d'avoir le diagnostic, puis le remède du docteur Bloch.

Le praticien fit quelques pas hésitants autour du lit.

 Adolf, réponds-moi comme à un grand frère qui t'aime : as-tu déjà fait l'amour avec une femme ?

 Non.

 En as-tu envie ?

 Non !

 Sais-tu pourquoi ?

 J'ai peur.

Le docteur Bloch tourna encore quatre ou cinq fois autour du lit. Adolf demanda d'un ton gai :

 Alors ? Qu'est-ce que j'ai ?

Le docteur Bloch prit le temps de répondre :

 Tu as quelque chose qui se soigne, ne t'en fais pas. Je voudrais que tu viennes avec moi chez un spécialiste.

 Un spécialiste ? s'exclama Adolf avec inquiétude.

 Si tu te cassais la jambe, je t'emmènerais chez un chirurgien. Si tu toussais trop fort, je t'emmènerais chez un pneumologue. Je voudrais donc t'emmener chez un spécialiste de ta maladie.

 D'accord !

Adolf était rassuré. La science s'occupait de lui. C'est tout ce qu'il voulait savoir.

Le docteur Bloch disparut une heure puis revint en annonçant à Adolf qu'il avait rendez-vous à dix-huit heures.

Adolf passa l'après-midi à lire et à fumer, puis rejoignit le docteur Bloch au bout de la rue, comme prévu, à dix-sept heures trente.

Ils prirent un tramway, puis un autre, changèrent plusieurs fois pour, à la nuit tombée, s'arrêter en haut d'une rue.

Ils descendirent quelques mètres, entrèrent au 18, montèrent un étage et sonnèrent.

La porte s'entrouvrit, une tête apparut.

Le docteur Bloch, la main sur l'épaule de l'adolescent, annonça poliment au praticien :

 Docteur Freud, je vous présente Adolf Hitler.

Hitler ne retourna jamais au chantier.

La soirée chez les prostituées l'avait sauvé : elle lui avait rappelé qu'il n'était pas comme les autres. En rien. Il se moquait de gagner sa vie, il ne désirait pas coucher avec une femme, il ne voulait pas rentrer dans l'ordre.

Comment avait-il pu s'oublier à ce point ? Quel étrange pouvoir exsudait de ce Guido ?

Quel charme captieux et délétère l'avait conduit, lui, un artiste, un peintre, un marginal, à

rejoindre presque les berges ordinaires de la vie, à s'épuiser dans un travail idiot, à manger et dormir pour reconstituer sottement sa force de travail, à boire des bières, à tenir des conversations vides dans des cafés pleins, à s'approcher des quartiers chauds pour se prouver, peut-être, un soir, qu'il était bien vulgairement un homme ? Hitler avait failli se dissoudre dans l'existence banale, comme un sucre fond dans l'eau. Il avait été sauvé in extremis par son croquis et par la réaction admirative des bipèdes.

 Je suis peintre ! Je suis peintre ! Je ne dois plus l'oublier, se répétait-il avec force.

Il se le disait tellement qu'il en devenait ivre.

Après avoir frôlé ce grand danger — la vie ordinaire —, il accomplissait vite sa convalescence. Il reprenait ses longues soirées fumeuses, en tailleur sur son lit, à réfléchir ou à rêver à partir d'un livre qu'il tenait ouvert devant lui. La journée, pour donner le change à madame Zakreys, qui croyait qu'il suivait des cours à l'Académie, il se promenait dans Vienne ou bien allait se réchauffer à la bibliothèque.

Il ne lui restait plus beaucoup d'argent mais il ne voulut surtout pas l'économiser. «

Plus jamais ! pensait-il. Plus jamais comme les autres ! Ne jamais réfléchir et penser comme les autres ! »

Il s'offrit, coup sur coup, trois soirées à l'opéra. Wagner, comme toujours, le combla au-delà de ses espérances. Hitler n'écoutait pas cette musique, il l'aspirait, il la buvait, il s'y baignait. Les flots harmonieux des cordes et des bois le submergeaient par vagues successives, il s'y roulait, il s'y perdait mais, vigilantes, endurantes, lumineuses, les voix jouaient le phare, au loin, qui guide les navires en perdition. Hitler connaissait tous les mots

par cœur, il se grisait de cette noblesse, de cet héroïsme, il se ressourçait à cette vaillance.

Il en ressortit « comme avant ».

Le troisième soir, malheureusement, l'opéra de Vienne programma la Carmen de Bizet qu'Hitler n'avait encore jamais entendue et le garçon s'enfuit dès la fin du premier acte, dégoûté, voire écœuré par cette musique bruyante, colorée, déhanchée, par cette brune piquante qui roulait des cigares sur sa cuisse nue en feulant d'une voix rauque des airs ineptes, un spectacle qui n'était pas sans lui rappeler la brasserie aux putes. Il en sortit indigné, ne comprenant pas comment son cher Nietzsche avait pu encenser cette fanfare de bordel parisien, mais il vrai que Nietzsche avait par ailleurs dit du mal de son encore plus cher Wagner, ce qui tendait à prouver que le philosophe, décidément, avait des oreilles d'âne pour la musique.

Peu importait ! S'il n'était pas heureux de sa troisième soirée, il avait eu néanmoins la satisfaction de dépenser ses dernières couronnes d'une façon somptueuse et inutile.

Evidemment, la Zakreys recommençait à lui courir après dans le couloir pour exiger qu'il la paie.

 Un peu de patience, madame Zakreys, dit-il, agressif, un soir. Je touche ma bourse d'étudiant à l’Académie dans une semaine.

 Il faudra me payer tout de suite tout ce que vous avez en retard.

 Bien sûr. Et je vous propose même de vous payer à l'avance les mois à venir.

On aurait cru que la Zakreys avait gobé un œuf avec la coquille. Elle demeura un instant interdite. Elle n'aurait jamais pu imaginer que quelque chose de bien pût arriver de ce péteux d'Hitler. Puis, elle se mit à frétiller d'aise et voulut immédiatement le gaver de thé et de petits gâteaux faits maison.

Il ne lui restait donc qu'une semaine. Après... Que ferait-il après ?

Peu importe ! Je suis un artiste. Je suis un peintre. Je n’ai pas à me préoccuper de choses aussi sottes.

Il décida d'occuper sa dernière semaine à pratiquer son art. Il se mit à crayonner mais très vite cela l'ennuya : ce n'était pas assez, il lui fallait quelque chose de plus consistant que la mine de plomb. Il posa son carnet et se mit à rêver d'une grande toile, une très grande toile, une toile qu'il peindrait à l'huile, une toile monumentale.

