— A Paris, chez le comte de Beaumont. Il en possède trois. J'ai été très impressionné
par ces toiles — indépendamment du fait qu'elles sont de vous — elles m'ont fait réfléchir, en particulier Le Dictateur vierge.
— Ah oui ?
Il ne se souvenait pas que cette toile avait été achetée par Beaumont. Bêtement, cela le rassura. Il savait que cette œuvre-là reposait dans une bonne maison.
— Monsieur H., je crois que vous vous mentez à vous-même lorsque vous dites avoir quitté la peinture parce que vous vous jugiez médiocre.
Non, je ne me mens pas et je ne me trompe pas. Je ne suis même pas un petit maître du surréalisme.
Ce n'est pas à vous de le décider ! cria Heinrich.
Le jeune homme s'empourprait de colère. Adolf s'attendrit. Moi aussi, j'étais comme ça à son âge, intransigeant.
Une vie, ça ne se fait pas tout seul, continua Heinrich. Ce n'est pas vous qui vous la donnez. Ce n'est pas vous qui choisissez vos dons. Vous pouvez croire que vous êtes bon pour la musique mais la peinture vous préfère et ce sont les autres qui vous apprennent votre vérité. « Non, tu ne composes pas bien. Oui, tu dessines très bien. » Le monde vous reconnaît, vous diagnostique, vous oriente.
Peut-être, fit Adolf en réfléchissant.
Sûrement ! Et vous, ce que vous n'acceptez plus dans votre vie depuis l'âge de quarante ans, c'est la part de l'autre.
Ne soyez pas si cassant, Heinrich. Au contraire, depuis l'âge de quarante ans, je donne plus de place aux autres. J'ai fait des enfants, je les aime. J’occupe de mes élèves.
Et alors ? C'est « ou bien... ou bien » ? Ou bien je peins. Ou bien je vis. L'un exclut-il l'autre ?
Non, hésita Adolf, je ne dis pas cela...
Si. A quarante ans, vous décidez de faire des enfants et vous décidez de ne plus peindre. En fait, ce que vous désirez, c'est décider. Maîtriser votre vie. La dominer. Fût-ce en étouffant ce qui s'agite en vous et qui vous échappe. Peut-être ce qu'il y a de plus précieux. Voilà, vous avez supprimé la part de l'autre en vous comme à l'extérieur de vous.
Et tout ça pour contrôler. Mais contrôler quoi ?
Heinrich, de quel droit me parlez-vous comme cela ?
Adolf avait crié, preuve que le coup l'avait atteint.
Le droit de quelqu'un qui vous admire. Ou plutôt non. Quelqu'un qui admire son
professeur mais qui admire encore plus un peintre de trente ans qui signait Adolf H.
Adolf se sentit bizarrement ému. Il avait l'impression que Onze-heures-trente allait revenir en courant et lui sauter au cou.
Heinrich tourna les talons en concluant :
J'en veux à mon professeur d'avoir tué le peintre.
«Un seul peuple, un seul Reich, un seul chef ! »
Hitler passait le petit pont de sa ville natale, celui qui, jusqu'à ce jour, avait marqué la frontière entre l’Allemagne et l'Autriche et qui ne serait plus qu’un chemin vicinal à
l'intérieur d'un même pays désormais. Les cloches des églises sonnaient avec allégresse, des milliers de gens en liesse et en délire bordaient la rue. On lui lançait des fleurs, des bonbons, des serpentins, la fanfare improvisait un hymne, on offrait à bout de bras les plus beaux enfants.
Hitler venait de conquérir l'Autriche et il était accueilli comme un sauveur. Braunau am Inn, cette bourgade coquette et limitrophe de l'Allemagne et de l'Autriche où il avait vu le jour et conçu très vite l'idée qu'il ne fallait pas séparer les deux pays, le fêtait avec fierté
comme son grand homme.
Voulez-vous que nous nous arrêtions, mon Führer ? demanda le général von Bock qui, placé auprès du dictateur dans la Mercedes, était ému aux larmes par la ferveur populaire.
Non, répondit sèchement Hitler, notre passage ici est essentiellement symbolique.
En vérité, Hitler ne se rappelait plus rien de Braunau am Inn. Il craignait par-dessus tout qu'on le mêlât à des gens qui auraient sur lui la supériorité de se souvenir. Et puis ne confondons pas, il n'était pas une célébrité locale mais une gloire mondiale : il ne conquérait pas Braunau am Inn, il envahissait l'Autriche.
Le convoi continua son avancée triomphale jusqu'à Linz.
Là, Hitler fut réellement ému. Il avait toujours préféré Linz à Vienne car il y avait été
heureux avec sa mère. Lorsque, à la nuit tombée, il fut acclamé sur la place du marché par une foule dense et amoureuse qui hurlait « Heil » ou « Un seul peuple, un seul Reich, un seul chef », il sentit les larmes couvrir ses joues et détremper son col raide.
Du balcon de l'hôtel de ville, il se laissa aller à exprimer son tempérament mystique.
Je le sais aujourd'hui, la Providence m'a choisi pour ramener ma patrie au sein du Reich allemand. Vous êtes, les premiers, témoins que j'ai accompli cette mission.
La foule délirait tellement d'enthousiasme qu'Hitler décida qu'il différerait son arrivée à Vienne pour rester une journée à Linz.
La nuit, à l'hôtel Weinzinger, il ne parvint pas à dormir, malgré ses yeux fixés sur le cours lent et hypnotique du Danube. Cela a été tellement facile. La Grande-Bretagne et la
France qui se dégonflent devant moi ! J'obtiens l'Autriche simplement par des menaces.
Sans un coup de feu. Cela prouve que je suis légitime. Tout le monde me déconseillait de risquer ça. J'y suis allé seul. Et j'ai eu raison. Je n'écouterai plus jamais quiconque. Demain, j'irai sur la tombe de mes parents. Ce sera très beau. Goebbels m’a promis des photographes et des caméras. Très belle image, ça, conquérir l'Autriche avec un bouquet de fleurs.
Décidément, tous des cons, des timorés, des crétins. Ne plus écouter personne. Jamais.
Le lendemain eut des allures de réchauffé car, Hitler ayant déjà tout imaginé pendant la nuit, la réalité le déçut. Il n'éprouva rien lorsqu'il se rendit sur la tombe familiale ; il exécuta son hommage pour les reporters comme un acteur muet, paniqué à l'idée de ne pas être convaincant, il dut ensuite subir la joie et les souvenirs des autres ; il se sentit dépossédé de ses émotions.
Il fit route pour Vienne où il reçut un accueil enthousiaste. Vienne, la ville qui l'avait humilié, refusé, jeté à la rue, réduit à la mendicité et au vagabondage, Vienne où il avait eu froid, faim, où il avait douté de lui, Vienne la byzantine, l'orientale, l'enjuivée, la courtisane sans scrupules et couverte de bijoux, Vienne se vautrait comme une chatte amoureuse sous ses pieds. Placé au-dessus de deux cent cinquante mille personnes qui gémissaient de joie sur la place des Héros, il voyait mourir son passé, ses échecs, s’asservir ceux qui l'avaient rejeté et il savourait, entre ses mâchoires serrées, ce délicieux goût de sang qu’accompagnent les extases du ressentiment. A Linz, il avait joui de joie. A Vienne, il jouissait de vengeance.
En fin d'après-midi, il assista à un défilé militaire puis reçut brièvement le cardinal Innitzer, primat d'Autriche, accompagné de ses évêques et ses archevêques, qui lui apportait le soutien sans réserve des catholiques autrichiens au nouveau régime. Bouffon, pensa Hitler devant l'homme de satin rouge, tu n'en as plus pour longtemps à jouer les importants. Il n'y a plus de place pour ta religion dans l'Etat nazi II est temps défaire mourir aussi le christianisme. Dans cinq ans, on ne verra plus un crucifix ! Il fit quelques courbettes à la cappa cramoisie et prit un avion pour Berlin.
Réinstallé à la chancellerie, il put constater dans les jours suivants que la Gestapo faisait très bien son travail à Vienne : elle avait récupéré les dossiers de police, raflé les socialistes et les communistes ; les boutiques et les appartements juifs étaient saccagés, les Juifs dépouillés de leur argent, de leurs bijoux, de leurs fourrures et placés en détention préventive. Une épidémie de suicides poursuivait l'œuvre purificatrice. Ceux qui avaient encore été épargnés par un jeu de protection internationale, comme le docteur Sigmund Freud, préparaient leur départ. On luttait mieux ainsi contre les ennemis de l'intérieur.
Seule la guerre permettait d'être logique et efficace, Hitler venait d'en avoir la confirmation.
Très vite, il se détourna donc de l'Autriche et n'y songea plus. Il se penchait désormais vers la Tchécoslovaquie.
Le Jardin des Délices avait son enseigne non loin du ministère de la Guerre, ce qui ajoutait à la clientèle des fidèles un va-et-vient de généraux, d'amiraux, d'épouses de généraux, d'épouses d'amiraux, de maîtresses de généraux et de maîtresses d'amiraux.
Cette haute société raffolait des parfums de Sarah Rubinstein , d'abord parce qu'ils étaient rares, ensuite parce qu'ils étaient chers, enfin parce qu'elle les faisait elle-même , de façon artisanale, dans son arrière-boutique, entre ses chaudrons et ses cornues. Le magasin aux boiseries d'or et d'ébène, aux lourds flacons de cristal dont les bouchons facettés renvoyaient un perpétuel arc-en-ciel, dont les étiquettes étalaient d'une écriture élégante des noms qui faisaient rêver, L'Eau joyeuse, L'Eau des Muses, Le Reflet de Narcisse, Les Larmes d'Echo, ne désemplissait pas depuis sa création, belles toilettes et uniformes s'y succédant et brassant les buées de cardamome, santal et rose safranée qui s'échappaient des vaporisateurs.
Sophie et Rembrandt avaient vraiment l'impression d'être dans le monde des adultes lorsqu'ils se trouvaient à la parfumerie. Autant leur père leur semblait un compagnon de jeux qui appartenait, dessins compris, à l'enfance, autant leur mère, avec ses employés, ses vendeuses, son comptable, ses livreurs, ses batailles avec les fleuristes de Hollande ou du sud de la France afin qu'ils livrent à temps, ses piles de pièces et de billets qu'elle emportait à l'appartement chaque soir, ses discussions tumultueuses avec son banquier au sujet des traites, des crédits et des taux d'intérêt, elle, était insérée dans l'attirante réalité. Sarah Rubinstein parlait à des ministres, des officiers, des nobles ; elle plaisantait avec leurs femmes ; elle apprenait souvent bien avant les journaux les nouvelles que tout le monde commenterait plus tard.
Adolf H. aimait venir dans l'univers de son épouse. Il lui était demeuré étranger.
Autant qu'elle. Il admirait cette femme moderne, autonome ; il la connaissait peu et lui faisait très bien l'amour ; au fond, il se sentait son amant plutôt que son mari, un amant encore dans la période des découvertes, des étonnements, un amant sans habitudes. Il se disait qu'un jour il la cernerait mieux, qu'il avait encore du temps devant lui. Il l'avait épousée parce qu'elle le désirait et parce que Onze-heures-trente, en mourant, l'avait souhaité pour lui. Ça n'avait pas été une décision personnelle. Il y avait consenti plus qu'il ne l'avait voulu. C'était sans doute la raison pour laquelle il s'étonnait toujours de leur vie, de leurs enfants, de leur entente. Fugitivement, il se sentait un imposteur, mais, depuis la disparition d'Onze, il avait de toute façon du mal à aborder les rives de la réalité.
Papa, pourquoi as-tu toujours l'air surpris quand tu me regardes ?
Sophie posait la question avec tant de sérieux qu'il était impossible d'éluder la réponse.
Je... je ne sais pas... parce que .tu changes... parce que tous les jours, je te découvre.
Pourtant moi, je me suis habituée à toi.
Oui, mais les adultes, ça ne change pas. Alors que les enfants, ça grandit sans arrêt.
Elle accepta l'explication sans conviction. Elle a raison. Comment pourrais-je lui avouer que je l'ai appelée Sophie uniquement parce que c'était le vrai prénom d'Onze-heures-trente
? Sa femme le savait-elle ? Il en doutait. Un des grands charmes de Sarah était qu'on ignorait toujours ce qu'elle savait. Et comment pourrais-je lui avouer qu'en l'appelant Sophie, je m'attendais à voir progressivement pousser une petite Onze-heures-trente ? La même, mais en plus petit. Or Sophie ne ressemblait qu'à elle-même, ce qui était fort réussi car, malgré ses cinq ans, elle avait déjà quelque chose de profondément féminin, une réserve, un mystère qui annonçaient, plus qu'en esquisse, la femme qu'elle serait.
Adolf, je suis vraiment inquiète.
Sarah l'avait pris à part et l'emmenait au fond de la boutique.
Pourquoi, ma chérie ?
La situation politique. Tu sais bien qu'ici, j'entends tout. A cause de mes clients qui sortent du ministère, je sais les événements avant même les journaux.
Eh bien ?
—Je crois que nous allons avoir la guerre.
Maison Brune, le 30 octobre 1938, deux heures trente du matin : les accords de Munich étaient finalement signés. En l'absence de tout représentant tchèque, on venait de dépecer la Tchécoslovaquie pour donner à manger à Hitler. Mussolini, Chamberlain et Daladier — soit l'Italie, la Grande-Bretagne et la France — s'étaient penchés sur le cadavre pour calmer la faim de l'ogre et lui tendre les meilleurs morceaux.
Hitler était pourtant furieux. Il voulait toute la Tchécoslovaquie, fut-ce au prix de la guerre. Or on l'avait contraint à négocier.
De retour à Berlin, l'accueil triomphal que le peuple lui fit acheva de le mettre de mauvaise humeur : l'euphorie des Allemands exprimait surtout le soulagement d'avoir évité
la mobilisation. En Hitler, ils fêtaient le chef nationaliste qui leur rendait le territoire des Sudètes, certes, mais surtout le sauveur de la paix.
Sauveur de la paix, quelle idée grotesque ! Je gouverne des lâches, des mous, des douillets. Ils ont des mentalités de défaitistes.
La peur de la guerre... Ces derniers mois, il venait de comprendre que ce seul sentiment gouvernait les esprits, ceux de ses ennemis comme ceux de ses collaborateurs.
Eviter le combat armé ! La France et la Grande-Bretagne avaient bafoué leurs accords d'alliance avec la Tchécoslovaquie parce qu'elles avaient peur de la guerre. Mussolini avait supplié Hitler de ne pas faire entrer ses tanks en Tchécoslovaquie et obtenu la réunion de Munich parce qu'il avait peur de la guerre. Göring, son bras droit, et tous les généraux du
Reich avaient préféré le règlement diplomatique parce qu'ils avaient peur de la guerre. Le peuple allemand, le peuple anglais, le peuple français et le peuple italien accueillaient leurs chefs avec soulagement parce qu'ils avaient eu peur de la guerre. La peur de la guerre n'était pas le talon d'Achille des nations, mais leur colonne vertébrale !
