 Est-ce que tu es habillée ?

 Tu parles, si je suis prête ! Je me prépare depuis ce matin. Je me suis déjà changée quinze fois. Je ne suis toujours pas convaincue d'avoir trouvé la bonne robe, mais j'arrête uniquement par fatigue.

Adolf constata qu'Onze-heures-trente était plutôt belle dans une robe de soie chair rehaussée de broderies à la russe.

 Oh ! Adolf, tu ne me regardes pas, tu me vérifies !

 Pas du tout. Tu es à croquer.

 Alors, ne te gêne pas.

 Nous n'avons pas le temps.

 Bah, on manquera le premier morceau. De toute façon, les hors-d'œuvre sont toujours un peu languissants aux Ballets russes.

 Impossible. Je ne peux pas faire ça à Diaghilev. Allons-y.

Onze-heures-trente obéit et suivit son amant jusqu’a la Bugatti.

Depuis qu'Adolf H. avait été lancé par les surréalistes ses toiles se vendaient, les prix montaient, l’argent affluait avec la renommée.

 Ce n'est pas tout, le savoir-faire. Encore faut-il le faire savoir, disait souvent Onze-heures-trente.

La peinture d'Adolf H. n'avait pas changé, elle était la même depuis 1918, mais à

présent on se l'arrachait, La propagande du Fakir avait créé un intérêt nouveau, vite relayé

par les marchands, tels Rosenberg et Kahnweiler, qui vendirent ces œuvres à de riches amateurs américains, Gertrude Stein, Paul Barnes, John Quine ou Chester Dale, ce qui avait déclenché l'intérêt aux Etats-Unis.

Adolf avait quitté son précédent marchand, Slawomir, malgré les larmes et le chagrin sincère de celui qui, à son habitude, avait pris tous les risques et n'en touchait pas les bénéfices.

— Au moins, ça prouve qu'on ne peut pas faire fortune en dormant, commenta Onze-heures-trente.

Longtemps dans l'ombre, Adolf vivait assez mal cette réussite foudroyante. Il savait trop que le succès est affaire de circonstances ; il le tenait pour ce qu'il est, un papillon amené par le vent, léger, inconstant, frivole, sans ancrage ; il l'avait attendu trop longtemps pour ne pas craindre de le voir déjà s'envoler. Son triomphe, loin de le rendre euphorique, le rendait plus inquiet. De quoi demain serait-il fait ? S'il montait aujourd'hui, il ne pouvait que descendre demain. Dans sa période noire, il vivait d'espoir. Mais désormais que pouvait-il espérer ? Il n'y avait qu'à désespérer dans le succès. Que le monde le fêtât aujourd'hui ne changeait pas le monde. L'indifférence triompherait toujours. Un monde qui l'avait ignoré, même s'il le reconnaissait maintenant, pouvait de nouveau l'ignorer. Il n'avait rien gagné. Ou alors une bataille, pas la guerre. Il se rongeait.

Ce qu'il reprochait surtout à cette situation nouvelle, c'est que son art ne lui donnait plus autant de joie. Auparavant, il ne comptait que sur lui pour réussir et cela avait favorisé

sa concentration, mobilisé ses forces pour travailler jour après jour. Sa peinture avait été

son salut ; elle était devenue son métier. Sautant du lit, il se ruait à l'atelier comme l'agent de change à la Bourse ; il voulait justifier sa nouvelle maison, sa voiture, ses domestiques ; il tenait à suer sa richesse. Plus mû par la mauvaise conscience que l'inspiration, il s'imposait des horaires excessifs, travaillait au-delà de ses envies et de ses forces, s'interdisait le temps du rêve et de la flânerie qui sont si nécessaires.

Comme son statut d'artiste en vue lui imposait des obligations mondaines, il ajoutait des soirées à ces journées et ce surmenage le rendait irritable. Onze-heures-trente, solide dans sa bonne humeur, ne s'en offusquait pas, trop heureuse de profiter de ses nouveaux jouets, hôtel particulier, femme de chambre, repas livrés par les restaurants, toilettes, chapeaux, statut de « femme en vue ». Certes, elle souffrait de voir Adolf si peu disponible.

Elle regrettait le temps de leur insouciance commune quoiqu'elle fut demeurée, elle, tout aussi insouciante.

Le soir, Adolf s'effondrait souvent tout habillé sur le lit et elle s'amusait à le déshabiller alors qu'il était endormi. Il n'avait plus assez d'énergie pour leurs grandes nuits d'amour.

Pourtant il lui disait :

 Je t'aime, Onze, tu sais. Je t'aime.

Mais il avait l’air si las et si coupable en disant cela. Il le disait pour s'excuser de n'être pas là, de ne plus se jeter sur elle avec la faim de son corps.

Onze prit l'habitude de faire irruption dans l'atelier en peignoir.

 Je viens pour un peu de chiennerie.

Elle entrouvrait le kimono de soie en souriant. Adolf lâchait ses pinceaux et venait embrasser son ventre. Ils continuaient à terre. Un jour pourtant, Adolf prétexta une trop grande fatigue, un autre jour, un problème pictural, un autre jour... autre chose... et Onze-heures-trente comprit qu'elle le gênait. Comme elle avait déjà trouvé perturbant de demander ce que, d'habitude, un homme demande, elle cessa de prendre le risque d'un refus et leur couple se mit à n'avoir plus qu'une activité sexuelle épisodique.

La Bugatti s'engagea dans l'avenue Montaigne.

 Dis-moi, mon grand Boche, est-ce que tu aimes les Ballets ?

 Oui. Bien sûr.

 Tu as dit « bien sûr », ça veut dire que tu ne les aimes pas mais que tu te sens obligé de les aimer.

Adolf sourit.

 C'est vrai. J'ai toujours préféré l'opéra. Wagner surtout.

 Oh Wagner, moi je ne peux pas ! s'écria Onze-heures-trente. C'est de la musique pour secte. Tu adhères ou tu n'adhères pas. Ça ne s'adresse pas au goût, mais à la passion.

 Tu as peut-être raison.

 Peut-être ? Tu parles !

Adolf rit avec soulagement. L'embourgeoisement n'avait rien enlevé à Onze-heures-trente de son franc-parler.

Il gara la voiture et ils se dirigèrent bras dessus, bras dessous vers le théâtre des Champs-Elysées.

 Dis, mon Boche, tu m'épouseras un jour ?

 Pourquoi veux-tu que je t'épouse ?

 Pour que tu deviennes mon veuf.

 Onze, ne recommence pas ces histoires stupides de prémonitions et de mort jeune. Je n'y crois pas une seconde.

 Bon. Admettons que je fasse de la vieille viande, est-ce que tu m'épouses ?

 Je t'épouserai quand je ne t'aimerai plus.

Il avait cru lui faire une belle déclaration d'amour avec cette phrase, aussi s'étonna-t-il de l'entendre répondre d'une voix étranglée :

 Alors, dépêche-toi, mon Boche, dépêche-toi.

Il s'arrêta et toisa sa compagne.

 Pourquoi dis-tu ça ? Parce que je travaille beaucoup trop et que je n'ai pas le temps de...

 Oui.

D'un geste ennuyé, il voulut écarter le problème

 Nous allons bientôt partir au bord de la mer, prendre des vacances, passer du bon temps ensemble.

 Oui, mon Adolf, faisons ça. Moi, j'aime bien le bon temps avec toi. Et je n'aime pas que le bon temps soit de l'ancien temps.

Il se baissa pour déposer un baiser sur ses lèvres

 D'accord ?

 D'accord.

 Je t'aime, Onze, tu le sais. Je t'aime.

Je sais. Mais je suis une manuelle, moi, il faut pas que ça devienne trop abstrait.

Ils rirent et s'embrassèrent de nouveau.

Ragaillardis, enchantés d'eux-mêmes, ils formaient un couple magnifique lorsqu'ils entrèrent dans le vestibule bondé, chamarré, parfumé, du théâtre.

Onze-heures-trente désigna un jeune homme aux traits de statue grecque qui s'appuyait sur un des piliers.

 Tu as vu ce garçon. Il est beau, non ?

 Oui. Qui est-ce ?

 C'est Lars Ekström, le premier danseur des Ballets suédois.

 Ah bon ? Mais comment le connais-tu ?

Je le connais très bien, dit-elle, c'est mon amant.

 Je n'ai jamais été antisémite.

Hitler, les jambes croisées, une tasse de thé à la main, venait de proférer cela avec le calme d'une personne revenue de tout et décidée à dire enfin la vérité

Le journaliste américain sursauta.

 Pardon ?

 Je n'ai jamais été antisémite.

Hitler avait pris le journaliste dans l'étau de son regard. Celui-ci tentait de résister encore.

 Pourtant, dans vos discours, vous avez parfois appelé à la haine raciale.

Hitler leva les yeux au plafond, soupira puis se pencha en avant pour délivrer la primeur de sa confidence.

 Le peuple n'aurait pas compris que je fasse autrement.

Les yeux du journaliste brillaient d'excitation. Il tenait un scoop : Hitler n'était pas réellement antisémite, il n'avait fait semblant de l'être que par opportunisme. Il remercia de façon volubile et courut téléphoner son article.

Hitler demeura un instant seul dans le bar du grand hôtel et sourit à son image dans le miroir : ça prenait. Non seulement il était sorti du ridicule du putsch, mais le parti nazi progressait à chaque élection. On comptait Hitler comme une des figures politiques les plus importantes d'Allemagne, la presse nationale et internationale parlait de lui, son photographe Hoffmann distribuait des portraits contrôlés. A sa grande joie, ses adversaires continuaient à le sous-estimer en voyant en lui un rival inoffensif car trop différent, trop sujet à la transe, à la colère, à l'apostrophe délirante, à la divagation mystique ; ils ne se rendaient pas compte que l'époque, lasse des politiciens traditionnels, l'aimait précisément pour cela, parce qu'il se donnait comme un remède à l'apocalypse, un sauveur-guérisseur quasi divin qui pouvait relever l'Allemagne.

 Oncle Alf ? Où est mon petit oncle Alf ?

Geli entra dans un nuage de fourrures et de parfums. Elle aperçut Hitler, se tortilla pour lui faire signe Puis arriva en tanguant sur ses talons trop hauts et top neufs.

 Bonjour, oncle Alf, j'aurais aimé que tu sois à mon cours de chant : je suis arrivé e à

faire un contre ré. Un beau. Pas un contre-ré de souris piégée Non, un vrai, bien liquide, bien pur, bien long, genre Elizabeth Schumann. Qu'est-ce que tu buvais ? Du thé. Beurk.