Il était satisfait. Voilà un projet digne d'occuper ses pensées.

Il se mit à fumer en songeant aux dimensions du cadre. Il pensait chiffres, mesures. Il poussait l'ambition au plus loin. Chaque fois, il agrandissait encore le châssis.

Au matin, il n'avait pas tracé un trait du tableau ni même déterminé le sujet, mais il éprouvait l'intense satisfaction d'avoir conçu la plus grande fresque peinte à l'huile du monde.

Exalté, il alla déambuler dans Vienne. Il était fier de lui. Il venait d'ajouter un chef-d'œuvre à l'humanité. Il parada dans les plus beaux quartiers ; heureux d'habiter une si belle ville et ne doutant pas que la ville serait, un jour, elle aussi, heureuse de s'enrichir de son ouvrage.

Les jours suivants, il les passa au musée. Non tant pour étudier les œuvres des maîtres que pour se trouver en leur compagnie, puisque, de toute façon, il serait là un jour. Il considéra avec mépris les compositions les plus vastes et les plus ambitieuses, son œuvre allait les pulvériser, les réduire aux dimensions de timbres-poste.

De temps en temps, il se livrait à un jeu qu'il venait d'inventer. Les règles étaient simples : se placer au centre d'une salle immense tapissée de tableaux de la plinthe au plafond, fermer les yeux, tourner sur soi plusieurs fois au point de ne plus savoir où l'on se trouve, étendre le bras et pointer le doigt devant soi, puis rouvrir les yeux : la toile ainsi désignée était d'une valeur artistique égale à celle qu'il composerait bientôt. Hitler adorait lire son avenir ainsi. Il apprit donc qu'il peindrait aussi bien que Bosch, Cranach et Vermeer, ce qui le fit rosir d'émotion. Il ne compta pas naturellement les fois où son doigt avait désigné la banquette, le radiateur ou le gardien de musée ahuri.

Un soir, lorsqu'il rentra, il sentit un fumet délicieux s'échapper de la cuisine. Madame Zakreys, en robe mauve, pomponnée, coiffée, souriante, lui proposa de venir partager son gigot d'agneau à la salle à manger. Hitler s’assombrit : il comprit qu'elle s'attendait à

recevoir son argent le lendemain.

Il avala le repas puis prétexta une grande fatigue. Une fois enfermé chez lui, il mit précautionneusement et silencieusement ses affaires dans un grand sac de jute, attendit que les grognements et jappements habituels de l'autre côté de la cloison lui garantissent que la Zakreys avait sombré dans le sommeil, puis il parcourut, à pas feutrés, l'appartement.

Tout son corps, toute son attention s'étaient mobilisés en vue de ce seul but : quitter la maison Zakreys sans que la Tchèque s'en doutât.

Une fois arrivé dehors, il ne se détendit pas. Il lui fallut encore se glisser au bout de la rue, au-delà du réverbère jaune sale, tourner la rue Mengel, passer dans l'ombre de la rue Packen.

Il respira largement et s'apaisa enfin. Sauvé !

C'est alors qu'il se rendit compte qu'il faisait un froid de caverne, que la chaussée avait gelé et qu'un vent excédé tourmentait les chevaux qui hurlaient.

Où coucherait-il cette nuit ? Il n'en savait rien.

Adolf H. regardait avec curiosité le docteur Freud car il n'avait encore jamais rencontré

de «spécialiste ».

Aurait-il, s'il avait croisé le docteur Freud dans la rue, deviné que ce petit homme court sur pattes, qui sentait le tabac et flottait dans son costume de tweed grisâtre, méritait les égards et les éloges dont le couvrait actuellement le docteur Bloch ? A quoi aurait-il pu reconnaître le spécialiste ? Aux lunettes, peut-être, ces lunettes excentriques dont la grosse monture d'écaille de tortue cerclait les yeux perçants, leur donnant l'allure de télescopes...

Oui, les lunettes... Ce devait être cela : le docteur Freud avait des lunettes de spécialiste.

 De quoi êtes-vous spécialiste ?

Les deux médecins se retournèrent, surpris d'entendre si clairement la voix du garçon qui jusque-là s'était muré dans un silence morose.

 Je suis spécialiste des troubles du comportement.

 Ah oui ?

 Je pratique la psychanalyse.

 Ah oui, bien sûr...

Au terme « psychanalyse », Adolf avait acquiescé d'un air blasé, du genre

« mais-oui-où-avais-je-donc-la tête ? », ainsi qu'il avait l'habitude de le faire dès qu'on prononçait devant lui un mot de plus de quatre syllabes. Cela lui permettait de prendre le temps de réfléchir. Psychanalyse ? Etait-il censé connaître ce mot ? Il ouvrit les portes de sa mémoire et s'aventura dans ses souvenirs d'expressions grecques : téléologie, dialectique, psychologie, hypermétropie, epistémologie, épidémiologie... rien que des termes barbares qui portaient un casque pointu, un glaive, une lance, et ne se laissaient guère approcher par lui. Peut-être, au milieu de tous ces farouches vocables hérissés, se trouvait-il déjà «

psychanalyse »... Science de l'urine ? Des évanouissements ?

 Est-ce que cela te gêne, Adolf, si j'assiste à votre première séance ? demanda le docteur Bloch.

Adolf fut surpris par le ton suppliant de la requête. En réalité, le docteur Bloch ne faisait pas preuve d'humilité par rapport à Adolf mais par rapport au docteur Freud qu'il semblait tant admirer.

 Non. Ça ne me gêne pas du tout.

Le docteur Freud indiqua un divan recouvert d'un kilim.

 Allongez-vous là, mon garçon.

Adolf s'approcha du canapé et, en un tour de main, se délesta de sa veste, de sa chemise et de son pantalon.

La main sur le caleçon, il allait se mettre entièrement nu lorsque les deux hommes le regardèrent avec effarement.

 Non, non, dit Freud, en se précipitant au sol pour ramasser ses vêtements, vous pouvez rester tout habillé.

Il semblait rouge de honte devant l'adolescent en chaussettes à qui il tendait ses vêtements.

Adolf se demanda comment on pourrait l'ausculter habillé mais il s'exécuta, se revêtit et s'allongea. Après tout, ce serait plus confortable.

Le docteur Freud vint s'asseoir sur un fauteuil voisin du divan.

 Je ne vous vois pas, docteur.

 C'est très bien comme cela. Regardez le plafond.

