Le sort lui déroulait le tapis rouge. Il retrouvait l'ivresse de son enfance, ce sentiment que rien ne résisterait jamais à son énergie.

Non, il en avait la preuve, la preuve répétée : il n'appartenait pas au hasard. Le ciel l'avait distingué. Son étoile lui montrait un chemin. Il n'était pas comme les autres : il avait un destin.

Le froid était aussi meurtrier que le feu.

Les mottes de terre gelées tuaient autant que les éclats d'obus lorsqu'elles redescendaient au sol. Depuis le début de la nuit, les projectiles s'acharnaient sur cette colline chauve, calcinée, couverte d'hommes glacés, de blessés et de cadavres.

Une rafale venait de surprendre Adolf H., Neumann et Bernstein. Heureusement, elle avait été tirée trop court ; elle se contenta, dans un bruit aigre, de leur projeter des mottes d'argile givrée à la figure.

— Raté ! dit Bernstein.

— Dommage ! dit Adolf.

Tel était le rituel ironique : à chaque danger esquivé, les trois hommes faisaient semblant de marier leur désappointement.

— Raté !

— Dommage !

C'était leur manière de savourer cette victoire — la leur, pas celle de l'Allemagne —, de demeurer en vie.

Adolf s'en réjouissait sans s'en étonner. Alors qu'il voyait des soldats, chaque soir, se livrer à l'irrationnel, prier, se signer, prononcer des formules, palper des amulettes ou leurs autres porte-bonheur avant d'entrer dans le combat, lui ne croyait plus en rien. Tout dépend du hasard. On ne prie pas le hasard. Il n'arrive rien que de fortuit. On est fortuitement affecté dans tel régiment. On est fortuitement à dix mètres ou à deux centimètres de l'obus. On naît fortuitement. On meurt fortuitement. Adolf, ne croyant en rien, n'attendait rien. Chaque nuit, son corps réagissait de lui-même aux événements, se

plaquant devant le danger, par réflexe. Adolf le laissait faire, ce corps, sachant que son esprit ne servirait à rien. Il n'avait donc plus qu'une doctrine : l'indifférence.

Bernstein et Neumann partageaient la même philosophie. Ils avaient plongé dans un océan de fatalisme. Arriverait ce qui arriverait ; eux n'attendaient plus rien. Cela aurait été à

désespérer si ce n'était pas espérer, justement, qui donnait de la douleur. Ce désespoir froid, souple, adapté, était seul secourable.

 Raté.

 Dommage.

La veille, Adolf s'était pour la première fois opposé à Bernstein et Neumann. Et cela, un instant, lui avait paru plus grave que le reste de la guerre.

Lors d'une attaque de boyau, Adolf avait fait un Prisonnier. Son premier prisonnier. Le garçon de dix-neuf ans était tombé à genoux devant lui et, bien qu’Adolf ne comprît pas le français, il avait saisi que l'ennemi implorait sa grâce. Adolf avait eu le choix ; il aurait pu l'exécuter. Mais il y a une grande différence entre tirer des ombres au loin et abattre un homme à bout portant dont les yeux vous implorent, dont l'haleine vivante vient toucher la vôtre. Adolf avait capitulé. Un autre soldat aurait sans doute agi comme lui, mais pour une autre raison : chaque prisonnier rapportait une prime de capture. Adolf l'avait épargné

parce que l'artilleur n'était plus un danger pour lui et que là s'arrêtait son code de combattant.

Lorsqu'il ramena le prisonnier, tous les soldats se mirent à l'insulter, à lui cracher dessus, à déverser sur un visage enfin identifié leur haine de l'ennemi. Toutes les caractéristiques de ce garçon étaient persiflées, tournées en ridicule, rendues grotesques.

En quelques minutes, de normal et banal qu'il était, il devint monstrueux aux yeux de tous.

Neumann et Bernstein arrivèrent et ajoutèrent leurs voix au concert de sarcasmes.

— Vous avez vu sa bouche ? Petite. Cruelle. Ce serait la bouche d'un serpent si les serpents avaient une bouche.

— Et le pantalon ? Bien rouge, bien repassé par maman. Elle va être triste, maman, d'apprendre que son petit chéri est devenu prisonnier des méchants Boches.

— Pas vous ! Non ! Je vous en supplie : pas vous.

Adolf s'était interposé, outré, les jambes écartées, comme pour barrer tout accès à son prisonnier.

— Non pas toi, Bernstein. Pas toi, Neumann; D'abord, vous pouvez lui parler français puisque vous le savez.

— Je ne sais plus le français. J'ai oublié le français dès le 28 juillet 1914.

Adolf était horrifié. La guerre lui prenait ses amis encore vivants.

Il alla confier son prisonnier à l'officier qui les parquait. A la sortie du baraquement, Bernstein et Neumann l'attendaient pour se justifier.

— Adolf, nous sommes là depuis un peu plus longtemps que toi, et, crois-nous, nous avons compris un peu plus de choses que toi.

— La haine et la mauvaise foi sont nécessaires.

— Il faut devenir grégaire Adolf, adopter les lois du troupeau, devenir con, sinon tu deviens fou ou tu désertes.

— Nous aussi nous avons besoin de pensées bien basses, bien fausses, bien vulgaires.

Sinon...

— Désolé, répondit Adolf. Je ne veux pas accepter que la guerre vous change à ce point.

Bernstein et Neumann baissèrent la tête, piteux, leur silence embarrassé témoignait qu'ils donnaient raison à Adolf. Mais de là à l'avouer...

Cette nuit, les trois amis reprenaient le combat avec, entre eux, ce petit déchirement qui les rendait moins soudés.

Une poutre vient de céder derrière eux aux pressions répétées des obus. Le tir se concentre sur eux. Il faut évacuer le boyau.

Ils sautent dans une galerie adjacente.

Bloquée aussi.

Ils sortent des tranchées et courent.

Une explosion. Un flamboiement. Un sifflement.

Adolf, en une fraction de seconde, entrevoit un éclat qui plane vers lui. Il éprouve une douleur intense dans l'estomac. Il n'ose pas y croire. Il a senti un choc d'une telle brutalité

qu'il pense être coupé en deux. Il continue à courir. Il y arrive. Il n'ose pas se servir de ses mains pour toucher son estomac. Il a trop peur. Il court encore. Il a le courage de porter ses mains sur lui. La veste rêche est trempée. Il sent du sang couler entre ses doigts. Il doit admettre qu'il est blessé.

A cet instant une balle l'atteint dans les côtes

Curieusement, il a le temps de voir, avec précision, une touffe de drap vert s'envoler.

Un éclair l'éblouit et le prive de la vue.

Il chancelle.

Il tombe.

Il est mort.

Douce nuit,

Sainte nuit,

Tout est calme

L’enfant rit.

Les chants montaient avec ferveur sous les étoiles. Tremblantes d'émotion, les voix des hommes s'étonnaient elles-mêmes d'être mélodieuses. Elles échappaient aux cris —cris des ordres, cris de peur, cris de douleur , elles faisaient taire tous les bruits métalliques — fusillades, canonnades, mitraillages — elles avaient subitement vaincu la guerre et, fragiles, mal assurées, elles n'arrivaient pas à croire que, devenant musique, elles

avaient cette autorité. Elles déployaient leurs harmonies entre les deux camps. Plusieurs langues apportaient leurs paroles, mais, par le miracle pacificateur de la musique et du nombre, les Holy Night, Stille Nacht et Douce Nuit se fondaient en une seule phrase, harmonique, palpitante, déchirante, qui célébrait Noël. Le ciel était froid, la terre gelée, mais les hommes se réchauffaient à l'hymne. Une ferveur toute différente, presque féminine, s'exaltait dans ces poitrines viriles, le chant s'arrondissait, les timbres s'enivraient de leur sensualité, le souffle se nourrissait de lui-même en tenues longues, aériennes, flottantes et, derrière ces sons graves, sous le chœur des soldats poilus et crottés, on entendait soudain un chœur d'enfants.

Hitler était furieux. Retiré dans sa cagna, il se bouchait les oreilles. De tout son être, il désapprouvait cette trêve de Noël spontanée entre les troupes allemandes, britanniques et françaises qui s'étaient retrouvées dans le no man's land d'entre les tranchées, pour se serrer la main et entonner des cantiques. Ses pieds tapaient le sol de rage.

— Il ne saurait être question de choses pareilles en pleine guerre !

Foxl, le cul sagement à terre, regardait Hitler, sans bien comprendre, en se grattant l'oreille.

— Embarquez-le !

Adolf H. revint à lui juste au moment où les brancardiers soulevaient la bâche dans laquelle il saignait. Il eut le temps d'apercevoir Neumann et Bernstein qui couraient à côté

de la civière, tenant sans doute à accompagner leur ami jusqu'à l'ambulance. Il voulut leur parler, leur faire signe qu'il était toujours vivant mais aucun son ne sortit de sa bouche, aucun de ses membres ne répondit. Adolf ne comprenait pas : intérieurement, il criait et leur accrochait le bras ; cependant rien de tout cela n'avait l'air de se produire.

— Eh, regarde ! Il a rouvert les yeux !

Bernstein et Neumann, dans l'ambulance, se penchèrent avec émotion au-dessus d'Adolf. On voyait leurs larmes vaciller au bord de leurs paupières. Est-ce que c'est si grave ? Ils ont l'air bouleversés. Est-ce que je meurs et que je ne m'en rends pas compte ?

C'était curieux, Adolf n'avait pas mal et se sentait paisible. Depuis plusieurs mois même, il n'avait pas éprouvé une telle quiétude. M'ont-ils piqué ? Drogué ?

— Tout va bien se passer, Adolf. Tu vas être soigné.

— On va se retrouver bientôt, ne t'inquiète pas.

— Tiens bon dans les semaines qui viennent. Serre les dents et tout ira bien.

— On viendra te voir en permission, tu entends ?

— On viendra et l'on se retrouvera tous les trois. Tu entends ?

— On t'aime, Adolf.

— On t'aime. Il nous entend, tu crois ?

Adolf n'arrivait pas à répondre, mais il leur souriait de toutes ses forces. Percevaient-ils au moins son sourire ? Ou bien demeurait-il livide, creusé, sans expression, ainsi qu'il l'avait

vu faire à tant de blessés ? Avait-il cette raideur grise des gisants, lui aussi ? Pourtant, il lui semblait qu'il était plus présent que jamais. Ses sens percevaient avec acuité son poids dans la toile, l'odeur du chloroforme, les traits contractés de ses deux amis au-dessus de lui.

— Descendez, la voiture part ! cria l'ambulancier, Bernstein et Neumann disparurent de sa vue. Alors Adolf se rendit compte qu'il n'était pas dans son état normal ; il venait de passer dans un autre monde, un monde où la guerre n'existait plus, où il ne s'inquiéterait plus, où ses muscles ne seraient pas tétanisés par l'angoisse, un monde doux, confortable, duveteux, où le temps semblait faire la sieste, éternel. Il était encore vivant et il quittait les boyaux de la mort. Tous les autres sentiments — douleur ou tristesse de quitter ses amis —

étaient écrasés par un immense soulagement.

La vieille camionnette crachotait et tanguait sur les routes défoncées par le gel et les bombardements. Avec les cahots, la douleur revint. Sa chair se mit à se déchirer dans tout son corps. Le froid le faisait grelotter. Ou était-ce la fièvre ?

Rendu à la réalité par la souffrance, Adolf découvrit qu'il y avait trois ou quatre brancards superposés de chaque côté, surveillés par deux infirmiers assis.

Le chauffeur commença par jurer à chaque pan défoncé de la route où butaient ses pneus, comme s'il insultait le chemin à cause du mal qu'il infligeait à ses voyageurs, puis, quand la chaussée fut plus lisse, il se mit à fredonner un air viennois.

La douleur s'estompait et resurgissait. Adolf devenait une vague. Parfois, les soubresauts le berçaient, ils le roulaient cruellement sur une blessure. Il flottait.

A travers une fente de la bâche, il apercevait une étoile, une seule, qui scintillait dans le ciel sombre et froid. Il eut l'impression que cette étoile n'était là que pour lui. Elle était son espoir. Droite et blanche. Impassible.

Le chauffeur traversait la nuit en chantant à tue-tête. L'émotion submergeait Adolf. Il pleurait doucement. C'était l'effet de la valse viennoise : elle était si gaie qu'elle pinçait le cœur d'une tristesse infinie.

Hugo Gutmann avait désormais peur de lui.

Hitler se tenait au fond de la pièce, raide, écarlate, imbu de son bon droit et refusant de se taire.

 C'est un déserteur ! Je vous assure que Schöndorf est déserteur !

L'adjudant laissa l'estafette Hitler vitupérer car il devenait encore plus violent si on le forçait à se taire. Comme toujours lorsqu'il était ennuyé, le sous-officier vérifiait du doigt le bon lissé de sa moustache. Rien ne le rassurait plus que de se toucher ou de s'apercevoir, bien fringant, dans un miroir.

La guerre traînait en longueur. Depuis plusieurs mois, les ennemis se disputaient la même bande de terrain, avançant de vingt mètres, reculant de cent. De part et d'autre, les hommes s'usaient ; à force d'être agrippés sans cesse aux mêmes positions, ils avaient le sentiment d'être pris au piège dans une cage dont ils ne sortiraient jamais, à moins de mourir. Le commandement avait confirmé ce mauvais présage en faisant l'erreur de

ramener les blessés, une fois soignés, sur les mêmes champs où la mort les avait, la première fois, épargnés ; ils avaient donc l'impression qu’on les reversait là pour que la mort, cette fois, réussît son travail. Du coup, la mutinerie grondait. Du coup, même de bons soldats tentaient de déserter.

Hugo Gutmann les comprenait, bien qu'il dût les condamner. N'avait-il pas lui-même rêvé d'échapper à tout cela ? Peu de fuyards avaient disparu discrètement. Beaucoup s'étaient fait arrêter et fusiller. Quelques-uns venaient de trouver une voie d'évasion plus subtile : la blessure qu'ils s'auto-infligeaient et qui nécessitait qu'on les évacuât à l'arrière.

L'agent de liaison Hitler avait une telle faim de combattre pour son pays qu'il aurait été

le dernier à soupçonner des soldats. Malheureusement, on lui avait révélé un jour la tricherie et, depuis, furibond, il remettait en question l'authenticité de toute blessure.

Chaque matin, il arrivait avec les ambulanciers et menait l'enquête. Il avait d'ailleurs trouvé

un moyen redoutable de distinguer la mutilation infligée par soi-même à bout portant : une trace de poudre restait sur la peau ou le tissu.