Non, un bloody mary. Oui, genre Elizabeth Schumann ou Maria Ivogün, tu aurais été fier de moi, mon petit oncle. Faut dire que je l'ai pas fait exprès. Je croyais que ma voix vocalisait beaucoup plus bas, je ne me méfiais pas. Alors, il arrive ce bloody-mary ou bien il faut que je vous envoie des plants de tomates ? Ça s'est bien passé avec ton Américain ? Oui, sûrement, tu es tellement brillant. Il était beau, le journaliste ?

 Normal.

 Normal pour un Allemand ou normal pour un Américain ? C'est que les Américains, tout de même, ils sont plus beaux que les Allemands. En tous cas dans les films. Ah merci, je mourais de soif. Mmm... c'est bon. Un contre-ré comme un sifflet de locomotive. Tu me diras que, pour mon répertoire, je n’ai pas besoin d'un contre-ré. Enfin, c'est rassurant d'avoir de la réserve. Je prendrais bien un deuxième verre. Tu as le temps de m'accompagner pour l'essayage de mon tailleur ? Non ? Encore ta vilaine politique ?

 Si, je me suis libéré.

 Youpi ! Vive mon oncle ! Je suis tombée sur le meilleur numéro. Je ne l'ai pas fait exprès mais je sais le reconnaître. N'est-ce pas, oncle Alf ?

 Oui.

 Je pensais que le compliment méritait un peut bisou, tout de même.

 Voilà.

 Si petit ? Ce sont déjà les soldes ?

 Voilà.

 C'est mieux. Sur une échelle de zéro à vingt, je te mets... onze.

 Seulement ? Et celui-là ?

 Mmm... quatorze. Stop ! Il ne faut pas brûler les étapes. Tu as le temps d'améliorer tes performances d'ici ce soir. Qu'est-ce que nous allons voir déjà ?

 La Chauve-Souris.

 Chouette ! Je ne l'ai vue que deux cent seize fois !

 Mais...

 Non, non, je suis ravie. Et puis comme ça, au moins, j'échappe à Wagner. Ou pire à

Bruckner.

 Geli, je te défends de...

 Oui, je sais, mon petit oncle, ce sont tes musiciens préférés mais ça vole trop haut pour moi, tes Wagner, tes Bruckner. Je serais d'ailleurs partisane d'interdire tous les musiciens dont les noms font deux syllabes et finissent par « er ». Tu ne voudrais pas ajouter ça dans le programme du parti national-socialiste ?

Ils se levèrent et allèrent faire les magasins ensemble. Hitler éprouvait une réelle fierté

de mâle à se montrer au bras de Geli. Elle gazouillait perpétuellement, joyeuse, impertinente, taquine ; quand elle ne parlait pas, c'était qu'elle chantait car, grâce à la protection financière de son oncle, elle avait abandonné ses études de médecine pour suivre des cours d'opéra ; et lorsqu'elle ne chantait pas, c'était qu'elle mangeait, insatiable et gourmande. Pour Hitler, Geli était une bouche, une bouche toujours agitée, une bouche qui croquait l'existence et donnait, à foison, des baisers à son petit oncle chéri.

C'était la seule personne dont il acceptait qu'elle lui prît la vedette. Il l'emmenait partout, dans les repas, les réunions, les cafés, la laissant apostropher les convives et devenir le centre d'intérêt.

Geli plaisait aux hommes. Hitler aimait cela. Il appréciait l'électricité érotique qui s'allumait sur le passage de Geli, la concupiscence des regards, la tension nerveuse des corps, le feu noir dans les prunelles.

Hitler se sentait très viril dans ces moments-là, presque autant que pendant qu'il haranguait des masses d'abord passives puis chavirées. Plusieurs fois, il avait éprouvé des frissons de volupté en éconduisant des beaux garçons qui venaient lui demander la permission d'emmener Geli en promenade ou au théâtre. Il savourait en particulier l'instant où les jeunes mâles comprenaient que Geli appartenait à Hitler ; ce mouvement de cils affolé apportait autant de satisfaction à Hitler qu'un véritable orgasme. Il appréciait tant ces combats d'étalons qu'il ne s'était pas rendu compte que si Geli déclenchait d'aussi nombreuses passions subites, c'était parce qu'elle se conduisait en allumeuse. Geli regardait tout homme comme s'il était beau, puissant et disposé à la briser entre ses bras ; puis, la seconde suivante, elle lui adressait une réplique moqueuse ou insolente ; le résultat de ce mélange de froid et de chaud était une hausse de la température qui conduisait le galant à tenter sa chance.

Si Geli aimait cette vie avec son oncle, un grand homme, une vedette politique, bien doté en argent et très généreux avec elle, elle commençait, après deux ans, à se sentir en cage. Plusieurs fois, elle avait proposé à Hitler de se fiancer avec tel ou tel. Il avait toujours trouvé des prétextes pour refuser. Après avoir chassé son chauffeur, Emile, sur lequel elle avait eu des vues, il avait ensuite démoli un par un les jeunes gens dont elle s'amourachait.

Au début, elle avait écouté ses arguments ; maintenant, elle ne les entendait même plus, sachant qu'il en inventerait d'autres.

 Mais enfin, oncle Alf, tu trouves donc qu'aucun garçon ne me mérite ?

 Aucun.

 Je suis donc si bien que ça ?

 Tu es ma petite princesse.

Cela la flattait, certes, mais elle avait vingt-trois ans, elle commençait à trouver le temps long et languissait de se glisser entre les bras d'un homme.

Lasse d'espérer un mari, elle s'était résolue à pendre un amant.

Jochen était un violoniste viennois, aux cheveux aussi longs que les cordes de son archet. Elle l'avait croisé chez son professeur. Puisqu'il appartenait au monde de la musique et qu'il n'entrerait pas dans le cercle de son oncle, elle s'était décidée à le voir en cachette.

Geli et Jochen passaient deux heures au lit ensemble chaque jour.

Les horaires n'étaient pas commodes, Geli craignait en permanence d'être reconnue, ou, pire, de se trouver enceinte. Mais l'ingénieux et expérimenté Jochen savait la rendre heureuse sans lui faire prendre ce risque.

 Dis-moi, mon oncle chéri, tu ne crois pas que je devrais aller terminer mes études de chant à Vienne ?

Hitler devint gris mastic.

 Quelle idée idiote ! Je déteste cette légende qui voudrait que le chant viennois fût supérieur au chant allemand.

 Tout de même...

 Wagner est-il allemand ou autrichien ?

 Si j'étais capable de chanter Isolde, je serais d'accord avec toi. Mais, étant donné

que ma voix est plutôt légère, il me...

 Il n'y a pas que ta voix qui est légère. Tes réflexions aussi.

Geli s'arrêta, terrifiée, sentant l'orage s'approcher. Trop tard. Hitler vociférait :

 Je me saigne aux quatre veines pour te permettre de faire ce que tu veux et c'est ainsi que tu me remercies ? En voulant partir à Vienne ! Est-ce que j’aurai encore l'honneur de voir une fois par an Mademoiselle lorsqu'elle sera devenue célèbre ? Famille d'ingrats ! Il n'y en a pas un qui vaille mieux que l'autre dans cette sale engeance autrichienne. Ta mère d'abord, qui...

Geli estima inutile d'écouter, elle baissa les yeux et courba le dos en attendant que la colère finît. Elle savait qu'Hitler en avait pour une bonne heure de désespérance hystérique.

Elle songea à Jochen dont la peau était si douce à l'intérieur des bras, là où les veines rappelaient que la vie est si fragile, et cela l'aida à oublier les hurlements.

Jochen acheva son contrat à Munich et dut repartir pour Vienne. Les adieux furent d'autant plus déchirants qu'ils durent être brefs, Geli n'ayant pu voler qu'une heure à la surveillance de son oncle. Elle lui fit promettre de ne pas lui écrire — son oncle examinait son courrier — et lui jura, elle, de lui envoyer une lettre par jour.

Ce qu'elle fit. Et qui eut pour effet de la rendre définitivement amoureuse. Comment ne pas devenir folle d'un homme qui vous a fait connaître le plaisir et qui ne peut pas répondre à vos déclarations chaque jour plus enflammées ? L'absence acheva donc de retourner les nerfs de Geli.

Elle estima qu'elle était si malheureuse qu'elle devait se rendre à Vienne.

Après s'être fait acheter un nouveau tailleur et deux robes par son oncle, elle résolut, cet après-midi-là, en rentrant dans leur immense appartement, de négocier un voyage à

Vienne.

 Tu me gâtes trop, oncle Alf, je ne serai jamais capable de te remercier assez.

Hitler se rengorgea.

 Je crois que je ne mérite pas un oncle pareil. Après tout, qu'est-ce que je suis moi ?

Une fille qui ne sait rien, ne comprend pas la politique et tente péniblement de s'égosiller pour faire plaisir à son oncle qui est si mélomane.

 Tu as une très belle voix, Geli.

 Oui. Mais elle n'arrive pas à sortir tout entière.

 Il faut travailler.

 Oui, mais cela fait trois ans que je galope chez tous les professeurs de Munich et ça ne sort pas encore.

 Un peu de patience.

 On m'a parlé d'un professeur extraordinaire à Vienne.

Hitler se raidit et la regarda d'un air mauvais.

 Non, oncle Alf, je ne suis pas en train de te dire que je veux m'installer à Vienne, mais je voudrais seulement aller passer une audition avec lui pour qu'il me dise, vraiment, si ma voix vaut le coup ou pas C’est juste l'affaire de quelques jours.

 Qui veux-tu voir ?

 Mais ce professeur, je te dis.

 Je te demande son nom.

 Ah ? Vögel. Le professeur Vögel.

 Connais pas.

Il s'assit en regardant boudeusement par la fenêtre. Elle s'approcha et lui saisit la main.

 Trois-quatre jours, mon petit oncle, pour que j'aie la conscience tranquille.

 La conscience tranquille ?

Il avait dit cela d'un ton si sceptique qu'elle trembla qu'il eût tout deviné.

 Je les connais, ces professeurs de chant : « Oui, mademoiselle Raubal, vous avez une très jolie voix mais il faut entièrement refaire votre technique. Je peux m'en occuper.

C'est quatre leçons par semaine à cinquante marks l'heure. » Et, à ce moment-là, tu voudras rester à Vienne.

 Mon petit oncle, je te jure que non.

Il la regarda dans les yeux, scrutant ses états d'âme.