Adolf chercha ce qu'il devait lire au plafond mais il se trouvait sous un plafond normal, blanc, banal, dépourvu de ces affichettes couvertes de lettres décroissant de l'énorme au minuscule que les médecins faisaient d'ordinaire déchiffrer aux patients.

 Racontez-moi votre problème. Non, ne me regardez pas. Je vous écoute.

Tant de chichis commençaient à agacer Adolf mais il profita du fait qu'il ne fixait personne pour raconter plus aisément ses évanouissements à l'Académie.

Il entendait le docteur Freud gratter dans son carnet et s'en sentait assez fier : il disait donc des choses qui méritaient d'être notées, cet homme s'intéressait à lui.

 Aimiez-vous votre mère, mon garçon ?

Il fut tellement surpris par cette question qu'il se leva et se mit à trembler.

 Beaucoup.

Il se raidit Il ne fallait pas céder aux larmes. Pas devant deux hommes.

 Et votre père ?

Voilà ! C'était une question parfaite pour arrêter de pleurer. Son visage fut gagné par une onde de froid. Des piques de glace lui agaçaient les joues. Adolf se tut.

 Aimiez-vous votre père ?

 Je ne comprends pas pourquoi vous me posez cette question.

 Et cela vous empêche de répondre ?

 Oui.

 J'en conclus donc que vous n'aimiez pas beaucoup votre père.

La fureur remit Adolf sur ses pieds.

 Mais je ne suis pas venu pour cela !

Il se planta devant le prétendu docteur avec l'envie de l'étrangler.

Tassé sur son fauteuil vert, Freud prit une figure contrite et baissa les yeux.

 Je vous prie de m'excuser. Je pensais que cela pouvait avoir un certain rapport. Je me suis peut-être trompé. Je vous prie de m'excuser. Je suis désolé. Vraiment.

Un sentiment de victoire fit exploser la poitrine d'Adolf. L'adulte s'excusait ! Il avait remis un adulte à sa place ! Un spécialiste en plus ! La fierté évacua sa colère.

Le docteur Freud releva lentement les yeux vers Adolf et demanda d'une voix plus posée, mais où perçait encore la gêne :

 Peut-être pouvez-vous justement me raconter tous les bons souvenirs que vous avez gardés de votre père et me décrire, si cela ne vous chagrine pas trop, les moments où

vous avez été heureux en sa compagnie, serait-ce possible ?

Adolf eut, fugitivement, l'impression de s'être fait piéger, mais il ravala sa salive et murmura :

 Soit.

Il se rallongea et plongea dans sa mémoire. Les souvenirs arrivaient en masse, par gerbes, incessants, rebondissants, mais il devait les trier : pour un seul bon, il y en avait mille mauvais. Son père, ce père qui avait fini par s'écrouler devant son verre de blanc matinal, ne lui avait laissé que des douleurs, des haines, des blessures. Au-dessus de lui, plus grosse qu'une montgolfière qui l'aurait plaqué sur le divan, rôdait de nouveau la vieille tête haïe, insoutenable, inquiétante. Cette face rougeaude aux sourcils bas et colériques, ces moustaches excessives, à la fois longues et clairsemées, qui descendaient en pyramide du nez jusqu'aux artères du cou, affichant sempiternellement une grimace de mauvaise humeur. Il réentendait la voix hurler après lui, il ressentait les gifles des ceintures sur sa

peau, il retrouvait la solitude de son petit corps, roulé en boule sous les coups, au pied d'une porte fermée derrière laquelle sa mère pleurait en suppliant son mari d'arrêter. Il tenait de nouveau la hache avec laquelle il avait voulu tuer ce père lorsqu'il avait, une fois de trop, frappé sa mère. Une nouvelle fois, il repoussait cet homme trop lourd, trop compact, trop aviné, qui, après avoir crié, tempêté, insulté, venait maintenant presser son fils chéri contre sa grosse poitrine pour lui parler, en larmoyant de joie, de son proche avenir dans l'administration. Il frissonnait encore sous le fouet de la remarque cinglante :

« Artiste ? Aussi longtemps que je vivrai, jamais ! » Il se revoyait lui, Adolf, dans le grenier froid, avec l'envie de se pendre. Il renouait avec la joie féroce qu'il avait éprouvée au-dessus du misérable cercueil, cette boîte d'acajou qui se taisait enfin, tandis que lui, Adolf, tenait sa mère dans ses bras, sa pauvre mère qui regrettait tout de même son bourreau, sa mère sanglotante qui ne comprenait pas qu'elle éprouvait enfin la délivrance. Adolf dut résister à

cette déferlante d'émotions — émotions passées mais si peu — afin de, au crible, attraper une ou deux images heureuses, une expédition en bateau sur la rivière, un après-midi à

ramasser le miel des ruches paternelles.

 Savez-vous de quoi votre mère est morte ? se contenta d'enchaîner le docteur.

 Oui. D'un cancer.

Il a la gorge serrée. Seul son orgueil d'homme lui a permis de répondre à cet insupportable questionneur. L'enfant en lui recommence à souffrir. Il craint que les larmes ne viennent le ravager.

 Où était-il situé, ce cancer ?

Adolf ne répond pas. Le voudrait-il, il ne le pourrait pas. Son visage ruisselle de larmes lourdes et salées, ses lèvres sont engourdies, il cherche son souffle.

 Le savez-vous ?

L'insistance froide du médecin le bouleverse encore plus. Il essaie de répondre mais, incapable d’articuler, il s'entend pousser des cris de corbeau.

Le docteur Bloch s'est précipité près d'Adolf et lui a saisi affectueusement la main.

Effrayé par les convulsions du garçon, il décide de répondre à sa place.

 Madame Hitler est morte d'un cancer du sein.

 Je ne veux pas que ce soit vous qui me le disiez mais lui. Retournez à votre place.

La voix est froide, chirurgicale, précise. Une seringue.

Le docteur Bloch bat en retraite et la voix reprend :

 Dites-moi de quoi est morte votre mère ?

Les tremblements secouent le corps d'Adolf : on dirait qu'il grille sur la poêle du divan.

Il veut répondre au spécialiste, il l'a décidé, il y arrivera, ce sera très difficile mais il ne peut plus reculer.

 D'un can... d'un cancer de la poi... poitrine. Que s'est-il passé ?

Un apaisement fond sur lui. Il se détend au point de devenir liquide. Il se sent épuisé, soulagé. Son corps lui fait du bien, dans tous les angles de ses os, dans les moindres recoins de sa peau.