Ce critère s'était imposé pendant plusieurs semaines — malgré les dénis de certains —

, envoyant quelques hommes en prison pour des années. Cependant, des soldats irréprochables, des braves, étaient venus protester auprès de l'état-major : dans un corps à

corps avec l'ennemi, le bout portant survenait aussi et l'on ne pouvait faire des traces de poudre un critère de simulation. L'état-major, craignant cette fois une mutinerie d'importance dans cette guerre qui s'éternisait, avait reculé et abandonné ses investigations.

Hitler en devint enragé. Il aimait sa solution — il aimait les solutions simples — et ne supportait pas qu'on ne l'appliquât plus. Du coup, il soupçonnait désormais tout le monde de blessures antipatriotiques. Il questionnait les corps agonisants, il se penchait avec scepticisme sur les os apparents au milieu de chairs en bouillie, il devenait l'inquisiteur au milieu du personnel soignant. Les médecins, outrés, avaient demandé à son adjudant de le tenir à l'écart. Hugo Gutmann venait de s'acquitter de cette mission.

 Si on laisse s'installer un tel relâchement, on va finir par démoraliser l'armée allemande, protestait Hitler.

 Estafette Hitler, on ne moralise pas les gens par la terreur.

 Me reprochez-vous mon enthousiasme ?

 Je ne vous reproche rien. Vous êtes un caporal dont l'Allemagne est fière ; votre Croix de fer en est la preuve. Si tout le monde avait votre foi en la patrie, nous ne suspecterions personne. Cela dit, je vous donne un ordre : interdiction d'aller le matin vous pencher au-dessus des blessés ; vous devez laisser les équipes médicales faire leur travail.

Compris ? Sinon, je vous mets au trou. Vous pouvez disposer.

 A vos ordres, mon adjudant.

Hitler salua, tourna les talons et prit la porte.

Epuisé, Hugo Gutmann se laissa tomber sur une chaise et alluma une cigarette. Quel fanatique ! Par chance on maîtrise ce genre d'hommes par l'obéissance aux ordres.

Imaginons que ce soit lui qui les donne... Il frissonna et trouva que son tabac avait un goût de cendre.

L'hôpital.

Est-ce que ce bâtiment haut et sombre avait toujours été un hôpital ? N'était-ce pas un couvent ? Ou une école religieuse ? En tout cas, les sœurs, colombes blanches et prestes, y volaient toujours, de salle en salle, dans un bruissement de cornettes, secourables aux plaintes sans fin qui retentissaient nuit et jour, impuissantes souvent, autoritaires quand il le fallait, disponibles toujours.

L'hôpital.

Adolf H. venait de comprendre quelque chose. Il était dans les coulisses de la guerre, il voyait la réalité du décor, ce que cachaient les faux murs, sur quoi donnaient les fausses fenêtres, oui, c'était bien ici, l'hôpital était la réalité de la guerre.

Toutes ces bâtisses réquisitionnées et transformées en centres de soins, toutes ces sœurs arrachées à la contemplation pour devenir infirmières révélaient que la guerre était la plus grande artiste de ce temps. Première cause de mortalité, elle inventait des raffinements pour ceux qu'elle ne tuait pas. Elle sculptait comme un génie baroque, enlevant une jambe à celui-ci, deux à celui-là, un bras, un coude, variant la taille des moignons, déchirant les visages, ennemie de la symétrie, rendant une peau rouge, violacée, brûlée, en pâlissant une autre par l'hémorragie interne, en verdissant une troisième par la gangrène, ayant horreur du lisse, préférant l'écorché, le recousu, les croûtes, les cicatrices, les plaies purulentes qui ne se referment pas, grande faiseuse d'esquisses, de brouillons, capable de jeter en une seconde dans le trépas un travail pourtant bien avancé, fantasque, insoucieuse, injuste, insatiable, sans limites d'imagination ou d'énergie.

Adolf H. était tombé amoureux de sœur Lucie. Son regard s'accrochait à elle, comme le tournesol poursuit le soleil. Dans la grande salle, sœur Lucie, lumineuse, s'affairait de lit en lit. Il aimait sœur Lucie parce qu'elle était une erreur. Dans ce charnier bouillonnant de cris et de souffrances où la mort sournoise venait continuer son œuvre destructrice, sœur Lucie restait joyeuse. Une erreur. La joie. Un ange aux enfers. Une erreur. La joie.

Lorsqu'elle se penchait sur lui en souriant, il avait l'impression qu'elle brillait. C'était incroyable. De la lumière ajoutée à la lumière. Et sa peau, tendue par le sourire, n'était plus de la peau mais de l'éclat. Adolf était persuadé que tout contact avec sœur Lucie lui faisait plus de bien que n'importe quelle piqûre. Il était décontenancé par une femme de vingt ans qui ne cherchait pas à plaire mais à qui chacun semblait plaire. Il en perdait ses repères d'homme de plaisir au point que lorsqu'il remarqua qu'un duvet ombrait à peine sa lèvre supérieure, il eut honte de son observation, comme s'il avait proféré un juron.

Il avait été opéré. On lui avait retiré une balle et un éclat d'obus. On craignait des infections internes, voire des hémorragies. Il n'était pas sauvé. Loin là.

A cause des crises de fièvre, il suivait en pointillé l'activité de l'ancien réfectoire transformé en dortoir. Il avait malgré tout assez de lucidité pour comprendre deux rites effrayants : la lettre et la chambre du fond.

Lorsqu'un blessé était en train de s'éteindre, sœur Lucie s'approchait de lui et lui disait allègrement :

 Ne croyez-vous pas que ce serait bien d'écrire on petit mot à votre mère ?

En général, le blessé ne comprenait pas qu'il dictait ses dernières paroles, une lettre qui serait ensuite tachée de larmes, une lettre qui serait pliée et dépliée cent fois, cette lettre que sa mère porterait des années sur elle, comme un objet précieux pour garder contre ce corps quelque chose de son fils défunt. Avec l'émotion de penser aux siens, avec l'aide de sœur Lucie qui lui soufflait avec grâce les mots manquants, le mourant s'épuisait à

cette tâche.

Quelques heures plus tard, selon un rite immuable, des infirmières faisaient rouler son lit hors de la pièce, et, d'après les légendes qui couraient, l'isolaient dans une chambre au fond du couloir qu'on avait surnommée le « mouroir », pour que l'on n'entendît pas ses cris d'agonisant.

Dirait-il, un jour, à sœur Lucie qu'il l'aimait ? Qu'il aimait comme on aime lorsqu'on est enfant ? Sa présence lui faisait du bien. Il captait quelque chose du bonheur qu'elle irradiait.

Comment réagirait-elle s'il lui disait : « Je vous aime » ? Elle trouverait sans doute cela très naturel et répondrait, sans broncher : « Je vous aime aussi. » Pourquoi ne vivrait-on pas toujours à ce niveau-là d'humanité ? Pourquoi fallait descendre si bas pour rebondir à cette hauteur ?

Justement, la sœur Lucie arrivait vers lui.

Il allait lui parler. Mais avant qu'il ouvrît même la bouche, elle demanda d'une voix claire :

— Vous ne voudriez pas écrire une petite lettre à votre mère ?

Hitler était furieux. On lui avait infligé une permission. Il avait protesté mais Hugo Gutmann s'était montré inébranlable.

 Le règlement est le règlement, estafette Hitler, vous avez le droit de prendre une permission.

 Je veux rester au front.

 Vous avez le devoir de prendre une permission,

 Le devoir ? A quoi serai-je utile à l'arrière ?

 Mmm... vous vous referez des forces.

 Je vais très bien.

 Je vous trouve un peu maigre... Vous vous referez donc des forces et vous retrouverez les vôtres...

Là, Hugo Gutmann, se rappelant qu'Hitler ne recevait jamais de courrier, sentit qu'il avait gaffé. Il se ressaisit et affirma d'un ton péremptoire :

 Vous remonterez le moral du peuple allemand.

Hitler lui prêta subitement attention. Ravi, Gutmann comprit qu'il avait trouvé le bon argument et se lança dans une improvisation maladroite.

 A l'arrière, le peuple fournit aussi un effort de guerre, il fabrique de la nourriture, des munitions, des armes, il forme de nouveaux soldats. Il a besoin qu'un vétéran, comme vous, vienne témoigner que tout cela est utile, vienne raconter l'héroïsme de nos troupes, vienne rapporter de vive voix nos... décisives victoires.

Sur son élan rhétorique, il avait risqué cette dernière affirmation, aussi ridicule que fausse, sachant que si un seul soldat pouvait encore croire que l'Allemagne gagnait la guerre, c'était l'estafette Hitler.

Les yeux écarquillés, les traits tendus, la bouche ouverte, Hitler approuva goulûment. Il acceptait cette nouvelle mission.

 Bien, mon adjudant. Je partirai en permission.

 C'est bon, vous pouvez disposer. Vous prendrez le train de demain.

Gutmann vit s'éloigner l'estafette Hitler avec soulagement. Il était heureux de lui avoir donné son dernier ordre avant plusieurs semaines.

De toute façon, Gutmann était las de donner des ordres. Donner des ordres, c'était sa manière à lui d'obéir. Et il était aussi las d'obéir.

Cher Bernstein et cher Neumann,

ou

Cher Neumann et cher Bernstein,

Je ne sais par lequel de vous deux commencer, moi qui dois finir.

On m'a demandé d'écrire à ma mère, ce qui signifie que je dois avoir plus de quarante de fièvre et très peu d'heures à vivre. Pas de chance, n'est-ce pas ? Mourir à vingt-six ans. Et n'avoir même plus de famille à qui confier mes dernières pensées. Mais cette infortune devient si banale aujourd'hui. Je crois même n'avoir pas le droit de me plaindre. Après tout, je meurs dans un lit propre et blanc avec au-dessus de moi le beau visage de sœur Lucie. Je ne pourrirai pas dans la boue, entre deux tranchées ; les vivants ne verront pas les gaz gonfler mon ventre, ne supporteront pas l'odeur de ma décomposition, ne seront pas obligés, plusieurs semaines après ma mort, à la faveur d’une récupération de terrain, de me couvrir de chaux vive pour que je pue un peu moins. Je suis gâté : j'ai une mort propre, une mort à l’hôpital.

Mes amis, j'écris ce petit mot pour vous dire que je vous aime, que je pars avec la fierté

de vous avoir connus, l'orgueil d'avoir été choisi et apprécié par vous, et que notre amitié

fut sans doute la plus belle œuvre de ma vie. C'est étrange, l'amitié. Alors qu'en amour, on parle d'amour, entre vrais amis on ne parle pas d'amitié. L'amitié, on la fait sans la nommer ni la commenter. C'est fort et silencieux. C'est pudique. C'est viril. C'est le romantisme des hommes. Elle doit être beaucoup plus profonde et solide que l'amour pour qu'on ne la disperse pas sottement en mots, en déclarations, en poèmes, en lettres. Elle doit être beaucoup plus satisfaisante que le sexe puisqu'elle ne se confond pas avec le plaisir et les

démangeaisons de peau. En mourant, c'est à ce grand mystère silencieux que je songe et je lui rends hommage.

Mes amis, je vous ai vus mal rasés, crottés, de mauvaise humeur, en train de vous gratter, de péter, de roter, de chier des diarrhées infinies, et pourtant je n'ai jamais cessé de vous aimer. J'en aurais sans doute voulu à une femme de m'imposer toutes ces misères, je l'aurais quittée, insultée, répudiée. Vous pas. Au contraire. Chaque fois que je vous voyais plus vulnérables, je vous aimais davantage. C'est injuste, n'est-ce pas ? L'homme et la femme ne s'aimeront jamais aussi authentiquement que deux amis parce que leur relation est pourrie par la séduction. Ils jouent un rôle. Pire, ils cherchent chacun le beau rôle, Théâtre. Comédie. Mensonge. Il n'y a pas de sécurité en amour car chacun pense qu’il doit dissimuler, qu'il ne peut être aimé tel qu'il est. Apparence. Fausse façade. Un grand amour, c'est un mensonge réussi et constamment renouvelé. Une amitié, c'est une vérité qui s'impose. L'amitié est nue, l’amour fardé.

Mes amis, je vous aime donc tels que vous êtes. Neumann, trop beau, trop brun, trop intelligent, trop doué, trop secoué par le doute, je t'aime. Bernstein je t'aime quand tu boudes, quand tu peins, quand tu râles, quand tu fais des saletés avec d'autres hommes. Oui tous les deux, je vous aime dans tous vos états.

Ne souhaitez pas que je survive à cette nuit. Car si je vous revois, je vous dirai tout cela dé vive voix, les yeux dans les yeux, et vous serez terriblement gênés. S'il y a un paradis, une vie après la vie, je vous y attends ; je veux vous y voir arriver très très vieux, très très riches, couverts d'honneurs, avec vos toiles exposées dans les musées du monde entier ; prenez votre temps, je serai patient. S'il n'y a rien, que du néant, j'y échapperai en pensant à la force des sentiments qui nous ont unis et, tant pis pour le néant, je vous attendrai quand même.

Pour toujours votre ami,

ADOLF H.

Hitler détestait cette permission forcée. De retour à Munich, il avait ressenti un rude choc : les gens n'éprouvaient pas cette exaltation qui était la sienne au front. Ils étaient moroses, déprimés, prêtant une large oreille aux mauvaises nouvelles, suspectant les victoires annoncées de se réduire à de la propagande gouvernementale. Le quotidien devenant difficile à cause des privations, ils souhaitaient tous que la guerre finisse vite.

 Non, il ne faut pas que la guerre s'achève, il faut que l'Allemagne soit victorieuse.

D'ailleurs, elle est entrain de gagner.

Les visages l'écoutaient avec scepticisme. Hitler avait l'impression, lorsqu'il clamait sa foi, qu'on le considérait comme un grand malade dont il fallait supporter les sautes d'humeur ; après tout, il allait retour au casse-pipe, il avait bien le droit de croire que était pour gagner...

Dans quelques brasseries, il était arrivé à faire sortir quelques Munichois de leur réserve méfiante ; cependant, cela avait été pour les entendre accabler les Prussiens —

comme le voulait la tradition en Bavière — ou pour se plaindre de l'invasion des Juifs dans l'administration et les bureaux. Hitler, qui admirait son adjudant Gutmann, qui avait vu plusieurs Juifs mourir bravement au front, et tout autant de Prussiens, ne supportait pas ces généralisations hâtives et préférait quitter les discussions.

Il s'était renfermé dans le silence et comptait impatiemment les jours qui le séparaient des tranchées.

Il en avait quand même profité pour faire visiter Munich à son chien Foxl qui avait beaucoup aimé

 Restez, sinon je hurle !