Mais je n'ai pas peur de la guerre, moi. Et je la veux, la guerre ! Et je la ferai.
Hitler se fit préparer un bain moussant par son valet Seul un long séjour dans les eaux chaudes, savonneuses, maternelles, aux senteurs de violette, arriverait à l'apaiser.
Et surtout, ne laissez pas rentrer Eva Braun. Qu'on me laisse tranquille !
Le valet parti, Hitler se déshabilla et, malgré lui, se surprit nu dans la glace. Il se sourit.
Voilà devant quoi le monde tremblait ! C'était grotesque ! Le monde entier était grotesque !
Il disparut dans l'eau où il eut l'impression, sous l'effet de la chaleur, de se liquéfier en s'enflant aux dimensions de la vaste baignoire arrondie.
Il n'avait jamais bien compris pourquoi il n'avait pas bénéficié d'un corps qui ressemblât à son âme, un corps fort, dur, puissant, musclé, du même fer que sa volonté, un corps d'athlète aryen comme il en faisait mettre partout dans les monuments du Reich.
Il sortit sa jambe du bain : non, décidément, il n'avait pas la cuisse de son âme. Il se tâta sous l'eau : ni la fesse. Il regarda ses bras mous, laiteux, dont la chair s'égouttait sur le fil de l'os, ses pectoraux qui dégoulinaient en limaces vers ses aisselles flasques, son ventre plus détendu que tendu. Il s'épargna l'examen déprimant de son sexe qui s'atrophiait de plus en plus sous l'effet de la tension nerveuse et auquel Eva Braun n'avait même plus accès car il tenait à garder toute son énergie pour ses projets. Il haïssait de plus en plus ce physique qui ne lui ressemblait pas, indigne de lui, et qui allait sans doute bientôt le lâcher.
Cela avait été longtemps une souffrance de voir, au détour d'une rue, d'une revue, d'une visite, son vrai corps sur l'âme idiote d'un autre, la beauté péremptoire qu'il aurait méritée.
Une flèche lui perçait alors le cœur et l'empoisonnait. Dépit. Injustice. Jalousie. Il n'en avait été guéri qu'aux jeux Olympiques de Berlin , en 1936, lorsque les athlètes américains avaient remporté des records. D'abord choqué qu'une prétendue grande nation comme les Etats-Unis envoyât des nègres pour la représenter, il en avait conclu, en observant ces champions objectivement harmonieux et musclés — quoique noirs —, objectivement forts et performants — quoique noirs — que, définitivement, la chair ne disait pas la vérité de l'esprit. Depuis lors, il couvrait tous les corps, le sien comme celui des autres, de son mépris.
Seule son âme était belle. Il était amoureux de son âme. Il n'en avait jamais connu d'aussi attachante. Pure, idéaliste, désintéressée, méprisant l'argent et le confort matériel, toujours préoccupée de rendre la vie plus saine, plus juste, plus grande, toujours obsédée par l'intérêt général, elle était palpitante de lumière. Hitler ne connaissait personne d'aussi peu occupé de soi et aussi ouvert à l'intérêt général que lui. L'intérêt général ne signifiait d'ailleurs pas « les autres » — car « les autres » le fatiguaient vite —, mais les principes de la société et de la nation. Il avait l'âme généreuse et politique.
Il fit couler un peu d'eau chaude pour se maintenir dans l'extase.
Chamberlain avait peur de la guerre et voulait plaire à son peuple dont il avait peur aussi. Daladier avait peur de la guerre et voulait plaire à son peuple dont il avait peur aussi.
Hitler, lui, n'avait pas peur de la guerre, n'avait pas peur de son peuple, et ne voulait plaire à personne. Qu'est-ce que le pouvoir absolu ? Faire peur à tout le monde et n'avoir peur de rien.
Hitler soupira d'aise.
Il ne se laisserait désormais plus freiner dans sa conquête car il avait la supériorité
inexpugnable de savoir comment les autres fonctionnaient sans fonctionner comme eux.
Il y aurait la guerre. Et la guerre à outrance.
La seule résistance venait des Allemands. Ils souhaitaient la paix. Les Allemands n'étaient décidément pas à la hauteur de l'Allemagne. Comme le corps d'Adolf Hitler ne valait pas son âme. Pareil. Il faudrait que Goebbels actionne plus fort les soufflets de sa propagande. Ou bien, si l'on échouait à réformer la mentalité du peuple, il fallait le mettre devant le fait accompli et l'entraîner malgré lui. Une fois dans la logique du combat, il ne pourrait plus reculer. Les dirigeants ont besoin de l'assentiment de leur peuple dans les périodes de paix ; en guerre, c'est la guerre qui commande.
Adolf H. avait accompagné ses étudiants à la gare. Lorsqu'il les vit en uniforme, encombrés de leur casque, besace et mitraillette, il comprit qu'il les perdait pour toujours.
Même si la mobilisation durait peu, même si l'Académie indépendante rouvrait bientôt ses cours et accueillait dans trois mois ces jeunes hommes en civil derrière leurs chevalets, ils ne seraient plus jamais les mêmes. L'enthousiasme avec lequel ils partaient pour la Pologne, cela seul suffisait à les altérer. Ensuite, il y aurait l'expérience du combat, la proximité de la mort pendant les longues heures vides ravagées par l'angoisse, les blessures, les deuils. Adolf avait connu tout cela, en son temps. La guerre avait fait de lui le peintre qu'il fut dans les années vingt-trente, pacifiste, vorace, amnésique, avide de nouveauté. Même s'il l'avait haïe, la guerre l'avait fait autant qu'il l'avait faite.
Même Heinrich, son élève préféré qui ressemblait à un ange oublié sur la terre par Raphaël, avait revêtu l'uniforme verdâtre, coupé ses cheveux et endossé la joie de rigueur.
A bas Versailles ! Beck, salopard ! Vive l'Allemagne ! Faisons revenir à l'Allemagne les territoires usurpés par les Polonais.
Depuis le début des années trente, la République avait laissé place à un régime autoritaire de droite. L'ami Neumann, toujours rouge, pestait contre ce gouvernement qu'il taxait de fascisme ; mais Adolf savait que sa mauvaise foi de bolchevique poussait son ami à
noircir ses adversaires. Le régime de droite allemand, bien qu'appuyé sur l'armée, n'avait rien à voir avec le régime de Mussolini. Autoritaire mais pas totalitaire, conservateur et non
révolutionnaire, appuyé sur les élites anciennes et non sur les masses populaires, il avait su profiter de la crise économique pour arriver au pouvoir et il exploitait le ressentiment nationaliste pour s'y maintenir. Après avoir aboli plusieurs clauses de l'armistice, récupéré
la Rhénanie et obtenu le droit à la remilitarisation, il dénonçait aujourd'hui la carte redessinée en 1918 à Versailles. Toute l'Allemagne réclamait ces terres et ces peuples qui appartenaient auparavant au Reich de Bismarck et qui avaient été abusivement et hâtivement donnés aux Polonais.
Récupération ! Ce qui a été allemand doit le redevenir !
Le régime n'avait aucune vue impérialiste sur l'Autriche, qui était son partenaire économique confirmé, ni sur la Tchécoslovaquie ; il exigeait simplement de retrouver des territoires confiés à la Pologne par les vainqueurs.
Celle-ci, dirigée par Beck, n'avait trouvé personne pour la soutenir. Ni la Grande-Bretagne ni la France n'étaient prêtes à se battre pour ces zones discutables ; et encore moins la Russie qui, elle aussi, estimait qu’elle devait récupérer des terres en Pologne.
Certains ambassadeurs, pour se décharger du problème, parlaient même du droit des peuples à l'autodétermination. Le régime avait donc compris qu'il pouvait attaquer la Pologne dans l'indifférence, presque dans la légitimité, sans craindre de déclencher une guerre européenne.
Les Polonais allaient se défendre avec force.
Certes, ils étaient courageux et entraînés, mais numériquement l'Allemagne devait l'emporter.
«Numériquement..., songea Adolf. J'espère que dans les pertes, il n'y aura aucun de mes étudiants. Et surtout pas Heinrich. »
Déjà, le wagon emportait le jeune homme qui, sans famille à Berlin, faisait des signes d'adieu à son vieux professeur.
« Mon Dieu, pas lui, s'il vous plaît. Pas lui qui est le plus doué. Vous avez déjà laissé
échapper Bernstein. Ne recommencez pas. »
Cinquantième anniversaire d'Hitler.
Faste et extravagance menaient les festivités.
Hitler, à la tête de cinquante limousines, inaugurait le nouvel axe est-ouest qui partageait Berlin, sept kilomètres de goudron brillant comme de la cire, sept kilomètres d'étendards nazis éclairés par des milliers de torches, sept kilomètres de foule amoureuse retenue par des cordes.
Sur des rails et des câbles, des caméras mobiles, satellites autour du soleil, enregistraient le moment historique en filmant Adolf Hitler.
A la chancellerie, les cadeaux s'amoncelaient : nus de marbre blanc, moulages de
bronze, porcelaines de Meissen, peintures à l'huile, tapisseries, monnaies rares, armes anciennes, coussins brodés. Hitler passa au milieu, en remarqua certains, lâcha quelques sarcasmes devant d'autres, en ignora la plupart, comme arbitrairement, juste pour marquer qu'il était bien le Führer.
Le soir, Albert Speer lui offrit une maquette de son arc de triomphe, une réduction en plâtre et en bois, haute de quatre mètres. Plusieurs fois durant la nuit, Hitler quitta sa chambre pour retrouver avec émotion l'édifice qui témoignerait de son éminence dans les siècles à venir.
Le lendemain, pendant le défilé militaire, il stupéfia tout le monde en se tenant cinq heures, sans faiblir, debout, la main tendue, raide, concentré, aussi imperturbable que sa propre statue. Il avait tenu à faire le plus gigantesque étalage de sa force militaire afin de montrer aux puissances occidentales ce qui les attendait si elles se mettaient en travers de l'Allemagne. Naturellement les sièges des ambassadeurs de France, Grande-Bretagne, Etats-Unis et Pologne étaient demeurés vides mais qu'importait ! Dix mille mètres de pellicule avaient enregistré l'événement et seraient rapidement projetés dans les cinémas du monde entier.
Il savait que l'Allemagne n'était, sur le plan militaire, pas encore prête pour la guerre mais elle l'était bien plus que les autres pays. Il continuait à intensifier le réarmement et, comme il tenait à annexer la Pologne au plus vite, il avait accepté d'entreprendre des négociations avec l'ennemi absolu, le diable, le décadent, le dégénéré, le communiste Staline.
Dans l'été, l'improbable se produisit.
Hitler et Staline, les deux ennemis irréductiblement opposés sur l'idéologie plus que sur les méthodes, venaient, par l'entremise de leurs ministres Ribbentrop et Molotov, un pacte de non-agression germano-soviétique.
A Berlin, Hitler fit servir le Champagne. Il se tapait Sur les genoux comme s'il avait fait une bonne farce.
Les Français et les Anglais n'en reviendront pas, hurlait-il en riant. Et mes généraux non plus !
Le 1er septembre, à quatre heures quarante-cinq du matin, il donnait Tordre à la Wehrmacht d'attaquer la Pologne.
La France et l'Angleterre mirent deux jours à comprendre qu'Hitler irait jusqu'au bout dans sa conquête du monde. Le 3 septembre, à onze heures, Chamberlain déclarait la guerre à l'Allemagne sur les ondes de la BBC. A dix-sept heures, Daladier, presque à
reculons, faisait la même chose à Paris.
Cette nuit-là, Hitler, sur sa terrasse de Berchtesgaden, contemplait les montagnes. La nature lui faisait fête en lui offrant un merveilleux spectacle : une aurore au crépuscule. Un météore rose, vif, incandescent inondait les bois couleur d'algues noires de lumière rouge tandis que le firmament déclinait toutes les nuances de l'arc-en-ciel.
Hitler et ses aides de camp absorbaient cette splendeur sans mot dire. Leurs visages et leurs mains avaient pris une teinte irréelle. L'univers semblait avoir tout entier basculé dans le songe. Même les silences qui sortaient de la forêt semblaient signés de Wagner.
Le phénomène dura une heure. Les dirigeants nazis redevenaient des enfants. Tout en contemplant le ciel tumultueux crevé de luminescences, ils voyaient leur chef en figure de proue à l'avant du balcon comme un magicien fabuleux qui saurait parler et commander aux éléments.
Lorsque la nuit replomba le ciel, Hitler se tourna vers eux et murmura :
Cette fois-ci, il y aura beaucoup de sang.
Nous fallait-il une guerre pour nous retrouver ?
Sarah avait dit cela en glissant du lit pour rejoindre la salle de bains. Adolf H. entendait l'eau couler à gros bouillons dans la baignoire environnée d'un grondement de tuyaux. Les canalisations se mettaient-elles en colère lorsqu'on leur demandait un peu plus qu'à
ordinaire ?
Déjà, les senteurs de figuier et de cèdre blanc s'échappaient de la pièce et rampaient jusqu'au lit.
Puis-je partager le bain avec toi ? demanda Adolf.
Je t'attends.
« Nous fallait-il une guerre pour nous retrouver ? » Que savait-elle ? A quoi venait-elle de faire allusion ? Simplement au fait qu' Adolf éprouvait de plus en plus le besoin d'arracher sa femme à son travail pour l'emmener au café, au restaurant, au théâtre et surtout pour passer des heures, nus sur les draps, à discuter en ne s'interrompant que pour faire l'amour? Ou bien avait-elle aussi découvert que...
Il entra dans la pièce tapissée de faïence marocaine, il se planta devant la glace et s'observa de bas en haut.
Tu t'aimes ? demanda Sarah en riant.
Oui. Ça va. Mon corps me sert toujours à quelque chose. Surtout à jouir. C'est peut-être pour cela que je suis moins amoché que beaucoup d'hommes de cinquante ans.
Peut-être. En tout cas, moi je t'aime.
Ce doit être ça. Je vieillis bien parce que je vieillis dans tes yeux.
Il entra dans le bain moussant et poussa un cri de douleur ; Sarah adorait des chaleurs que lui ne supportait pas. Il resta debout, impudique, offert, et la regarda en souriant.
Elle avait raison. Depuis que des jeunes gens mouraient sur le front polonais, il avait changé. Il éprouvait de la tristesse et de l'appétit. Tristesse en songeant à ces vies fauchées pour la nation, cette valeur sans valeur qui organise toutes les boucheries. Mais appétit aussi, car il lui était apparu sur le quai où il avait vu s'éloigner ses étudiants qu'il fallait vivre,
vivre vite, férocement, pour ne rien perdre. Il était devenu égoïste et délicieux. Son bonheur avait besoin de celui des autres. Quelque chose de son altruisme précédent avait fondu, la part blasée, la part dépressive, celle qui le faisait s'intéresser au monde en général et non à ses intérêts à lui en particulier.