 Et pourquoi me jures-tu que non ? Si ce Vögel est le meilleur professeur du monde

?

 Je te jure que non... Parce que je ne veux... pas te quitter.

Hitler sourit. Il détourna même son visage vers la fenêtre pour cacher son émotion.

Elle sentit qu’elle gagnait.

 Trois jours, mon petit oncle. Trois petits jours sans toi et je reviens.

 D'accord. Mais ta mère te servira de chaperon.

Hors d'elle, Geli repoussa la main d'Hitler et se mit à tempêter.

 J'ai vingt-trois ans ! Je peux sortir sans chaperon, tout de même !

 Qu'est-ce que ça change si tu n'as rien à te reprocher ?

 Je ne veux pas être accompagnée par ma mère.

 Tu le seras, sinon tu n'iras pas. C'est mon dernier mot.

 Mais est-ce que je suis prisonnière ou quoi ? Hitler sursauta.

 Prisonnière ? De quoi parles-tu ?

Geli se mit à arpenter la pièce en pleurant.

 J'ai vingt-trois ans, tu as repoussé tous les hommes qui s'approchaient de moi et je

ne peux même pas sortir sans surveillance. J'appelle cela être prisonnière. Qu'est-ce que c'est, mon avenir ? Un an ? Deux ans ? Vingt ans de prison encore ? Qu'est-ce que c'est, mon avenir, hein, oncle Alf ? Dis-le-moi donc !

Hitler la regarda paisiblement et dit avec douceur :

 Tu vas m'épouser.

Devant l'énormité de la suggestion, Geli se mit à ricaner violemment puis, remarquant l'immobilité de son oncle, elle comprit qu'il ne plaisantait pas. Elle s'approcha de lui.

 Oncle Alf, je crois que j'ai mal entendu. Peux-tu répéter ce que tu viens de dire ?

 Tu vas m'épouser. Tu vas devenir madame Hitler. Tu n'es pas prisonnière. Tu es la femme de ma vie.

Geli eut si peur de la fixité de son regard qu'elle courut s'enfermer dans sa chambre.

Vingt minutes après, Hitler passait devant sa porte et lui disait, sur le ton le plus normal :

 Geli, je pars à Nuremberg. Je reviendrai demain soir.

Elle l'entendit donner quelques ordres aux domestiques puis pousser la lourde porte d'entrée.

Un fou ! Elle était tombée dans le piège d'un fou. Son comportement des deux dernières années s'éclairait tout â coup. Il ne l'avait recueillie ni pour elle ni par sens de la famille, mais pour lui-même, parce qu'il était amoureux d'elle. Il avait écarté les prétendants en usant de son autorité d'oncle pour faire de la place au futur époux.

Geli roulait de désespoir dans son lit, le trempant de ses larmes, appelant Jochen au secours, s'exaspérant de tous ses amoureux perdus, horrifiée d'avoir laissé, par sa naïveté, sa gentillesse, sa candeur, cet oncle croire qu'il arriverait à ses fins. La joyeuse fille n'était pas préparée à tant de souffrance et de désillusions. Elle essayait de trouver une idée à

laquelle s'accrocher ; elle n'en trouvait aucune.

Soudain, elle sauta sur ses pieds, courut dans la chambre de son oncle et ouvrit le tiroir de la table de nuit. Surtout aller vite et ne pas réfléchir. Elle saisit le revolver et courut s'enfermer dans sa chambre.

Là, elle visa le sein gauche et sans attendre une seconde tira.

Elle s'écroula, morte, dans une mare de sang.

Les domestiques ne la trouvèrent que le lendemain en défonçant la porte après s'être étonnés qu'elle ne répondît pas à leurs appels.

On appela la police.

On parvint à joindre Hitler à Nuremberg.

 Votre nièce, Geli Raubal, s'est tuée avec votre revolver. La police vous attend.

La première pensée qui traversa l'esprit d'Hitler fut qu’on allait l'accuser de meurtre.

La deuxième fut la colère devant cet acte stupide. La troisième fut de peine.

Tout chez le comte de Beaumont était extravagant mais raisonnablement.

Ses fêtes costumées faisaient courir à son hôtel particulier de la rue Duroc tout ce que Paris comptait de gens lancés, peintres, journalistes, directeurs de théâtre, acteurs, poètes, chorégraphes, autant d'indivis dus qui faisaient parler d'eux et auxquels se joignaient quelques personnes discrètes car millionnaires, banquiers, agents de change et financiers.

L'art s'affichait, pas la puissance. Quant au pouvoir, il était absent car aucun homme politique n'aurait pu se frayer un chemin dans cette chatoyante assemblée d'artistes sans récolter insultes et coups de coude dans l'estomac.

Un bal Shakespeare, on n'avait encore jamais vu ça ! On avait pu se rendre au bal perroquet, au bal nègre, au bal olympique, au bal travesti transmental, au bal banal ; on avait été interdit au dernier moment par le préfet de police de se rendre au bal de la misère car des chômeurs avaient manifesté sur les Champs-Elysées en estimant le thème de mauvais goût ; mais on ne s'était encore jamais rendu à un bal Shakespeare !

L'excitation régnait à l'entrée. Des badauds s'étaient massés par centaines pour regarder les invités poser le pied hors des voitures. Un service d'ordre les retenait. Pour ajouter de la terreur à l'impatience, certains mondains avaient même fait courir le bruit que ces gens du peuple voulaient interrompre la fête.

Comme toujours dans ce genre de soirée, ce sont les semaines qui précèdent qui sont le plus délicieuses. On imagine son costume, on le fait réaliser, on l'essaie, on l'améliore et, enfin, on se montre. Un bal costumé culmine et meurt lors de rentrée en scène; après, on n'a plus de rôle. Le cœur bat moins vite et je cours des choses se banalise. On retrouve alors les plaisirs plus ordinaires du flirt, de la danse et de la Conversation.

Adolf H. et Onze-heures-trente firent irruption déguisés, l'un en Othello, l'autre en Desdémone, lui superbe, mauresque, noirci, sauvage, effrayant, elle blonde, lumineuse, limpide, vénitienne.

C'est Adolf qui avait lancé l'idée de Desdémone et d'Othello.

 D'accord, avait répondu joyeusement Onze-heures-trente, à condition qu'on ne joue pas le dernier acte.

 Si je devais t'étouffer avec un oreiller par jalousie, je l'aurais déjà fait.

 Tu serais jaloux, toi ?

Adolf n'avait pas répondu car il n'en savait rien. Peu habitué à mettre des mots précis sur ses émotions, plus apte à les exprimer en peinture, il laissait bouillir en lui des forces qui le gouvernaient d'autant plus qu'il était incapable de les nommer. Depuis qu'Onze-heures-trente lui avait avoué — pas avoué, clamé ! — qu'elle avait un amant, il s'enfermait dans son atelier et se tapait la tête contre les murs. Sur le mur droit, il criait qu'elle était une salope, une ordure, une égoïste, qu'elle devait disparaître à l'instant de sa vie ; sur le mur gauche, il l'excusait, se rendait responsable, se reprochait sa froideur, son enfouissement absurde dans le travail. N'était-il pas normal, alors qu'elle avait une vingtaine d'années,

qu'elle profitât de son corps et remplaçât un compagnon préoccupé par un danseur fougueux ? S'étaient-ils promis la fidélité ? Ils n'avaient jamais fait ce serment, ni devant l'autel, ni devant le maire, ni même l'un devant l'autre, nus sur leur lit d'amants. Il n'y a trahison que lorsqu'il y a promesse. Onze ne l'avait donc pas trahi. Cependant... cependant lui ne s'était pas égaré dans les bras d'une autre femme ! Et pour cause, puisqu'il n'allait même Plus dans ceux de la sienne et que, de là sans doute, venaient tous tes problèmes...

Non, n’était pas jaloux. Il n'en avait pas le droit. D'ailleurs aimait-y encore Onze-heures-trente ? Etait-ce de l'amour, cette irritation constante ? De l'amour, cette blessure ? De l'amour, ces heures passées à pester au milieu des toiles enduites, muettes, en attente ?

En revanche, ce soir, devant le miroir de la salle de bains, il avait éprouvé une satisfaction nouvelle à se couvrir le visage et les mains de fard ; plus il se noircissait la peau, plus ses sentiments devenaient clairs ; en se cachant des yeux de tous, il s'apercevait enfin : oui, il était jaloux, jaloux à crever parce qu'il aimait Onze-heures-trente à en crever. Sa résolution était prise : il allait lui dire combien il l'aimait et combien elle le faisait souffrir.

Elle s'arrangerait avec ça.

Mais lorsque Onze-heures-trente l'avait rejoint dans le hall, douce et majestueuse dans une robe Renaissance, il avait été intimidé. La connaissait-il vraiment ? Ne lui était-elle pas un peu étrangère ? De quel droit allait-il l'assommer avec son amour et sa jalousie ?

Etaient-ce des choses qui l'intéressaient ?

Pendant le trajet en voiture, il avait tenté de se rassurer en renouant contact avec elle.

 C'est une jolie découverte de te voir ainsi ! Finalement, tu aurais pu être blonde.

Il s'agaçait du ton mondain qu'il ne pouvait s'empêcher de prendre.

 Nous devrions peut-être songer, dans un mois, à faire un séjour à la mer, non ?

Insupportable ! Il s'adressait à la femme de sa vie sur le ton d'un dandy lors d'un vernissage. Il jouait, il était poli, exquis, il endossait un rôle.

 J'aimerais passer plus de temps avec toi.

Comme c'était plat ! Cela venait-il de ce qu'il parlait platement ou de ce qu'il sentait platement ? Comment avait-il pu laisser le dialogue se raréfier entre eux au point que tout échange résonnait dans un vide solennel ?

Leu entrée à l'hôtel de Beaumont provoqua un murmure flatteur qui le réchauffa. Il comprit qu'on trouvait audacieux qu'un homme prît, auprès de sa femme, le masque d'Othello. Oui, vous avez bien compris, je suis jaloux, je le montre à la face du monde, je suis atrocement jaloux parce que j'en suis atrocement amoureux.

 Venez, dit Etienne de Beaumont, il faut absolument que Man Ray vous photographie.

Ils posèrent devant l'artiste américain, Adolf roulant des yeux courroucés, Onze-heures-trente prenant, d'une manière étrangement convaincante, l'attitude de la colombe injustement soupçonnée.