Sœur Lucie, comme si elle n'avait rien entendu borda une troisième fois le lit et tapota l'épaule d'Adolf.

 Je reviens dans une demi-heure.

 Restez, sinon je hurle !

 Allons, ne soyez pas enfant.

 Ah ! Ah !

Adolf n'avait pas besoin de se forcer pour crier; au contraire, il lui suffisait de se laisser aller ; il avait mal, il avait peur. Il se tordait dans son corps étroit, dans ce lit étroit, dans cette chambre étroite, au fond de ce couloir étroit. Il savait bien qu'il allait mourir.

 Ah ! Ah !

 Adolf, arrêtez.

 Restez.

 Non. Je dois...

 Ah ! Ah !

Sœur Lucie devint écarlate. Elle tira la chaise et s'assit, presque boudeuse, auprès du malade. Adolf tenta de se contrôler, parvint à se taire et lui sourit.

 Merci.

 Vous devriez avoir honte : c'est du chantage.

 Oui, oui, je vais mourir, mais avant il faut que j’aie honte.

 Adolf, je n'ai pas dit cela.

 Que je dois avoir honte ? Que je vais mourir ?

 Allons, il faut prier.

Adolf fixa sœur Lucie, les yeux pleins de larmes.

 Mais prier qui ? Prier quoi ?

Soeur Lucie eut alors un de ses sourires qui réchauffait les malades.

 Je vais vous apprendre.

 Combien d'heures me reste-t-il à vivre ?

 Je disais que j'allais vous apprendre à prier.

 Combien ai-je de temps pour apprendre ? Est-ce que ça suffira ?

 Vous avez le temps.

 Je veux savoir la vérité. Si vous me la dites, j'apprendrai à prier.

 Encore du chantage ?

 Que disent les médecins ?

 Ils peuvent se tromper.

 Que disent-ils lorsqu'ils se trompent ?

 Que vous ne passerez sûrement pas la nuit.

Elle avait dit cela avec son assurance limpide. Adolf se sentit presque rassuré. Il avait clairement identifié et localisé l'ennemi : cette nuit.

 Sœur Lucie, voulez-vous bien passer cette nuit avec moi ?

 Vous n'êtes pas le seul...

 Voulez-vous ?

 Je ne suis pas censée...

 Voulez-vous ?

 Dans un sens, ce qui vous arrive est important.

 Voulez-vous ?

 Peut-être pourrais-je vous apprendre à prier ?

 Voulez-vous ?

 Oui. ,

Elle avait rougi comme une jeune mariée. Saisissant ses deux mains sur les draps, elle les serra avec force.

 Je suis heureuse d'être auprès de vous.

 C'est cela, la prière ?

 Oui. Il faut se concentrer sur le bonheur. Ecarter l'obscurité et trouver la lumière.

— J'ai mal. J'ai peur. Je ne vois rien.

— Si. Il y a toujours de la lumière. Qu'est-ce vous paraît un bonheur dans cet instant ?

— Vous.

— Ah, vous voyez. Et puis ?

— Vous. Vos mains. Votre sourire.

— Vous voyez. Il y a toujours de la lumière.

« Concentrez-vous sur moi puisque, ce soir, je suis votre lumière.

— Sœur Lucie, je ne crois pas en Dieu.

— Ce n'est pas grave. Il a tout prévu.

Elle se pencha tout près de lui.

— Vous sentez la force que je vous donne ?

— Oui.

— C'est de l'amour.

Adolf se tut et s'emplit de l'énergie qui émanait de sœur Lucie. Il avait l'impression d'être une fleur chauffée par une lampe, il se sentait dangereusement faible et pourtant il se disait que, peut-être, sous ce feu, il pourrait, s'il avait le temps, se reconstituer un peu...

mais aurait-il le temps ?

 Ne réfléchissez pas. Ne fléchissez pas. Prenez toute cette force sans réfléchir. Allez

! Prenez ! Prenez !

Elle avait dit cela d'un ton lourd, violent, comme une femme qui fait l'amour. Adolf commença à se laisser pénétrer par cette force.

 Allez ! Prenez ! Allez !

Ce n'était plus sœur Lucie, la légère sœur Lucie qui voletait d'un lit à l'autre avec grâce, c'était une femme tout entière occupée à sa tâche, au travail qui épuisait ses chairs. Elle voulait mettre un homme au monde.

 Il faut prier maintenant.

 Demandez à Dieu de vous donner la force.

 Pourquoi trois ? On était bien tous les deux.

 Pas de persiflage. Demandez à Dieu de vous donner la force de passer cette nuit.

Moi, de toute façon, je le fais.

Adolf commença à avoir une perception indistincte de la chambre, de sœur Lucie, de lui. Etait-ce cet afflux de force qui le troublait ? Ou bien était-il en train de mourir ainsi que l'avaient prévu les médecins ? Sa conscience avait des interruptions, elle trébuchait, elle glissait de ce monde-ci dans d'autres plus anciens, plus familiers, ensuite elle se ressaisissait, se rétablissait, puis rechutait. Adolf se rendait compte qu'il ne vivait déjà plus qu'en pointillé. Il profita d'un moment de conscience pour s'accrocher à une bouée et se mit à prier :

 Mon Dieu, donnez-moi la force. Je ne suis pas certain de croire en Vous, surtout ce soir où ça m'arrangerait bien. Peut-être justement parce que ça m'arrangerait bien. Bref, mon Dieu, ça tomberait bien, si Vous existiez, que Vous Vous penchiez sur moi et que Vous m'aidiez à me relever. Je n'ai pas vraiment envie de mourir. Je ne sais pas ce qu'est la mort, c'est peut-être très bien, une bonne surprise que Vous m'avez réservée, non, je ne critique pas, mais le problème est que je ne sais pas très bien ce qu'est la vie. Je n'ai pas eu le temps. Voilà. C'est juste ça. Un petit peu plus de cette vie que Vous m'avez déjà donnée.

J'en ferai bon usage. Oh, bien sûr, c'est le genre de promesse qu'on fait dans ces cas-là. J'ai autant d'intérêt à la faire maintenant que je serai impatient de l'oublier demain. J'imagine que Vous avez l'habitude, depuis le temps, qu'on se rapproche de Vous dans : la détresse et qu'on s'éloigne de Vous dans la santé. Ce sont les hommes, ça... D'ailleurs, c'est une des choses qui m'empêchent de croire en Vous : je n'arrive pas à croire que Vous Vous intéressiez encore aux hommes. L'humanité, c'est trop minable, ce n’est pas digne de Vous.

Pourquoi Vous Vous occuperiez de crétins lâches, ingrats, sales et qui se tapent dessus ?

Mmm...

 Dieu est amour.

Adolf sursauta. La sœur Lucie avait répondu. Parlait-il tout fort ou bien lisait-elle dans ses pensées ?

 Dieu est amour.

L'avait-elle dit ou avait-il rêvé qu'elle le disait ? Ou bien était-ce Dieu ? Mon pauvre Adolf, tu es en plein délire. Tu ne sais plus ce qui vient de toi ou des autres. Ballotté par les

vagues de la fièvre, Adolf s'agrippait à ce discours qu'il appelait sa prière et dont il ne savait pas s'il était à une voix, deux ou même trois. Un homme agonisant retrouve l'état d'un nouveau-né : l'indistinction fondamentale, l'incapacité à démêler ce qui est soi et ce qui est autre, l'impossibilité de savoir si le sein est à soi ou à la mère, si la bouche qui embrasse tout l'univers aveugle lui appartient ou non, si le pli douloureux du drap est sculpté dans la colonne vertébrale ou extérieur à elle, si les mots, les sentiments et les idées qui se présentent sont en soi, au-dessus de soi, à part soi... Adolf rejoignait cet océan infini et tumultueux où la conscience surgit de la matière, s'y noie, s'y reflète, s'y engouffre, s'y épuise, s'étend, fait la planche, voit le phare, ne le voit plus, disparaît dans les ténèbres d'une lame de fond, en ressort sans comprendre...

 Adolf ! Adolf !

Quelqu'un l'appelait.

 Adolf !

Il lui fallait nager beaucoup encore pour rejoindre la voix qui lui parlait. Il finit par ouvrir les yeux et découvrit sœur Lucie dans la gloire du matin.

— Adolf. Vous avez passé la nuit. Vous êtes sauvé.

Et sœur Lucie, triomphalement, poussa le lit hors du mouroir, fit ouvrir les battants de la salle commune et, au milieu d’une haie d’honneur constituée d’éclopés, de gazés et d’amputés, faisant glisser la couche sur ses roulettes, elle réintégra Adolf H. au milieu des blessés, comme on redonne son sceptre et son trône à un roi au retour de l’exil.

Bombes. Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.

Hitler courait. Il transmettait les ordres, donnait des coups de feu. Il était heureux d'avoir retrouvé le front. Le combat était sa maison, l'armée sa vraie famille.

Bombes. Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.

Hitler aimait la guerre parce qu'elle l'avait soulagé de tous ses problèmes. Elle lui donnait à manger, à boire, à fumer, à dormir, à penser, à croire, à aimer, à détester. Elle avait pénétré tout son être, corps et âme. Elle l'avait déchargé de lui-même, de ses insuffisances, de ses doutes. Elle lui avait procuré une raison de vivre, et même une raison de mourir. Hitler adorait donc la guerre. Elle était devenue sa religion.

Bombes. Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats.

Il était inépuisable parce que sa haine de l'ennemi était inépuisable. Il était courageux parce qu'il pensait que ce serait son voisin et non lui qui mourrait.

Bombes. Balles. Obus. Nuit déchirée d'éclats

Hitler aimait la guerre parce qu'elle l'avait révélé à lui-même. Il était heureux, depuis ce retour de permission, parce qu'il avait maintenant la foi. Oui. La première nuit, dans les tranchées, il avait eu une révélation. Une vraie. La première de sa courte histoire. Il avait découvert que la guerre est l'essence même de l'existence.

 Dieu ? Oui... bien sûr... Mais faut-il appeler ça comme cela ?

Adolf H. contemplait pensivement le soleil amorcer sa descente derrière l'horizon. Il aimait le moment où la nature devient un artiste inspiré, risquant des colorations aberrantes, osant des ciels vert pomme orange, braise, risquant toutes les teintes de son nuancier en l'espace d'une demi-heure.

 C'est toujours ça, le problème de Dieu : faut-il l'appeler Dieu ?

Sœur Lucie avait répondu avec énergie à Adolf, mais elle savait très bien qu'il ne l'écoutait que par politesse et qu'il ne réfléchissait qu'avec paresse, trop occupé, comme chaque soir lors de leur ultime promenade, à observer les enluminures du firmament.

Pouvait-elle lui en vouloir ? Il revenait de si loin. L'amour qu'elle portait à ce blessé — dans le secret de son cœur, elle disait « son » blessé — comportait toutes les indulgences.

 Ça y est. Maintenant, il passe la terre à l'encre de Chine, dit Adolf.

Effectivement, arbres, clôtures et maisons se contractaient en des danses d'ombres chinoises. Un bleu fort et dru leur faisait un fond opalescent. Comment définir ce bleu ? Un bleu Nattier ? Un bleu de roi de France ? Curieux de penser cela, non ? Le ciel n'est pas français mais ce bleu-là l'était. Un bleu français du dix-septième ou du dix-huitième siècle.

 Non, ma sœur, je ne sais pas ce qui s'est passé cette nuit-là. Oui, j'ai prié Dieu, comme vous me l'avez demandé, mais n'était-ce pas un moyen de mobiliser toutes mes forces pour lutter ? N'était-ce pas simplement une révolte de toutes mes forces d'homme ?

Une guerre contre la mort menée par ma conscience et ma carcasse ?

 C'était aussi cela.

 Et vous voulez appeler ça Dieu ? Ce n'est peut-être qu’humain. Rien qu'humain.

 Et ma prière à moi ? En même temps que la vôtre ? Au-dessus de la vôtre ? I

— Peut-être y a-t-il une énergie vitale qui passe d’un corps à l’autre ? Vous m'avez donné votre énergie vitale.

 En somme, vous cherchez à expliquer cette nuit notre seule action, à vous et à moi

?

 Oui, ma sœur, je nous vois comme un couple.

Pas de badinage. Je constate juste que vous êtes un ingrat qui multiplie les peut-être, les hypothèses et les explications conditionnelles pour éviter de faire face à Dieu et de manifester sa gratitude.

La sœur Lucie avait dit cela sans colère ni amertume. Elle était si persuadée que, durant cette nuit de fièvre, il s'était produit un miracle qu'elle n'avait aucune impatience qu'il le reconnût. Elle savait que la vérité s'imposerait, mais qu'il fallait du temps à la vérité

pour faire son chemin dans un esprit aussi dur que celui d'Adolf H.

 Cependant, Adolf, si tout était effort humain pendant cette nuit, comment expliquez-vous que cela ait réussi ? A ce compte-là, le même désir de vivre et la même énergie devraient l'emporter toutes les nuits dans tous les lits de l'hôpital.

 Sœur Lucie, vous appelez divin tout ce qui réussit et humain tout ce qui rate.

Elle rit. Au fond, elle aimait cette résistance d'Adolf, cela faisait la force inépuisable de leurs conversations. Auraient-ils eu autant de choses à se dire s'ils avaient été d'accord ?

 Vous ne voulez pas croire en Dieu parce que vous êtes trop orgueilleux pour éprouver de la reconnaissance.

 Orgueilleux, moi ? Au contraire. Je ne pense pas lie je suis assez important pour que Dieu se déplace.

 Tout homme est également important aux yeux k Dieu. Il prend soin de chacun.

 Ah, oui ? Alors il devrait se rendre un peu plus souvent au front. Les soldats agonisent pendant des jours parfois avant que la mort ou un ambulancier ne les ramassent.

Votre Dieu, sœur Lucie, j'ai du mal à y croire pendant cette guerre. Je ne l'imaginais pas aussi amateur de carnage.

 Ce sont les hommes qui se font la guerre entre eux. Rien qu'eux. N'allez pas mêler Dieu à ça, s’il vous plaît.

Elle avait raison, Adolf le savait et y pensait sans cesse. Les animaux se mangent mais ils ne se font pas la guerre. Depuis le début du conflit, il comptabilisait ce qui différenciait les hommes des bêtes ; pour l'instant, il avait trouvé le tabac, l'alcool et la guerre, Trois manières de se tuer plus vite. Au fond, l'homme se distinguait de l’animal par une impatience de la mort. Un jour, sœur Lucie lui avait rappelé l'autre caractéristique humaine

: le rire. Adolf, pour une fois, s'était accordé avec elle. Seuls les hommes éprouvaient cet irrésistible besoin de se moquer les uns des autres.