Que voulais-tu dire, Sarah, tout à l'heure ?
Il a fallu une guerre pour nous retrouver. J'ai l'impression que tu es plus vivant qu'avant.
C'est vrai. Je devrais avoir honte, peut-être ?
Peut-être. Peu importe. J'en suis heureuse. Je savais qu'un jour tu échapperais à
ton fantôme mais je ne savais pas quand.
Mon fantôme ?
Onze-heures-trente. Tu lui avais donné encore plus de place morte que vivante.
Elle souriait en disant cela, elle jouait avec la mousse entre ses doigts, elle ne lui reprochait rien.
Une onde de bonheur le traversa. Négligeant maintenant la chaleur, il entra dans l'eau et pressa le corps humide et doux de Sarah contre lui.
J'ai beaucoup de chance avec les femmes de ma vie.
Merci pour le pluriel, murmura-t-elle, la voix coupée par l'émotion.
Elle s'appuyait sur lui, abandonnée, confiante.
Quand me montreras-tu tes tableaux ?
Quoi ? Tu sais ?
Ainsi, elle savait ! Comment avait-elle pu apprendre qu'il peignait de nouveau, tous les après-midi, dans la salle de classe de l'Académie déserte ?
Une sirène retentit, déchirant l'air de son grincement sinistre.
Adolf et Sarah se raidirent, le corps aux aguets. Toutes les alarmes de Berlin bourdonnaient sur les toits.
Qu'est-ce que cela voulait dire ?
Hitler venait d'être assassiné par son double.
Plus que de la peur, c'était de la stupéfaction qu'il prouvait. Un long étonnement muet et douloureux. Car l'homme qui avait voulu le tuer à Munich ne ressemblait pas à l'idée qu'Hitler se faisait de son ennemi ; il y voyait plutôt son reflet dans le miroir.
Un Allemand, un véritable Allemand, ni juif, ni tchèque, ni tzigane, ni polonais, un brave travailleur allemand de trente-cinq ans, Georg Elser, avait, tout seul, sans l'appui d'un parti ou d'un groupe, décidé de supprimer Hitler, Göring et Goebbels, les trois monstres qui, selon lui, menaient l'Allemagne à sa perte. Il avait estimé que, depuis 1933, le niveau
de vie de la classe ouvrière s'était dégradé, que les nazis portaient atteinte aux libertés syndicales, familiales, individuelles et religieuses. Depuis le décret du 4 septembre sur l'économie de guerre, les impôts avaient été alourdis, les tarifs des heures supplémentaires abaissés, le travail étendu au week-end, les salaires gelés, et la police placée dans les usines pour menacer les éventuels mécontents d'un transfert dans un camp de travail. Elser avait refusé la direction que les nazis faisaient prendre au pays, il savait, depuis les accords de Munich, que plus rien ne freinerait leur ardeur belliqueuse, que la terreur régnerait jusqu'à
l'apocalypse et il avait donc décidé avec ses petits moyens de sauver l'Allemagne.
Menuisier dans le Wurtemberg, il s'était rendu à Munich, sachant qu'Hitler, chaque année, entouré des huiles du régime, prononçait un discours commémorant le putsch du 8
novembre 1923 et ses victimes. La cérémonie avait traditionnellement lieu à la brasserie Bürgerbräu. Il avait décidé de placer une bombe à retardement dans une colonne de bois située derrière la tribune.
Il s'était fait engager dans une usine d'armements pour y voler des explosifs puis dans une carrière pour dérober de la dynamite. Avec ses rudiments de technique horlogère, il avait construit lui-même le mécanisme de son engin et en avait testé des prototypes au fond du jardin parental. Puis, il s'était caché trente fois de nuit à la brasserie afin de creuser une cavité dans la colonne. Le 7 novembre, la veille du discours, il était venu placer sa bombe à retardement, l'avait réglée sur vingt et une heures vingt et avait pris le chemin de la Suisse.
Hitler parlait généralement de vingt heures trente jusqu'à vingt-deux heures. Mais ce soir-là, préoccupé par la guerre à l'est comme à l'ouest, il n'était pas d'humeur commémorative et avait cessé de parler à vingt et une heures pour reprendre le train en direction de Berlin.
A vingt et une heures vingt, la bombe avait explosé, faisant huit morts et soixante blessés, des fanatiques restés pour boire et vitupérer ensemble, mais elle avait manqué
Hitler et les autres poids lourds du nazisme.
Arrêté au poste de douanes près de Constance pour avoir essayé de franchir illégalement la frontière, Georg Elser s'était fait fouiller et avait rapidement avoué son attentat.
Il était petit, les yeux clairs, les cheveux bruns et ondulés, une moustache taillée, un homme tranquille, réservé, perfectionniste dans son travail, qui justifiait son acte par la morale. Un fils du peuple comme Hitler. Un Allemand qui pensait d'abord à l'Allemagne comme Hitler. Un aryen comme Hitler.
Le Führer refusa l'évidence. La Gestapo reçut l'ordre de chercher des connexions avec les Anglais, les Français, les Russes, puis des connivences avec les généraux ou l'aristocratie.
Rien n'y fit. Elser avait agi seul. En conscience. On n'ébruita rien et l'on s'en tint à la version officielle, élaborée dès le soir de l'événement, les services secrets britanniques demeurèrent les auteurs de cet immonde attentat.
Curieusement, Hitler exclut qu'on exécutât Georg Elser. Il se contenta de le faire emprisonner. En fait, il rêvait de rencontrer son assassin. De passer un après-midi avec lui.
Pour l'heure, à cause des fronts de l'Est et de l'Ouest, il n'avait pas le temps mais il e réservait ce plaisir pour plus tard. Oui, il le garderait en vie, envers et contre tout, malgré
les conseils de ses proches. Oui, il attendrait la fin de la guerre. En réalité, il aspirait à
convaincre son assassin qu'il avait eu tort. Il projetait même de s'en faire aimer. Après tout, cet Elser, c'était l'Allemagne, l'Allemagne inquiète, l'Allemagne pas prête, l'Allemagne qui ne comprenait pas. Il le convaincrait avec l'Allemagne. Et on ne tue pas l'Allemagne.
La douleur passée, Hitler sortit consolidé de cet attentat. Une fois de plus, la Providence l'avait épargné. Par ce soutien spécial qu'elle lui accordait encore et encore, elle lui signifiait qu'il avait raison et qu'il devait aller jusqu'au bout de sa mission. Ce que lui confirma dès le lendemain son astrologue ; les dispositions planétaires lui faisaient une armure d'invincibilité pour les quatre ans à venir ; aucune balle, aucune bombe, aucun obus ne pourrait jamais l'atteindre ; il jouissait d'une protection astrale. Par prudence, il demanda néanmoins à Göring de faire doubler sa garde et annonça à Goebbels qu'il renonçait à tout bain de foule et à tout grand discours en public.
Elser lui avait sauvé la vie...
Une guerre éclaire. Une victoire.
Il avait retrouvé Heinrich sur le quai de la gare comme un père retrouve son fil. Ce fut là, dans cette accolade, qu’il saisit que leur affection avait grandi le temps que le combat les avait séparés. Ils avaient tant de choses à se raconter, l’un l’expérience du front, l’autre la reprise de son art. Après ce danger traversé – la possibilité de ne plus se revoir –, il leur sembla naturel d’exprimer leur émotion, de manifester leurs sentiments et les deux hommes, pourtant pudiques, en prirent désormais l’habitude.
La Pologne avait rendu les territoires. L'Allemagne avait retrouvé ses frontières de Bismarck, son tracé d'avant l’humiliation. Cela lui avait coûté trois mois de feu, à peu près dix mille hommes, mais cela lui avait apporté une fierté nouvelle, une fierté pleine, qui n'avait plus rien à voir avec l'agressivité antérieure.
Vous allez voir, disait Heinrich à Adolf H., le gouvernement va d'abord profiter de son succès mais bientôt il va être obligé de lâcher du lest, de s'assouplir. Cette victoire est la justification de ce régime autoritaire, son apogée, c'est-à-dire qu'elle sonne aussi sa fin.
Sarah avait offert à Adolf l'annexe vitrée de son arrière-boutique pour qu'il l'aménage en atelier. En dehors de ses cours à l'Académie indépendante, il passait donc ses journées au Jardin des Délices à renouer avec la peinture tandis que, une cloison de briques derrière, Sarah tentait d'inventer de nouveaux parfums en mélangeant les essences.
Heinrich rejoignait souvent son professeur. Il suivait avec attention sa nouvelle série, des compositions capricieuses et torturées qui portaient les noms des fragrances que
l'atelier de Sarah laissait échapper, Mousses, Opopanax, Réséda, Coing, Menthe verte, Foin d'automne. Il admirait l'invention d'Adolf, sa capacité d'associer une girafe avec un chandelier, de mettre le feu à l'océan ou bien de reconstituer l'anatomie humaine avec des feuilles et des fleurs de teintes improbables.
Comment faites-vous ?
Je rêve. Je ne pense plus logiquement. Je me laisse aller. Les parfums sont d'ailleurs un excellent navire pour le voyage surréaliste. En revanche, une fois que j'ai bien déliré pour laisser s'édifier mon sujet, je prends le travail en charge et je peins aussi soigneusement qu'Ingres.
Pourtant, si Adolf laissait venir Heinrich dans son atelier et acceptait de lui parler de ses œuvres en chantier, c'était surtout pour faire travailler l'étudiant car, s’il s'estimait toujours un artiste médiocre, il avait détecté en Heinrich un peintre hors du commun.
Heinrich assimilait tout. Il en faisait son miel. Il appelait à Adolf l’horrible Picasso, le peintre le plus doué qu'il avait connu à Paris, donc le plus exaspérant. Dans les années vingt, aucun artiste n'acceptait plus que Picasso visitât son atelier car il savait que Picasso allait réussir du premier coup la semaine suivante le tableau après lequel l'artiste courait depuis des mois.
Rien n'est plus émouvant que de voir naître un génie, disait-il à Sarah le soir. Si je ne l'aimais pas, je le haïrais. Il éventre les secrets des maîtres comme on ouvre un paquet de bonbons. Après trois jours, il s'ennuie d'avoir acquis une technique qui nous demande, à
nous, pauvres mortels, des années. Il conquiert tout avec insolence et cependant ça ne m'ôte pas ma joie de peindre. Au contraire.
Il t'idolâtre, sais-tu ?
C'est son droit à l'erreur.
Il affirme qu'aucun peintre ne compte autant à ses yeux.
Il dit cela parce qu'il pressent déjà comment il va me dépasser, comment il va réussir ce que moi j'ai raté. Il croit m'admirer alors qu'avec moi, tout simplement, il prend son élan.
Adolf caressa les cheveux tricolores de Sarah. Il ajouta en enfouissant son nez dans le cou de sa femme.
Et ça me va très bien. Ma plus grande fierté de peintre est déjà d'avoir été sur son chemin. Il sera mon passeport pour la postérité.
Tu exagères.
Il sera un géant, tu sais !
Non, tu exagères lorsque tu te donnes si peu d'importance.
Il roula sur elle et commença à presser ses beaux seins souples et lourds.
Oh, moi, je suis parvenu à me résoudre à vivre et à être heureux. C'est bien assez.
Je ne veux pas d'un destin.
Un petit avion se posait à l'aéroport du Bourget, Il était cinq heures trente du matin. Le paysage pâle, silencieux, endormi, se défripait à peine. La rosée avait encore des allures de givre.
C'était l'été.
La France s'était laissé cueillir comme un coquelicot.
La victoire avait été si aisée qu'Hitler lui-même n'en revenait pas. Il revendiquait néanmoins le succès de cette campagne dont il avait conçu le plan avec le général Guderian.
J'ai beaucoup été aidé par un livre que j'ai lu à plusieurs reprises, si, si, un livre d'un certain colonel de Gaulle, Vers l'armée de métier, qui m'a beaucoup appris sur les possibilités qu'offrent des unités entièrement motorisées dans les combats modernes.
Hitler descendit de l'appareil, suivi de quelques artistes allemands, dont Albert Speer, son architecte. Trois grandes Mercedes noires les attendaient pour les emmener à Paris.
Hitler avait le cœur battant. Il était ému comme une jeune fille à son premier bal.
Depuis l'adolescence, il rêvait de Paris dont il avait étudié l'architecture, l'urbanisme, mais où il n'avait jamais encore mis les pieds. Ce matin-là, il allait le découvrir enfin. Et, justement, Paris lui appartenait. Etrange visite du fiancé à sa fiancée pendant que celle-ci est endormie. Comme s'il n'était pas légitime. Comme s'il n'était certain de lui plaire.
Comme s'il devait commencer sa cour sur la pointe des pieds.
Il traversa d'abord les villes de banlieue, ces brouillons décourageants qui précèdent le chef-d'œuvre. Enfin, brusquement, Paris s'improvisa, Paris s'imposa. Les hautes façades rieuses et ironiques engouffrèrent les trois Mercedes. Hitler était ébloui par la lumière que renvoyaient le gris insolent des toits de zinc et la pierre beige des maisons.
Devant l'Opéra, le colonel Speidel le guettait. On avait sorti de son lit le vieux concierge alsacien qui savait parler allemand pour qu'il l'accompagnât dans une visite commentée.
Mais Hitler le fit taire. Il connaissait les plans de l'Opéra par cœur tant il les avait étudiés, il joua lui-même le guide pour sa suite ; il n'adressa la parole au vieillard que pour vérifier une date, un changement ; celui-ci, qui venait de comprendre à qui il avait affaire, tenta de dissimuler son dégoût sous une politesse laconique.
Hitler s'enthousiasmait.
— C'est un rêve de pierre, comme la symphonie est un rêve de sons. Je mets deux arts au-dessus de tous les autres : la musique et l'architecture. Car eux seuls introduisent, de force, un ordre supérieur dans le cours chaotique des choses. L'architecte met de l'ordre dans les matières, le musicien dans les sons ; tous deux organisent l'harmonie et lient des éléments brutaux avec de la poésie spirituelle.
Il s'enflamma pour la façade, pour le grand escalier qui valait tous les spectacles, s'extasia sur le fait que chaque sculpture ou peinture s'insérait néanmoins dans une pensée globale.
Vous ne comprenez pas, Garnier a réussi ce que Personne n'a réussi car l'Opéra de Paris est l'œuvre d'un seul homme ! Il a su utiliser tous les artistes de son époque en les intégrant à son projet. Une pensé une et totale coiffe toutes ces exubérances individuelles.
C'est beau comme de la politique.
Il se tordait le cou, les yeux perdus dans les encorbellements, les entrelacs de sculptures et les arabesques.