Du jazz inondait les salons. Il y avait là une quinzaine de Cléopâtre et vingt Hamlet qui

esquissaient des pas de charleston. Par politesse, le comte de Beaumont s'était enlaidi à

l'extrême en se grimant en Richard III. Collants et justaucorps révélaient des anatomies intéressantes, des cuisses galbées, des fesses puissantes et la rumeur parcourait les lieux qu'il y aurait aux environs de minuit un concours de mollets.

Un groupe de jeunes gens entourèrent Onze-heures-trente et commencèrent à rire de ses reparties. Adolf s'éloigna et, après avoir participé mollement à quelques conversations, s'appuya contre une fenêtre et, protégé par son maquillage, se laissa tomber au milieu de ses pensées. Pourquoi est-ce que je me laisse envahir par elle ? Je lui fais trop de place dans MA vie. Regarde-la, elle s'amuse, elle vibre, elle est saine, chaude, érotique. Elle a moins besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Cela ne peut pas continuer ainsi. Je n'ai pas le droit de perdre la maîtrise de ma vie. Je ne dois pas me laisser dominer par autrui.

 Othello est bien sombre, ce soir.

Une femme avait interrompu sa méditation. C'était une longue personne faite d'un seul trait de crayon, souple, dont les cheveux ondulés avaient trois blonds différents, un blond sable, un blond doré et un blond fauve, trois blonds tressés et vigoureux, de la bonne santé sauvage qui ruisselait jusqu'à ses reins.

 Ophélie, je présume ?

 Bien vu. Une Ophélie qui se noie dans le sherry, dit-elle en levant son verre à la hauteur de ses yeux en demi-lune.

Là aussi, dans ses prunelles, Adolf nota une profusion de tous les bruns, du beige jusqu'au noir, en passant par le noisette, le sienne, le safran, le brique, l'acajou... avec une touche de vert.

 Quelle imagination, murmura-t-il.

 De quoi parlez-vous ?

 De vos couleurs. Vos parents en vous concevant se sont montrés de bons coloristes.

Elle soupira, mi-agacée, mi-gênée.

 Vous avez une pointe d'accent allemand, non ?

 Je suis Adolf H., je viens de Vienne.

 Adolf H. Et moi de Berlin ! s'exclama-t-elle.

Ils se sourirent franchement. Autriche et Allemagne, cela devenait la même patrie, vu de l'exil parisien.

 Je m'appelle Sarah Rubinstein. Je suis nez.

Elle montra deux admirables narines qui se relevèrent quand on parla d'elles.

 Vous faites des tableaux avec les odeurs ?

 J'essaie. Je finis de me former à Paris chez Guerlain. Je ne retournerai qu'ensuite en Allemagne pour fabriquer mes parfums.

 Que se passe-t-il en Allemagne ? demanda Adolf.

Sarah lui raconta l'époque troublée que traversait son pays, les difficultés qu'avait la

République de Weimar à s'imposer. Née d'une défaite, issue du traité de Versailles en 1918, la République passait pour une punition humiliante aux yeux de nombreux allemands.

 Cela laisse une trop grande place aux extrémistes. A droite comme à gauche. Les communistes gagnent des voix et les nationalistes de droite aussi, surtout que ceux-ci n'hésitent pas à faire jouer la corde antisémite.

 Ah oui ? fit Adolf.

Elle baissa les yeux comme si elle allait dire quelque chose d'impudique.

 Comme vous vous en doutez depuis que vous connaissez mon nom, je suis juive.

 Moi, je ne le suis pas, dit Adolf, bien que je me fasse traiter de youpin à cause de ma peinture.

 Ah bon ? Vous n'êtes pas juif ? Adolf H. ? Je croyais...

 J'y vois comme un reproche.

Elle rougit, embarrassée.

 Excusez-moi, l'habitude. Je suis issue d'une famille sans doute excessivement militante. Mon père est l'un des chefs du mouvement sioniste.

 C'est-à-dire ?

 Il milite pour la création d'un Etat juif indépendant.

Ces considérations étaient à mille lieues des pensées quotidiennes d'Adolf, tout entières absorbées par son art et sa jalousie. Cela lui fit l'effet d'un changement rafraîchissant.

Il continua à s'informer sur la situation politique allemande.

Je sens que la République va se durcir à droite, ajouta Sarah, une droite nationaliste qui contestera le traité de Versailles. Mais je ne crains pas trop un danger de l'extrême droite, même si sa démagogie peut trouver des oreilles.

 Pourquoi ?

 Ils n'ont pas d'orateurs. La démagogie ne réussit que si elle est pratiquée par un brillant tribun. Pas de séduction sans séducteur. Qui y a-t-il à l'extrême-droite ? Röhm ? Un militaire capable de mobiliser des soldats nostalgiques, mais pas plus. Goebbels ? Il trop laid et trop arrogant pour réussir.

 Cela fait du bien d'avoir des nouvelles du pays, conclut Adolf H.

Ils se frayèrent un chemin pour se servir à manger au buffet élisabéthain.

Entre deux aigrettes et un turban, Adolf aperçut Onze-heures-trente en discussion animée avec un très beau page...

Adolf sentit son cœur s'arrêter.

Lui ! Lars Ekström ! L'amant suédois ! Le danseur !

Onze-heures-trente, le rouge aux joues, semblait insister pour obtenir quelque chose de lui. Elle jeta quelques coups d'oeil inquiets autour d'elle, il sembla lui accorder ce qu'elle voulait, la prit par le bras et ils disparurent en montant l'escalier.

Adolf songea qu'ils allaient chercher à se réfugier dans une chambre pour...

 Quelque chose qui ne va pas ? demanda Sarah.

Il sursauta. Fort heureusement, son maquillage nègre avait dû dissimuler ses émotions. Il sourit.

 Non, je songeais à quelque chose qui me ferait plaisir... et qui vous concerne...

 Ah oui ?

 Oui. J'aimerais vous peindre.

 En Ophélie ?

 En Ophélie sortie du bain. En Vénus plus exactement.

Sarah devint pourpre.

 Vous voulez que je me montre nue devant vous ?

 Oui

~ C'est impossible. Je ne peux me montrer ainsi… qu'à un homme avec qui je ferais l'amour.

 C'est aussi ce que je voulais dire.

Sarah eut un haut-le-corps. Adolf ne lui laissa pas le temps de s'indigner.

 Vous ne voulez pas parce que vous êtes raciste ?

 Pardon ?

 Vous ne voulez pas coucher avec un nègre ?

Sarah éclata de rire. Adolf continua en la couvrant je son regard bleu pervenche.

 Ou alors vous avez peur de ce que vous allez découvrir après démaquillage ?

 Je sais parfaitement à quoi vous ressemblez, monsieur Adolf H.

A l’insolence du ton, à l'éclat du regard, Adolf comprit que ce qu'il venait de désirer n'était peut-être pas impossible.

 Il va abandonner la politique, c'est certain. Il est beaucoup trop déprimé.

L'éditeur Adolf Müller et Joseph Goebbels regardaient avec tristesse la silhouette cassée d'Hitler, qui, comme chaque jour, passait plusieurs heures à fixer les eaux mornes et plates du lac Tergern.

Les nuages stagnaient, se dédoublant à la surface, immobiles, écrasants, pachydermiques. La nature s'était figée. Même les oiseaux planaient sans avancer.

 Ma femme, dit Müller, a peur qu'il ne joue les Louis II et qu'il ne se noie. Je le fais surveiller en permanence. Il dort dans notre chambre d'amis, je lui ai enlevé son arme et je l'entends marcher toute la nuit.

 C'est un grand malheur. Le Parti a plus que jamais besoin de lui. Il doit se présenter à l'élection présidentielle.

 Faites encore patienter les militants, dit Müller. Vous êtes le seul, après lui, à savoir

parler aux foules.

Müller n'éprouvait aucune sympathie pour Goebbels mais il devait reconnaître que celui-ci avait le don d'éloquence ; il n'avait pas le charisme d'Hitler mais il en possédait la rhétorique et le savoir-faire faire.

« Il y a des physiques qui vous obligent à avoir talent », songea-t-il, en étudiant pour la vingtième fois l'aberrante constitution du docteur Goebbels.

L'anatomie de Goebbels donnait l'impression qu’il y avait une erreur. Soit la tête était trop grosse, soit le corps était trop petit, en tout cas, la tête n'allait pas avec le corps. La nuque essayait de jouer les intermédiaires, elle se redressait pour faire tenir, ce crâne trop large, trop lourd, trop rond, dans la continuité du dos, pour l'empêcher de tomber en avant.

Son corps tendu et frétillant semblait celui d'un goujon qui tenterait de maintenir un ballon à la surface de l'eau. De plus, lorsque Goebbels marchait, on se rendait compte que le corps n'était pas accordé avec lui-même : une jambe plus courte, soulignée par un pied bot, excluait la symétrie. Tous les membres de Goebbels faisaient penser à un animal, mais aucun au même animal ; il avait des pattes de moineau, le cul bas d'un poney, le torse étroit d'un singe paresseux, une tête de hibou, les yeux enfoncés d'une fouine et le nez agressif d'un pinson des Galápagos. Ainsi lorsque Müller entendait ce bâtard issu d'une arche de Noé parler de la pureté raciale, attaquer l'horrible Juif corrupteur au nez crochu, vanter l'Aryen blond, grand, puissant, au torse en V et aux cuisses musculeuses, annoncer au micro des mesures médicales pour contrôler les naissances et empêcher la reproduction des handicapés, Müller fermait les yeux pour se concentrer sur la belle voix chaude de Goebbels et éviter un sentiment de malaise. Peut-être, au fond, Goebbels était-il un plus grand orateur qu'Hitler car il fallait un talent hors du commun pour défendre l'hygiénisme et la race des seigneurs à partir d'un tel physique.

Comme si Goebbels avait deviné le cours de ses pensées, il lui dit avec simplicité :

 Je ne suis qu'un numéro deux. Rien d'autre. Je suis amoureux de notre Führer, je veux le servir et, quelles que soient mes convictions, je ne resterai pas au parti national-socialiste s'il n'en est plus le chef.

 J'ai tout essayé, soupira Müller, pour le ramener à la vie depuis le suicide de Geli.

Espérant réveiller son sens du combat, je lui ai montré les insanités qu'écrivaient les journaux qui l'accusent d'avoir eu des relations perverses avec Geli, de l'avoir tuée pour qu'elle se taise, etc. Rien n'y fait. Il a perdu toute agressivité. Il s'est contenté de me dire : «

Si j'avais voulu la tuer pour éviter un scandale, je ne l'aurais pas exécutée chez moi avec mon revolver. »

 Il a raison.