 Vous marchez mieux.

 Oui. Bientôt je me porterai si bien qu'on pourra me renvoyer au combat. Grâce à

vous, sœur Lucie, je vais pouvoir resservir et faire un mort très présentable.

Sœur Lucie se mordit le doigt.

 Ne dites pas cela. J'aimerais tant vous garder.

Il la regarda avec tendresse.

 Poussez-moi dans les escaliers... Jetez-moi du haut de la tour.

Elle sourit, comme rassurée par l'absurdité de ce qu'il proposait.

 Ne me tentez pas.

Il rit. Elle aussi.

Il s'appuya plus fort contre son bras.

 Vous savez que, lorsque je partirai, je serai triste d'aller au front, certes, mais d'abord triste de vous quitter.

 C'est le destin des infirmières et des convalescents. Vivre de grandes heures ensemble et ne plus jamais se revoir, dit-elle avec une allégresse forcée.

 Vivre de grandes heures ensemble et ne jamais les oublier, corrigea Adolf.

Le regard de sœur Lucie se brouilla. Ses lèvres se mirent à trembler.

 Jamais. Moi non plus, je n'oublierai jamais, Adolf.

 Dieu, c'est un problème de nom. Est-ce que c'est le nom qu'il faut donner à la guérison ? J'en doute. Par contre, je sais très bien nommer ce que vous m'avez donné, du premier jour au dernier, et pendant cette terrible nuit : c'était de l'amour.

Sœur Lucie détourna son visage pour cacher son émotion.

 C'est mon devoir d'aimer.

 Ça, je l'ai bien compris. Et je le fais mien. Je vous aime, sœur Lucie.

Sœur Lucie eut un sursaut.

 Je vous aime, Adolf.

Ils laissèrent ces paroles faire leur chemin en eux. Ils se sentaient moins seuls au monde. La nuit leur paraissait moins grande, moins épaisse autour d'eux.

La cloche du réfectoire envoya son appel grêle.

 Rentrons. Appuyez-vous sur moi.

Ils marchèrent l'un contre l'autre, avec tant de cohésion, tant d'harmonie, qu'ils auraient pu croire qu'en cet instant, comme dans le silence précédent, leurs deux corps ne faisaient plus qu'un.

En passant le porche, en retrouvant la lumière jaune lui allait les rendre à eux-mêmes et les séparer, sœur Lucie murmura à l'oreille d'Adolf, juste avant de disparaître.

 Par bonheur, vous avez dit : « Je vous aime, sœur Lucie », sans le « sœur », je crois que j'aurais perdu pied.

La guerre s'enlisait.

Elle continuait à produire chaque nuit autant de cadavres mais tous ces morts ne servaient à rien. Le front bougeait de quelques mètres, puis rétrogradait une semaine plus tard, les hommes s'épuisant à défendre des bandes de terre qu'ils ne connaissaient pas avant le conflit et auxquelles ils devaient désormais donner leur vie. L'absurdité de cette situation ajoutait son poids à la lassitude et, sous le ciel bas et vaseux d'où suintait la lumière morne du Nord, tout enthousiasme avait disparu. Il ne demeurait que la routine de l'horreur.

Hitler et Foxl, eux, n'avaient rien perdu de leur dynamisme. Ils s'étaient découvert une nouvelle passion commune : la chasse aux rats.

Plus d'une fois, au milieu de la nuit, ils s'étaient fait surprendre par une horde de rats.

Les rongeurs arrivaient, bondissant, couinant, débouchant de leur cachette en nombre tellement inconcevable que le sol devenait une pelisse vivante, grouillante, informe, sifflante, d'où surgissait çà et là une petite mâchoire robuste ou un œil jaune acide infiltré

de haine, tapis lustré et mouvant qui emportait sur son passage tout ce qui pouvait se manger, pain, sacs, conserves, viscères ou membres déchiquetés des cadavres. Les soldats détestaient d'autant plus les rats qu'ils savaient qu'en cas de blessure mortelle, ces charognards seraient leurs premiers croque-morts et se jetteraient sur eux pour les déchirer avec leurs dents.

Hitler et Foxl occupaient donc leurs heures libres, hors du service d'estafette, à chasser le rat chacun à sa manière. Foxl suivait la technique classique du fox-terrier, Hitler y mettait des raffinements techniques. Il déposait un petit bout de pain en guise d'appât puis

s'allongeait non loin, pointait son fusil et pulvérisait la bête lorsqu'elle arrivait. Plus jouissive encore était sa tactique numéro deux qui consistait à répandre de la poudre autour du leurre, poudre récupérée dans les obus non éclatés, et à y mettre le feu lorsque les bêtes s'approchaient : il avait alors le plaisir de les voir brûler vives. D'une simple occupation, c'était devenu une obsession et Hitler s'était promis, à force d'acharnement d'arriver à la solution finale : l'extermination définitive de tous les rats du front.

Ce jour-là, Hitler s'apprêtait à reprendre son service. Lui et Foxl, après un bon après-midi de chasse, couraient la tranchée qui les reconduisait au premier poste de commandement lorsqu'un tintement de boîte de conserve les fit s'arrêter.

Un rat bondissait d'un remblai, traînant après lui un piège d'acier qui l'avait blessé sans l'achever. Il s'enfuyait vers l'ennemi dans un grand vacarme affolé. Foxl sauta hors du boyau et pista la proie.

 Foxl, ici ! Foxl, reviens !

Le rat, ivre de rage et de douleur, courait dans tous les sens, emmenant Foxl dans son délire.

 Foxl, au pied ! Foxl, ici !

Un coup de feu retentit. Foxl eut un jappement de surprise et s'abattit sur le côté.

Le rat continua seul à détaler entre les lignes françaises et allemandes.

 Foxl !

Hitler passa la tête hors de la tranchée pour voir ce qui était arrivé à son chien. Deux balles firent alors éclater le sac de terre voisin, manquant son crâne de peu. L'ennemi lui tirait dessus.

 Salauds ! Salauds !

Il se recroquevilla dans le boyau. Il entendait son chien gémir. Foxl était blessé. C'était insupportable. Il fallait faire quelque chose. Mais quoi ? La nuit tombait. Il mit son casque au bout de son fusil pour vérifier que l'ennemi le guettait toujours et il le monta au-dessus de lui. Une balle vint dans la seconde se ficher dans le métal.

 Salauds !

L'obscurité s'était faite. La première fusée éclairante s'épanouit au ciel et, de son parachute de soie, envoya sa lumière verte, signe de reprise du combat.

Le bombardement commença.

Les ténèbres devinrent folles. Ce fut un déchaînement. Une frénésie.

Hitler ne bougeait pas.

Toute l'artillerie allemande s'était déployée autour de lui. On tirait. On mitraillait. On hurlait. On tombait. Hitler se sentait incapable de rejoindre son poste Dans les rémissions du feu, il entendait Foxl gémir. Il était paralysé par la douleur de son chien.

 Salauds, bande de salauds, murmurait-il entre ses dents.

Au milieu de la nuit, les cris de Foxl changèrent. Il hurlait à la mort. Il avait compris qu'il allait agoniser, seul, cette nuit, sous le ciel déchiré par l'acier et le feu.

Hitler pleurait. Il n'osait même pas appeler son chien, il préférait que Foxl se crût seul, il préférait que la bête ignorât que son maître, impuissant, se trouvait à quelques mètres de lui, terré dans un trou.

Au matin, la plainte se fit plus fine, plus aiguë, plus déchirante. Foxl était sur le point de mourir mais appelait encore. Hitler se mit les mains sur les oreilles.

 Salauds ! Pas les animaux ! Les hommes autant que vous voulez, mais pas les animaux !

Lorsque le feu cessa à l'aube, il entendait encore un halètement plaintif. Autour de lui, les brancardiers couraient en ramenant des monceaux de blessés et de morts.

D parvint à se redresser, prit son fusil, passa la tête hors du trou pour localiser Foxl et tira.

La plainte se tut enfin. Foxl était mort. La haine s'engouffra en Hitler pour prendre la place du chagrin. Il se mit à vitupérer contre l'ennemi :

 Bande de salauds ! Vous ne gagnerez jamais la guerre, vous m'entendez, jamais !

L'Allemagne viendra boire votre sang, vous vous agenouillerez devant elle, vous deviendrez nos esclaves, Paris sera allemand ! Je vous hais ! Je vous hais. Je me vengerai et rien ne sera assez fort pour ma vengeance. Je vous hais ! Salauds !

Puis il se mit à tirer sans discernement sur les lignes françaises, espérant toucher l'homme qui avait tué Foxl, sans penser une seconde qu'il pût déjà être mort.

Les infirmiers durent se mobiliser à quatre pour le maîtriser et le médecin-chef lui administra une piqûre de calmant.

Dorés par un soleil languide, Adolf H., Bernstein et Neumann paressaient auprès du baraquement de l'état-major. Cela sentait le goudron, la sieste et la sueur des pieds.

 Nous allons perdre la guerre.

Neumann venait de lire tous les journaux récupérés dans les poubelles des officiers.

 Nous ? s'exclama Bernstein. Je ne fais plus partie d'aucun « nous », à part « nous trois ». Pour moi, sortir de la guerre vivant, c'est l'avoir gagnée. Si je reviens du front, je vous préviens d'ailleurs que je ne serai plus autrichien, ni même d'aucun pays. Apatride et pacifiste, voilà comment je rentrerai.

 Il va falloir tenir encore quelques semaines, ajouta Adolf, inquiet.

Depuis qu'il était retourné au combat et qu'il avait eu la joie de retrouver ses amis vivants, il craignait à chaque instant qu'il leur arrivât quelque chose. Leur groupe s'était reformé, rendu plus fort des dangers traversés, toujours muet sur les sentiments qui l'unissaient, seule parcelle d'humanité dans ce monde qui perdait le cœur et la raison.

 La guerre n'est plus une guerre à la mesure de l'homme, continua Adolf. C'est une guerre de métal, de gaz et d'acier, une guerre de chimistes et de forges, une guerre d'industriels où nous, pauvres tas de chair, nous ne servons plus à combattre mais à vérifier que les produits tuent bien.

 Tu as raison, dit Bernstein. C'est une guerre d'usines, plus une guerre d'hommes.

Celui gagnera sera celui qui aura craché le plus de ferraille Nous, nous ne comptons pour rien. Quand j'ai vu arriver les premiers tanks, ces tonnes d'acier qui passent partout et écrasent tout, j'ai compris que nous étions inutiles. A quoi bon avoir du courage et de l'adresse devant une machine qui, de toute façon, te résiste et t'anéantit ?

 Qu'est-ce que vous racontez ? s'exclama Neumann. A vous entendre, vous ne feriez la guerre que si vous pouviez tuer à bout portant, les yeux dans les yeux. C'est ça ?

 Oui.

 Eh bien moi, je suis ravi de ne pas voir sur quoi je tire, de mitrailler dans le lointain, de jeter des grenades dans la direction qu'on m'indique. Si j'avais des hommes en face de moi, je ne sais pas si j'y arriverais.

 N'importe comment, dit Bernstein, je ne veux pas faire de guerre. Je ne veux plus faire partie d'aucune nation.

 Il faudra bien que tu vives quelque part, objecta Adolf.

 Quelque part, oui, mais dans un pays, pas dans une nation.

 Quelle différence ?

 Un pays devient une nation quand il se met à détester tous les autres pays. C'est la haine qui fonde la nation.

 Je ne suis pas d'accord, dit Neumann. Une nation, c'est un pays qui s'organise pour t'assurer de vivre en paix.

 Ah oui ? Y aurait-il des guerres s'il n'y avait pas de nations ? Que faisons-nous ici ?

Parce qu’un Serbe a tué un Autrichien, l'Allemand et l’Autrichien font la guerre au Français, à l'Anglais, à l'Italien, à l'Américain, au Russe. Tu peux m'expliquer ça autrement que par une logique de haine ? Le nationalisme est une névrose fatale, mon bon Neumann, et, pour parler comme le docteur Freud, il devient une psychose irréversible lorsqu'il vire au patriotisme. Si tu admets le principe de la nation, tu admets le principe d’un état de guerre permanent.

Ils écoutèrent le grondement du front au loin. Le paysage se tenait aux aguets. Comme d'habitude, l’acier se déchaînerait pendant la nuit.

 Après la guerre, j'irai m'installer à Paris, déclara Bernstein.

 Paris ? Pourquoi Paris ?

 Parce que c'est là que la peinture moderne s'invente depuis trente ans.

 A Montmartre ?

 Non. C'est dépassé. A Montparnasse. Je loue un très grand atelier rue Campagne-Première et je m'installe.

 Dis-moi, tu as l'air de bien connaître tout ça.

 J'ai mes relations.

Bernstein se tut mystérieusement. Adolf et Neumann, connaissant la pudeur maladive de leur ami quant à ses amours, n'insistèrent pas.

Bernstein releva la tête et sourit à pleines dents.

 Qui m'aime me suive ! A Montparnasse ?

 A Montparnasse !

 A Montparnasse !

Et les trois amis riaient, heureux à l'idée bienfaisante que leur avenir leur fût restitué.

« En attendant, il va falloir tenir », songea Adolf avec angoisse.

 En arrière vite !

La troupe se replia. La tranchée étant pénétrée par les Anglais à ses deux extrémités, les Allemands se résolurent à l'abandonner et coururent se mettre à l’abri dans le boyau suivant.

 A gauche ! Celui-ci est pris aussi. A gauche ! Vite !

On partit à gauche.

En cette nuit d'octobre 1918, le régiment de l'estafette Hitler se trouvait pour la troisième fois depuis 1914 sur cette même terre boueuse. Après avoir été leur villégiature de repos, le village de Comines était devenu le champ de bataille. Les Anglais avançaient pied à pied.

A part Hitler, tout le monde savait que la guerre, après quatre ans de maladie chronique, allait maintenant sur sa fin. L'Allemagne reculait. En quelques mois, elle venait de perdre un million d'hommes, d'épuiser ses réserves de vivres, de munitions et de moral.

Hitler refusait d'envisager une défaite de l'Allemagne parce qu'il s'était identifié à

l'Allemagne. Comme il n'était pas envisageable que lui, Hitler, l'invincible, le brave, l'énergique, le constant miraculé pût être atteint, l'Allemagne vaincrait. Pour juger la situation, il ne retenait que les éléments qui pouvaient alimenter sa conviction : l'effondrement du front russe, la débâcle italienne, et enfin sa Croix de fer de première classe, remise le 4 août dernier par le lieutenant Hugo Gutmann, récompense exceptionnelle pour un simple caporal. Alors ? N'était-ce pas une preuve que la guerre progressait ?