Le docteur Freud est apparu, souriant, au-dessus de lui. Une certaine bonhomie semble éclairer ce visage austère.

 Enfin ! Je suis content. Au moins, vous m'aurez dit quelque chose de vrai au dernier moment.

Quelque chose semblait avoir pris fin. Les deux médecins étaient passés dans la pièce voisine en discutant paisiblement.

Adolf comprit qu'il pouvait se relever. Quoique vêtu, il avait l'impression qu'il était en train de se rhabiller, les pieds ballants, un peu sonné.

Il rejoignit les deux hommes.

 Alors, docteur, quel médicament dois-je prendre ?

Les deux hommes sourirent puis le docteur Freud se ressaisit le premier et fronça les sourcils.

 Il est encore trop tôt pour le dire. Nous devons encore parler pendant quelques séances.

 Ah bon ?

 Je ne crois pas qu'il vous en faille beaucoup.

Ah...

D'après le visage réjoui du docteur Bloch, ce devait être une bonne nouvelle. Adolf, lui, se sentait épuisé à l'avance.

 Dites-moi, jeune homme, comment comptez-vous me payer ?

 C'est-à-dire que... je n'ai pas beaucoup d'argent.

 Je m'en doute bien, dit Freud en riant. Je sais ce que c'est. J'ai été étudiant, moi aussi.

Une lueur de gaîté vint modifier ses yeux scrutateurs. Adolf avait beaucoup de mal à

imaginer que ce petit bonhomme en tweed et aux cheveux poivre et sel pût avoir été

jeune...

 Que savez-vous faire ?

 Peindre. Je suis à l'Académie des beaux-arts.

 Très bien. Très intéressant.

 Si vous voulez, je peux vous peindre une enseigne avec dessus : « Docteur Freud, psychanalitiste ».

 Psychanalyste.

 Oui : « Docteur Freud, psychanalyste » et puis, dessous, une jolie scène mythologique si vous voulez.

 Très bien, laquelle ?

 Urée d'un opéra de Wagner.

 J'aurais préféré la mythologie grecque. Œdipe et le Sphinx par exemple.

 Ça se peut. C'est comme vous voulez. Je n'aime pas trop la mythologie grecque parce que c'est plein de nus, et, comme je vous l'expliquais, lorsque je dois peindre des nus...

 Ne craignez rien. Œdipe n'est pas une femme mais un homme...

 Alors tout va bien.

Adolf tendit sa main. Freud, amusé, tendit la sienne et ils conclurent le marché : une enseigne pour Freud contre la guérison d'Hitler.

 Pour la prochaine fois, mon cher Adolf, préparez-vous à me raconter un rêve.

 Un rêve ? s'exclama Adolf, paniqué. C'est impossible, je ne rêve jamais !

Hitler n'était pas un vagabond très aguerri. La Vienne secrète, la Vienne vitale, la Vienne des doublures et des poches intérieures, celle des squares où l'on peut dormir jusqu'à l'aube sans se faire déloger par la police, celle des refuges, des foyers, des soupes populaires, celle qui cache dans ses replis le porche discret qui abrite des vents, le préau sans neige, la salle de classe déserte pour la nuit mais encore chaude de l'haleine du jour, la Vienne qui dissimule derrière les piliers d'un cloître la bonne et brave sœur qui n'a pas peur des clochards, le curé qui offre au premier venu son vin de messe, l'amicale socialiste qui étend des paillasses dans ses caves, cette Vienne de Babel où les multiples langues se fracassent et s'émoussent pour ne plus parler que celles, universelles, de la faim et du sommeil, cette Vienne de récupération où viennent échouer les déchets de l'industrialisation galopante, cette Vienne-là, Hitler l'ignorait. La seule Vienne qu'il avait dans la tête était celle des façades, la Vienne glorieuse, monumentale, paradante, la Vienne du nouveau Ring aux longues allées piétonnes et cavalières, la Vienne des musées impériaux et des théâtres à colonnades, une Vienne pour visiteur étranger, pour étudiant ébahi, une Vienne de carte postale.

Hitler avança au hasard toute la nuit. Marcher, pour ce fils de petit fonctionnaire, était la seule justification qu'on pouvait trouver à sa présence dans la rue. Il ne tenait absolument pas à s'asseoir ou se coucher sur un banc. C'était devenir un vagabond.

Une aube fade et lente vint lui signaler que son périple pouvait s'achever. Il se trouvait devant la gare de l'Est, blafarde.

Il y entra. Le décor d'une gare permettrait de justifier qu'il portât un gros sac.

Aux lavabos, il entreprit de se laver presque totalement. C'était périlleux, inconfortable, cela provoquait les regards méprisants des voyageurs pressés mais il était encouragé par la difficulté : en luttant pour sa propreté, il se prouvait ainsi qu'il était un homme digne. Lorsqu'il eut achevé, lorsque l'odeur citronnée du savon collectif l'eut emporté dans ses narines sur les relents d'ammoniac, il regretta presque cette gymnastique.

Il revint au niveau des quais, s'assit sur son bagage et attendit.

Voyageurs, voyageuses, porteurs, contrôleurs, chefs de gare, vendeurs de saucisses, employés, tous s'agitaient autour de lui. Il était le centre. Le monde tournait. Il était le pivot. Lui seul pensait des choses essentielles, lui seul meublait son cerveau avec des soucis qui concernaient toute l'humanité : il songeait à sa toile, la plus grande toile du monde, celle qu'il allait peindre et qui le rendrait célèbre.

 Est-ce que vous pourriez m'aider, jeune homme ?

Hitler mit du temps à ajuster son regard, son oreille, puis à tourner son corps vers la vieille dame.

 Je n'arrive pas à porter mes valises, elles sont trop lourdes. Si vous pouviez avoir la bonté de m’aider à les porter.

Hitler n'en revenait pas : la créature chapeautée, voilettée, gantée et parfumée violemment à la tubéreuse qui se tenait devant lui n'avait pas hésité à interrompre sa sublime méditation. Quel culot ! Ou plutôt, quelle inconscience !

 Vous ne pourriez pas m'aider ? Vous avez l'air si aimable.

J'y suis, pensa Hitler. Elle me prend pour un pauvre gars de dix-huit ans qui attend un train. Elle ne se rend pas compte qu'elle s'adresse à un génie.

Hitler sourit et, dans ce sourire, il y avait toute la condescendance de la divinité qui redescend au niveau des hommes pour leur signifier avec une tristesse lassée :

« Non, je ne vous en veux pas de n'être que ce que vous êtes, je vous pardonne. »

Il prit son sac sur son dos, souleva les deux bagages et chemina auprès de la vieille Hongroise volubile qui le remerciait en gazouillant.