 Le problème n'est pas là. Personne ne songe sérieusement à l'accuser puisqu'il était à Nuremberg. Le problème est qu'il veut renoncer à la politique et qu’il est au bord du suicide.

 C'est une tragédie. Jamais nous n'avons été si proches du but. Il sera élu s'il rentre

vite en campagne.

Pendant que les dirigeants nazis s'alarmaient, Hitler fixait l'horizon monotone des eaux. Le lac était devenu désormais la pierre tombale de Geli. Il considérait le marbre gris à

peine liquide et lui adressait toutes ses pensées. Il lui parlait d'amour. Il avait oublié qu'il avait, sans aucun doute, causé le suicide de la jeune fille. Il n'éprouvait aucune culpabilité.

Sans saisir de rapport entre sa proposition de mariage et la mort, il expliquait ce geste comme il expliquait tous les gestes de Geli : il ne l'expliquait pas. Explique-t-on un oiseau ?

Le chant d'un oiseau ? La grâce d'un oiseau ? Les sautes d'humeur d'un oiseau ? Geli n'avait jamais été qu'un tout petit être charmant débordant de vie qui produisait de la lumière et de la joie autour de lui. Il ne venait pas à l'esprit d'Hitler de lui prêter une psychologie complexe, une vie intérieure. Il pleurait en bloc, non pas tant Geli elle-même que ce qu'il avait perdu.

Lorsque la police l'avait interrogé sur les raisons éventuelles du suicide, Hitler n'avait rien trouvé à répondre, sinon évoquer un vieux souvenir, celui du voyant qui, lors d'une séance de spiritisme, avait annoncé à Geli qu'elle ne mourrait ni de vieillesse ni de mort naturelle. D'ailleurs, Hitler était irrité qu'0n lui parlât tant de suicide, qu'on cherchât des raisons, cela lui paraissait masquer le point essentiel : Geli était morte, voilà tout, elle ne vivait plus avec lui dans son appartement, elle lui manquait. Le reste...

Il parlait au lac, lui disait sa tristesse et, dans le même temps, il éprouvait un soulagement. Les femmes, c'était fini pour lui. Après Mimi, après Geli, il n'aimerait plus.

Non pas qu'il souhaitât éviter de nouveaux suicides — ah, cette manie de psychologiser et de vouloir prêter des raisonnements aux femmes ! —, non, il n'aimerait plus parce qu'il avait pu déchiffrer les signes du Destin. La Providence, chaque fois, écartait ses amours. Elle le voulait chaste. Diligente, prévoyante, elle faisait le vide autour de lui, elle le remettait sur la voie, elle le pressait de parcourir son chemin, elle lui désignait son unique horizon : l'Allemagne.

Hitler soupira. Au fond, il avait montré de la paresse à comprendre. Tout lui avait été

délivré à dix-huit ans, lorsqu'il avait assisté à la représentation de Rienzi. Le Destin lui avait soufflé toute sa vie à l'oreille mais il n'avait pas osé comprendre. Maintenant, il savait les paroles par cœur. « Oh si, j'aime. Avec une passion ardente, j'aime ma fiancée, depuis le premier jour où j'ai commencé à penser, depuis que la splendeur des ruines m'a appris notre ancienne grandeur. Cet amour me fait souffrir quand ma fiancée est battue, maltraitée, humiliée, mutilée, déshonorée, conspuée et moquée. Je lui dédie toute ma vie, à elle seule, je lui ai donné ma jeunesse, mes forces. Je veux la voir couronnée reine du monde. Tu le sais, ma fiancée, c'est Rome ! ! » Il suffisait de mettre l’Allemagne à la place de Rome et l'on avait le chemin d'Hitler.

Il savait que l'appareil nazi s'inquiétait de son silence. Il savait qu'il pouvait gagner l'élection présidentielle. Il savait qu'il le ferait. Pour l'heure, il rassemblait ses forces avant de bondir et faisait sentir aux autres à quel point ils avaient besoin de lui pour la bataille. Il

prétendrait n'avoir réparé ses nerfs que lorsque les leurs seraient sur le point de se briser.

 Et comment appelleras-tu ce tableau ? demanda Neumann dont le regard passionné ne quittait plus la toile.

Le Dictateur vierge.

Adolf prit un pinceau fin en soie et s'approcha du chevalet.

 Tiens, j'écris le titre dans le cadre. Le Dictateur vierge par Adolf H.

Une fois les lettres tracées de son écriture ronde presque enfantine, il s'éloigna pour juger de l'ensemble.

Il avait réussi une composition surprenante.

Un homme nu au teint cireux, émasculé, l'entrejambe lisse et dépourvu de toute pilosité, marchait sur une population d'individus pas plus gros que des souris. Les victimes brandissaient des petits drapeaux noirs où venait gicler leur sang. Le peuple écrasé était composé d'individus tous différents par la couleur, la taille, la race, la beauté ; il y en avait même deux qui ressemblaient au géant, les deux qu'il étranglait entre ses orteils. Des séraphins, dans l'angle droit du ciel, jouaient de la musique mais l'on voyait, à l'énorme poing qui, menaçant, montait vers eux, qu'ils seraient, eux aussi, pulvérisés.

 Il ressemble à un nourrisson, objecta Neumann.

 Justement. Rien de plus égoïste qu'un nourrisson. Il tend la main, il arrache, il broie et porte tout à sa bouche. L'être humain au premier jour est un monstre sans conscience car sans conscience d'autrui. Nous avons tous commencé par être des tyrans. C’est la vie, en nous contredisant, qui nous a domestiqués

 Est-ce Mussolini ?

 Pas du tout. Mussolini est un dictateur, certes mais il n'est pas le pire que la terre puisse porter Parce qu'il est encore en contact avec la réalité, il a une femme, des maîtresses, des enfants, c'est un mâle latin.

 Tu veux dire qu'il pourrait y avoir pire que Mussolini ?

 Ou que Staline ? Oui, Neumann, c'est possible. Théoriquement envisageable.

Neumann ne releva pas l'insulte concernant Staline. Il savait que son ami était un violent anticommuniste et, revenant lui-même d'un troisième voyage à Moscou qui l'avait laissé plutôt perplexe, il ne voulut pas se lancer dans une polémique néfaste à leurs retrouvailles.

 As-tu vu Onze ? demanda Adolf.

 Oui, nous avons bavardé un peu. Je l'ai trouvée un peu... affectée.

 N'est-ce pas ? fit fièrement Adolf.

Depuis plusieurs mois qu'il vivait aux yeux de tous sa liaison avec Sarah Rubinstein, il ne savait pas ce qui lui procurait le plus de satisfaction, les heures passées avec sa

maîtresse ou la jalousie d'Onze-heures-trente. Elle n'avait pas osé critiquer ouvertement cette liaison mais Adolf surprenait de temps en temps des yeux rouges, des crispations de mâchoires, des gestes réprimés qui révélaient qu'elle bouillait. Quant aux moments partagés avec Sarah, la longue et souple blonde aux trois blonds, ils lui redonnaient le goût de son corps, du corps de la femme, et de ce jeu passionnant, imprévisible, toujours nouveau, qui consiste à donner et à prendre du plaisir.

 Onze est une fille bien, tu sais ? dit Neumann avec tristesse. Elle ne mérite pas que...

 Je me sens vivant, Neumann. C'est tout simple, j’ai du plaisir à me sentir vivant.

Depuis que je trompe Onze, je me suis souvenu que j'existais.

 Ce n'est pas juste. Tu étais encore plus vivant quand vous vous êtes rencontrés.

 Le succès m'a fait du mal, c'est vrai. Je me suis vidé dans le travail. Onze en a fait les frais mais n'oublie pas que c'est elle qui a donné le premier coup de couteau dans notre histoire.

 Qu'est-ce qui te prouve que...

 Est-ce que tu peux nous laisser, Neumann ? dit Onze-heures-trente qui fit une entrée bruyante dans l'atelier. J'ai tout entendu, mais je ne veux pas que tu prennes ma défense. J'y arriverai toute seule. Et puis, de toute façon, moi je ne me défends pas, j'attaque.

Sans un mot, presque sur la pointe des pieds, Neumann quitta l'atelier.

Onze-heures-trente vint se placer devant Adolf, releva le menton vers lui, planta ses yeux dans les siens.

 Ça ne peut plus durer. Tu dois choisir : c'est elle ou moi.

Adolf se sentit réchauffé par une onde de satisfaction.

 Qu'est-ce que c'est que cet ultimatum ? Est-ce que moi, je t'ai demandé de choisir entre ton danseur et moi ?

 Non. Mais j'aurais bien aimé.

 Ah oui ? Et tu aurais choisi ?

 Toi. Sans hésiter.

Malgré l'agressivité avec laquelle elle lui avait lancé cela, il avait envie de l'embrasser sur les joues qu'elle avait rouges de fureur.

 Alors maintenant, assez joué, tu choisis : c'est ta Juive allemande ou moi !

 Mais c'est toi, Onze. Toi sans hésiter.

Les yeux de la petite femme s'embuèrent immédiatement ; elle n'osait croire à sa joie, elle balbutia :

 C'est vrai ? C'est bien vrai ?

 Oui. Sarah est une femme bien, très bien, mais… Bref, c'est toi.

Elle prit son élan, ses jambes entourèrent la taille d'Adolf, elle se retrouva nez à nez avec lui et le couvrit de baisers.

 Je veux que tu me fasses un enfant, dit-elle.

 Comme ça ? Là ? Tout de suite ?

 Non. Dès que tu auras rompu avec elle.

Adolf grimaça à l'idée de la scène difficile qu'il allait avoir avec Sarah.

 D'accord, je m'en charge, dit Onze-heures-trente.

 Non. Je ne suis pas un lâche. Je dois...

 Bien sûr, mais je vois d'ici la scène : « Je te quitte parce que ma femme l'exige ; je le regrette, je ne voudrais pas. » Et hop ! on repasse au lit une dernière fois pour se séparer bons amis. Non, non, merci, très peu pour moi. Assez partagé. Quitte à passer pour une salope, je vais y aller moi-même.

Elle disparut un instant et revint, habillée, chapeautée, gantée. De son sac noir en velours, elle sortit un revolver et le dirigea, avec le plus grand naturel, vers Adolf.

 Allonge-toi sur le lit.

 Pardon ?

 Adolf, ne discute pas, je n'ai pas le temps. Allonge-toi sur le lit que je puisse t'attacher.

 Mais...