Voyez, Speer, tous les détails valent le coup d'œil mais seul compte l'effet général.
La forêt cache les arbres. C'est cela une société parfaite. Si je devais un jour faire un cours de philosophie politique, j'emmènerais mes élèves étudier ce chef-d'œuvre.
Il était réellement touché par les jeux de couleurs qu'aucun plan n'avait pu lui faire sentir auparavant. D louait Garnier d'avoir abandonné le gris farine pour faire chanter les pierres, leur donner les couleurs de l'orchestre ; le marbre rouge de Mourèze jouait de la trompette, le vert de Suède du hautbois, le porphyre du basson et tous les marbres bréchés, impurs, variés et mélangés formaient la symphonie des cordes, sarrancolin jaune veiné de blanc pour les violons, fleur de pêcher chair pour les altos, fleur de pêcher violette aux filons noirs pour les violoncelles.
Savez-vous, mon cher Speer, depuis quand on ne bâtit plus d'églises ou de cathédrales intéressantes ?
Non, mon Führer.
Depuis la Renaissance ! Depuis qu'on a construit les premiers opéras !
Historiquement, l'opéra remplace l'église en offrant une liturgie laïque, de l'harmonie, de l'émotion et une idée de la beauté de l'univers. Pour ma part, je ferai tout pour hâter le progrès de l'humanité et nous faire entrer rapidement dans un monde où il n'y aura plus d’églises, de temples, de synagogues mais seulement des opéras.
A la fin de la visite, très satisfait de ses propres commentaires, il voulut à toute force donner un pourboire de cinquante marks au concierge. Celui-ci refusa si fermement qu'on frôla l'incident diplomatique. Il n'échappa à l'arrestation qu'en assurant qu'il n'avait fait que son devoir.
Les trois Mercedes repartirent dans ce Paris qui ouvrait à peine ses yeux, rideaux de fer à demi relevés, cantonniers inondant les trottoirs vides, boulangers tirant une cigarette songeuse entre deux fournées.
Le convoi passa par la Madeleine, qui satisfit le goût d'Hitler pour l'antique, emprunta les Champs-Elysées dont les proportions lui semblèrent inférieures à son nouvel axe est-ouest de Berlin, puis l'Arc de Triomphe, qui relança la discussion entre Speer et lui sur le sien.
Enfin, après une halte intriguée devant la tour Eiffel, Hitler se rendit aux Invalides pour se recueillir devant le tombeau de Napoléon.
Là, il fut saisi d'une émotion si intense qu'elle avait les résonances d'un pressentiment.
Un jour, lui aussi, Adolf Hitler, aurait, comme Napoléon, un sanctuaire froid et marmoréen aux dimensions impressionnantes, un tombeau démesuré devant lequel les hommes se tairaient, vaincus, minuscules, terrassés par l'évidence de la vraie grandeur. Un petit Corse et un petit Autrichien ! Curieux ! Les grands hommes des grands pays naissent toujours petits dans leurs petites annexes. Napoléon, son frère, il lui pardonnait même d'avoir été
français. Devant la tombe de l'Empereur, Hitler jouissait de son propre culte, il imaginait l'effet qu'il ferait aux simples touristes du monde entier pour les siècles à venir. Il en sortit enchanté et très satisfait de lui-même.
Il eut encore des réserves d'enthousiasme pour le Panthéon, ce temple païen des grands hommes, mais bâilla devant la place des Vosges, le Louvre et la Sainte-Chapelle. Il se réanima devant l'église du Sacré-Cœur, à Montmartre, qui lui offrait un panorama d'aigle sur Paris.
Cependant il fallait partir car les Parisiens sortaient enfin de chez eux et le reconnaissaient.
Dans l'avion, il se pencha affectueusement vers Speer.
C'était le rêve de ma vie de pouvoir visiter Paris. Je suis vraiment très heureux de l'avoir réalisé aujourd'hui.
Puis il fronça les sourcils et réfléchit à voix haute :
Nous devons reprendre immédiatement les travaux à Berlin. Préparez un décret.
Soyons clair, Speer, Paris est plus majestueux que Berlin et c'est intolérable. Au travail !
Quand nous aurons fini Berlin, Paris ne sera plus qu'une ombre, une vitrine de musée, un souvenir archéologique, un ornement obsolète qui témoignera d'une époque dépassée, quelque chose comme une ville italienne...
Vous avez raison, mon Führer. Vous êtes un protecteur des arts et des artistes.
Je m'étais demandé, il y a quelques jours, si je ne devais pas détruire Paris. J'ai renoncé à cette idée. C'est en faisant Berlin plus beau que nous allons réellement anéantir Paris.
Malgré ses efforts et ses concessions, Adolf H. n'arrivait pas à trouver grâce aux yeux de son beau-père, Joseph Rubinstein. Les grands yeux bleu délavé du vieillard n'exprimaient que l'ennui lorsque, par hasard, ils se posaient sur lui.
Moi, à ta place, disait Sarah en haussant les épaules, je n'essaierais même plus.
Même en le couvrant d'amabilités et de cadeaux, tu n'arriveras jamais à compenser ton infirmité fondamentale.
Quoi ? Quelle infirmité ?
Tu n'es pas juif.
Ses rapports à sa belle-famille en revenaient toujours là. Quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, quel que fût le bonheur de Sarah, si réussis que fussent leurs enfants, Adolf restait marqué d'une tare indéfectible : il n'était pas juif, il n'était pas né comme il faut.
Lors des réunions de famille, sous l'œil du patriarche Joseph Rubinstein que ses nattes et sa barbe rendaient encore plus impressionnant, Adolf faisait l'épreuve de la transparence. Les regards le traversaient sans être retenus un seul instant par sa présence ou sa densité physique. Il se sentait effacé de la toile. Même la douce Myriam était gagnée par la cécité de son mari. C’était d’autant plus fascinant que les démonstrations d'affection allaient et volaient comme des balles de tennis dans la pièce, baisers, cadeaux, exclamations, marques de possessivité — « ma fille, mon petit-fils, ma petite-fille » —, mais elles l'évitaient toujours. Parfois il avait envie de se lever pour arrêter une balle, faire obstacle. «Oh ! Je suis là ! Les jumeaux, Sophie et Rembrandt, ne seraient pas vos petits-enfants si je n'étais pas leur père. » Il avait même envie d'être vulgaire. « Et mes « couilles ?
Et mon sperme ? Vous oubliez qu'il m'en a fallu pour vous donner vos petits-enfants. Je voudrais qu'on me traite au minimum avec le respect que l'on doit à une bonne paire de couilles. » Mais il renonçait toujours, sachant qu'il allait rendre encore plus difficiles les relations de Sarah avec ses parents. Celle-ci avait bravé la tempête familiale en choisissant Adolf, cet Autrichien goy qui ne peignait même plus. On l'avait menacée de la déshériter, de l'empêcher de monter son affaire, de ne pas reconnaître ses enfants si elle lui prenait la folie d'en faire avec lui. Quand on avait constaté que ces menaces ne l'arrêtaient pas, on l'avait réadmise, elle, puis les enfants — car, au fond, la judaïté se transmet par la mère, n'est-ce pas, Myriam ? —, l'on tolérait autant qu'on le pouvait cet appendice inutile de mari. C'est-à-dire qu'on lui laissait une chaise et un couvert.
Adolf H. ne s'emportait jamais contre Joseph Rubinstein mais avait trouvé le moyen de l'agacer suprêmement en sympathisant avec ses théories sionistes.
Vous avez raison, beau-papa. Il faut créer un Etat juif. Theodor Herzl a ouvert la voie. L'affaire Dreyfus en France, les pogroms de Kichinev, de Jaffa, les massacres d'Hébron, de Safed, tous ces actes antisémites suffisent à justifier la démarche sioniste, quels que soient les problèmes qu'elle pose.
Joseph Rubinstein, grand militant sioniste, ne supportait pas que son goy de beau-fils énonçât ses convictions fondamentales. Il avait presque envie de le contredire. Un bouillonnement intérieur lui faisait trembler les lèvres.
Adolf jouissait de sa vengeance. Il en remettait une couche.
Et vous, beau-papa, vous êtes partisan de l'Ouganda ou de la Palestine ?
L'Ouganda ! explosa Joseph. Mais plus personne songe à faire un Etat juif en Ouganda depuis 1905 ! C'était une proposition outrageante des Britanniques. En Afrique noire ! Non, nous devons aller en Palestine.
Je suis bien de votre avis. Israël doit être en Palestine. Ce sont exactement mes convictions.
Sarah était obligée de lui donner un coup de pied sous la table pour qu'il s'arrêtât car elle craignait que son père ne fît un coup de sang.
En sortant de ces pesants repas du vendredi soir, elle lui demandait :
Tu plaisantes ou tu es d'accord avec mon père ?
Mon premier but est, certes, de l'agacer. Mais...
Franchement, Adolf ?
Franchement, je n'en sais rien ! Je trouve l'idée d'un Etat d'Israël à la fois justifiée et difficile. Je ne vois pas comment ce serait possible sur le plan technique. Et puis surtout, je m'étonne que ce mouvement soit né en Allemagne.
Pourquoi ?
Parce qu'il fait bon être juif et allemand. Tu le reconnais toi-même. Nous sommes en paix et pour longtemps. Le pays se modernise et se libéralise. L'antisémitisme est marginal ici, honteux, sauf chez cet allumé de Goebbels, tu sais, ce type d'extrême droite qui ne fait pas un pour cent des voix. Il est plus difficile d'être juif en Pologne, en Russie en Amérique ou en France. Tes oncles le disent d’ailleurs.
C’est vrai.
Alors pourquoi ici ? Qu’est-ce que l’Allemagne a à voir avec le destin du sionisme et d’Israël ? Je ne comprends pas.
Non, nous ne reculerons pas !
Hitler éructait sur ce thème plusieurs heures par jour.
Pas de retraite ! On ne recule pas devant les Russes. On ne recule pas devant l'hiver. Sinon on finit comme Napoléon ! Nos hommes doivent s'accrocher au terrain qu'ils occupent, ils doivent creuser à l'endroit même où ils se trouvent et tenir chaque mètre de
terre.
Mais, mon Führer, le sol est gelé.
Et alors ? J'étais soldat dans les Flandres en 14-18, la plaine était gelée aussi, nous fabriquions des cratères avec les obus.
Mais, mon Führer, les champs sont glacés Jusqu'à un mètre cinquante de profondeur. La Russie n’est pas la Belgique.
Taisez-vous ! Vous n'y connaissez rien.
Les pertes humaines vont être horribles.
Croyez-vous que les grenadiers de Frédéric le Grand étaient impatients de mourir ?
Ils voulaient vivre, eux aussi, mais le roi avait raison d'exiger leur sacrifice. Je crois être moi aussi, Adolf Hitler, en droit de demander à tout soldat allemand d'offrir sa vie.
Je ne peux pas demander à mes hommes de se sacrifier.
Vous manquez de recul, général. Vous devriez prendre un peu de distance. Croyez-moi, les situations sont plus claires lorsqu'on les examine de loin.
A la chancellerie, on ne jouait plus que la valse des généraux. Comme il fallait s'y attendre, l'accord de papier entre Staline et Hitler n'avait pas résisté longtemps à l’inimitié
qu'ils se portaient. La guerre faisait rage. Devant la résistance russe et les difficultés à se faire obéir Hitler limogeait ses généraux l'un après T autre. Förster, Sponeck, Hoepner, Strauss…, Comme les destituer ne suffisait pas à leur faire entendre raison, Reichenau trouva une mort soudaine et Sponeck fut condamné à mort.
Ces imbéciles vont me transformer en Napoléon si je les laisse faire ! Pas de retraite ! Pas de recul ! L'hiver est aussi dur en Allemagne qu'en Russie.
Hitler avait d'abord cru que deux semaines suffiraient pour envahir la Russie. Mais le colosse soviétique avait tenu tout l'été puis regagné du terrain pendant l'hiver Le Führer ne quittait plus la Tanière du Loup, un ensemble de bunkers dissimulés dans les bois lugubres de Prusse-Orientale. Au milieu de cette terre étrillée par les vents polaires, entre les carcasses de pierres noires et les arbres tordus qui grimaçaient sur la neige, Hitler avait changé. Son corps trahissait les défaites qu'il venait d'encaisser. Ses gestes devenaient difficiles, douloureux, sa peau grisaillait, ses paupières semblaient avoir du mal à supporter sans congestion le poids d'yeux trop humides dont la cornée avait jauni il digérait encore plus difficilement et son haleine dégageait une angoisse fétide. Il était devenu vieux d'un seul coup, mais vieux comme on ne peut le devenir qu'à cinquante ans, lorsque la vie inflige des coups, vieux par boursouflure plus que par dessèchement, vieux par démission plus que par âge, vieux parce qu’ pourrissait plus qu'il ne mûrissait, vieux de cette vieillesse turgescente qui est une maladie d'homme jeune.
L'Allemagne avait à présent le Japon à ses côtés mais les Etats-Unis contre elle. Hitler avait beau mépriser les Etats-Unis, il ne savait pas comme les vaincre. S'il ne trouvait pas le moyen d'enfoncer sans délai la Russie, il soupçonnait qu'il allait perdre la guerre.
Silences abattus et monologues enflammés alternaient dans son comportement mais lui-même percevait, lorsqu'il soliloquait, qu'il répétait les grands discours d'avant, qu'il commençait à se mimer de façon grotesque. Il avait soif d'action et se trouvait englué dans une guerre trop longue devenue mondiale.
Cent fois, il avait cherché des issues de secours. Il avait même tendu discrètement la main à l'Angleterre pour lui proposer de cesser le combat et de se partager l'Europe avec elle. Mais Londres avait fait la sourde oreille. A cause de ce Churchill, ce parlementaire vendu à la juiverie mondiale, ce peintre du dimanche ! Les sarcasmes du peintre raté Hitler envers le peintre amateur Churchill visaient surtout à dissimuler le respect. Churchill était devenu le seul adversaire valable qu'Hitler se reconnaissait depuis des années, mais il aurait crevé la gueule ouverte plutôt que de l'avouer. Et l'obstination que venait de mettre Churchill à ne pas entendre ses propositions avait attisé sa haine. Ce pauvre Rudolf Hess qui
croupit au fond d'une prison britannique... Cela, Hitler le pensait in petto, mais officiellement il ne parlait de Rudolf Hess que comme d'un traître qui, par son acte de folie, l'avait déçu au plus haut point.
Qu'avait fait Rudolf Hess, le fidèle soutien des premiers jours, celui-là même à qui Hitler, en 1924, dans sa prison, avait dicté Mon combat ? L'ancien pilote devenu ministre avait dérobé un Messerschmitt 110 bourré de carburant et s'était envolé pour l'Angleterre où il avait rejoint les terres du duc Hamilton, un des chefs du parti conservateur à la Chambre des lords, grand partisan de la conciliation avec l'Allemagne. Après avoir atterri, il avait demandé à rencontrer Churchill pour proposer un traité de paix. Celui-ci sans même l'écouter, l'avait fait disparaître au fond d'un cachot.