 Dans le bosquet, vite ! A couvert !

 Il commençait à trouver anormal de n'être qu'un matricule au milieu de huit millions d'hommes. Etait-il à sa place ? Etait-il juste que lui, qui pouvait rendre tant de services à sa patrie, fût un simple caporal au front, exposé au geste fortuit de n'importe quel nègre d'en face ?

 Rampez jusqu'à la lisière ! Vite !

 Il n'avait pas remplacé son chien Foxl car il ne voulait pas redonner à l'ennemi l'occasion de le faire souffrir autant.

 Attention : gaz !

L'alerte au gaz rebondit de soldat en soldat. Gaz. Gaz. Gaz. Chacun se protégea d'un masque.

Les attaques au gaz se multipliaient. On disait, dans les troupes allemandes, que les Anglais chargeaient leurs obus d'un nouveau produit, le gaz moutarde, une substance

insidieuse qui se montrait différemment toxique selon les individus. Chacun apprenait par ses souffrances ce que le poison produisait sur lui. C'était on raffinement qui effrayait.

Hitler avait du mal à respirer dans la poche étroite de son masque. Il était malaisé de reprendre son souffle et de se contenter de cette petite provision d'atmosphère plus de dix minutes.

A l'avant, Hugo Gutmann profita d'une fusée éclairante pour faire signe à ses hommes de garder leurs masques.

Ils étaient pris sous une pluie d'obus chargés de gaz et l'absence totale de vent empêchait que les nappes ne se dispersent. Les casques pointus émergeaient de cet océan laiteux comme des poissons volants.

Hitler n'y tenait plus. Même en se forçant à respirer de la façon la plus avaricieuse qui soit, il sentait son corps manquer d'oxygène et faiblir dangereusement. Que pouvait-il faire

? Il avait désormais le choix entre mourir d'étouffement dans son masque ou d'empoisonnement par les gaz.

Devant lui, plusieurs hommes se levèrent et arrachèrent leurs protections.

 Courez ! Fuyons les gaz ! Vite !

Hugo Gutmann, voyant ses hommes céder à la panique, enleva aussi son masque pour leur ordonner de fuir ce terrain mortifère.

Hitler commença à s'élancer avec son masque, puis, sentant qu'il s'asphyxiait, le jeta et galopa encore plus vite.

Je suis invincible. J'échappe aux balles. Aux obus. Au gaz. J'échappe à tout. Ma bonne étoile continue à me protéger à la hauteur de ma valeur. Je m'en sortirai.

Il se hâta sur plusieurs centaines de mètres et constatant que les hommes tombaient autour de lui, il conclut qu'une fois de plus sa cuirasse d'invincibilité avait joué son rôle.

Il finit par rejoindre le lieutenant Gutmann dans un fossé défendu par leur artillerie.

 Comment allez-vous, caporal Hitler ?

 Très bien, mon lieutenant.

Hitler s'enfonça allègrement dans la zone arrière, plus épargnée par la rage des bombardements.

A six heures du matin, il sentit que ses yeux chauffaient.

A six heures et demie, ils brûlaient.

A sept heures, ils lui paraissaient des charbons ardents.

A sept heures et demie, Hitler soupçonna qu'il avait peut-être respiré des gaz.

A huit heures, alors que le jour se levait, les ténèbres se firent autour d'Adolf Hitler. Il comprit qu'il était devenu aveugle.

Il tomba sur place. Où ? Il ne voyait plus rien et hurla :

 Mes yeux ! Les gaz ! Mes yeux !

Ses orbites étaient en feu alors que le reste de son corps lui semblait engourdi dans la glace. Il brûlait et frissonnait à la fois. Il comprit qu'on le déposait sur une civière.

Une main prit la sienne.

 Je crois que la guerre est finie pour vous, Hitler.

Il reconnut la voix du lieutenant Gutmann.

Cette phrase le paralysa : la guerre finie pour lui ? Qu'allait devenir la guerre sans lui ?

Et le front sans sa flamme ? Et l'Allemagne sans sa foi ? Il eut envie de protester, de nier sa cécité, d'exiger qu'on le laissât là, mais ses forces ne lui répondirent pas.

« Tu mourras par où tu as péché... »

Par-dessus les cahots de la camionnette puis les sifflements du train, la phrase entendue dans son enfance lui revenait avec le flux et le reflux des fièvres.

«Tu mourras par où tu as péché. »

Il était peintre. Il perdait les yeux. Il ne peindrait plus et son infirmité l'excluait du front. S'il ne mourait pas, qu'allait-il devenir ?

Adolf H., Neumann et Bernstein savaient qu'ils menaient sans doute leur dernier combat. Ils le livraient sans le livrer, à peine présents à ce qu'ils entreprenaient, comme s'il se fût agi de la répétition d'une pièce et non du spectacle réel.

Ils auraient eu envie de s'économiser, mais le déchaînement des forces ennemies ne le permettait pas. Ils auraient eu envie de se protéger, mais l'entraînement de la violence les obligeait à se battre. Ils auraient eu envie de se faire porter malades, mais ils avaient été

attirés, une ultime fois, en esthètes, par la splendeur inutile du dernier combat.

La pleine lune favorisait les vols d'avions. Les obus pleuvaient avec force, démontrant à chaque instant la force matérielle écrasante de l'ennemi.

 Tenir jusqu'à l'aube, se répétait Adolf.

Les fantassins français arrivaient de toute part. Il fallait reculer. Les trois amis se séparèrent au gré des ordres et des circonstances.

Adolf traversa cette nuit en somnambule. Du guerrier, il avait les gestes routiniers, les excellents réflexes, mais son esprit était déjà ailleurs, au lendemain, au surlendemain, à la paix.

 Tenir jusqu'à l'aube.

Plusieurs fois, il constata avec indifférence que son compte avait failli être bon. Les balles le rasaient. Les shrapnells envoyaient leurs nuées contre lui. Il s'en moquait.

 Tenir jusqu'à l'aube.

Il eut peur que son détachement prématuré ne lui jouât un tour. Il tenta de se forcer à

avoir peur. En vain.

 Tenir jusqu'à l'aube.

L'aube était là, enfin, porteuse de promesses. Le vacarme commença à faiblir à mesure que croissait la lumière.

Adolf marcha longtemps pour rejoindre l'ultime poste d'état-major arrière.

En s'approchant, aux mines grises des officiers, il sut qu'il avait raison. On venait de l'annoncer officiellement : la guerre était perdue.

Il s'assit sur un banc de ferme et s'offrit aux rayons du soleil. Il prit un bain de lumière.

Les feux pâles de l'hiver le chauffaient avec lenteur, lui procurant la détente d'une longue douche, le lavant de quatre années de sueur, d'angoisse, de peur mortelle. Cette aube enfin

était une aube véritable, celle qui décide d'un jour nouveau. Sa vie et son avenir lui étaient restitués.

Neumann vint le rejoindre. Il s'assit sans un mot. La même force passait en eux. Ils savaient qu'ils étaient heureux.

Les blessés de la nuit commençaient à arriver.

Les valides aidaient les impotents. Deux brancardiers amenaient un tas de chair gémissant sur une civière.

 Piqûre, cria l'infirmier avec une expression d'épouvante.

Le médecin s'approcha et marqua un temps d'arrêt devant l'horrible spectacle. Il détourna les yeux, saisit le bras de l'homme et lui injecta du calmant. Adolf et Neumann s'approchèrent. Le soldat avait eu le visage arraché. Il n'avait plus d'yeux, plus de nez, plus de bouche. Et pourtant, il vivait. Dans cette bouillie de viande, parmi ce sang qui coulait, il y avait encore une bouche qui voulait parler, un menton qui s'agitait par habitude, un garçon qui cherchait à appeler ses camarades, mais il ne sortait plus de cette charpie humaine qu'une compote de sons.

 Regarde sa main, dit Adolf.

Le soldat portait une bague d'argent à l'annulaire. C’était Bernstein.

 C'est une intoxication à l'ypérite. Vous allez retrouver la vue petit à petit.

Le docteur Forster rassurait le blessé au milieu des plaintes, dans la grande salle commune.

 Contrairement à ce que vous sentez, vos yeux n'ont pas été détruits et vous n'êtes pas atteint de véritable cécité. Il s'agit d'une conjonctivite très aiguë accompagnée d'un gonflement des paupières.

Hitler l’écoutait, mais avait du mal à le croire. Il demeurait punaisé dans les ténèbres. Il savait qu'il se trouvait à l'hôpital de Pasewalk, mais il n'en avait rien vu, il comprenait qu'il était soigné par le docteur Forster, mais il ne pouvait dire si celui-ci était brun, blond ou roux, il connaissait tous ses voisins de chambrée parleurs noms, leurs voix et leurs récits et c'était pour lui une intimité intolérable que de coucher parmi tant de corps et de visages inconnus.

 Peut-être voyez-vous déjà. Sans doute même. Je vous impose un bandage complet par prudence.

 Mais les mains, docteur, pourquoi est-ce que vous m'attachez les mains au lit ?

 Je ne veux pas que vous vous frottiez les yeux. Si vous le faisiez, alors vous risqueriez d'enflammer les globes et les paupières au point de rendre la cécité définitive cette fois-ci.

 Je vous jure que...

 C'est pour votre bien, caporal Hitler. Pensez-vous que j'aie envie de mettre des menottes à un héros ayant reçu la Croix de fer de première classe ? Je veux vous voir guérir parce que vous le méritez.

Hitler se tut et consentit. Le docteur Forster savait qu'on obtenait l'obéissance d'Hitler si on le flattait judicieusement. « Curieux homme, pensa-t-il, capable de tout endurer si on le reconnaît comme un être exceptionnel. Etrange courage fondé sur une estime de soi défaillante. Rarement vu un ego aussi fort et aussi faible à la fois. Fort car il se pense le centre absolu du monde, truffé de certitudes inébranlables, persuadé de penser toujours juste. Faible car il a un besoin dévorant que les autres distinguent ses mérites, le rassurent sur sa valeur. Tel est le cercle vicieux des égocentriques : leur ego demande tant qu'ils finissent par avoir besoin d'autrui. Ce doit être épuisant. Il vaut mieux n'être qu'un simple égoïste. »

Le docteur Forster quitta la salle pour rejoindre l'équipe médicale qu'il essayait de convertir aux nouvelles méthodes d'investigations mises au point par le docteur Freud à

Vienne.

Le voisin de lit d'Hitler, un certain Bruch, dit de sa voix sifflante :

 Pas de pot, mon gars ! Si tu guéris, tu ne pourras même pas avoir une pension d'invalidité. Dommage ! Pour un peintre, devenir aveugle, ça pouvait rapporter un joli petit magot à vie.

Hitler ne répondit pas. Il ne savait pas, à cette heure, ce qui le décourageait le plus : perdre la vue ou entendre ces réflexions de couards profiteurs.

 Camarades, la révolution approche, commença Goldschmidt.

Hitler soupira d'impatience. Goldschmidt le Rouge allait les polluer tout l'après-midi avec ses discours marxistes. Tout allait défiler : la réussite de la Révolution russe, l'ère nouvelle de liberté et d'égalité, le dynamisme des travailleurs qui prenaient enfin leur vie en main, la dénonciation des capitalistes qui tuent et affament, etc. Hitler éprouvait des sentiments ambigus par rapport à cette nouvelle idéologie ; il n'avait pas encore pris position, faute de réussir une synthèse. Certains points lui plaisaient, d'autres pas. Il appréciait la dénonciation de la bourgeoisie des villes, les phrases contre les profiteurs, la Bourse, la finance mondiale. Mais il avait été choqué par la grève des munitions déclenchée par les syndicalistes en vue d'obtenir une paix anticipée et il résistait fortement à

l'internationalisme. Cette doctrine d'origine juive et slave voulait abolir les différences entre les nations et établir un ordre supérieur qui ne tienne plus compte des patries. Alors, songeait Hitler, à quoi bon cette guerre ? Alors ce ne serait plus une supériorité d'être allemand ? Allait-on mettre à bas la monarchie ? Deux ou trois fois, il avait voulu participer à la discussion qui passionnait tous les blessés de Pasewalk mais, à son habitude, maladroit, confus, sans autorité, il n'était pas parvenu à se faire entendre et avait rapidement préféré

se retrancher dans le silence.

Le lendemain, il sentit une pression douce sur sa main.

 Caporal Hitler, nous allons vérifier que votre vue revient. Je vais vous enlever vos bandages. Attention, serrez les dents, ce peut être douloureux.

Hitler eut tellement peur du résultat qu'il faillit demander qu'on le laissât sous ses compresses et ses gazes. Et s'il ne voyait plus ?

Mais le visage du docteur Forster lui apparut dans un monde flou et piqueté de points rouges. Le visage du clinicien était étonnamment gros, jeune et rose ; il s'était laissé

pousser un collier de barbe et avait mis des lunettes pour se vieillir mais les petits poils follets roux et la rondeur étonnée des verres contribuaient encore à le rajeunir, lui donnant l'aspect d'un nourrisson déguisé en étudiant.

 Je vois, dit Hitler.

 Combien ai-je de doigts ? demanda Forster en en montrant trois.

 Trois, murmura Hitler en pensant qu'on le prenait vraiment pour un crétin.

 Suivez le parcours de mon index.

Hitler suivait la main qui allait de droite à gauche, de haut en bas. Cela produisait de douloureuse contractions de son visage. Il grimaça.

 Tout va revenir petit à petit, ne vous inquiétez pas.

 Est-ce que je pourrai recevoir la presse ?

 Oui, mais je doute que vous arriviez à lire.

 Il le faut. Ici, je n'entends que des ragots sur la situation de l'Allemagne. J'ai besoin d'informations.

Le docteur Forster lui posa deux quotidiens sur son lit et s'éloigna. Hitler constata avec dépit que les caractères formaient une ligne continue et tangente qu'il n'arrivait pas à

déchiffrer. Il soupira d'agacement.

 Camarades, s'écria Goldschmidt, des révolutionnaires viennent d'arriver dans cet hôpital. Il s'agit de marins qui se sont mutinés. Nous devons leur manifester notre soutien.

Hitler regarda ses camarades de chambrée qui s'animaient autour de l'intervention de Goldschmidt. Tiens, il n'avait pas remarqué avant de voir leur physique que Goldschmidt, Bruch et cet autre efflanqué, là-bas, les trois leaders rouges de la salle, étaient tous juifs.

Quel rapport cela avait-il ?

Un pasteur fit irruption et le silence se fit. Son visage affligé était porteur d'une mauvaise nouvelle.