Une fois montée dans une calèche, elle saisit la main d'Hitler, la secoua avec vigueur puis donna l'ordre au cocher de partir.

Hitler ouvrit sa main : elle y avait déposé un billet.

« Mon étoile ! songea-t-il. Ma bonne étoile s'est encore manifestée. C'est mon étoile qui, toute la nuit, m'a conduit à cette gare, qui a poussé là cette étrangère à m'accoster et me glisser le billet dans la main. Merci, maman. Merci. »

Il l'avait bien senti, tout à l'heure, au bout d'un quai, assis sur son sac : il était toujours le centre du monde. Il n'avait pas rêvé.

Il retourna à la gare pour appliquer la leçon du destin. Toute la journée, il aida les voyageurs à porter leurs bagages. Les femmes seules descendant des wagons de première classe se méfiaient des porteurs turcs, trop sonores et trop basanés, qui les sollicitaient sans ménagement, en revanche, elles acceptaient l'aide de ce jeune homme pâle — sans doute un soldat en permission — et se montraient, au moment de le quitter, plus généreuses avec lui qu'elles ne l'auraient été avec un professionnel. Aucune ne fut, certes, aussi munificente que la Hongroise mais c'est bien pour cela que le destin l'avait envoyée en premier : pour ouvrir la voie.

Le soir, Hitler, un beau pécule en poche, aperçut, en sortant de la gare, une affichette

« chambre à louer» au 22 de la rue Felber. Il entra, posa l'argent sur la table. On le conduisit à la chambre 16.

Il s'allongea sur le Ut, les bras sur la poitrine, et murmura simplement : « Merci, maman » avant de sombrer dans le sommeil.

En traversant la ville pour aller au deuxième rendez-vous chez le docteur Freud, Adolf H. joua de malchance ; perdu dans ses pensées, il rata plusieurs fois les correspondances du tramway et fut obligé de repartir en arrière.

 Je savais que vous seriez en retard, dit simplement Freud en ouvrant la porte pour mettre un terme aux flots d'excuses que bavait le jeune homme.

Adolf ne releva pas, ravi de s'en tirer avec si peu de reproches. Il s'allongea.

Freud regarda sa montre et s'assit.

 Que voulez-vous me raconter aujourd'hui ?

Malgré toute sa bonne volonté, Adolf peinait à trouver une seule idée. Son esprit lui semblait une grande maison vide, privée de ses meubles, de ses tableaux, avec des murs de plâtre d'un blanc de neige. Il y errait sans rien remarquer ni sans rien pouvoir saisir.

Plusieurs fois, il voulut commencer une phrase mais au bout de deux ou trois borborygmes, il s'arrêtait, incapable de continuer, voire un peu effrayé.

Le docteur Freud, patient, ne semblait pas étonné de ses grands silences.

Après un temps de gêne infinie, Adolf se tourna vers lui, le fixa dans les yeux et articula très clairement :

 Je suis désolé.

 Ce n'est pas grave. Cela aussi, je l'avais prévu.

Adolf commençait à comprendre le petit jeu du docteur Freud : celui-ci prétendait avoir tout deviné — les accidents, les oublis, les retards, les silences — après que les choses étaient arrivées. Facile ! On ne pouvait pas le démentir et, si l'on était naïf, on pouvait même l'admirer pour sa perspicacité. Il jouait les savants à peu de frais.

 La prochaine fois que vous prévoyez quelque chose, docteur Freud, prévenez-moi.

Que je puisse vérifier vos prédictions.

 Eh bien, je prévois qu'à la fin de cette séance, vous allez me détester.

Ça, ce n'est pas très difficile à prévoir. Il me tape déjà pas mal sur les nerfs.

Puis, se rendant compte qu'il lui donnait malgré lui raison, Adolf H. se força à

s'adoucir.

 Comment continuons-nous, docteur ?

 Pouvez-vous me raconter un rêve ?

 Je ne rêve pas, je vous l'ai déjà dit !

Adolf serra les poings puis se morigéna intérieurement. Ne pas s'énerver, ne pas lui donner raison, surtout ne pas lui donner raison.

 Depuis quand ayez-vous cessé de rêver ?

 Est-ce que je sais, moi ! glapit Adolf.

 Oui, vous le savez.

Bien sûr qu'il le sait, Adolf, mais il est hors de question qu'il l'avoue à ce crétin inquisiteur. Il ne rêve plus depuis la mort de son père. Mais quel intérêt ? Et puis surtout, quel intérêt de le dire à un inconnu ?

Freud se pencha vers lui et murmura lentement :

 Vous ne rêvez plus, ou plutôt vous ne vous souvenez plus de vos rêves, depuis qu'on vous a annoncé la mort de votre père.

Salaud ! Comment a-t-il deviné ? Surtout ne pas s'énerver ! Ne pas s'énerver !

 Et je puis même vous dire, reprit Freud, pourquoi vous avez cessé d'avoir la mémoire de vos songes depuis ce jour-là.

 Ah oui ? grinça Adolf d'une voix si laide qu'elle le surprit lui-même.

 Oui. Voulez-vous que je vous le dise ?

 Ben voyons !

 Voulez-vous ? Voulez-vous vraiment ?

 Oui, ça me ferait rigoler, sans doute.

Adolf était de plus en plus étonné par la vulgarité de ses réponses au médecin. Mais c'était plus fort que lui. Il avait envie de lui pisser à la figure.

 Je ne crois pas que vous allez « rigoler », comme vous dites. Je crois, au contraire, que vous allez être ... choqué.

 Choqué ? Moi ? Ça me ferait marrer. Rien ne me choque !

Pourquoi ce ton ? Pourquoi cette voix de crécelle ? Calme-toi, Adolf, calme-toi !

 Rien ne vous choque sauf une femme nue.

Touché ! Décidément, cet homme m'en veut ! Il ne désire pas me soigner mais me détruire !

 Sauf une femme nue, d'accord, c'est moi qui vous l'ai dit, et après ? Dites-le, pourquoi je ne rêve plus depuis la mort de mon père, monsieur Je-sais-tout, dites-le-moi, puisque vous êtes si malin !

 Parce que, depuis votre plus petite enfance, vous avez rêvé plusieurs fois de le tuer. Lorsqu'on vous a appris sa mort, vous vous êtes senti tellement coupable de l'avoir souhaitée que, désormais, pour vous protéger de vos pulsions meurtrières comme de votre sentiment de culpabilité, vous vous êtes interdit l'accès conscient à vos rêves.