 Adolf, ne m'agace pas. Je viens de passer des mois terribles à cause de toi, je suis à

bout de nerfs, j'ai encore une commission à faire à ta maîtresse alors, s'il te plaît, ne me chauffe pas le cerveau et obéis-moi vite sinon je risque d'être maladroite avec ce petit joujou dont je n'ai pas l'habitude. Allonge-toi.

Une fois qu'elle l'eut solidement attaché aux barreaux du pied et de la tête de lit, elle l'embrassa sur la bouche et claqua la porte.

Adolf resta étendu sur le dos, privé de toute liberté, sans aucun autre mouvement possible que la respiration.

Deux heures plus tard, Onze-heures-trente revint. Elle s'assit près du lit et sourit à

Adolf.

 Sarah a compris. Elle m'a dit qu'elle t'aimait mais que, visiblement, il était impossible de t'aimer autant que moi. Elle s'est retirée du jeu. Elle n'est pas sotte.

Elle enleva son manteau et ajouta, amusée :

 Il faut dire aussi qu'elle n'avait pas d'arme. Enfin… juste un couteau...

Elle se déshabilla complètement et monta sur lui.

 Alors, cet enfant, on le fait ?

 Tu me détaches ?

 Non. Plus jamais.

Dans les mois qui suivirent, Onze-heures-trente et Adolf vécurent un renouvellement de leur amour. Il prit la peine d'écrire une lettre sincère à Sarah pour lui expliquer que, si Onze l'exigeait... tant qu'il y aurait Onze dans sa vie... et que de toute façon, il ne quitterait

jamais Onze...

Au printemps 1929, Onze-heures-trente fut prise de nausées subites. Transporté de joie, Adolf pensa qu'elle était enfin enceinte.

Il l'amena chez le docteur Toubon, le médecin qui avait le meilleur diagnostic de Paris, et attendit dans la salle d'attente d'un mauvais goût prétentieux l'heureuse confirmation qu'il allait être père.

Le docteur Toubon passa la tête par la porte et lui demanda de le rejoindre dans son bureau. Onze n'était pas là, elle se rhabillait à côté.

 Monsieur H., il va falloir être très courageux. Votre femme est atteinte d'une forme sévère de tuberculose. Je ne suis pas optimiste. Pour être franc, ses jours sont comptés.

D'abord il se fait désirer.

Il donne un rendez-vous. Toujours loin dans le temps. Toujours incertain. Car, pour se rendre précieux, il a fait courir la rumeur que ses nombreuses responsabilités le contraignent parfois d'annuler. C'est faux mais qui le sait ? Du coup, ce n'est plus Hitler qui attend la foule mais la foule qui attend Hitler. Qui l'espère.

Le jour dit, il met en scène son apparition. Il exige que le lieu de réunion, quel qu'il soit, ait perdu son aspect ordinaire ; des drapeaux, des bannières, des rangées de chaises, des pyramides de tribunes, des haut-parleurs, des projecteurs lui ont ôté son aspect habituel ; la foule entre dans un quotidien métamorphosé, embelli, réenchanté. Ensuite, il se fait attendre. Il organise avec précision son retard. Il a calculé le temps exact nécessaire à

une foule pour devenir tendue, impatiente, sans être bafouée ni furieuse. Il sait alors entrer rapidement et bondir sur la tribune telle une solution.

Il bouge vite. Ses gestes sont précis, nerveux. Il sait qu'il doit surprendre par son énergie. La foule ne le connaît que par ses effigies, ses photographies lentes et silencieuses, élaborées avec son ami Hoffmann, qui le font paraître noble et pensif. Maintenant, il doit, en quelques secondes, montrer les qualités opposées. C'est à ce prix-là qu'on fascine, à ce prix-là qu'on est une star. Il le sait, il a étudié les vedettes de cinéma. Seule la cohabitation des extrêmes dans une même personne entretient l'appétit de la foule. Greta Garbo règne sur le monde car sa beauté hautaine, polie, digne d'une statue antique, est contredite par ses gestes embarrassés de femme trop grande qui a honte de dominer, ces pas de danseuse maladroite qui va tomber, ses regards émus d'être trop sensible, sa nuque d'oiseau blessé.

Hitler travaille dans les mêmes zones de contraste : après avoir imposé l'image d'un visionnaire calme aux yeux d'azur, au physique alangui, perdu dans des rêveries sublimes, il va montrer, en chair et en os, une énergie coupante, mordante, virtuose, fébrile donnant L'idée qu'une invincible force le dépasse lui-même.

Il est là. Il fait face à la foule. Ce ne sont encore que les préliminaires.

La foule est une femme ; la femme est longue à venir ; Hitler est un grand amant parce qu'il est encore plus lent qu'elle. Dès le départ, il livre des arguments, des idées, mais il donne peu. Il traîne. Il retient. Il veut créer l'envie dans la foule. Il veut qu'elle s'ouvre. Il garde ses assauts pour plus tard. Par contre, lorsqu'il s'échauffera, il sera fort, bandant, inépuisable.

En amour, on appelle ça un étalon ; en politique, un démagogue. Le secret de la réussite, c'est de ne penser qu'à la jouissance de l'autre.

Hitler commence à faire frémir la foule. Elle applaudit. Elle veut participer. Il l'attise, la laisse faire, la retient, plaque sa bouche sur la sienne pour l'empêcher de crier. Il va et vient, il se retire, il enlève son bâillon : elle exulte.

Il redonne l'assaut. Elle s'étonne. Quoi ? Déjà ?

Il va. Il insiste. Elle suit. Elle crie. Il continue.

Elle gémit. Il change de rythme. Elle ronronne et se plaint à la fois. Il accélère. Le cœur s'emballe. Elle jouit

Il enchaîne immédiatement. Non. Elle n'en peut plus. Elle est convaincue. Elle a compris. Personne n'est meilleur. Si. Il insiste et curieusement, elle repart avec lui.

Maintenant, sa volonté est vaincue, elle lui appartient, il est son maître, il fait d'elle ce qu'il veut. Il est son présent, son avenir car il est déjà son meilleur souvenir.

Elle jouit encore, et encore, et encore.

Maintenant, elle ne distingue même plus les pics de l'orgasme, elle n'est plus qu'abandon. Elle hurle continuellement.

Et pendant qu'il la laboure, elle lui promet tout ce qu'il veut. Oui. Avec toi. Plus sans toi. Jamais.

Il se retire d'un coup et disparaît.

Elle a subitement mal.

Contre la douleur s'élèvent des musiques. Pour se remettre, la foule chante. Elle redescend dans le monde normal.

Oui, c'est promis. Il reviendra.

Hitler s'est déjà réfugié dans sa voiture. Ensuite, il sautera dans un avion pour rejoindre une autre ville qui l'attend déjà.

Il fait jouir la foule mais lui n'a pas joui.

Il la méprise pour avoir joui si facilement sans que lui ait joui.

Et dans le mépris, il se sent supérieur.

Et dans ce mépris, il garde le pouvoir.

Et dans sa frustration, il trouvera la force de recommencer une heure plus tard.

Matin blafard sur l'avenue du Bois.

De sa fenêtre, Adolf H. suivait le va-et-vient sinistre et silencieux des huissiers dans la cour ; ils emportaient toutes les traces de son bonheur avec Onze-heures-trente.

« Pourvu que je tienne jusqu'à... »

Depuis 1929, la crise économique avait ravagé le marché de l'art, les acheteurs avaient disparu, la plupart parce qu'ils étaient ruinés, les rescapés parce qu'ils cherchaient des placements plus sûrs que la peinture moderne, et les rares milliardaires inamovibles qui pouvaient toujours dépenser sans craindre attendaient cependant que l'inflation et les prix baissent encore. Adolf ne vendait plus, n'avait plus de cote, mais il devait malgré tout honorer ses dettes.

«Pourvu que je tienne... »

Adolf ne voulait pas qu'Onze connût leur déchéance. Comme elle n'avait plus la force de sortir de son lit, il était parvenu à maintenir l'illusion de leur train de vie ; elle ignorait que, derrière sa porte, la maison était entièrement vide de ses meubles et que ne demeurait plus à leur service qu'une femme de chambre trop attachée à Onze pour partir bien qu'elle ne fut plus payée depuis trois mois. Même les toiles inachevées de l'atelier venaient d'être emportées ce matin.

 Des toiles inachevées, mais qu'allez-vous en faire ? s'exclama Adolf devant l'huissier.

 Les vendre au prix de la toile ; quelqu'un d'autre pourra toujours repeindre par-dessus, répondit maître Plissu avec sa prononciation onctueuse qui semblait savourer chaque mot comme un bonbon.

Adolf n'avait même pas eu la force de s'indigner. Protester ? A quoi bon ? L'univers est injuste, je le sais. Et puis il y a plus grave. Il n'y avait plus place que pour la tristesse en lui. Il songeait à ce petit corps autrefois si plein de vie qui s'éteignait lentement dans la pièce d'à

côté.

 Puis-je vous parler ? Adolf sursauta.

Au fond de la pièce déserte et glacée se tenait le docteur Toubon.

Docteur Toubon, maître Plissu, médecin, huissier, tous ces personnages officiels et interchangeables, grands phoques gras couverts de noir avec une moustache témoignant de leur sérieux, voix douces et huilées qui ont un timbre si opposé aux catastrophes qu'elles annoncent. Discrétion. Politesse. Horreur. Depuis des semaines leurs allées et venues, aussi impersonnelles et bien réglées que des funérailles, lui arrachaient morceau par morceau ce à quoi il tenait le plus, sa vie avec Onze, l'espoir d'une vie ave Onze...

 Je suis venu vous dire que votre femme n'en plus que pour quelques heures.

 Non !

 Monsieur H., j'ai admiré votre courage et la profondeur de votre affection durant cette épreuve. Par respect pour votre comportement, je vous dois la vérité. Elle n'arrive

presque plus à respirer ; elle ne passera pas la journée.

Adolf laissa tomber sa tête contre la vitre. Voilà, il entendait la phrase qu'il redoutait depuis des mois, la phrase contre laquelle il s'était battu, contre laquelle il avait mobilisé

son énergie et son amour. Tout était détruit. Rien de tout ça n'avait servi. Fini. A son temps, à son heure, la mort arrivait quand même.

 Il faut que vous considériez, monsieur H., que, pour votre femme, il s'agira d'une véritable délivrance.

Pauvre petite Onze si brave, si enjouée, qui s'affaiblissait sans se plaindre, passant ses dernières heures devant le tableau, l'unique tableau que les huissiers n'avaient pas emporté, son Portrait en géante.