 Mes enfants, dit-il d'une voix tremblante, l'Allemagne a capitulé. La guerre est perdue.

Un silence prolongea ces paroles. Chaque blessé se disait qu'il avait souffert et combattu pour rien.

 Nous devons donc nous en remettre à la merci des vainqueurs et prier Dieu de compter sur leur magnanimité.

Ça, c'était encore plus cruel : perdre, c'est une chose, mais obéir à son ennemi, c'en est une autre. Un destin d'esclave était promis à l'Allemagne.

 Ce n'est pas tout, ajouta le pasteur. La monarchie est tombée. Le Kaiser se retire.

L'Allemagne est désormais une république.

 Hourra ! cria Goldschmidt.

 Hourra ! renchérit Bruch.

 Taisez-vous ! cria un amputé.

Si le pasteur avait voulu ajouter quelque chose, il ne le pouvait plus : la chambre était devenue une assemblée où les parlementaires s'envoyaient des cultes à la figure.

Hitler, les larmes aux yeux, pensa qu'il allait immédiatement mourir. Il se retourna sur son oreiller et sanglota autant que pour la mort de sa mère ou l'agonie de Foxl. L'Allemagne ne peut pas tomber de si haut. Moi non plus.

Soudain, l'obscurité se fit autour de lui. Il leva les mains devant lui et les agita : il ne les voyait plus. C'étaient des ténèbres brun sombre, la couleur même de l'argile où il s'était couché pendant quatre ans, qu’il avait défendue pendant quatre ans, embrassée quand le bombardement se déchaînait. Il était devenu terre, rendu à la terre. Sûr, il devait être mort.

 Mes yeux ! Mes yeux !

Il s’était mis à hurler.

Des infirmiers se précipitèrent pour l'empêcher de se frapper les orbites. Le docteur Forster accourut, lui fit une piqûre calmante et exigea qu'on le mît seul dans une petite chambre à part.

Hitler sombra dans un état paradoxal, une indignation interrompue d'évanouissements. Il entendait, lointaine, sans la comprendre, la discussion où

s'affrontaient le jeune docteur Forster et le doyen Steiner, chef de l’hôpital militaire à

Pasewalk.

 Je vous dis que c'est une réaction psychologique.

 Arrêtez de brandir votre psychologie à tout bout de champ Forster. Vu l'ampleur de sa conjonctivite récente, une crise de larmes a suffi à la réactiver. Il s’agit de la même cécité que précédemment.

 Je vous assure que non. Il s'agit cette fois-ci d'une cécité toute différente. Le patient refuse de voir. Il veut nier que la guerre est perdue. Il s'agit d'une cécité d'origine hystérique. Professeur Steiner, je vous demande la permission de pratiquer l'hypnose sur ce patient.

 Je vous l'interdis.

 Mais pourquoi ?

 Je ne crois pas à vos procédés de charlatan.

 Si vous n'y croyez pas, c'est que vous les estimez inoffensifs. Laissez-moi donc essayer.

 Non. Mon hôpital ne sera pas transformé en baraque de fête foraine. Vous laisserez le patient retrouver tout seul la vue.

Le professeur Steiner claqua la porte, ne doutant pas d'être obéi.

 Vieux crétin, murmura Forster entre ses dents. Pour lui, il s'agissait d'un conflit de générations : la vieille garde médicale ne supportait pas les avancées de la nouvelle et refusait tout en bloc. Il s'approcha d'Hitler qui gémissait en se débattant sur sa couche.

 C'est trop tentant.

Oui, vraiment, qu'est-ce qui pouvait l'empêcher de faire ce qu'il voulait avec ce patient

? Pas cette antique barbe de Steiner qui devait déjà être retourné chez lui siroter son schnaps, lui laissant, comme chaque nuit, la responsabilité complète de l'hôpital.

 Tant pis. J'y vais. Un jour, il sera bien obligé de reconnaître que j'ai raison.

Il sortit son carnet où il faisait la comptabilité secrète des malades qu'il soignait avec sa méthode, la suggestion hypnotique. En quatre ans de guerre, il y avait déjà noté trente-cinq noms dont il s'attribuait la guérison. Le caporal Hitler serait sans doute le dernier avant qu'il n'allât ouvrir son cabinet privé à Berlin.

Il ferma la porte à clé puis se pencha au-dessus de l’homme. Pratiquer l'hypnose sur un patient aveugle n’était pas chose aisée. Il peinait. Enfin, après vingt minutes, il sentit qu'il avait gagné son attention et commençait à se faire obéir.

 Levez la main gauche.

Hitler leva la main gauche.

 Frottez-vous l'oreille droite.

Lentement, la main gauche d'Hitler alla chercher l’oreille droite puis la frotta.

 Très bien. Maintenant, vous allez graver dans Votre mémoire tout ce que je vous dis. Ce sera votre table de la loi pour les années à venir. Si vous êtes d'accord, baissez légèrement la tête.

Hitler opina. Forster sentit qu'il avait établi le contact hypnotique.

 Adolf Hitler, l'Allemagne a besoin de vous. Elle est malade, comme vous. Elle doit guérir, comme vous. Vous ne devez plus vous cacher la vérité, vous ne devez plus vous obscurcir les yeux, vous devez redevenir lucide. Croyez en votre destin, Adolf Hitler, cessez de vous aveugler et votre aveuglement cessera de même. Retrouvez la foi, Adolf Hitler, croyez en vous. De grandes choses vous attendent, un monde à reconstruire, une vie à

accomplir. N'hésitez plus jamais. Ne soyez jamais ébranlé par les événements. Poursuivez votre route. Pas de doutes. L'avenir est à vous. Au matin, je veux, quand vous vous réveillerez, que vous ayez retrouvé l'usage de vos yeux. L'Allemagne le veut. Vous le devez à

l'Allemagne.

Il se pencha au plus près du blessé.

 Faites-moi signe que vous avez compris. Relevez la tête.

Hitler releva la tête.

 Je vous laisse reposer, Adolf Hitler. Je viendrai vérifier au matin que vous m'avez bien obéi.

Il rouvrit la porte et laissa son patient dans l'obscurité.

Après une demi-heure, Hitler se releva brusquement sur sa couche. Il demeura assis, dépassé par la force de ses pensées. C'était un tumulte d'idées qui déferlait dans son esprit, mais ce torrent lui faisait du bien ; il avait le sentiment que tout devenait clair.

 Gutmann, Bruch, Goldschmidt... tous juifs Nous avons perdu la guerre à cause des Juifs. Comment ne m'en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Ah Gutmann, je revois ton air embarrassé quand j'ai ramassé ta kippa ; et moi, crétin, qui ne comprenais pas ta traîtrise.

La guerre a été perdue parce que l'état-major était plein de Juifs comme toi et qu'on ne

peut pas être à la fois allemand et juif. Nous étions commandés par des traîtres. Ils étaient dans tous les camps, tous les pays, ils ne croient en rien parce qu'ils sont juifs. Ils mangent à

tous les râteliers parce qu'ils sont juifs. Ils infectent notre sang et nos nationalités. Des Juifs au front, des Juifs à l'arrière qui prenaient d'assaut l'administration et la politique, qui organisaient des grèves de munitions. Mais la finance, mais l'économie ne sont-elles pas juives ? Il n'y a de noble que la possession d'une terre. Ils y ont substitué la Bourse et les sociétés d'actionnaires. Bien joué ! Ils ont sapé et rongé notre monde à notre insu. Maîtres des apparences. Maîtres des masques. Oh, Schopenhauer, pardon. Je ne comprenais pas pourquoi tu écrivais que les Juifs sont «les maîtres du mensonge». Ils sont doubles, allemands en apparence, juifs au fond. Pardon, Nietzsche, pardon, Wagner ! Je n'avais pas saisi l'ampleur de votre perspicacité... Vous auriez dû m'éclairer par votre antisémitisme. Au lieu de cela, je me détournais de vos haines, je les trouvais hétérogènes. Pardon ! J'étais moi-même infecté de culture juive, d'universalisme, d'examens critiques. Ils ont dévitalisé

l'intelligence allemande en faisant de nous un peuple de professeurs sourcilleux, d'érudits qu'on encense dans le monde entier. Quelle tartuferie ! Quel piège ! La véritable éducation doit être celle de la force et de la volonté ! Ah, colonel Repington, tu as beau être un officier anglais, tu n'avais pas tort lorsque tu déclarais dans les journaux : « Sur trois Allemands, il y a un traître. » Tu as raison. Un traître et deux imbéciles. Un Juif et deux naïfs abusés, roulés dans la farine, badigeonnés jusqu'au museau de culture juive. Mais, désormais, je suis là. J'ai foi en moi. Je montrerai le chemin. Je braquerai ma torche sur les tranchées qui grouillent de rats, je montrerai le réseau souterrain qui nous engloutira si nous ne réagissons pas. Après tout, cette défaite sera une bonne chose pour l'Allemagne.

Une vraie crise qui mettra au jour le virus jusque-là invisible. Pardon, Nietzsche ! Pardon, Wagner ! Pardon, Schopenhauer ! Vous m'aviez déjà dit cent fois ce que je reçois ce soir comme une révélation. Une illumination. Les médecins ont beau nous prévenir, on se méfie plus de la peste que de la tuberculose. Car la peste est spectaculaire, ravageuse, rapide, alors que la tuberculose est silencieuse et chronique. Du coup, l'homme domine la peste alors que la tuberculose le domine. Il nous fallait cette catastrophe. Maintenant les microbes sont démasqués. Il faut organiser la guérison. Je serai le médecin de l'Allemagne.

J'éradiquerai la race juive. Je les dénoncerai, les empêcherai de se reproduire et les évacuerai ailleurs. Qu'ils aillent salir ce qui n'est pas allemand. Je ne faillirai pas. J'ai confiance en ma mission. Ce soir, je dis adieu à la tiédeur. La tiédeur, la modération, ce sont des ruses juives. Je serai systématique, énorme et sans nuances. Regardons l'univers : est-ce qu'il y a de la place pour l'esprit critique ? Non. Tout est régi par la force. La Lune tourne autour de la Terre parce que la Terre est la plus forte. La Terre tourne autour du Soleil parce que le Soleil est le plus fort. L'attraction, c'est le règne de la force. L'homme ne peut se retrancher de l'univers. J'avancerai droit et sans faillir. J'ai compris ma mission.

A huit heures, le docteur Forster entra dans la chambre, tira les rideaux et réveilla l'endormi. Hitler ouvrit les yeux. Il suivit les rayons du soleil qui coulaient de la lucarne au lit. Il sourit au docteur Forster. Il voyait.

Le médecin sortit, s'appuya sur le mur du couloir, dégaina son petit carnet secret et inscrivit avec satisfaction ces trois petits mots : « Adolf Hitler : guéri. ».

Chère Lucie,

Comment aurais-je pu imaginer que ce retour à la paix serait si décevant ? Durant quatre ans, sous le feu des tranchées, à l'hôpital auprès de vous, j'ai retendu mon énergie en songeant à l'après. L'après qui succéderait à toutes ces horreurs, l'après qui justifierait que nous ayons tenu envers et contre tout. L'après est arrivé. Il est creux. Il est vide. Il est douloureux.

Après avoir enterré Bernstein, nous sommes revenus à Vienne, Neumann et moi. Ce fut insupportable, nous avions le sentiment d'être cloués encore vivants dans nos souvenirs.

Bernstein était partout, à l'atelier que nous avions récupéré, dans ses tableaux que nous avons pu de nouveau admirer, dans les cafés où nous allions ensemble, à l'Académie des beaux-arts qui nous a demandé de prononcer l'éloge de notre « valeureux camarade mort au combat », comme si nous avions envie de célébrer le soldat Bernstein... Nous avons retrouvé notre monde mais c'est une restitution faussée. Tout nous blesse dans la Vienne de 1919 : sa splendeur — comme si elle n'avait pas été affectée par la guerre —, sa nouvelle jeunesse — je viens de réaliser que j'ai trente ans —, sa xénophobie accentuée qui peut faire craindre d'autres guerres, ses perpétuelles discussions intellectuelles auxquelles je n'ai plus la force de m'intéresser après quatre ans de barbarie.

Neumann m'a inquiété dès le décès de Bernstein. La perte de notre ami lui a fait tant de mal que ses nerfs, ébranlés, incapables de supporter un tel choc, ont transformé le chagrin en haine. Il a d'abord vitupéré contre la guerre, le commandement, les docteurs impuissants. De retour ici, il a tourné sa haine contre ceux de l'arrière, les planqués, les profiteurs, ceux qui avaient eu le culot de travailler et de prospérer pendant que Bernstein était transformé en chair à canon. Lorsque nous allons dans les ateliers et chez les marchands, il n'a que des mots durs contre ces croûtes « qui ne valent pas une esquisse de Bernstein ». L’autre jour, j'ai dû le maîtriser alors qu'il entreprenait de tuer aux poings un collectionneur qui avait eu le malheur d'avouer qu'il ignorait qui était Bernstein. Lui-même étonné de s'être laissé aller à un tel accès de violence, il a convenu avec moi qu'il ne pouvait continuer ainsi. Depuis lors, il m'a donné l'impression de s'être calmé jusqu'à ce que je découvre que, de cette agressivité, il avait fait un tout autre usage et que... mais cela, je vous le raconterai ensuite.

Il m'est arrivé une chose étrange. J'ai vécu une nuit aussi extraordinaire que celle passée avec vous dans la petite chambre des agonisants.

Revenu à l'atelier, j'ai constaté que ma main, mon œil, mon esprit, et je ne sais quoi encore, s'étaient rouillés. Comme un pianiste qui revient de vacances, j’ai fait des gammes : croquis rapides, natures mortes, copies de maîtres. J'ai gâché du papier et de la toile pour retrouver ma technique. Au fond, j'étais assez heureux d'effectuer tous ces travaux qui

avaient la poubelle comme destination car cela m'évitait de songer aux deux problèmes majeurs du peintre : le style et le sujet.

Ainsi que je vous l'avais expliqué, sœur Lucie, je suis un peintre qui a beaucoup de talent et pas du tout de génie. Je manque de singularité. C'était le problème sur lequel je butais à l'orée de la guerre : j'avais développé une grande habileté technique tout en ne sachant absolument pas quoi en faire. Un multimilliardaire qui n'aurait aucun désir d'acheter. Un dictionnaire de huit mille pages qui n'aurait rien à dire. Certes, j'exprimais parfois des sentiments dans mes toiles, mais des sentiments conventionnels sous une forme conventionnelle.

Une nuit, découragé par ma stérile virtuosité, je me laissai aller à faire n'importe quoi.