La fureur dilatait Adolf. Il fallait qu'il frappe. Il sauta au pied du divan et chercha quelque chose à casser.

Freud lança un œil inquiet vers une pile de livres. Adolf n'hésita plus, il fonça sur la pile et donna des coups de pied dedans.

Freud gémissait.

 Non... non...

Et plus Freud geignait, plus Adolf cognait, comme si la plainte du médecin avait été le cri des livres sous ses coups.

Calmé, mais la mèche en bataille, à court de souffle, il se retourna vers le médecin qui lui sourit.

 Vous vous sentez mieux ?

Incroyable ! Il me parle poliment comme si rien ne s'était passé !

 J'avais disposé cette pile à votre usage. J'ai bien fait. Sinon vous auriez pu vous en prendre à quelque chose de précieux. Ce n'est pas ce qui manque dans cette pièce.

Freud jeta un regard de chasseur satisfait aux nombreuses statues archaïques, égyptiennes, crétoises, cycladiques, athéniennes, romaines, hellénistiques, qui couvraient les commodes et le bureau. Adolf se dit qu'il allait charger dans ces collections mais c'était trop tard, le feu s'était éteint, le cœur n'y était plus, il se sentait à court de rage.

Freud s'approcha de lui.

 Mon garçon, ne vous sentez pas coupable de vos sentiments. Tout enfant mâle a trop aimé sa mère et souhaité la disparition de son père. J'ai appelé cela le complexe d'Œdipe. Nous sommes tous passés par là. Seulement certains pères permettent de résoudre harmonieusement cette tension, d'autres pas. Le vôtre...

 Taisez-vous ! Je ne veux plus vous entendre ! Je ne veux plus venir ici.

 Naturellement.

 Je vous le dis, ce n'est pas une menace en l'air : je ne viendrai plus ici !

 J'ai bien entendu. Mais pourquoi me hurlez-vous dans les oreilles ? Que voulez-vous que ça me fasse ? Ce n'est pas moi qui m'évanouis, mais vous. Que vous reveniez ou pas, ça ne changera rien pour moi. Par contre vous...

Adolf enfouit sa tête dans ses mains. Il ne supportait pas la logique de mage que tentait d'appliquer ce médecin.

Freud posa sa main sur son épaule. Les deux hommes sursautèrent à ce contact mais Freud insista. Une chaleur pacifique et apaisante était en train de se former entre cette main et cette épaule ; elle remontait dans leurs deux corps.

Freud se mit à parler avec une voix plus grave, plus douce, une voix sans rapport avec son timbre habituel de nain qui compense sa petite taille et veut dominer les autres.

 Faisons un marché, mon cher Adolf. Si, après cette séance, vous ne rêvez pas, vous ne reviendrez plus jamais. Par contre, si, comme je le prévois, vous recommencez à rêver, promettez-moi de revenir. D'accord ?

Adolf se sentait si fatigué que pour mettre fin à cette tension, il était prêt à acquiescer.

Partir ! Partir vite 1 Et ne plus jamais revenir ici !

 D'accord.

 Parole d'honneur ? Vous revenez si vous rêvez ?

 Parole d'honneur.

Satisfait, Freud alla tranquillement s'asseoir derrière son bureau et gratta quelques notes.

Adolf se dirigea vers l'entrée, cherchant son manteau pour disparaître.

Sur le pas de la porte, Freud le retint.

 Et notre marché ?

 Ah, votre enseigne...

Adolf reposa son manteau et enfouit son cou dans ses épaules. Rien à faire ! Pas moyen d'y échapper. Une promesse est une promesse. Même une promesse faite à un escroc.

 Comment la voulez-vous cette enseigne ? demanda-t-il d'une voix morne.

 Cela ne vous gêne pas que nous changions d’objectif ?

Adolf haussa les épaules.

 Non, du moment qu'il s'agit de peinture.

Le ravissement vint éclairer la face sévère du médecin. Il semblait vraiment content.

 Très bien. Alors veuillez me suivre, s'il vous plaît. J'ai tout préparé.

Adolf suivit Freud à travers un couloir. Le médecin ouvrit la porte d'un réduit.

 Voici le cabinet de toilette que je réserve à mes patients. Il mérite vraiment un bon coup de peinture fraîche.

Adolf, consterné, regarda les murs légèrement moisis puis les brosses et les pots de peinture céladon posés sur le carrelage. Il était tellement indigné qu'il ne trouvait même pas les mots.

Freud sourit en disparaissant vers son bureau.

 Je vous avais dit que vous finiriez fâché contre moi.

 Appelez-moi Wetti, dit madame Hörl.

Hitler considéra avec respect sa logeuse.

Madame Hörl — non, pardon, Wetti — dominait tous les êtres auxquels elle s'adressait, même lorsqu'elle se penchait pour servir un café, même lorsqu'elle s'enfonçait dans son rocking-chair pour fumer un léger cigare. Grande femme bien plantée, à la poitrine péremptoire, aux hanches majestueuses, aux fesses impériales, elle laissait saillir, sous ses robes sévères, un corps qui échappait à sa volonté. Malgré le chignon strict, malgré

des amoncellements de colliers qui n'étaient pas encore de son âge, malgré la dentelle de rombière qui s'échappait de ses poignets ou de son corsage, la générosité attirante de ses formes se rappelait sans cesse aux regards des hommes. Des mèches rousses et folles sortaient du filet de sa coiffure, l'ampleur de ses pas faisait vibrer des cuisses somptueuses, sa démarche chaloupée laissait imaginer une sensualité torride. Wetti, comme beaucoup de trop grandes femmes, ne semblait pas complice de son corps ; il exprimait une part d'elle-même que son attitude sociale démentait. Elle parlait d'un ton sec, en comptable avare et pointilleuse, elle s'habillait en dame patronnesse mais elle bougeait comme une déesse de harem.

 J'apprécie beaucoup les artistes. Je suis très contente que vous séjourniez chez moi, Dolferl. Me permettez-vous de vous appeler Dolferl, mon cher Adolf ?

 Mais... mais oui, Wetti.

Wetti sembla contente. Elle était habituée à tout diriger chez elle, le ménage, les horaires, les mœurs — «Pas de femme sous mon toit, pas de couple marié » —, y compris les degrés de familiarité. Elle pouvait se montrer très distante, voire froide avec certains locataires, bien qu'ils fussent là depuis des années, ou très chaleureuse, ainsi qu'elle entendait l'être avec le jeune Hitler.