Tout le monde pensait, en Allemagne comme en Angleterre, qu'il s'était agi d'une escapade privée résultant de la seule volonté de Hess. En vérité, Hitler avait tout combiné, selon son habitude de faire agir ses proches individuellement sans que les autres le sachent, ce qui lui permettait de multiplier les tentatives, fussent-elles contradictoires, et de déterminer celles qui avaient de l'avenir, celles qui n'en avaient pas. Comme l'affaire avait échoué dans le secret des prisons britanniques, Hitler avait donc joué l'ami trahi, l'ami déçu, et, pour détourner la conversation, prétendait encore souffrir lorsqu'on lui parlait de Rudolf Hess.
Plus il sentait que la guerre allait durer, plus il s'interrogeait sur sa mission historique.
S'il perdait la guerre, qu'allait-il arriver ? Non, bien sûr, il ne la perdrait pas, mais au cas où ?
Le châtiment serait terrible.
Les vengeurs de l’avenir... Il faut se débarrasser des vengeurs de l'avenir.
Dès qu'il avait rencontré des difficultés sur le front russe, il était devenu obsédé par les vengeurs de l'avenir. Qui ? Les femmes et les enfants des hommes juifs qu'on fusillait par milliers sur le front est...
Au début de l'invasion, les Einsatzgruppen avaient mené des actions efficaces et cohérentes, tueries, fusillades, pogroms, représailles, tout cela culminant dans le massacre de Babi Yar où l'on s'était débarrassé de trente-trois mille sept cent soixante et onze Juifs masculins. Puis, dès le mois d'août, Hitler avait demandé d'inclure femmes et enfants, les «
vengeurs de l'avenir», dans les exécutions. Cinquante mille Juifs à la mi-août, puis, grâce au progrès technique — on mitraille au lieu de fusiller —, cinq cent mille au trimestre suivant.
Himmler venait fidèlement rendre compte de son œuvre purificatrice à la Tanière du Loup.
Nous avons trouvé une meilleure méthode : les Juifs se placent au-dessus du fossé
où ils vont s'entasser puis nous arrosons à la mitraillette.
Très bien.
Oui, mon Führer, mais nous pourrions encore faire mieux.
Hitler regardait Himmler avec une satisfaction confirmée. Himmler, mou et dépourvu de menton, n'avait pas plus de traits ou d'expressions qu'une limace mais cette limace
souriait et semblait être le seul proche à n'avoir pas remarqué sa dégénérescence physique.
Himmler voyait toujours l'Hitler des années trente, le sauveur apparu dans un temps de détresse extrême, le messie, « celui vers qui l'humanité lèverait les yeux avec foi, comme elle l'avait fait jadis avec le Christ ». Son monocle avait gardé cette image gravée et n'en laisserait jamais passer aucune autre. Hitler appréciait en Himmler l'ambition et la soumission. L'une était aussi absolue que l'autre. Il incarnait le subalterne idéal, incapable d'une initiative mais méticuleux à l'extrême dans l'exécution de l'ordre, un individu si petit qu'il ne pouvait pas s'inventer une grande tâche mais venir à bout de toutes celles qu'on lui donnait. Quoi qu'on lui demandât de faire, cela devenait sa mission. Il allait la rationaliser méthodiquement. La fin organisait et justifiait tous les moyens. Il offrait le profil du bourreau idéal : précis, borné, et fonctionnaire. La banalité de l'exécutant.
Chaque fois qu'Hitler le convoquait, Himmler tremblait comme s'il allait passer un examen. Le dictateur adorait cet effroi où il reconnaissait une juste marque de son rayonnement et où il puisait l'idée que celui-ci, en tout cas, ne le trahirait pas.
Avez-vous assisté aux exécutions à Minsk ?
Oui, mon Führer.
Eh bien ?
C'est fait, mon Führer.
Non, je vous demande ce que vous avez ressenti.
La limace paniqua et faillit perdre son monocle, Himmler n'avait aucune confiance dans ses émotions ou réactions. Hitler le savait et jouait cruellement avec ce fond caché
d'incertitudes.
Mon Führer, ces gens-là ont toutes les apparences humaines. Ils ont des yeux, une bouche, des mains, des pieds... Mais, en réalité, il s'agit de créatures monstrueuses dont la conscience et l'âme sont encore plus profondément enfouies que celles des animaux. Ce sont des êtres primitifs. J'ai ressenti ce qu'on peut éprouver en visitant des abattoirs.
Très bien, très bien, dit Hitler, gêné par la comparaison car il aimait les animaux avec passion, surtout Blondi, sa nouvelle chienne, qui lui tenait compagnie à la Tanière en lui procurant bien plus de joies qu'une Eva Braun. Mon cher Himmler, vous m'avez plusieurs fois demandé ce que nous devions faire des juifs de l’intérieur, des Juifs qui parlent allemand. Je différais ma réponse parce que je pensais que la priorité était d'enfoncer la Russie. Maintenant, les choses ont évolué. Nous mettrons quelques années à battre les Russes.
Il pensait : Nous ne battrons jamais les Russes.
Les Etats-Unis sont imprudemment entrés dans ce conflit et vont se faire détruire par les Japonais.
Il pensait : Les Japonais ne feront pas le poids devant les Américains.
L'Angleterre est déjà à bout de forces.
Il pensait : Churchill a très bien mobilisé les satanés Rosbifs pour gagner la guerre.
Nous devons donc continuer notre œuvre à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur.
Dépêchons-nous d'agir à l'Intérieur, nous avons assez traîné.
Les Juifs sont responsables de la guerre de 14-18. Les Juifs sont responsables de cette guerre-ci.
J'ai déclaré la guerre, certes, mais une guerre rapide que je devais gagner ; si elle dure, c'est à cause de la juiverie internationale.
En 1939, le 30 janvier, dans mon discours au Reichstag, j'avais d'ailleurs lancé un avertissement ; si la guerre devient mondiale, ce sera la faute des Juifs et alors les Juifs paieront.
Ce n'était pas un avertissement mais une menace. J'agitais des sanctions pour dissuader les Etats-Unis d'entrer dans la guerre.
Cet avertissement va devenir une prophétie.
Ils n'avaient qu'à reculer, ces crétins, ils l'ont cherché.
La guerre ne finira pas comme les Juifs l'imaginent, par l'extermination des peuples aryens, mais, au contraire, par l'anéantissement de la juiverie.
Vite, vite, avant que ce ne soit l'inverse.
Pour une fois, je vais appliquer une vieille loi juive : œil pour œil, dent pour dent.
Cent yeux pour un œil, mille dents pour une dent, ça va être un carnage.
Nous devons mettre en œuvre une politique énergique.
Anéantissement, anéantissement total
Qu'on ne croie pas que je veuille me venger de mes difficultés à l'est…
Si, parfaitement, je me venge, En plus, je m'ennuie à mourir.
Je ne fais cela que pour répondre à la pression des Allemands qui s'indignent de la prospérité sémite à l'heure des privations.
Il ne faut surtout pas que les gens sachent ce que nous allons faire.
Pour ne pas provoquer une réaction de la cinquième colonne juive à l'intérieur du pays...
Pour que les Allemands l’ignorent
Nous allons commencer discrètement...
Dans le plus grand secret.
Nous les informerons quand il sera le moment.
Quand ils seront tous mouillés jusqu'au cou et qu'il sera trop tard pour faire marche arrière.
Alors ils seront heureux.
Complices.
Et reconnaissants.
Coupables.
Pourquoi ne m'accompagneriez-vous pas pendant que je vais promener Blondi ?
Je voudrais être sûr que personne ne nous entende.
Hitler et Himmler emmenèrent la chienne, folle de joie, faire un tour. Pendant qu'elle s'épuisait à faire trois fois le chemin blanc crevé de racines et de pierrailles pour rapporter à
son maître le bâton qu'il lui lançait dans les fourrés, les deux hommes avançaient dans la forêt compacte et bleue. Des craquements et des râles traversaient les sous-bois. L'hiver dégageait une puissante odeur d'eau pourrie. Hitler entra dans les détails.
J'abandonne toutes mes idées anciennes : déporter tous les Juifs dans l'île de Madagascar. Ou bien en Sibérie.
Ça leur permettrait de constituer cet Etat juif que les sionistes réclament. Ça n'est pas moi, tout de même, qui vais leur créer leur Israël.
Quoique la Sibérie...
En Sibérie, ils mourraient de faim et de froid...
Mais non. J'ai eu une idée.
En vérité, ce n'est pas de moi, c'est Staline.
Nous allons les déporter.
Staline vient de déporter un million d'Allemands de la Volga.
Par train.
Il les a entassés comme des bestiaux dans des wagons.
En direction de l'est, en Pologne.
Il les a envoyés dans le nord du Kazakhstan.
Nous enverrons les Juifs dans des camps. Nous ferons alors une sélection entre ceux qui peuvent travailler et ceux qui ne peuvent pas.
On tuera les femmes, les enfants et la plupart des hommes.
Il était temps de trouver une solution finale au problème.
Génocide. Un génocide radical. Définitif.
Pour les détails d'organisation, je vous fais confiance, mon cher Himmler.
Vous les fusillez, vous les gazez, vous les brûlez, vous en faites ce que vous en voulez du moment que c'est efficace.
Himmler se permit une suggestion :
Je ne pense pas que nous devions reprendre les fourgons à gaz, comme ici, en Prusse-Orientale, en 1940 pour l'opération euthanasie. Cela présente trop d'inconvénients.
Je suis pour le gaz mais dans des installations fixes.
Oui, oui, sans doute, Himmler, sans doute.
Je m'en fous, je ne veux pas savoir, fais ton travail et laisse-moi tranquille. Je ne vais pas vérifier les installations des éboueurs. Je fixe les grandes lignes, moi, je ne me salis pas les mains.
Et je crois que le Zyklon B est le gaz qui nous donnera satisfaction.
Le Zyklon B ?
Je ne veux pas qu'on me parle de gaz, j'ai failli perdre la vue en 1918 à cause du gaz.
Que ce besogneux fasse donc son travail et m'épargne les détails ! Quel crétin sentencieux !
J'ai une confiance absolue en vous, Himmler. Vous êtes comme un fils spirituel pour moi.
Et voilà ! La limace a les larmes aux yeux. Elle est émue, la limace.
Les premières villes à se purger de leurs Juifs seront Berlin, Vienne et Prague.
Après nous nous occuperons de la France. Les Juifs ont voulu la guerre ? Ils vont maintenant payer la facture !
Je vais enfin pouvoir remodeler le monde. Je suis le plus grand homme de ce siècle. Que nous gagnions ou que nous perdions la guerre, j'aurai débarrassé l'humanité des Juifs. On m'en remerciera pendant des siècles. C'est trop bête que je ne digère plus rien, j'ai une faim de loup. Et si je forçais Blondi à devenir végétarienne ?
S'il vous plaît, Himmler, rasez-vous donc cette moustache. Elle est ridicule.
Mais...
Himmler se retint au dernier moment. Il avait failli dire : « Mais, mon Führer, c'est la même que la vôtre. »
Adolf H. avait une vie secrète.
Il prétendait aller se promener vers la place Alexandre « pour trouver des idées de visages » alors qu'il sautait dans un tramway et quittait Berlin pour sa banlieue lointaine, humide, boisée.
Il se sentait incapable d'avouer qu'il allait rejoindre cette femme. Ni à Sarah, bien sûr, ni à Heinrich. Neumann, peut-être, aurait pu recevoir la confidence, mais il passait tant de temps à Moscou comme délégué du parti communiste allemand que leurs rares retrouvailles laissaient peu d'espace pour une discussion si intime. D'ailleurs, comment en parler ? Adolf n'arrivait même pas à nommer à lui-même les sentiments qu'il éprouvait pour elle.
Tu me parles de tes proches, disait-elle, mais à eux, tu ne parles jamais de moi. Te ferais-je honte ?
Non.
Alors ?
Un jour, je vous raconterai à eux tous. Ce jour-là, vous serez ma fierté. En attendant, vous êtes ma pudeur.
Elle riait de ce rire qu'elle avait toujours eu, un rire exempt de toute moquerie, une pure joie de vivre. Quel était son secret ? Il suffisait qu'Adolf passât une heure avec elle pour se recharger d'énergie, de pensées, d'émotions. Il se réchauffait à son contact. Il se lavait. Il rajeunissait. En la quittant, il respirait plus largement. Même le ciel paraissait moins
bas, moins chargé, plus lumineux. Et s'il ne lui disait adieu qu'à la nuit, alors il y avait des étoiles au-dessus du goudron banlieusard.
Un jour, Sarah ramassa par hasard une lettre dans l'atelier, conçut un soupçon et le suivit. Elle n'alla pas jusqu'au bout de sa filature. Lorsqu'elle eut vérifié qu'il mentait, qu'il ne se promenait pas sur la place Alexandre mais qu'il empruntait un trajet dont il semblait familier, elle descendit du tramway sans se faire voir et l'attendit à la maison.
Adolf trouva Sarah en larmes, blessée par la trahison. Il dut alors lui avouer la vérité : depuis plusieurs années, il allait voir, une ou deux fois par mois, la sœur Lucie, son ancienne infirmière de 1918, dans son couvent.
Les secrétaires d'Hitler n'en pouvaient plus ; elles rêvaient d'évasion chaque fois que le dictateur leur accordait quelques heures pour dormir.
Même la prison doit être moins ennuyeuse, disait Johanna, car les gardiens respectent le sommeil des prisonniers.
Et puis, renchérissait Christa, on doit pouvoir changer de compagnons en cellule, les nouveaux qui arrivent, les anciens qui partent. La promenade. Ici, rien.
La Tanière du Loup, au cœur de la forêt humide, ce bunker gris, sans couleur, empesté
par les fumées de l'ennui et les odeurs de bottes, bâtiment géométrique dont les rares fenêtres ne donnaient que sur la lumière blême du nord, n’admettait aucune tête nouvelle, aucun livre nouveau, aucun disque nouveau, aucune idée nouvelle, aucun point de vue personnel. Hitler interdisait que l’on parlât politique ou de guerre, il ne tolérait que les conversations insignifiantes, les bavardages autour du thé et gâteaux. Mais que dire une fois que l’on avait déploré la pénurie de grands ténors wagnériens, répété qu’aucun chef n’arrivait à la cheville de Furtwängler ? Sur quoi pouvait-on improviser que l’on était coupé
du monde ?
L’hiver passé, la bataille avait repris contre l’U.R.S.S. mais le front allemand, démesurément étendu, avait du mal à se maintenir.