Je crayonnai au hasard, accrochant des éléments incongrus les uns aux autres, ainsi que notre imagination le fait pendant nos rêves. Il y avait de l'amusement à faire cela, et de la rage aussi, rage de rompre avec la perfection académique. Je dessinai une bonne sœur —

peut-être était-ce vous, sœur Lucie — qui volait au milieu d'un nuage de mouettes. Les mouettes blanches en triangle attaquaient une escadrille parallèle d'obus noirs et menaçants. Dessous, il y avait une grande plage champagne à marée basse. Dans le ciel, je mis les étoiles de mer et, dans le sable, les étoiles du ciel J'ajoutai quelques rochers sur la grève, des rochers doux et huileux dont certains, sous mon trait, se transformèrent en femmes nues, lascives, offertes, d'autres en couples faisant l'amour. Je ne comprenais rien à

ce que je faisais, mais je jubilais comme un gosse qui réalise une mauvaise farce. Puis, des pierres, je fis sortir de minuscules phoques, des bébés phoques aux grands yeux expressifs, petits êtres blancs, ronds et émouvants que je ne peux pas définir autrement que par

« mignons ». Sitôt que j'eus affublé le dernier du dernier poil de sa moustache, j'éprouvai le besoin de les assassiner. Oui, vous m'entendez bien, ma sœur, je pris mes couleurs et je me mis à trouer de blessures rouges ce que j'avais mis tant de temps à parfaire ; j'ajoutai même des flaques de sang. Ensuite, je peignis une immense girafe. Ne me demandez pas pourquoi, je serais bien incapable de vous répondre ; disons que le tableau avait besoin d'un élément vertical et que la girafe vint jouer cet office, d'ailleurs je ne la finis pas ; à la place de ses pattes, je dessinai la base de la tour Eiffel. Je sentis le besoin de remplir le haut droit de ma toile et, au lieu d'un astre, je composai un soleil horloge, une création monstrueuse et hybride qui chauffait et indiquait le temps à l'aide de multiples cylindres, vis, poulies, roues dentées, un mécanisme dont la construction m'absorba comme si elle était vitale.

Je réalisai tout cela avec les pinceaux les plus fins, un soin maniaque, celui qu'on met à

l'exécution d'un sale tour. Enfin, je nommai le tableau : Encore un verre ? ou le bruit qui me rendit insomniaque. Sur le moment, mon titre me fit tellement rire par sa cocasserie imbécile que je décidai de l'intégrer dans le tableau et que je l'inscrivis en majuscules au bas de la toile. Epuisé mais satisfait, je n'eus même pas la force de monter me coucher, je m'endormis sur la banquette qui autrefois servait aux modèles.

En me réveillant, j'aperçus Neumann qui examinait la toile dans la lumière du jour. La honte me tomba dessus et je fis semblant de dormir encore. Mais Neumann ne partait pas.

Il restait en face du tableau, il l'examinait, il l’étudiait.

Je sais, c'est ridicule ! lui lançai-je de loin.

Il ne répondit pas.

Ça m'a pris comme ça, me justifiai-je. J'ai fait ça sans réfléchir, pour me soulager.

Ça partira à la poubelle, comme tout le reste. Neumann, pose ce tableau et arrête de te foutre de moi.

Sais-tu que c'est excellent ?

Je vous passe, chère sœur Lucie, l'engueulade que nous avons eue alors. Nous nous sommes crié dessus pendant plusieurs heures car je n'arrivais pas à admettre qu'il prît au sérieux une pochade exécutée lors d'une nuit de désœuvrement ; je ne supportais pas non plus qu'il admirât ce qui ne m'avait rien coûté et que, par là, il méprisât tous les efforts dont j'étais parfois si fier. Lui, de son côté, s'indignait de mon aveuglement.

Crétin, tu viens de faire ta première œuvre originale et tu refuses de t'en rendre compte. Tu viens de réaliser une peinture freudienne, une œuvre qui laisse s'exprimer l'inconscient, qui fonctionne par associations libres et qui exprime de façon moderne tes sentiments. Tout est réussi : le contraste entre la facture — académique, voire « pompier »

— et la poésie sauvage, excentrique ; le rapport du titre au tableau, le...

Mais ce titre ne veut rien dire !

Qu'est-ce que tu racontes ? Encore un verre ? ou le bruit qui m'a rendu insomniaque est bien évidemment le récit de ta guerre. Tu as combattu en Champagne, d'où le verre et la couleur de la plage... Et le bruit qui t'a rendu insomniaque, c'est celui des obus. Ton tableau décrit l'horreur que t'inspire la guerre.

C'était incroyable. Il expliquait tout alors que j'étais persuadé d'avoir répondu à des pulsions incohérentes. Il commentait la montre industrielle qui mange le temps des hommes, la girafe tour Eiffel qui témoignait de mon attirance profonde pour la France, le combat égal du Bien et du Mal dans l'affrontement des oiseaux et des obus, etc. Je me taisais au fur et à mesure qu'il m'éclairait sur ce que j'avais fait.

Il conclut ainsi :

Jusqu'ici, tu n'as pas été fichu d'être un peintre parce que tu croyais qu'il fallait tout maîtriser. Cette nuit, tu es devenu un peintre parce que, pour la première fois, tu t'es laissé

aller. Tu as eu le sentiment d'être incohérent alors que tu exprimais un sens qui te dépassait.

Pour moi, le peintre Adolf H. est né cette nuit.

Ebranlé, je cessai de protester et je me décidai à retenter l'aventure. Au bout de quelques semaines, j’ai bien été obligé de reconnaître que Neumann avait raison. J'avais, sans m'en rendre compte et presque par mégarde, enfin trouvé ma voie.

Cette nuit-là m'a donc ramené à l'autre. La nôtre, sœur Lucie. Dans les deux cas, la nuit de guérison, la nuit de création, j'ai été incapable de comprendre ce qui arrivait. Chaque fois que quelque chose d’important passe par moi, il faut que les autres —vous ou Neumann —

me nomment ce qui m'arrive. Plus je suis gâté, plus je suis ingrat. Je n'arrive pas l’admettre facilement que Dieu existe ou que l’inspiration me vient. Il est vrai que tout n'est qu'interprétation et que nous sommes libres de décider si une nuit a été mystique ou médicale, inspirée ou délirante. Cependant, puisque Neumann m'a convaincu quant à

0peinture, j'ai décidé, chère sœur Lucie, que je me laisserai donc convaincre par vous quant à ma foi. J'admets la part de l'autre dans la constitution de mon destin. Je vous écouterai, vous et Neumann. Pour l'heure, ce n'est qu'une volonté, donc chose fragile, mais, comme vous le dites dans votre dernière lettre, la graine finit bien par produire un fruit.

Est-ce la joie de devenir enfin le peintre que j'avais toujours rêvé d'être ? Je me suis enfermé dans mon travail sans plus prêter attention à ce qui m'entourait. Une tragédie se nouait autour de Neumann que je pouvais encore arrêter et que, indifférent, je ne voyais même pas. Il a fallu que... Mais reprenons ce récit dans l'ordre.

Tous les signes m'avaient pourtant été donnés, que j'aurais dû interpréter, lier, afin d'empêcher l’inéluctable. Neumann traversait, lui aussi, une période difficile sur le plan artistique. A la différence de moi, il fourmillait d'idées mais peinait à les réaliser. Il était éteint du vice théorique : son énergie partait dans la conception, il ne lui en restait plus pour la réalisation. C'est ce qui le rendait si brillant et stimulant dans la conversation et si décevant quand il montrait un de ses rares dessins. De retour à Vienne, il décida de guérir de ses épuisements doctrinaires pour se colleter enfin avec la matière. Il s'enferma dans l'atelier.

Un jour où il avait accepté que je m'y rende, je constatai l'ampleur des dégâts.

Neumann avait fait du Bernstein, du sous-Bernstein en vérité.

Tu ne trouves pas ça génial ? me demanda-t-il avec une fièvre suspecte.

C'est... étonnant.

Regarde ce détail, là, à gauche. On dirait presque du Bernstein.

Ça, tu as raison, on dirait vraiment du Bernstein.

Il rougit de plaisir. Comment lui expliquer que ce que nous admirions tous deux chez Bernstein, je ne l'admirais plus chez lui ? Comment trouver le courage de lui montrer que le détail d'exécution qui rendait Bernstein unique et génial ne devenait qu'un pâle maniérisme sur sa toile ? Je ne franchis pas l'obstacle. J'eus tort sans doute. J'aurais peut-être pu alors enrayer la descente aux enfers.

Neumann me demanda s'il pouvait occuper la chambre de Bernstein. J'y consentis. Il se mit ensuite à ressortir de vieux vêtements de Bernstein et à les mettre, par jeu. Cela m'attendrit. Puis il sortit le soir dans des lieux que je ne connaissais pas. Malgré les chuchotis et sa discrétion, je l'entendais parfois rentrer en compagnie, mais au matin la personne avait invariablement disparu.

Je dus m'absenter quelques jours pour aller embrasser ma tante Angela, ma sœur et ma nièce. Revenant plus tôt que prévu, j'entrai dans l'atelier sans avoir la prudence de frapper pour lui offrir des confitures de la campagne et là je découvris Neumann, nu, en train de caresser un homme, tout aussi nu. Leur position allongée était sans équivoque...

Je bafouillai, je crois même que je m'excusai, puis j’allais m'enfermer dans mon atelier.

Tout s’éclairait : Neumann se prenait pour Bernstein. Incapable de faire le deuil de notre ami, il avait décidé de le faire vivre en lui.

Quand nous fumes seuls, je remarquai qu'il ne se sentait même pas gêné par ma découverte ; au contraire, l'ayant surpris en flagrant délit d'identité bernsteinienne, je l'avais confirmé dans son nouvel être. Il exultait.

Je me montrai très dur. Alors que je m'étais tu, mi par indifférence, mi par respect, pendant plusieurs semaines, je l'accablai.

— Bernstein est mort. Tu ne le feras pas revivre en l'imitant. Tu te fourvoies. Tes peintures sont nulles. Et je suis sûr que tes amours sont nulles aussi car tu es un homme à

femmes. Tu te mens gravement à toi-même. Et à moi. J'ai l'impression d'avoir perdu mes deux amis, Bernstein à la guerre, et Neumann au retour. Ils ont disparu tous les deux.

Il n'a pas protesté.

Il est resté prostré. Puis, après deux heures de silence, il m'a simplement dit que j'avais raison.

Il est retourné dans son atelier.

Lorsque j'entendis le bruit d'une chaise qui tombait, j'ai compris immédiatement. J'ai défoncé la prie. Il venait de se pendre.

Je l'ai pris dans mes bras, comme vous, sœur Lucie, vous faisiez avec moi, et je lui ai parlé toute la nuit.

Je lui ai dit qu'il ne devait pas retourner son chagrin contre lui. Que maintenant, après cet acte, du chagrin, il n'en avait plus et qu'il devait réapprendre à vivre. Je lui ai dit qu'il n'y avait qu'une seule manière de survivre à cette guerre, c'était de l'oublier. Il s'était laissé

rattraper par le passé, par Bernstein, par l'horreur. Nous devions poser une croix là-dessus, comme nous l'avions fait en Champagne sur la tombe de notre ami, et passer à autre chose.

Oubli. Amnésie. Se griser de nouveauté. S'enivrer de modernité. Ne plus jamais regarder en arrière. Bernstein nous l'avons à peine connu. La guerre, nous ne nous en souvenons plus.

A l'aube, Neumann éclata en sanglots et je sus que j'avais gagné. Nous partons — nous fuyons ? — tous les deux dès ce soir, et pour toujours, à Paris. Certes, Paris était encore une idée de Bernstein, mais ce n'était qu'une idée ; ni son fantôme ni son souvenir ne nous suivront là-bas. Neumann se rétablira. Je vous enverrai ma nouvelle adresse dès que j'en aurai une.

Ironie de la vie : ce matin nous avons fini de graver la plaque commémorative comportant les noms des élèves morts au front qui sera posée dans le hall de l'Académie des beaux-arts. Nous avons inscrit : SE SOUVENIR TOUJOURS. Et nous partons ce soir avec une tout autre devise : oublier à jamais.

Votre

ADOLF H.

Revenant guéri de Pasewalk, Hitler retrouva sa caserne dirigée par des conseils ouvriers. La Bavière avait voulu faire sa révolution sur le modèle de Moscou. A la tête de

Munich la Rouge se trouvait Eisner, un socialiste, journaliste, d'origine juive. Assassiné au bout de quelques mois par un jeune aristocrate, il laissa le pays sombrer dans le chaos et l'anarchie. Au printemps, les troupes contre-révolutionnaires de la Reichswehr et des corps francs étaient venues rétablir l'ordre, punissant les principaux responsables par la mort et condamnant les autres à soixante ans de prison.

Hitler avait flotté au gré des événements, habité par une seule obsession : tout faire pour rester dans l’armée. Ainsi avait-il été rouge puis blanc, révolutionnaire puis contrerévolutionnaire, avec un opportunisme cohérent. Sa survie avait été difficile. Deux ou trois fois, on l'avait obligé à prendre la parole publiquement et à galvaniser les troupes : il avait dû défendre les idées sociales-démocrates et, à son habitude, il n'était pas parvenu à

retenir l'attention des auditeurs, se faisant rapidement bousculer hors de l'estrade, humilié.

Et voici qu'après le retour de la droite, la seule occasion de rester dans l'armée était de devenir « agent de propagande ». Il s'était inscrit, la mort dans l'âme, n'ayant le choix qu'entre ça ou la démobilisation, c'est-à-dire la rue.

Après cet épisode rouge, l'armée, en la personne du capitaine Mayr, s'était en effet assigné comme priorité de rééduquer ses troupes, de leur enseigner une pensée correcte : le nationalisme et l'antibolchevisme. Le capitaine Mayr avait réquisitionné des locaux à

l'université de Munich et tentait de former des personnalités capables d'endoctriner ensuite les autres. Pour l'heure, il leur faisait suivre des cours d'histoire politique et d'histoire économique.

Tout était parti d'un simple incident.

L'historien Karl Alexander von Müller, un homme à la maigreur et à la barbe tout aussi aristocratiques que son nom, ramassait ses dossiers à l'issue de son cours et s'apprêtait à

quitter l'amphithéâtre quand il remarqua une animation inhabituelle.

Un groupe s'était formé autour d'un des élèves, un des plus âgés, maigre et insignifiant, dont Müller ne se rappelait pas le nom, mais qui le frappait toujours Par sa tête de pauvre chien perdu, fatigué, prêt à suivre le premier maître qui lui promettrait une écuelle.