Ce traitement de faveur agaçait les autres hommes de la pension. Il leur semblait que Wetti leur disait par là : « Vous êtes vieux, il est jeune, il me plaît plus que vous. » Du coup,

ils se montraient cassants avec Hitler, ne ratant jamais l'occasion de lui lâcher une porte sur la figure ou de le bousculer dans l'escalier, ce que celui-ci ne remarquait pas, non plus qu'il n'avait noté l'excessive amabilité de madame Hörl — oh pardon, Wetti — à son égard, terrorisé qu'il était par cette femme autoritaire et maternelle, dont même la familiarité lui semblait être un ordre.

Hitler se montrait d'autant plus docile — donc charmant — avec Wetti qu'il lui avait menti et que la prévenance exceptionnelle de sa logeuse sortait de ce mensonge. Chaque matin, il faisait croire qu'il se rendait à l'Académie des beaux-arts. Plus d'une fois, lorsqu'il attendait des clientes à la gare, il avait cru voir apparaître Wetti au bout du quai, trompé

par l'allure majestueuse d'une riche Polonaise ou d'une comtesse russe. Il avait appris à se calmer et à ne plus craindre l'arrivée inopinée de sa terrible logeuse qui, trop attachée à

surveiller ce qui se passait sous son toit et ne s'autorisant qu'une rapide escapade chaque matin pour faire son marché, ne se permettrait jamais le moindre voyage l'éloignant de sa pension du 22, rue Felber, donc ne mettrait jamais les pieds dans une gare.

Lorsque Hitler avait du temps à perdre entre deux trains importants, il se rendait au café Kubata pour y découvrir la presse nationale laissée à la disposition des buveurs. Il faisait son apprentissage politique. Lui qui n'avait jamais lu que des livres, romans d'aventures, livrets d'opéra, ou recueils de Nietzsche et Schopenhauer, il découvrait l'actualité politique, il se forçait à comprendre les noms des partis, de leurs chefs, le jeu de la démocratie. Il déchiffrait tout avec une égale passion, ayant l'impression de devenir un homme.

Un jour, à la gare, un individu blond, élégant, raffiné, muni d'un extravagant fume-cigarette en ivoire, gainé dans un manteau d'astrakan cintré aussi brillant et chatoyant qu'une soie, jeta une revue en sortant du train. Sans s'en rendre compte, il rata la poubelle et la revue tomba aux pieds d'Hitler.

Hitler s'assit dans un coin et parcourut cette brochure qu'il n'avait jamais vue dans les présentoirs du café Kubata mais qu'il avait remarquée au bureau de tabac, 18, rue Felber, achetée par d'assez beaux hommes à la mise un peu précieuse. Elle s'appelait Ostara et portait un étrange signe qu'Hitler n'avait jamais rencontré mais qui lui semblait posséder une vraie valeur esthétique : une croix dont les quatre bras se tordaient par deux fois. En étudiant les articles, il découvrit qu'il s'agissait du svastika, la croix gammée, qui symbolisait anciennement le soleil chez les hindous. Le directeur de la revue, un certain Lanz von Liebenfels, faisait de cette croix si riche en angles l'insigne du héros germanique.

Hitler s'absorba dans les pages d'Ostara. Avec stupéfaction, il découvrait une pensée nouvelle : Lanz von Liebenfels affirmait la supériorité de la race allemande aryenne sur toutes les autres. S'appuyant sur l'archéologie, il expliquait qu'une race supérieure, une race blonde, était descendue du nord de l'Europe, avait édifié les premiers monuments architecturaux de l'humanité, les dolmens et autres assemblages de pierres géantes, qui étaient à la fois des « gares », traces et repères de leur passage, mais aussi des autels de la religion solaire. Cette race blonde supérieure et hautement civilisatrice, race païenne qui portait un culte à Wotan, race dont Wagner avait reconstitué les dieux et héros dans ses

opéras sublimes, s'était laissé envahir et délégitimer depuis par les autres races, toutes inférieures, mais nombreuses et sans scrupules, toutes brunes, qui avaient précipité

l'Europe dans la décadence actuelle. Lanz von Liebenfels appelait au réveil de la race supérieure, elle devait reprendre le dessus, se préserver des autres et ne pas hésiter à les détruire. Avec précision, il proposait un programme médical et politique sans précédent : les blonds devaient imposer la stérilisation des hommes bruns, la stérilisation des femmes brunes, afin d'en être débarrassés dans deux générations ; en attendant, il fallait prendre des mesures urgentes : entamer, en Allemagne et en Autriche, la déportation de tous les dégénérés, malades incurables et groupes racialement impurs. Ainsi, avant que la terre entière soit purifiée, l'espace germanique serait désinfecté. Au premier plan des êtres dont on devait se débarrasser, Lanz von Liebenfels pointait les Juifs qu'il décrivait comme des rats sales, malodorants, infiltrés partout par les bouches d'égout, se soutenant entre eux, organisant de façon discrète la finance, l'industrie et la prostitution, véritables hommes-bêtes, responsables de tout ce qu'il y a de laid dans le monde et n'hésitant pas, eux, à la différence des Nordiques qui, trop fiers, ne s'en prennent pas aux autres races, à organiser la traite des Blanches. Pour célébrer la race blonde, héroïque, créative, pour chanter les louanges des yeux bleus, seuls dignes de contempler l'univers, Lanz von Liebenfels avait créé un ordre, l'ordre du Nouveau Temple, et proposait, dans son vieux château de Werfenstein, situé au bord du Danube, des conférences et des cérémonies rituelles.

Hitler, fasciné, avait oublié le temps. Son cœur battait à toute vitesse, sa bouche se desséchait, ses yeux exorbités dévoraient la moindre miette de texte. Jamais dans la grande presse viennoise, globalement antiallemande et profrançaise, il n'avait rencontré ces positions. Même dans le Deutsches Volksblatt, l'organe du parti chrétien social à

l'antisémitisme affirmé, il n'avait pas trouvé cette logique extrémiste, cette systématisation, l'établissement d'un programme radical et rationnel découlant de la supériorité d'une race sur toutes les autres. Il fut saisi de vertige. Quelque chose de l'exaltation de Lanz von Liebenfels était passé en lui, comme une fièvre contagieuse.

Furieux, il referma la revue et déchiffra le prix imprimé à côté de la croix gammée.

 Quinze hellers pour une ineptie pareille ! ? Non seulement ça ne les vaut pas mais ça devrait être interdit de vente ! Saloperie !