L’état de l’armée se lisait sur le corps d’Hitler : il était une vivante carte de combat, retrouvant de l’énergie à la moindre victoire, se fissurant et se bouffissant à chaque reculade. Il se détériorait de jour en jour. Il ne dormait presque plus. Et, pour échapper à
l’insomnie, il haranguait Christa et Johanna qui traversaient des nuits épuisantes.
Vous verrez, dès que la victoire sera obtenue contre la Russie, l’Angleterre et les Etats-Unis, je m’occuperai des points qui restent en souffrance. Pas les Juifs pour lesquels nous avons ouvert tous ces… camps de travail, mais les autres. Je ferai disparaître les églises chrétiennes, toutes, je ne veux plus voir un seul crucifix en Allemagne. Ce temps est révolu. Puis je traiterai le problème alimentaire : j’imposerai le végétarisme qui est un bien
meilleur régime pour la santé. Comment peut-on absorber des cadavres ? C’est révoltant, non ?
Christa et Johanna avait appris à bâiller sans le montrer, une gymnastique secrète derrière un visage en apparence attentif. Elles connaissaient tous ses monologues par cœur, elles l’avaient entendu les moudre mille fois, et mille fois mieux qu’aujourd’hui puisque le Führer, harassé, n’était plus capable de se mettre en frais pour être brillant. Il ne débitait que pour échapper à l’angoisse.
Parler est mon médicament, disait Hitler à ses médecins.
C’est sa maladie, pensaient Christa et Johanna, hagardes, les paupières pochées.
Il n’écoutait même plus la musique. Au début de la guerre, pour se reposer, il fermait les yeux et leur demandait de passer quelques disques, toujours les mêmes d’ailleurs, les symphonies de Beethoven, une sélection de Wagner ou quelques lieder d’Hugo Wolf ; Christa et Johanna souffrait alors qu’il se limitât toujours aux mêmes œuvres. Aujourd’hui, elles regrettaient ce temps car la grande musique avait, elle, au moins, le pouvoir de se renouveler à chaque audition ; Hitler pas. Il ne tolérait même plus une face de 78 tours et monologuait perpétuellement à vide.
Les visites d’Eva Braun étaient rares. Hitler ne la supportait qu’en Bavière, au Berghof.
Lorsqu’elle avait insisté pour demeurer à la Tanière du Loup, Hitler l’avait insultée sans ménagement en public, l’humiliant, la faisant pleurer, allant jusqu’à la payer avec un liasse de marks comme si elle n’était qu’une prostituée. Elle partit.
Christa et Johanna l’avait enviée.
Elles avaient d’ailleurs changé d’avis sur Eva Braun. Au début, elles s’indignaient que cette ravissante jeun femme acceptât d’être si mal traitée par Hitler, fût-il le chef de toute l’Allemagne. Maintenant, elles avaient compris qu’Hitler refusait de vivre avec Eva Braun mais l’empêchait aussi de faire sa vie ailleurs. Comme elles, Eva Braun était devenue la prisonnière du dictateur. Personne ne pouvait plus lui échapper. Victime pour victime, elles auraient toutes les deux préféré être la maîtresse bafouée d’Hitler car Eva Braun voyait très peu Hitler tandis que Christa et Johanna devaient le subir jour et nuit.
Je suis dégoûté par l'être humain, dit Hitler. L'être humain n'est qu'une sale bactérie cosmique.
Tiens, il a dû passer une heure devant son miroir, chuchota Johanna à Christa.
Et toutes deux éclatèrent de rire intérieurement même si elles restaient droites, impeccables, lunettes attentives sur le bout du nez et bloc-notes à la main.
En novembre 42, les Américains débarquèrent en Afrique du Nord et les Britanniques intensifièrent leurs bombardements nocturnes sur l'Allemagne. Munich, Brème, Düsseldorf furent sévèrement endommagés.
Est-ce que mon appartement de Munich a été détruit ? demanda Hitler.
Christa ne sut pas si elle devait dire la vérité. Comment allait-il réagir ?
Hitler tapa du poing et se mit à hurler.
Etes-vous sourde ? Je vous demande si mon appartement de Munich a été détruit.
Oui, mon Führer.
Vraiment ?
Il est gravement endommagé.
Hitler hocha la tête avec satisfaction et se lissa la moustache.
Alors tant mieux ! Tant mieux ! Les Allemands n'auraient pas compris que mon appartement soit épargné. Ça aurait fait mauvais effet. Ravi. Ravi.
Christa visa sur son rapport les chiffres des dégâts, le compte des blessés et des morts.
Ça, ça n'intéressait pas Hitler.
Au fond, ces raids sont excellents pour le moral. Ils permettent aux Munichois de comprendre que l'Allemagne est en guerre. Cela aura un impact salutaire. Et puis, de toute façon, il aurait fallu démolir les immeubles après la guerre pour rénover l'urbanisme. En fait, les Britanniques travaillent pour nous.
C'est ce jour-là que Christa comprit que la folie d'Hitler ne venait pas d'idées étranges, haineuses ou excessives, ni même d'une détermination inébranlable qui veut ignorer les obstacles de la réalité, mais peut-être d'un manque absolu de compassion.
Sœur Lucie venait tous les dimanches à la maison.
Les enfants l'attendaient comme une friandise.
Vive, joyeuse, la repartie toujours surprenante, le rire clair et inattendu, elle les enchantait et surtout leur donnait l'impression unique de fréquenter un adulte plus jeune qu'eux. Par ses étonnements, sa capacité intacte de s'émerveiller ou de s'indigner, le tranchant de sa colère, elle leur semblait beaucoup plus fraîche qu'eux-mêmes qui, à
l'école, dans la cour, avec leurs maîtres ou leurs camarades ou même dans leur famille, avaient déjà pris l'habitude de se maîtriser et de composer.
Sarah, elle, remerciait sa rivale d'être ce qu'elle était. Rassurée dans un premier temps, elle avait ensuite découvert la force d'attachement étrange qui existait entre Lucie et Adolf
; sa jalousie avait failli prendre un nouveau galop jusqu'à ce qu'une amie s'exclamât :
Tu ne vas pas être jalouse d'une bonne sœur ? Surtout toi, une Juive !
Le ridicule avait été une pommade efficace.
Enfin persuadée que personne ne voulait lui voler Adolf, elle supportait cette étrange relation de son mari avec celle qui l'avait autrefois sauvé, bien qu'elle n'en comprît pas la vraie teneur.
Quant à sœur Lucie et Adolf, ils étaient bien les derniers à savoir pourquoi ils se fréquentaient.
— Je ne suis même pas sûr de croire en Dieu, disait Adolf.
Je ne suis même pas sûre d'aimer ta peinture, répondait Lucie.
Et ils éclataient de rire.
Remarquez, reprenait Adolf, que je ne suis pas certain non plus d'apprécier ma peinture.
Et moi, je ne suis pas certaine de Dieu tous les jours.
Le dimanche après-midi, dans ces heures grises, immobiles et lentes où les adolescents ont envie de se suicider, il l'emmenait à l'atelier où, sous prétexte d'examiner les toiles, ils s'isolaient pour parler.
Je ne suis certain de rien. Pas certain de bien peindre. Pas certain de bien agir. Pas certain d'aimer correctement ma femme ou mes enfants.
Tant mieux ! Les certitudes font les crétins.
Tout de même ! Un peu de confiance en moi, parfois, me permettrait d'aller plus loin.
— Plus loin des autres, Adolf, c'est tout.
Tout de même ! Si je pouvais arrêter de douter...
N'arrête pas de douter, c'est ce qui fait de toi ce que tu es. Un homme fréquentable. Cela te donne un sentiment d'insécurité, certes, mais cette insécurité, c'est ta respiration, ta vie, c'est ton humanité. Si tu voulais en finir avec cet inconfort, tu deviendrais un fanatique. Fanatique d'une cause ! Ou pire : fanatique de toi-même !
Mais vous, sœur Lucie, vous n'avez pas de certitudes ?
Aucune. J'ai la foi. Mais ce n'est pas une certitude. C'est juste un espoir.
Et de l'énergie ? Je ne connais personne qui en possède autant que vous.
Un dimanche, Adolf demanda à Heinrich de venir à l'atelier pour rencontrer sœur Lucie.
Il était heureux de mettre l'un en face de l'autre les deux êtres qu'il aimait le plus en dehors de sa famille.
Heinrich se montra brillant, charmant, passionné. Il sut révéler à sœur Lucie comment il fallait admirer la peinture d'Adolf H. Il surprit son professeur par ses connaissances en histoire sainte et en théologie et lorsqu'il les quitta, à la nuit venue, Adolf se retourna vers sœur Lucie, encore tout ébloui du moment qu'ils venaient de partager.
Heinrich est merveilleux, n'est-ce pas ? C'est un ange.
Sœur Lucie fit une grimace qu'il ne lui avait jamais connue.
Lui ? C'est le diable.
Douce nuit, Sainte nuit.
Les familles allemandes se penchaient au-dessus de leurs radios avec émotion en cette nuit du 24 décembre 1942. Les femmes pleuraient en songeant que c'était peut-être la voix de leur fils, de leur mari, de leur frère, de leur petit-fils ou de leur fiancé qui s'échappait de la grosse boîte de bois placée sur le buffet à côté du sapin.
La radio allemande retransmettait ces chants depuis le front de Stalingrad. Le chœur des soldats allemands se fondait dans le chœur des soldats russes, la trêve de Noël unissant les deux armées qui s'affrontaient mortellement depuis des semaines autour de la Volga.
Malgré les communications optimistes de Goebbels, la population s'inquiétait ; on murmurait que les Russes étranglaient la VIe armée par le nombre, le froid, la faim ; les listes des morts grossissaient chaque semaine les journaux.
Pourtant, en ce soir chrétien qui faisait sympathiser les ennemis, les familles allemandes reprenaient un peu espoir : après tout, la guerre n'était pas si barbare puisque les voix russes s'unissaient aux voix allemandes ; après tout, le conflit finirait peut-être bientôt ; en tout cas, ce soir il n'y aurait pas de nouveaux morts.
Depuis sa Tanière du Loup, dans la nuit d'encre de la forêt prussienne, Hitler écoutait aussi le double chant d'harmonie que crachotait sa radio, lumineuse crèche au milieu du bunker.
Christa et Johanna lui lisaient les lettres déprimées que les sous-officiers de Stalingrad envoyaient à leurs proches et qu'Hitler faisait auparavant ouvrir. En découvrant l'étendue de l'horreur et de la tuerie, il comprenait qu'il allait perdre la bataille. La catastrophe devenait inévitable. Il fit taire ses secrétaires pour écouter les dernières notes profondes de l'hymne à la Nativité.
Bonne idée. Oui, nous avons bien fait de réaliser ce montage.
Naturellement, il s'agissait d'un trucage.
Cette nuit-là, à Stalingrad, personne ne chantait et mille trois cents soldats trouvaient encore la mort.
Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça, papa ?
Adolf détourna les yeux.
Depuis que je suis petite, tu as l'air surpris en me regardant.
Oui, mais maintenant c'est parce que tu n'es plus petite, justement.
Sophie écrasa son pinceau avec agacement contre la toile. Elle n'avait que treize ans mais elle les refusait déjà. Si elle ne savait pas encore ce qu'elle allait gagner en devenant adulte, elle soupesait déjà ce qu'elle perdait en quittant l'enfance. Son père ne la prenait plus sur ses épaules, ne lui massait plus le dos au réveil, hésitait à la prendre dans ses bras, n'acceptait plus qu'elle vînt se coucher sur lui dans le sofa couvert de kilims où il se reposait, l'après-midi, en rêvant.
Adolf contemplait avec émerveillement son enfant devenir une étrangère. A quoi est-ce que cela tient, le mystère ? Sophie prenait une épaisseur nouvelle. Cette densité n'était pas due aux seins qui apportaient de l'élan au torse, ni aux hanches qui s'élargissaient alors que la taille montait en tendant un ventre d'un plat admirable, ni même aux jambes qui
s'allongeaient interminablement. Non, le mystère, elle ne le devait pas au labeur obscur et mécanique de la croissance, à la seule obstination des hormones ; elle l'acquérait en devenant rêveuse, silencieuse, traversée de pensées inédites, d'élans inhabituels.
Sophie continuait à peindre auprès de son père sur le petit chevalet qu'il avait installé
pour Rembrandt et elle. Elle peignait comme on respire, parce qu'elle avait toujours vu son père le faire et qu'elle aimait rester auprès de lui.
Heinrich entra, le rose aux joues, peinant à reprendre haleine.
C'est extraordinaire, dit-il en s'appuyant contre la verrière. Vous devez partir en juin à Paris.
Quoi ?
Heinrich avait tenu à payer ses cours auprès de son maître en faisant office de secrétaire. Il brandissait un courrier qui venait d'arriver.
Le Grand Palais organise une vaste exposition consacrée à l'école de Paris. Non seulement vous en ferez partie, mais la galerie Marceau, à Matignon, veut profiter de l'occasion pour aménager une rétrospective de toute votre œuvre.
Quoi ?
Adolf semblait furieux. Heinrich et Sophie, heureux de cette nouvelle, le fixaient sans comprendre.
Je n'irai pas.
Il jeta sa palette et ses pinceaux à terre.
Mais, papa, qu'est-ce qui te prend ?
Je suis trop jeune. Je n'ai pas l'âge des rétrospectives. Je n'irai pas.
La bataille de Stalingrad était perdue.
Après des mois de lutte héroïque, le général von Paulus s'était rendu.
Hitler entra dans une colère d'une semaine, un courroux qui soit le laissait sans voix, soit le faisait hurler dans la Tanière du Loup.
C'est impossible. C'est incompréhensible. C'est impardonnable. Voilà un homme que je nomme feld-maréchal le 30 janvier et qui se rend le 1er février. Mais je ne l'avais nommé feld-maréchal que parce que je pensais qu'il allait mourir au combat. Bravement.
Héroïquement. C'était un héros posthume que je décorais. Pas un traître en puissance. Quel déshonneur ! Un homme qui lutte pendant des mois et qui tout à coup se livre aux bolcheviques.
Autour de lui, certains pensaient que deux cent mille morts et cent trente mille prisonniers étaient suffisants pour comprendre qu'une bataille était perdue et que le général von Paulus avait eu raison de limiter l'hémorragie. Bien entendu, personne n'émit son opinion à haute voix.
Pour moi, il n'y a pas défaite à Stalingrad, il y a trahison ! Plus personne ne sera nommé feld-maréchal pendant cette guerre. Et où est-il ce Paulus, maintenant ? Enfermé
dans une prison soviétique en train de se faire bouffer par les rats : comment peut-on être lâche à ce point ? Un feld-maréchal n'accepte pas la captivité, il se suicide. Lui, non seulement il abdique mais il reste en vie ! Il salit l'héroïsme de tous les autres. En un instant, il pouvait se libérer de toute cette misère et entrer dans l'éternité, l'immortalité
nationale. Lui, il se rend à Staline ! Comment peut-on agir ainsi ? C'est dément. Cet homme-là n'a aucune volonté...