L'homme était subitement transformé. D'une voix basse et gutturale, il parlait, s'indignait, et tout le monde écoutait. Karl Alexander von Müller s'approcha. Sans s'en rendre compte, il écouta aussi.

L’homme montrait un don étrange, celui de l'auditoire à lui prêter l'oreille et à

partager ses émotions. Il venait de subir une véritable métamorphose. Ses yeux bleu délavé

de timide, d'habitude baissés, s'ouvraient, ils devenaient bleu mystique, ils semblaient déchiffrer au loin, dans l'horizon, des vérités qu'eux seuls percevaient et que la voix délivrait ensuite avec force. L'homme parlait comme un prophète, un inspiré. Il semblait contraint, malgré sa lassitude, de dire ce qu'il avait à dire, contraint par l'honnêteté, dévoué, alors qu'il aurait préféré se taire. Son corps souffrait, déchiré, emporté, secoué par la violence des révélations qui le traversaient ; il devenait un corps de saint, un corps stigmatisé. La gorge aussi donnait l'impression qu'elle ne parviendrait pas au bout du message qu'elle avait à délivrer. Quelle meilleure preuve de bonne foi ? pensa Karl

Alexander von Müller en expert. Comment mieux convaincre qu'on a raison sinon en montrant qu'on est en train de mourir pour sa vérité ? L'orateur avait quelque chose d'un martyr. Il brûlait. Il se consumait pour témoigner. Et pourtant, il y avait une énergie continue, fusante, crépitante qui irradiait de lui ; il semblait même que cette énergie augmentait au fur et à mesure qu'il parlait. Puis que cette énergie se transmettait à

l'assistance.

Karl Alexander von Müller se surprit à approuver l'homme en même temps que les autres. Il en rit intérieurement. « Voilà un véritable orateur populaire. »

Puis, il subit la contagion, perdit sa distance critique, et se mit à opiner de la tête chaque fois que l'homme martelait une nouvelle pensée. L'ensemble formait une virulente diatribe contre les Juifs que l'homme détestait, qu'il accusait de tous les maux, qu'il voulait éliminer de l'Allemagne.

Une idée séduisit Karl Alexander von Müller. Le stagiaire assurait que son antisémitisme, tout récent, ne se fondait pas sur l'émotion, mais sur les faits ; du coup, il distinguait un antisémitisme affectif, qui conduit aux pogroms et autres violences inefficaces, et son antisémitisme à lui, l'antisémitisme «rationnel », qui visait à éradiquer les Juifs du territoire allemand. Avec lui, on se sentait autorisé à être antisémite, cela devenait une attitude objective, scientifique, moderne.

Soudain Karl Alexander von Müller s'ébroua pour ligner ces idées de lui : c'était absurde ! L'homme annonçait en fait quelque chose de pire qu'un pogrom, il lançait un appel à une violence inimaginable et même lui, Karl Alexander von Müller, professeur d'université, avait failli se faire piéger par cette rhétorique. « Décidément, cet homme est remarquable. ».

Il courut au bureau directorial, ramena le capitaine Mayr dans la salle et le fit assister à

la scène.

 Formidable, vous avez raison, ronronna Mayr.

 Qui est-ce ? dit Millier.

 Le caporal Hitler, du régiment List.

Mayr, en connaisseur, admirait le travail, les yeux mi-clos, en gros chat satisfait.

 Il a tout. Une gueule. La véhémence. Nous allons l'utiliser.

Lorsque le groupe se dissipa, ils allèrent trouver le caporal Hitler.

 Vous êtes un orateur-né, dit Mayr.

 Moi ? Mais...

Hitler faillit protester, rappeler qu'il n'avait jamais été capable de parler en public puis il se retint, se souvenant au dernier moment que sa pitance dépendait de son engagement.

 Bravo, ajouta Karl Alexander von Müller. Maîtrise du discours. Rupture des rythmes. Echauffement. Fougue. Partage des émotions. Vous avez déjà un métier extraordinaire.

Hitler faillit encore se récrier en précisant qu'il était juste intervenu spontanément lorsqu'un des élèves, à la sortie du cours, avait pris la défense d'un Juif et que ça, non, il ne pouvait pas le supporter.

 Nous vous engageons comme officier instructeur pour rééduquer moralement l’armée. Vous commencez la semaine prochaine. Félicitations.

 Félicitations.

Ils lui serrèrent la main et s'éloignent.

Hitler les regarda partir, le cœur battant. Ainsi, il avait finalement raison ! Il avait toujours pensé qu’il savait parler, qu'il pouvait faire partager ses convictions aux foules, mais quelque chose, jusqu’ici, l’avait empêché d'accéder à lui-même, quelque le grippait, le retenait, le rendait ridicule et peu convaincant. Aujourd'hui, la résistance avait sauté. Il avait exprimé son horreur des Juifs et sa soif de vengeance après cette défaite humiliante.

Aujourd'hui, il était enfin devenu l'homme qu'il pensait être. La haine lui avait donné le don de l'éloquence.

LE DICTATEUR VIERGE

Je démissionne.

Vous êtes allés contre les vœux des militants en remettant le destin du parti ouvrier national-socialiste à un homme dont les idées sont incompatibles. Je ne saurais plus longtemps appartenir à un pareil mouvement. Mon départ est irrévocable.

ADOLF HITLER

Les hommes du comité se dévisagèrent avec lassitude.

 Ça y est : la prima donna a une nouvelle crise de nerfs.

 La diva Hitler nous épuise.

 Combien de fois a-t-il démissionné déjà ?

 Et puis tant pis, qu'il s'en aille ! Le Parti a existé sans lui. Il existera après lui.

Un silence dubitatif suivit cette remarque. Chacun essayait de se convaincre que cela pouvait être vrai. Quel autre tribun avaient-ils ? Qui saurait transformer la moindre réunion publique en spectacle de cirque exaltant ? Qui pourrait déclencher des acclamations sans fin ? Qui pourrait déclencher des acclamations sans fin ? Qui provoquerait spontanément des adhésions ? Qui débloquerait les fonds ? Qui allait-on afficher pour appâter le public ?

 Je sais ce que vous pensez mais n’exagérez pas son importance. Hitler n'était qu'un tambour.

 Oui, mais quel tambour ! Nous n'en avons pas de meilleur.

 On ne va pourtant pas donner la direction Parti à un tambour.

 Je vous signale que nous l'avons déjà fait. Non la lui avons proposée deux fois.

 Et, chaque fois, il l'a refusée.

 Pourquoi ?

 Pourquoi quoi ? Pourquoi la lui avons-nous proposée ? Ou pourquoi l'a-t-il refusée

?

De nouveau, le silence s'installa. Hitler avait décliné la direction du Parti sous prétexte qu'il n'avait aucun don pour l'organisation. Le comité avait trouvé cette attitude honnête. Il se demandait maintenant si Hitler n'avait pas agi ainsi pour obtenir davantage.

 Il est fou. Se rend-il compte de ce qu'il risque si nous acceptons sa démission ?

 Mais nous l'acceptons.

 Taisez-vous ! Il va se retrouver seul et être obligé de fonder un nouveau parti.

 Et alors ? C'est son problème.

 Comme d'habitude, il joue le tout ou rien. Pas de compromis.

 Nous non plus, nous ne ferons pas de compromis. Qu'il parte. Bon débarras. Adieu.

 Certes, mais imaginez qu'il crée son mouvement. Il va réussir. La majorité de nos militants vont le suivre. Surtout s'il joue les martyrs, ce qu'il joue très bien...

 Et alors ! Qu'est-ce que vous proposez ? On ne va quand même pas se coucher devant lui !

Quelques jours plus tard, le 29 juillet 1921, Hitler devenait le chef unique du parti national-socialiste.

Il regardait la foule qui l'acclamait, debout, il s'offrait tout entier à ses cris, à son hystérie, à ses caresses. Il songeait au chemin parcouru en trois ans, depuis son statut de propagandiste dans l'armée jusqu'à celui de tribun politique, depuis ce groupuscule qui se réunissait dans les arrière-salles lugubres des cafés, sans cartes, ni tampons, ni imprimés, ni affiches, ce groupuscule au fonctionnement démocratique comportait alors autant de membres du comité que de militants, jusqu'à cette foule qui le plébiscitait, lui reconnaissait la stature de chef, encadrée par un service d'ordre aussi musclé qu'armé, et qui portait haut ses bannières. Hitler était particulièrement fier de l'insigne nazi, son ultime tentation artistique : le svastika noir ressortant sur un cercle blanc, entouré d'un fond rouge afin d'attirer les gens de gauche.

Heil Hitler ! Vive notre chef !

Il savait tout le mal que les politiciens et les journalistes disaient de lui : un agitateur, une tête brûlée, une éphémère célébrité provinciale, un caporal grossier qui n'a en rien la stature d'un chef d'Etat. Lui qui était si prompt à insulter les chanceliers et les ministres, lui dont la langue vipérine tuait plusieurs personnalités officielles par discours, il avait d'abord très mal supporté d'être traité de même. Les critiques avaient blessé la chair de son ego nouveau-né mais déjà démesuré. Il avait trouvé incongru que les «hommes sérieux » ne s'aplatissent pas devant lui en même temps que les foules, injuste que les quolibets soient proportionnels au succès. Puis il avait saisi ce qu'il pourrait tirer d'être ainsi dévalorisé : si on ne le voyait pas venir, on ne se méfierait pas assez de lui. Les centristes et la droite traditionnelle croient s'être débarrassés de moi en me traitant de fanatique ; mais je ne suis pas fanatique ; en revanche, c'est mon intérêt qu'ils le croient. Les cadres de notre mouvement me trouvent mou et hésitant devant certaines décisions ; c'est ce qui me permet de les jouer les uns contre les autres sans qu'ils s'en aperçoivent. Toutes ces baudruches sont tellement persuadées de leur importance qu'elles n'imaginent pas une seconde que les manœuvre comme des marionnettes. Je sais par quelles viles passions elles sont toutes agitées. Viser bas, c'est viser juste.

Hitler avait aussi compris quelque chose qu'il ne dirait jamais à personne : il ne s'adressait qu'aux sentiments négatifs des foules. Il réveillait leur colère, leur haine, leur rancœur, leurs déceptions, leurs humiliations. C'était facile, il les trouvait d'abord en lui. Les gens l'idolâtraient parce qu'il s'exprimait avec le cœur, mais ils n'avaient pas repéré qu'il s'agissait seulement de la face noire du coeur.

Ce secret, Hitler l'avait découvert presque à ses dépens.

La première fois, il s'agissait de célébrer l'union de deux jeunes gens heureux. Hitler n'avait rien préparé, comptant, à son habitude, sur le feu de l'improvisation ; il avait levé

son verre au-dessus de la table des noces et commencé à balbutier. Comme il se savait lent à s'échauffer, il ne s'était pas inquiété. Mais après quelques minutes, rien ne vint sinon une gêne engourdissante doublée d'un sentiment d'imposture. Il s'en tira en entonnant une chanson viennoise qu'il parvint, avec difficulté, à faire reprendre aux convives déçus. Il se rassit, mortifié. Avait-il perdu son don ? Le lendemain, inquiet, il s'était agrippé à un prétexte futile lors d'une réunion du comité pour prendre la parole et se lancer dans une longue diatribe. Ouf, tout était revenu. Il ne s'était agi que d'une panne momentanée.

La seconde fois lui permit de comprendre ce qui se passait. On lui avait demandé de prononcer un éloge funèbre ; le mort était une brave personne dont il n'y avait à dire que du bien, ce qui rendit Hitler une nouvelle fois muet ; il feignit d'avoir un malaise pour échapper à sa tâche. Ainsi son don demandait des émotions agressives pour pouvoir se déployer.

La seconde fois lui permit de comprendre ce qui se passait. On lui avait demandé de prononcer un éloge funèbre ; le mort était une brave personne dont il n’y avait à dire que du bien, ce qui rendit Hitler une nouvelle fois muet ; il feignit d’avoir un malaise pour échapper à sa tâche. Ainsi son don demandait des émotions agressives pour pouvoir se déployer.

Hitler, quoique sanguin, s'était très froidement observé. A travers ses expériences, il avait compris comment se déployait son charisme : gratter les rancœurs, enlever les croûtes, aviver les cicatrices, bien faire saigner pour ensuite proposer des solutions très élémentaires, la simplicité de la solution devant être proportionnelle à la douleur provoquée. Il ne fallait pas raffiner. Il fallait désigner. Montrer du doigt les boucs émissaires

: le Juif, la France, la Grande-Bretagne, la république, le bolchevisme. On pouvait parfois assimiler les boucs émissaires afin d'obtenir plus d'effet : ainsi le Juif et le bolchevique, confondus en judéo-bolchevique, assuraient une superbe acclamation finale, le bouquet étant obtenu par l'amalgame Juif-bolchevique-républicain. Bien sûr, au dernier moment, il fallait substituer à ces haines une valeur flamboyante afin que les participants puissent se sentir investis et répandre un discours optimiste à l'extérieur ; Hitler revenait alors à

l'Allemagne, ce par quoi il avait commencé son discours, ce par quoi il le concluait, donnant ainsi l'impression de n'avoir pas parlé d'autre chose.

Heil Hitler ! Hourra ! Il quitta la tribune avant la décrue des applaudissements, enfila son imperméable en se laissant congratuler par quelques subalternes, emprunta rapidement la sortie des artistes, s'engouffra dans la voiture et fit signe au chauffeur de démarrer,

D'un air distrait, il regardait Munich en se demandant si la salle battait encore des mains en espérant son retour sur la scène. Il soupira avec mélancolie. Il valait toujours mieux s'éclipser en laissant les auditoires sur leur faim, c'était le principe même de la

séduction. Ses retards et ses départs précipités faisaient autant pour sa légende que ses discours.

 Paul, nous allons chez madame Hofmann.

Il avait droit à un peu de repos après l'agitation de ces derniers jours. Une nouvelle fois il venait de recevoir la preuve que la Providence s'occupait de lui. Les événements avaient tourné en sa faveur ; ses colères, ses bouderies, sa démission lui avaient valu la présidence du Parti avec tous les pouvoirs. Certes, il l’avait souhaité mais il ne l'avait pas calculé ; il avait plutôt agi par dépit, risquant le tout pour le tout. Ses ennemis allaient croire qu'il était un stratège hors pair. Il savait désormais que, quoi qu'il arrivât, il devrait suivre ses impulsions, fussent-elles dangereuses Quelque chose dans le ciel le récompensait et confirmait son statut de fils préféré.

Les pneus firent gémir le gravier. Hitler alla sonner à la vaste maison bourgeoise aux fenêtres garnies militairement de fleurs en pots.