Adolf sentit que le chagrin allait le déborder et s'enfuit. Dans l'escalier, il croisa Neumann qui venait leur tenir compagnie, comme chaque jour.

 Neumann, elle n'en a plus que pour quelques heures. Va dans sa chambre. Moi, j'ai une course urgente à faire.

 Mais où vas-tu ?

 Il faut que j'y aille.

 Adolf ! Reviens !

 Une course. C'est pour elle.

Adolf courait sur les trottoirs gris. Le vent glacé n'arrêtait pas ses larmes. Il sentait trop de vie, trop de force en lui, quelque chose d'inépuisable et d'inutile qu'il aurait voulu donner à Onze.

Arrivé rue Desbordes-Valmore, il s'engouffra au 12 et gravit les étages. Il sonna plusieurs fois avec angoisse, ne laissant pas la sonnerie reprendre son souffle.

Lars Ekström, en robe de chambre, ouvrit enfin la porte. Il recula de peur lorsqu'il vit Adolf sur son palier mais celui-ci l'attrapa par le bras en le suppliant.

 Venez. Onze va mourir. Je souhaite que vous soyez aussi à son chevet.

 Mais...

 Non, je ne vous en veux pas. Elle vous a aimé. Il serait bien que, pour sa dernière heure, elle ait auprès d'elle les deux hommes qui l'ont tenue dans leurs bras.

 Mais...

Adolf regarda les beaux pieds nus et suppliciés du danseur. « Qu'il est bête, songea-t-il en voyant ses pieds... mais peu importe. Onze l'aime. »

Un jeune homme nu, une serviette-éponge autour des reins, arriva dans le dos de Lars Ekström et demanda d'une voix ensommeillée :

 Qu'est-ce qui se passe ?

 Rien, dit le danseur, c'est le mari d'une amie. Retourne te coucher.

L'éphèbe disparut.

 Vous vous trompez, dit Lars Ekström, je n'ai jamais été l'amant de votre femme.

Elle m'avait demandé de vous le faire croire pour...

 Pour ?

 Pour vous rendre jaloux.

Adolf s'abattit contre le mur. Il manquait d'air. Non pas ça. Pas deux fois. Il y avait eu deux mensonges dans la vie d'Onze. Faire croire qu'elle avait connu beaucoup d'hommes pour qu'Adolf n'eût pas peur de sa virginité. Puis le persuader qu'elle le trompait afin qu’il se réveillât de son indifférence. Alors... il était le seul ? Le seul homme de son existence ?

Onze...

 Ça ne va pas ? Vous voulez boire quelque chose ? Entrez...

Adolf dévala l'escalier et courut comme un dératé Onze... il ne devait pas perdre une minute. Il avait peur d'elle désormais. Onze. Tant d'amour depuis toujours. Tant de fidélité... Tant... Non, on n'avait pas le droit de lui enlever ça.

Il déboula dans la chambre sombre et s'affala sur le lit, baisant éperdument les minuscules mains moites.

 Onze... mon petit amour...

 Eh bien, où t'étais, mon Boche ? Je m'inquiétais.

 Je... je viens d'apprendre par Lars que...

 Laisse tomber. Réchauffe-moi.

Il prit Onze contre lui ; elle ne pesait rien, il ne retrouvait aucune des sensations qu'il avait tant de fois éprouvées. Elle, au contraire, se frottait contre lui en femme amoureuse, appréciant toujours ce corps qu'elle adorait.

 On s'est bien marré, non ?

 De quoi tu parles ? Pourquoi parles-tu au passé ?

 Arrête. Je sais.

Elle toussa et répéta, négligeant l'interruption :

 On s'est bien marré, non ?

Dévasté par l'émotion, Adolf eut du mal à articuler distinctement :

 Oui. On s'est bien marré.

Il n'osait plus la regarder, il n'osait pas la serrer trop fort contre lui, il avait peur de la broyer.

 Mon Boche, il faut penser à l'avenir. Une comme moi, tu n'en trouveras plus.

 Onze... tais-toi.

 Je me tairai si je veux ! dit-elle avec une irritation dont elle n'avait plus les moyens physiques et qui provoqua une toux de plusieurs minutes.

Dans la pénombre, Adolf, tout à ce petit corps secoué dans ses bras, craignait à chaque instant que je fil de vie ne se brisât.

 Je ne te contrarie plus, Onze. Dis-moi ce que tu voulais me dire.

Elle reprit difficilement son souffle. Ses yeux étaient exorbités.

 Voilà. Je ne veux pas que tu te laisses aller. Tu dois peindre, tu dois vivre.

 Mais comment ? Pas sans toi.

 Regarde derrière le lit.

Adolf ne comprenait pas. Onze insista sur le souffle usé de sa voix :

 Lâche-moi et regarde derrière le lit.

Neumann augmenta l'éclairage de la veilleuse. Adolf contourna le haut lit aux lourds rideaux et découvrit, pâle, inquiète, bouleversée, Sarah Rubinstein appuyée contre le mur bleu.

 Sarah ?

 Après moi, c'est ce que tu peux trouver de mieux, dit Onze. Je l'ai fait venir pour ça. Evidemment, elle est pas d'accord mais tu lui feras un peu de charme. Je compte sur toi.

Adolf s'approcha de Sarah qu'il n'avait jamais retrouvée depuis leur séparation. Elle détourna les yeux vers le mince filet de lumière qui filtrait des volets clos.

Elle murmura d'une voix sans timbre :

 Onze a repris contact avec moi dès qu'elle a su qu'elle était malade. Je suis venue plusieurs fois quand tu n'étais pas là. Je...

Sarah se força à regarder Adolf. Ses yeux, en passant sur le lit, furent soudain traversés par un éclair de panique.

Adolf se retourna.

C'était trop tard. Onze était morte.

Hitler avait gagné. Il était le nouveau chancelier de l'Allemagne.

L'artiste raté, l'ancien clochard, le soldat incapable de prendre du galon, l'agitateur de brasserie, le putschiste d'opérette, l'amant vierge des foules, l'Autrichien devenu allemand au prix d'une astuce administrative prenait la tête d'un des pays les plus riches et les plus cultivés d'Europe.

Il avait crié tellement fort que certains l'avaient entendu. Ils avaient voté pour lui.

Il avait crié tellement fort que certains l'avaient trouvé ridicule. Ils s'étaient laissé

manœuvrer par lui,

Cent fois, mille fois, il avait pourtant proclamé ses démons : détruire les Juifs, supprimer les communistes, se venger de la France, s'étendre à l'est, puis à l'ouest... Il avait toujours dit que la guerre était un droit, que la guerre serait nécessaire. Jamais personne n'avait joué un jeu si agressif et si clair. Jamais personne n'avait fait de la haine l'unique ressort de la politique. On l'avait trouvé convaincant. On l'avait trouvé grotesque. Mais presque personne ne l'avait trouvé dangereux. Comment peut-on se montrer aussi sourd ?

Hitler n'était pas un menteur. Il livrait avec franchise ses vérités obscènes. Et cela même le protégeait. Car les hommes sont habitués à juger les êtres sur leurs actes, non sur leurs paroles. Ils savent qu'entre l'intention et la réalisation, il manque un chaînon : le pouvoir d'agir. Or, le pouvoir, ils venaient de le donner à Hitler. Peut-être pensaient-ils que

l'exercice du gouvernement allait modérer l'extrémiste, comme il est d'usage ? Qu'Hitler allait se calmer en apprenant la dure loi de la réalité ?

Ils ignoraient qu'ils n'avaient pas désigné un homme politique, mais un artiste. C'est-à-dire son exact contraire. Un artiste ne se plie pas à la réalité, il l'invente. C'est parce que l'artiste déteste la réalité que, par dépit, il la crée. D'ordinaire, les artistes n'accèdent pas au pouvoir : ils se sont réalisés avant, se réconciliant avec l'imaginaire et le réel dans leurs œuvres. Hitler, lui, accédait au pouvoir parce qu'il était un artiste raté. Il avait répété depuis dix ans : « Nous prendrons le pouvoir légalement. Après... »

Après, le pouvoir, c'était lui.

Dans le même temps, un homme avait perdu le sommeil. Il avait cru faire son métier, il avait déclenché une catastrophe. Comment aurait-il pu prévoir ?

Le docteur Forster avait suivi avec inquiétude l'émergence politique de l'estafette Hitler, son patient de Pasewalk en 1918, dont il avait soigné l'aveuglement hystérique en le persuadant que Dieu lui avait donné la mission de sauver l'Allemagne. Il pensait le guérir sous hypnose, or il lui avait inoculé une maladie. Maintenant que cet homme était à la tête du pays, le docteur Forster conclut qu'il était de son devoir de parler, même s'il violait le secret médical. Il annonça, lors d'un de ses cours à l'université de Greifswald, qu'Hitler était un névrosé traité par suggestion et par hypnose et qu'il allait rendre public son dossier psychiatrique.

La Gestapo réagit sans attendre. Le docteur Forster fut immédiatement suspendu de son poste pour instabilité mentale. Camisole de silence.

Il s'enfuit en Suisse, poursuivi par les services secrets. Il n'eut que le temps de déposer dans un coffre de Bâle ses fiches psychiatriques transcrites en écriture codée, le temps de le signaler à quelques amis sans préciser quelle banque, avant qu'on ne le retrouvât mort dans sa chambre d'hôtel, suicidé d'une balle de revolver dans la tête.

Quinze heures vingt-neuf

Sa vie était enfin devenue un opéra.

Dans le haut et vaste décor de la chancellerie, la journée d'Hitler se déroulait selon une mise en scène bien réglée qui faisait participer les chœurs — une foule sélectionnée et envoyée par le ministre de la Propagande —, l'orchestre — les employés du Reich, depuis les ministres jusqu'aux aides-cuisiniers —, les seconds rôles — Goebbels, Göring, Hess, Himmler, Speer —, tout étant organisé autour des grands airs du ténor, Hitler. Pas de fausses notes, pas de cacophonie, pas de musique étrangère. L'unique soliste autorisé à

improviser était Hitler. Il ne s'en privait pas, d'ailleurs, en piquant des colères tonitruantes qui faisaient carillonner les murs du palais, pétrifiant son entourage, faisant craindre les vengeances, laissant interdits les ambassadeurs qui n'avaient jamais vu un homme d'Etat en prendre ainsi à son aise. Seule différence avec une œuvre de Wagner : pas de rôle féminin.

Hitler n'acceptait pas de partager la vedette. Sa vie était un opéra d'hommes. L'Allemagne était un opéra d'hommes.