Révolté par tant de sottise, choqué par la forme raisonnante, historiographique, quasi scientifique, que prenait le racisme délirant de l'idéologue, il alla jeter la revue à la poubelle.

 Voilà la vraie place de ce torchon !

Elevé par sa mère dans le respect des autres, Hitler avait appris à mépriser les antisémites. Lui-même n'appréciait-il pas tendrement le docteur Bloch, médecin de famille, qui avait apporté tant de soutien à sa mère lors de sa maladie ? Il n'avait jamais jugé les gens en fonction du fait qu'ils étaient juifs ou non ; d'ailleurs il ne les repérait pas. A la lecture d'Ostara, il avait fait plus qu'éprouver à nouveau ce mépris du racisme enseigné par les siens, il avait ressenti de l'indignation. Il se sentait personnellement visé par les

violences de Liebenfels : les blonds supérieurs aux bruns ! Alors il fallait qu'Hitler aussi subît une vasectomie et fût déporté on ne sait où... Quel dangereux tissu d'insanités !

Tendu, agacé, pas assez souriant pour inspirer confiance à ses belles clientes, Hitler se résolut à ne pas travailler et rentra au 22, rue Felber.

 Oh, Dolferl, vous voilà déjà ! s'écria, gênée, la logeuse qui somnolait dans sa chaise longue, rajustant son chignon au-dessus de son corps abandonné, beaucoup plus voluptueuse qu'elle ne pouvait se l'imaginer.

 Oui, le professeur de portrait était malade. Je suis revenu travailler dans ma chambre.

 Le professeur de portrait ? Décidément, vous apprenez des choses merveilleuses.

Hitler baissa modestement les yeux.

 Vous voulez bien prendre un thé avec moi ?

 Oui, madame Hörl... euh... oui, Wetti.

Wetti sourit en approuvant l'effort, comme une maîtresse d'école encourage un élève.

Ils passèrent dans l'appartement privé de Wetti, où aucun client n'entrait jamais.

Wetti évoluait avec une grâce lente de géante au milieu de ce salon petit-bourgeois ; en se penchant pour prendre un plateau, elle laissa ses seins gonfler inconsidérément son corsage; en s'asseyant sur la chaise à pompons, elle se cambra et tendit sa croupe dans une attitude provocante qu'elle croyait digne puis porta sa tasse à ses lèvres, la huma à pleines narines, comme si elle allait avaler un morceau de choix.

 Savez-vous, mon cher Dolferl, que je suis furieusement curieuse de connaître vos dessins ?

Hitler s'empourpra.

 Oui...: à l'occasion, peut-être. Pour l'instant, je ne suis pas content de moi.

 Trop modeste, dit-elle en baissant ses longs cils, dans l'attitude d'une femme qui consent.

 Non. Non. Pas modeste, lucide.

 Oh, c'est encore mieux, dit-elle dans un râle de poitrine qu'elle croyait bien élevé

mais qui évoquait un cri d'alcôve.

Elle appuya ses coudes sur la table, se pencha vers Hitler, ses seins manquant de faire craquer son corsage.

 J'aimerais beaucoup, à l'occasion, poser pour vous.

Elle réfléchit, faisant une moue indécente avec ses lèvres.

 En tout bien tout honneur, bien sûr. Je poserais pour un portrait. Ainsi, vous pourriez vous entraîner...

Elle tortilla son doigt dans une boucle rebelle, ses yeux brillèrent : elle semblait émerveillée par l'idée qu'elle avait eue.

 Qu'en pensez-vous ?

Mais Hitler, effrayé, n'était plus capable de répondre.

Il venait de voir, sur sa table à ouvrage, une pile complète de la revue Ostara.

Adolf, immobile, assis en tailleur sur son lit, la tête renversée, les yeux mi-clos, garnissait sa chambre de guirlandes de fumée lorsque son nom retentit dans la rue.

 Adolf ! Adolf ! Dépêche-toi ! Viens !

Il se pencha à la fenêtre et découvrit le docteur Bloch, hilare, en tenue de soirée, cape, smoking et chapeau haut de forme, penché hors d'un fiacre pour l'interpeller joyeusement.

En un rien de temps, Adolf le rejoignit, couvert de sa redingote élimée, les gants de son père dans une main, sa vieille canne à pommeau biseauté dans l'autre.

Le fiacre roulait à travers la nuit. Le visage du docteur Bloch avait des couleurs bizarres, trop rouge aux joues, trop noir et brillant autour des yeux. Adolf ne l'aurait pas bien connu, il aurait juré que le médecin s'était maquillé. Le docteur Bloch buvait coupe de Champagne sur coupe de Champagne ; il en offrait au jeune garçon qui les ingurgitait aussi sans défaillir.

En chantant, ils arrivèrent dans un quartier lointain de Vienne qu'Adolf ne connaissait pas. La calèche s'arrêta au bord d'un canal qui rappelait Venise, toutes les maisons donnant directement sur l'eau.

Le docteur Bloch le fit monter dans une gondole. Sans troubler la surface des eaux noires, grasses et paisibles, ils parcoururent plusieurs de ces étranges rues, passant devant des palais illuminés d'où sortaient les murmures langoureux de barcarolles.

La gondole aborda aux marches d'un casino. Des éclats de rire tombaient des fenêtres.

Les étoiles dansaient sur les flots.

Le docteur Bloch prit Adolf par la main. Ils pénétrèrent dans un vestibule de marbre qui s'envolait vers les étages par des escaliers monumentaux. Au premier palier, un groupe de femmes parées de plumes aux couleurs criardes foncèrent sur eux et pépièrent, volubiles, dans une langue qu'Adolf ne comprenait pas. Le docteur Bloch les laissait les toucher, les caresser, un sourire aux lèvres, sans y prêter plus d'attention que s'il s'agissait d'animaux familiers. Elles pressaient les bras, les hanches, les cuisses d'Adolf d'une façon qui lui déplaisait mais il décida de régler son comportement sur celui de son aîné.

Au deuxième palier, les femmes se dispersèrent brusquement. Le docteur Bloch fit entrer Adolf dans une chambre où plusieurs femmes, en chemise de nuit ou en combinaison, se livraient avec passion à des travaux de broderie, de tricot ou de couture.

L'une d'elles lâcha son ouvrage, porta ses mains à sa gorge et cria :

 Monsieur Hitler !

Elles hurlèrent toutes. Le nom d'Hitler ricochait de tête bouclée en tête frisée. Elles protégeaient leur visage avec leurs mains, comme s'il les menaçait de gifles...