Pour lui dont le corps se délitait un peu plus chaque jour, tout était affaire de volonté et de volonté seule.
La puissance de la volonté ! C'est cela qui fabrique un destin, une nation ! Durant toute ma vie, j'ai connu des crises qui ont mis à l'épreuve ma volonté, mais celle-ci s'est toujours montrée la plus forte. Aurais-je pu m'affirmer dans ma vocation artistique sans volonté ? Aurais-je survécu à la guerre de 14-18 sans volonté ? Aurais-je pris le pouvoir sans volonté ? M'y serais-je maintenu sans volonté ? Les généraux allemands ont du sang de navet et pas plus de volonté qu'un gond de porte !
En fait, les généraux avaient autant de volonté que lui, mais ce n'était plus la même. Les Allemands non plus. Le pays entier lâchait Hitler et se retournait contre lui, l'accusant de l'avoir entraîné dans une guerre inutile dont l'issue s'annonçait calamiteuse. Sur les murs des villes apparaissaient les inscriptions : « Hitler menteur », « Hitler meurtrier ». Des groupes de résistance se formaient, souvent issus de milieux conservateurs et chrétiens, dont certains préparaient des attentats contre le Führer.
Hitler le savait et s'épargnait toute rencontre publique, se contentant de convaincre et de terroriser ses proches. Des rumeurs commençaient à courir sur sa sénilité précoce, ses accès de démence, le fait que, lorsqu'on le contrariait, il piquait de telles crises qu'il mordait le tapis en bavant.
Pour faire taire ce bourdonnement diffamant, le ministre de la Propagande, Goebbels, proposa au Führer d'apparaître le 21 mars 1943, à Berlin. L'occasion serait la Commémoration des héros. Pour la première fois depuis Stalingrad, Hitler s'adresserait à la nation. Il tenta de se défiler en prétextant que les Britanniques allaient en profiter pour lancer un raid aérien sur Berlin, mais Goebbels l'emporta en disant que, si le peuple n'avait pas peur de venir, le Führer ne devait pas non plus avoir peur.
Hitler, comme d'habitude, se prépara très peu, comptant bien que l'inspiration lui viendrait dès qu'il sentirait la foule captive et exigeante sous lui.
Il rassembla ses forces pour monter comme autrefois d'un pas dynamique à la tribune, mais l'effort lui coûta tant qu'il fit une irruption brusque de pantin désarticulé, se rattrapant de justesse au micro dans un geste qui n'avait rien d'athlétique.
Il commença par une diatribe antibolchevique. Malgré les membres de la Gestapo répartis dans le public, la foule ne réagissait pas avec la fougue et la ferveur d'antan. Hitler
fit un lapsus ; il confondit bolchevisme et judaïsme sans le vouloir. Il eut l'image dans sa tête d'un disque rayé qu'il fallait jeter. Il tenta de s'encourager en se répétant : « Non, tu n'es pas un vieux propagandiste », et reprit la parole. Mais lorsqu’arriva le moment où il devait commémorer les victimes de Stalingrad, il fut pris d'une nouvelle décharge de haine contre le général Paulus et supprima le sujet. Puis, lorsqu'il dut évoquer tous les morts de l'Allemagne depuis le début de la guerre, il ne put s'empêcher de minorer outrageusement les chiffres, ce qui provoqua un silence incrédule. Enfin, une accablante fatigue le prit lorsque, pour la péroraison, il dut appeler les cœurs à se réchauffer et à ne pas perdre espoir dans la victoire finale ; il se sentit soudain si isolé, si nu, qu'il donna un dernier coup de trompette sur la juiverie internationale et s'éclipsa.
Le lendemain, le bruit courait dans toute l'Allemagne qu'en réalité il n'avait pas parlé ce jour-là à Berlin, ni sur les ondes de la radio. On prétendait que le vrai Hitler, cloîtré pour dépression nerveuse, avait envoyé un sosie à sa place.
Du coup, il s'alita pour de bon.
Quoi ? Vous n'avez pas un Adolf H. ? Moi, j'en ai trois dans le salon.
Cet Adolf H., on ne parle plus que de lui à Paris.
L'autre jour, les Rothschild avaient même organisé une soirée en son honneur.
Et les Weil feront pareil le mois prochain.
Mouais, c'est le peintre à la mode.
Il vaut plus que la mode, ma chère, car la mode se démode. Lui, il a du style.
Mon mari vient d'acquérir un grand format pour notre maison de Normandie.
Nous avons été chanceux car il a peint très peu de grands formats. Et l'on ne sait jamais quoi mettre dans les escaliers de ces immenses maisons.
Si ce n'est pas indiscret, vous l'avez payé combien ?
Quoi ? La maison ? C'est un héritage.
Je parlais du tableau.
Quatre cent mille francs. Mais ça les vaut. Croyez-moi. C'est cher, mais ça les vaut.
Tout de même... Ça valait deux fois moins il y a trois mois.
Ça vaudra deux fois plus dans trois mois. La cote d'Adolf H. s'envole. Non seulement c'est très joli, très vivable, pas trop torturé, mais c'est aussi un investissement.
Au fait, ce nom, Adolf H., c'est juif ou c'est allemand ?
Les deux, ma chère.
C'est incroyable, n'est-ce pas, le nombre d'artistes juifs et allemands qui dominent la peinture aujourd'hui ? Nous vivons l'ère du Juif-Allemand.
Pas seulement la peinture, ma chère, mais la musique. Schönberg, Weill, Hindemith. Et les plus grands chefs d'orchestre, Bruno Walter, Otto Klemperer, Furtwängler.
Furtwängler est juif ? Vous croyez ?
Oh sûrement.
En tout cas, Adolf H. l'est, c'est certain. Son beau-père n'est autre que Joseph Rubinstein, un des piliers du sionisme en Allemagne.
D'accord !
Quoi, d'accord ?
J'ai dit d'accord.
Oui, mais il y avait une insinuation dans le ton.
J'ai dit d'accord car je comprends maintenant le lien avec les Rothschild.
Mais non. Ils aiment les artistes, c'est tout. A ce moment-là, Picasso est juif aussi.
Pourquoi, il n'est pas juif, Picasso ?
Vous y étiez vous, à la réception des Rothschild ?
Bien sûr.
Alors comment est-il, cet Adolf H. ?
De très beaux yeux. Des yeux qui vous hypnotisent. Normal pour le reste. Banal même. Mais des yeux...
Avec qui était-il venu ?
Avec un jeune homme, une beauté, une vraie figure d'ange. Il l'a présenté comme son élève et secrétaire.
A d'autres ! C'est son amant, c'est évident.
Pourquoi dites-vous cela ?
Parce qu'ils sont tous... comme ça, les artistes. Je ne connais pas un artiste qui ait une vie normale.
Mais non, vous dites n'importe quoi ! A ce compte-là, Picasso aussi serait homosexuel.
Pourquoi, il n'est pas homosexuel, Picasso ?
Mon Führer, vous devez vous montrer.
Non.
Le peuple a besoin de votre présence.
Non. Je ne me montre qu'après les victoires. Sans triomphe, je n'ai pas envie de parler. A cause de la nullité de mes généraux, je n'en ai plus l'occasion. Non. Et non.
Mon Führer, en tant que ministre de la Propagande, j'ai besoin de votre incomparable présence. Nous devons faire des films, des photographies. Par exemple, il serait bon que vous visitiez les villes et les régions qui ont souffert des raids aériens.
Quoi ? Vous voulez m'immortaliser sur la pellicule au milieu des ruines ? Que je reconnaisse les dégâts ? Vous êtes fou ?
La population le recevrait bien, elle aurait l'impression que vous partagez ses souffrances. Vous pourriez aussi visiter les blessés de guerre. Tout cela montrerait que vous éprouvez de la compassion.
De la compassion ? Ne soyez pas ridicule.
On ne peut négliger le peuple trop longtemps. Après tout, c'est lui qui est au cœur de notre effort de guerre.
Allons donc, c'est moi qui fais tout le travail. Je me ruine la santé pour maintenir nos objectifs. Je dors à peine trois heures par nuit.
Le fringant Goebbels, sur ce point, ne pouvait contredire son chef : Hitler faisait peine à voir. Raide, congestionné, les cheveux grisonnants, les yeux soufflés, le dos voûté, il cherchait parfois ses mots tandis que son bras gauche tremblait sans qu'il pût le contrôler. Il avait abandonné son mode de vie de dilettante fait de longues nuits, de siestes, de détente quotidienne devant les films en projection privée, de bavardages sur l'art et de moments exaltants passés à rêver autour de maquettes architecturales. Depuis l'embourbement dans la guerre et sa décision de commander toutes les opérations, il s'était transformé en bourreau de travail et cela le rendait improductif. Rien ne sortait de cette débauche de réflexions. Cette constante tension mentale le brisait, bien qu'il ne voulût pas le reconnaître. Hitler n'entendait pas prendre conscience de ses limites, à savoir qu'il n'était brillant qu'à la tribune et efficace que dans l'agression. Amateur et bousilleur. Ni professionnel, ni défensif.
Le peuple allemand a besoin de signes venant de vous, mon Führer. Vous manquez au peuple allemand.
Ça suffit ! Il m'emmerde, le peuple allemand. Il n'est pas à la hauteur de la situation. Je me demande même s'il me mérite.
Il faut comprendre que...
Non ! Le secret de la réussite tient en la volonté. Ma volonté ne fléchira jamais. Je sais que certains Allemands voudraient que nous négociions la paix. Hors de question.
Guerre à outrance ! Guerre totale ! Pas de reddition ! Certains Allemands n'ont pas encore compris les vertus de l'intolérance. Mais qu'ils regardent la nature ! Il n'y a aucune tolérance dans le règne animal ou végétal : la vie détruit tout ce qui est incapable de vivre.
Nous devons tenir sans faiblir. La victoire ou l'anéantissement. Tout ou rien. Dans mon existence, je n'ai jamais capitulé. Je me suis fait à partir de rien, vous m'entendez, tout seul à partir de rien. Pour moi, la situation dans laquelle nous nous trouvons n'a rien de neuf.
J'ai connu pire. Je poursuivrai mon objectif avec fanatisme car vous le savez bien, mon cher
Goebbels, seul le fanatisme compte, seul le fanatisme sauve. Sans le fanatisme, rien de grand ne se serait jamais fait sur terre.
Bien sûr, mon Führer, mais...
Ecoutez-moi bien, Goebbels : si le peuple allemand se révélait faible, il ne mériterait rien d'autre que d'être anéanti par un peuple plus fort. On ne saurait alors avoir de compassion pour lui. Pas moi, en tout cas.
Hitler fit signe qu'il congédiait le minuscule et élégant Goebbels. Sur le pas de la porte, il le retint, en lui demandant des nouvelles de ses enfants. Goebbels lui rapporta brièvement que ses six enfants se portaient bien. Hitler, tout à coup charmant, insista pour avoir des détails sur chacun. Pendant vingt minutes, Goebbels l'arrosa d'anecdotes qui semblèrent l'enchanter puis repartit soulagé, flatté que le Führer lui montrât tant d'affection en ces heures difficiles.
Hitler rejoignit sa chienne, Blondi, qui l'accabla de démonstrations de joie, et il lui retransmit les nouvelles des petits Goebbels. Il adorait ces enfants que, dans ses conversations avec Blondi, il appelait les petits « H » et qu'il considérait un peu comme de jeunes annexes de lui-même. Dans son idolâtrie, Goebbels avait en effet prénommé ses enfants Helga, Hilde, Hellmut, Holde, Hedda et Heide, afin d'illustrer par six fois l'initiale vénérée d'Hitler.
Il reçut ensuite Himmler qu'il venait de nommer ministre de l'Intérieur du Reich, tâche dont la limace s'accommodait très bien. Il constata qu'il avait réduit la taille de sa moustache à deux traits verticaux mais qu'il ne s'était pas résolu à la raser. Après tout, peut-être était-il efficace pour le prestige, voire pour l'autorité d'Himmler auprès de ses subalternes, d'avoir ne serait-ce que l'ombre d'une moustache hitlérienne ?
Himmler, l'Allemagne m'inquiète. Le peuple a un moral très bas et ce raisin sec de Goebbels, à la Propagande, semble impuissant à l'améliorer. C'est vous qui allez sauver la situation.
Que faut-il faire, mon Führer ?
Dans les jours qui suivirent, Himmler réunit tous les dirigeants SS à Posen, puis les différents chefs du Reich. Il mit brutalement les choses au point concernant les trains qu'on avait fait partir pleins de Juifs et qui revenaient vides. Il avoua le vrai fonctionnement des camps de la mort.
Avec ce programme d'extermination des Juifs d'Europe, nous venons de réaliser une page glorieuse de notre histoire, qui n'a jamais été écrite et ne saurait jamais l'être.
Nous avions le droit moral et surtout le devoir envers notre peuple de détruire cette race qui voulait nous détruire. Nous avons exterminé radicalement le bacille juif qui pouvait nous rendre malades et nous faire mourir. Hitler restera dans l'histoire comme Robert Koch, l'homme qui a éradiqué la tuberculose, et notre fierté sera d'avoir été, nous tous, ses infirmiers.
Il revint faire son rapport à Hitler qui se frotta les mains.
Voilà. Maintenant, ils sont tous compromis. Ils en savent assez pour ne pas vouloir en savoir plus.
Il s'approcha de la fenêtre où s'éteignait un crépuscule d'un rouge violent.
Tous les dirigeants allemands ont maintenant le doigt dans l'engrenage. Ils sont piégés. Non seulement ils se tairont mais ils seront obligés d'aller jusqu'au bout.
Le silence s'installa dans la pièce mal chauffée.
Très calme, Hitler ajouta, en un constat pour une fois totalement dépourvu de grandiloquence :
Désormais, les ponts sont coupés derrière nous.
Au Ritz, s'il vous plaît.
Adolf H. entra trop facilement dans le taxi. En fait, il s'y échoua car il avait trop bu.
Paris lui faisait la fête. On raffolait de sa peinture et l'on se sentait très honoré qu'il eût vécu en France. Etrange revirement. Les journalistes et les mondains s'enquéraient désormais des moindres détails de sa vie parisienne dans les années vingt — quelles rues, comme c'est intéressant, quels appartements, quels bistrots, quels restaurants —, alors qu'à l'époque même où il y était, on lui tournait le dos et qu'il avait toutes les peines du monde, lui, un étranger sans revenu fixe, à obtenir un logement ou un infime crédit d'épicier. Ce soir encore, il rentrait au Ritz où son galeriste, reconnaissant de voir les prix de vente s'envoler, lui payait une suite pour une semaine supplémentaire.
Le Ritz... A son arrivée à Paris, en 1919, il avait logé dans un hôtel borgne, étroit et haut, l'Hôtel Eclair, près de la gare de l'Est ; là, entre les toilettes de l'étage dont les vitres brisées laissaient le vent froid lui geler les fesses, le va-et-vient des putes et des michetons dans l'escalier sonore, au-dessus de la moisissure des tapis jamais lavés, il avait partagé une chambre minuscule avec Neumann ; et il avait été heureux. Aujourd'hui, il offrait une suite au Ritz à Heinrich et Sophie qui l'avaient accompagné ; dorures, cristal, champagne et canapés profonds, il voyait la face riche de la ville, et il était heureux aussi.
Seulement le bonheur n'avait pas le même goût.
Il avait l'amertume du temps qui passe. Adolf H. avait conquis Paris brièvement avant qu'Onze ne mourût et que la crise économique fît des ravages ; il le reconquérait et cela ne lui faisait pas grand-chose, à part sentir qu'il avait vieilli et que ceux qui l'ignoraient dix ans auparavant et criaient aujourd'hui au génie n'étaient que des girouettes dont le jugement ne valait rien et se résumait au bruit qu'ils faisaient. Tout est bref, momentané. L'ivresse d'un très bon vin. Pas plus. Il était si sévère envers ses laudateurs qu'il en avait presque mauvaise conscience. Pour se déculpabiliser, il occupait son séjour à établir la réputation d'Heinrich. Il acceptait les rendez-vous inutiles pour parler d'Heinrich, il rencontrait des galeristes pour qu'ils s'occupent d'Heinrich, il ne sortait en ville que pour montrer Heinrich,
sachant que les convives seraient plus convaincus par sa beauté et son charme que par l'examen superficiel de ses tableaux auxquels, de toute façon, ils n'entendraient jamais rien.
Heinrich se plaisait à Paris et cela plaisait à Adolf. Il avait l'impression de lui avoir offert la ville pour ses vingt-cinq ans. Des contacts sérieux avaient maintenant été noués avec les professionnels de l'art. Heinrich n'avait plus qu'à peindre. C'est un peu mon fils, cet Heinrich, mon fils en peinture puisque Rembrandt a la bosse des mathématiques et que Sophie continue à se chercher. Il sera ma paternité de peintre. Cette générosité d'Adolf était aussi le moyen de surmonter cette douleur qu'est pour tout artiste l’apparition d'un très jeune génie. Adolf se sentait si dépassé par les dons d'Heinrich qu'il n'avait réussi à trouver sa place que comme maître et mentor du plus grand peintre de la seconde moitié du siècle.
— Voilà mon prince, c'est quarante francs.
Adolf ne discuta pas le prix excessif annoncé par le chauffeur car il aurait eu honte de marchander pour quarante francs devant les portiers du Ritz.
Il paya et rejoignit sa suite. Lui profitait de la chambre principale, Sophie de la deuxième et l'on avait trouvé une très jolie soupente pour Heinrich.
Adolf se déshabilla, passa un long temps sous la douche tiède pour se laver de l'ivresse puis enfila un pyjama de soie.
En passant devant la chambre de Sophie, il entrevit une lumière et pesta, par réflexe de père économe, pensant qu'elle s'était une fois de plus endormie sans éteindre.
Il poussa la porte et découvrit, sur le lit défait et désordonné, Heinrich nu qui tenait Sophie, tout aussi nue, dans ses bras.
Ils avaient ouvert lés yeux en entendant la porte s'ouvrir et contemplaient Adolf avec effroi.
Les deux dictateurs étaient assis dans les ruines fumantes.
Parmi les débris, Hitler avait trouvé une caisse qui n'avait pas été soufflée par l'explosion. Mussolini s'appuyait sur une poutre veuve, dernier reste de la charpente.
Les cendres voletaient encore, hagardes, incohérentes au milieu du bâtiment éventré
et Paul Schmidt, le traducteur, vérifiait avec angoisse qu'au milieu des miettes de bureaux et de chaises, des décombres de vitres et de murs, des lambeaux de vêtements tachés de sang, il ne subsistait pas un foyer menaçant.
Autour d'eux, la sinistre forêt de ce territoire des confins envoyait des buées de ses souffles glacés.
Les cheveux roussis, le bras en écharpe, Hitler, très calme, souriait en montrant ce qui restait de son ancienne salle de conférences.
Voilà. J'étais là, tout à l'heure, penché au-dessus de la table en train d'étudier la carte aérienne lorsque j'ai aperçu, un quart de seconde, une flamme bleu et jaune. Il y eut
ensuite une explosion terrible. Je me suis retrouvé dans une fumée noire, épaisse, qui tourbillonnait. J'ai reçu une pluie de verre et de bois. Ça crépitait dans tous les sens. Nous étions vingt-quatre. Quand la fumée s'est désépaissie, j'ai vu des silhouettes qui s'agitaient, les vêtements et les cheveux en flammes. Là, j'ai vérifié que j'étais bien intact, que je pouvais bouger. J'avais des éclats dans le bras et la jambe, mais rien de plus. En marchant vers le jour, j'ai buté sur des corps. Certains de mes collaborateurs étaient déjà morts, d'autres grièvement blessés. Quand j'ai mis les pieds hors d'ici, le bon général Keitel s'est précipité sur moi, m'a serré dans ses bras en criant : « Mon Führer, vous êtes vivant, vous êtes vivant ! » Il pleurait à chaudes larmes, ce brave Keitel.
Hitler, là, s'arrêta pour larmoyer un peu, plus ému par l’émotion du général que par sa chance. Mussolini, un peu en retard sur le récit à cause du traducteur, parvint, lui aussi, à
prendre un air attendri.
Schmidt, combien de blessés graves ? Éructa Hitler.
Onze, mon Führer.
Comment ? hurla-t-il.
Onze.
Vous voyez, Mussolini : onze blessés graves, très graves, qui vont sûrement décéder dans les heures qui viennent.
Il clamait cela avec fierté, comme s'il annonçait une victoire personnelle.
Votre sténographe, Berger, est déjà mort dans l'ambulance, mon Führer. Il avait eu les deux jambes arrachées…
Qui ?
Berger.
Ah, vous voyez, gueula Hitler en se retournant avec satisfaction vers Mussolini.
Et on ne donne plus que quelques heures au colonel Brandt, s'époumona l'interprète.
Ah !
Hitler était ravi. Plus on lui montrait l'étendue du carnage, plus il se sentait fier d'avoir survécu ; l'hécatombe soulignait son statut d'exception.
Mussolini, vieilli, affaibli, revenu de tout, épuisé, ne sachant plus très bien ce qu'il faisait là, destitué du pouvoir par le peuple italien, emprisonné, délivré par Hitler, maintenu de force par les Allemands à la tête de la petite république de Salo au nord de l'Italie, demanda à l'interprète pourquoi Hitler vociférait ainsi.
Le Führer a eu les tympans crevés par l'explosion.
Le sait-il ?
Personne n'ose lui en parler.
Mussolini hocha la tête. Ce ne serait pas lui non plus qui allait prendre ce risque.
Hitler vit, aux mouvements des lèvres, que Mussolini et Schmidt discutaient.
Eh bien, Schmidt, qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez des conversations privées avec le Duce !
Je lui donnais des nouvelles rassurantes de votre santé, mon Führer, trompeta Schmidt.
Je vais très bien, merveilleusement bien, juste des égratignures.
Il se leva et tourna fièrement sur lui-même pour prouver sa forme. On aurait dit qu'il venait de s'inventer.
Mussolini remarqua alors que les yeux d'Hitler roulaient sur la droite. D'ailleurs, tout son corps penchait du même côté.
Sans doute l'oreille interne, dit Mussolini, pensif, à Schmidt.
Comment ? gueula Hitler.
Vous êtes en grande forme !
Hitler sourit.
Mon cher Duce, cet attentat m'a redonné un coup de jeunesse. Il prouve que la Providence veille sur moi et qu'elle me protégera tant que je n'aurai pas achevé ma mission. Nous devons garder un moral inébranlable malgré les difficultés provisoires que nous traversons. Les Alliés sont beaucoup plus divisés qu'on ne le dit et je ne crois pas que leur entente tiendra longtemps. Comment l'Angleterre et les Etats-Unis pourraient-ils rester solidaires de l'Union soviétique ? Les libéraux avec des bolcheviques ? Ils vont bientôt comprendre.
Mussolini faillit lui rappeler que lui, Hitler, avait été pendant quelques mois l'allié de Staline. Il se tut.
L'Allemagne vient d'essuyer quelques revers à l'est, les Américains ont débarqué
en France mais nous tiendrons. J'ai été très mal secondé par des généraux et des commandants qui ne méritaient pas leur poste, mais je suis en train de tout reprendre en main moi-même. La preuve ! Savez-vous qui je suspecte dans cet attentat ? Le colonel Claus Schenk, comte von Stauffenberg : il a quitté la table une demi-heure avant l'explosion et s'est enfui en voiture. L'armée ! Toujours l'armée ! Je n'ai subi des revers qu'à cause de l'incompétence des militaires ou de leur trahison. Mais j'ai une grande confiance en l'avenir.
Au fait, avez-vous vu mon pantalon ?
Pardon ?
Schmidt, montrez mon pantalon au Duce.
Paul Schmidt, très gêné, sortit d'un sac le pantalon déchiqueté que portait Hitler au moment de l'attentat. Il le déplia, l'étendit et l'exposa au Duce qui dut s'émerveiller devant chaque trou et chaque déchirure
Admirable, n'est-ce pas ? brailla Hitler à l'oreille de Mussolini.
L'Italien approuva en connaisseur, comme s'il avait soupesé une nouvelle arme.
Et si vous voyiez mes sous-vêtements ! vagit Hitler.
Il prit le Duce par le bras pour retourner au bunker. Le sol collait aux bottes, Mussolini soutenait Hitler qui pesait de tout son poids sur lui sans en avoir conscience.
Oui, mon cher Duce, nous venons de subir quelques épreuves pour notre volonté
mais nous en triompherons. J'attends beaucoup des armes miracles qui vont prochainement sortir de mes usines. Le professeur Willy Messerschmitt a mis au point un avion à réaction qui pourra aller jusqu'à huit cents kilomètres par heure et enfoncera les appareils ennemis. Mais le plus enthousiasmant sera la fusée A 4, une fusée à longue portée mise au point par le génial von Braun, qui pourra nous permettre, avec le programme Kuschkern, d'anéantir totalement Londres. Vous dites ?
Mais rien.
Pardon ?
Formidable !
Oui, formidable. Epoustouflant. Décisif. Churchill va bientôt rôtir comme un poulet.
Mussolini soupira, à bout de patience, éreinté par le poids de son compagnon, assommé par ses vociférations.
Je vous aime, Mussolini, et je vous admire. Sans vous comme exemple, je ne serais peut-être pas monté à l'assaut de l'Allemagne. Sans Mussolini, pas d'Hitler.
Et puis sans Hitler pas de Mussolini, hurla le Duce, pensant avec tristesse à son minuscule pouvoir maintenu artificiellement par les Allemands.
Ah, ah, très drôle. Très très drôle. Je ne la connaissais pas. Vraiment très drôle.
Tiens ça me fait qu'en 31, à Munich...
Mussolini ne sut jamais ce qu'Hitler avait pu comprendre. Il le laissa crier à se faire péter les veines du cou sans même plus essayer de formuler une réponse. Ils trébuchèrent encore une quinzaine de fois avant de rejoindre les voitures.
Affectueux, intarissable, Hitler l'accompagna jusqu'à la gare, jusqu'au quai, jusqu'à la porte du wagon. Fataliste, Mussolini pensait à sa maîtresse e t à ce qu'il mangerait dans son wagon ce soir. Il ne prêta plus aucune attention à son collègue dictateur. Après tout, Hitler n'avait jamais eu besoin d'être écouté pour parler et cela faisait plusieurs années qu'il était sourd.
Chère sœur Lucie,
La trahison est une lumière crue qui donne sa réalité à tout ce qu'elle éclaire. Peut-être la seule lumière vraie... Depuis que j'ai découvert, cet horrible soir, qu'Heinrich couchait avec ma fille qui n'a que treize ans, je le vois tel qu'il est. C'est insoutenable.
Une fois remis de ma surprise, j'attrapai Heinrich nu et le traînai dans le salon.
Couvre-toi et explique-moi.
Il s'empara d'un plaid, se le noua autour des reins et m'adressa un sourire grinçant.
Je n'ai rien à dire.
Explique-moi ! Comment as-tu pu faire ça à Sophie ?
Il éclata de rire.
Le plus aisément du monde.
Elle n'a que treize ans.
Et alors ? Je ne l'ai pas forcée. Elle est amoureuse de moi.
C'est impossible.
Qu'est-ce que vous croyez ? Allez lui demander. Je ne l'ai pas forcée. Pas une seconde. J'ai même mis du temps à céder. Mais demandez-lui.
C'est impossible.
Pourquoi ? Vous préféreriez un viol ?
Il s'allongea, d'un saut, sur le canapé, insouciant, indifférent, sarcastique. Il ne comprenait même pas mon effondrement.
Mais, Heinrich, comment as-tu pu me faire ça à moi ? A moi ?
Vous et elle, vous êtes des personnes différentes. Je ne vois pas le rapport.
C'est ma fille, Heinrich, j'en suis responsable, je la protège. Et toi, tu es presque mon fils et je croyais que tu étais mon ami et que tu la protégeais aussi.
J'attendis. Je lui laissai le temps de prendre conscience, d'avoir honte, de regretter, de s'excuser. Après dix minutes, il sauta sur ses jambes, me regarda avec impatience, sinon agacement, et demanda sèchement :
Bon, c'est fini ? J'ai horreur de ce genre de scènes. Je monte prendre une douche dans ma chambre.
Et il quitta la pièce.
Ce fut à cet instant, vraiment, que je compris.
Heinrich était vide de toute valeur morale, de tout sentiment. Il avait sauté une gamine parce qu'il en avait envie et qu'elle le voulait bien. Rien d'autre à ses yeux.
J'allai rejoindre Sophie qui pleurait dans son lit. Je voulus la prendre dans mes bras pour la consoler, l'assurer de mon affection mais elle se raidit et s'écarta au bout du lit. Elle ne supportait déjà plus que les embrassades d'Heinrich !
Je tentai de parler avec elle et je découvris les ravages faits par le démon. Oui, elle l'aimait. Mais d'ailleurs, tout le monde l'aimait dans la famille, et moi, son père, en premier, qui l'avais imposé à tous. En quoi était-elle coupable ? Heinrich était beau et, moi-même je le disais, il était un génie. Alors ?
Alors, tu ne vis pas la même chose que lui, ma chérie. Tu l'aimes mais lui ne t'aime pas.
Comment peux-tu dire ça ? On ne peut pas m'aimer, c'est ça !