A onze heures du matin, le valet de chambre frappait à sa porte et déposait sur le seuil la presse et les messages importants.

Hitler se réveillait douloureusement en s'arrachant à grand-peine au néant. Il vérifiait tout de suite dans le miroir qu'il était bien Hitler. Dans la pénombre verdâtre, la vitre chromée ne lui renvoyait qu'une image approximative.

 Ah... c'est tous les jours plus dur.

Il apercevait une face blafarde, bouffie, hirsute, craquelée par les entailles du drap, un corps flapi, gras, liquide. Il ressemblait à un étang. Il se voyait comme de la vase. D'ailleurs, il en avait l'odeur. Pendant la nuit, la nature se vengeait, elle le raflait à lui-même, elle

l'empêchait d'être Hitler, elle le rendait à l'humaine condition. Un travail d'éboueur. Elle profitait de son sommeil pour effacer ses traits, lui gonfler la peau, lui ensanglanter les yeux, accentuer ses aigreurs d'estomac, le pourrir de rêves incohérents. C’était épouvantable de subir, à son insu, une telle défaite quotidienne.

Hitler se levait fatigué et non pas reposé, moins lui-même que la veille au soir, très loin de ses meilleures photographies, horriblement proche de son père défunt qu'il avait tant haï.

Il regardait cet inconnu chaque matin et se disait :

 J'ai une heure devant moi.

Il avait une heure pour fabriquer de l'Hitler. La lecture de son courrier commençait à

lui redonner de l'être ; puis celle des articles qui lui étaient consacrés accentuait le sentiment de son importance. Il passait alors à la salle d'eau où son valet de chambre lui avait fait couler un bain avant de s'éclipser. Personne ne voyait Hitler nu. Pas même lui-même. Il s'épargnait ce spectacle en entrant dans la baignoire avec les paupières mi-closes.

« Pas de grand homme pour son valet de chambre. » Qui avait dit cela ? Talleyrand sur Napoléon ? Chateaubriand ? Peu importait. Hitler se répétait souvent cette phrase en ricanant car, lui, il pouvait se vanter de demeurer un grand homme même pour son valet de chambre. Karl ne le surprenait jamais dans une position dégradante. Rasage. Coiffure.

Habillage. En une heure, l'erreur était réparée : la vase avait disparu, il s'était resculpté, il ressemblait de nouveau à Hitler.

Il pouvait quitter sa suite privée pour rejoindre les aides de camp, entendre la revue de presse gouvernementale et vérifier avec le chef de la chancellerie ses rendez-vous. Là, il s'isolait dans une discussion passionnée avec un de ses interlocuteurs en déambulant dans le jardin d'hiver afin de retarder le déjeuner. A-t-on jamais vu un homme important arriver à l'heure au repas ? Quand il avait dépassé l'horaire d'une demi-heure, d'une heure, voire d'une heure et demie lorsqu'il était en forme, il passait enfin dans la salle à manger.

Il trônait, dos à la fenêtre afin que l'on fût toujours un peu ébloui par lui. Il faisait en sorte que la conversation s'élevât toujours sur les affaires du monde car les sujets généraux étaient ceux sur lesquels il pouvait briller tandis qu'il y avait toujours un spécialiste plus compétent sur les sujets particuliers. Avec effort, il se contraignait à écouter ses invités et à

leur poser des questions. Bien qu'il se sentît supérieur à chacun, il estimait de son devoir d'abolir cette distance en se penchant vers les simples mortels comme un père vers ses enfants. De temps en temps, pour leur faire plaisir, pour montrer qu'il leur pardonnait d'être si ordinaires et pour leur faire toucher un peu le génie, il se lançait dans un monologue éblouissant. Il regrettait alors d'avoir retenu sa langue auparavant car, même après une heure de discours ininterrompu, il se sentait moins fatigué qu'après dix minutes d'échange avec qui que ce soit. Le temps, qui passait si vite en sa compagnie, paraissait long avec les autres. Du coup, il soliloquait de plus en plus fréquemment, trouvant plus généreux, moins épuisant et surtout moins ennuyeux de dispenser son esprit que de prêter

attention à la médiocrité d'autrui.

Après le déjeuner, il recevait quelques minutes des 0fficiels dans le salon de musique puis se retirait dans ses appartements pour se reposer.

De quoi se reposait-il ?

De sa supériorité. Il trouvait accablant d'avoir toujours raison. Cela l'isolait de plus en plus. N'étant pas à un paradoxe près, il se sentait moins seul lorsqu'il était réellement seul qu'avec les autres. Le sentiment de son génie, la confiance dans son destin, c'était plus facile de s'en griser dans un fauteuil en regardant les nuages qu'au milieu de subalternes pour qui il fallait transformer cette ivresse en ordres, lettres, décrets, directives. C'était bien assez d'être, si en plus il fallait faire...

Parfois Eva Braun s'immisçait dans ses appartements. Elle en avait le droit. Elle y avait même une petite chambre. Le peuple n'en savait rien, les officiels non plus, seuls les intimes connaissaient son existence. Ils considéraient Hitler et Eva Braun tomme un couple.

Il est vrai qu'elle l'aimait profondément et qu'il éprouvait pour elle un solide mépris.

Eva Braun était une jeune fille très gaie qui adorait le malheur. Tantôt blonde, tantôt brune, toujours jolie, elle s'était entichée du Führer et, comme celui-ci lui résistait, elle avait fait plusieurs tentatives de suicide qui les avaient beaucoup rapprochés. Car c'était la mort, plus que la vie, qui liait ces deux êtres. Le revolver, puis les somnifères, ces deux instruments sacrificiels avec lesquels Eva Braun avait crié son malheur d'être délaissée, avaient rappelé Mimi et Geli à Hitler, souvenirs heureux, et il s'était laissé regagner par Eva Braun. Il aimait le suicide comme manifestation de l'amour, c'était le thème de Tristan et Iseult, cela lui confirmait qu'il s'agissait d'une histoire sérieuse. Il avait donc admis qu'Eva Braun pût rôder dans son entourage, y manger, y dormir, ronger un os au passage, se coucher dans sa niche. Au fond, Eva montrait la tendresse indéfectible d'un chien, toujours heureuse de voir son maître, quand bien même avait-il négligée, engueulée, battue. Dans le règne des humains, elle incarnait l'obéissance et l'affection Mais Hitler éprouvait plus de tendresse pour ses bergers allemands que pour la belle Eva. Car Eva avait commis un crime imprescriptible qui l'attachait pour toujours à Hitler en lui valant un statut ambigu, fait de répugnance et d'attraction, elle avait obtenu ce qu'il avait refusé à toutes les autres femmes : elle avait fait l’amour avec lui.

Jeune secrétaire chez Hoffmann, le photographe officiel d'Hitler depuis toujours, elle n'avait que dix-sept ans lorsqu'elle avait vu Hitler entrer dans le bureau de Munich. Cela avait été un éblouissement. Etait-ce parce que les rayons du soleil, mousseux, joyeux, presque blancs ce jour-là, étaient venus se ficher dans ces fameux yeux pervenche ? Etait-ce parce qu'elle ne l'avait vu auparavant qu'en photographie, deux dimensions, petit format, noir et blanc, et que tout d'un coup, la vie le restituait en entier, en relief, en couleurs, en chair, comme un dieu descendu de l'Olympe pour risquer une aventure avec les mortels ? Etait-ce parce qu'il avait fixé avec curiosité la nouvelle venue, et puis, très vite, lui avait adressé un sourire à la fois galant et sauvage qui signifiait : « Vous êtes très jolie » ?

Etait-ce parce que tout le monde s'affairait autour de lui comme s'il se fût agi d'un roi ?

Toujours est-il que, à cet instant-là, Eva Braun avait pensé : « C'est lui l'homme de ma vie.»

Au fond, elle était tombée amoureuse d'une scène plus que d'un être. Ensuite, cette pulsion avait été maintenue fraîche et vive par les constantes difficultés qu'elle avait rencontrées.

Du coup, cet entêtement de jeune fille avait pris les formes traditionnelles du flirt, de la consommation, du suicide, des retrouvailles, des humiliations, bref tous les états qui autorisent d'habitude les malades à appeler cette obstination constamment malheureuse une grande histoire d'amour.

Le désir étant un manque, Hitler était propre à entretenir un désir infini. Eva n'obtenait jamais rien, ou au compte-gouttes. Loin de la gaver ou même de la satisfaire, il la maintenait en état d'appétence. Peu d'argent, peu de place, aucune apparition publique, jamais de tendresse.

Un soir, ils avaient couché ensemble. C'était peu de temps après qu'Hitler fut devenu chancelier, eut supprimé la liberté de la presse et institué le parti unique . Ils avaient bu du Champagne, Hitler se retrouva couché sur elle, les vêtements se froissèrent, il y eut

quelques convulsions et Hitler s'oublia en elle. Cette nuit-là, Eva pensa avoir gagné la partie.

Hitler, lui, en conçut un mépris définitif pour elle, le même mépris qu'il éprouvait pour son corps, exactement le même. La sexualité, comme tout ordre de la matière, des chairs, des fluides, faisait partie de ce qui lui avait été donné et lui serait repris, bref de ce qui lui échappait . Il n'aimait que sa volonté. A quarante-quatre ans, il avait donc eu sa première expérience sexuelle et cela lui apparut comme de l'incontinence. Il comprit, ce soir-là, pourquoi il y avait accordé aussi peu d'importance, il s'en félicita et conclut qu'il était décidément très au-dessus de la mêlée.

De temps en temps, il rechutait. Ou plutôt il vérifiait. Il se couchait sur Eva Braun. Il l'étreignait dans le noir car il craignait, en voyant réellement ce qu'il faisait, d'en être alors totalement dégoûté ; il redoutait surtout le spectacle du sexe avide de la femme. Pendant son spasme à lui, Eva semblait, elle, éprouver le comble du bonheur. Mieux ! Elle s'épanouissait dans les heures, voire les jours qui suivaient. Cette disproportion de satisfaction entre elle et lui confirmait à Hitler que la femme était un animal inférieur.

Le soir, il quittait ses appartements pour souper avec des familiers car il avait horreur des nouvelles têtes. Il se laissait aller à parler de ce qu'il préférait, l’art, le théâtre, l'histoire.

Enfin, il choisissait un film dans la liste de son fournisseur, Goebbels, et tout le monde se rendait à la projection dans le salon de musique, y compris les domestiques et les chauffeurs des invités. Il adorait Mickey Mouse et Greta Garbo. Ensuite, on discutait encore jusqu'à deux heures du matin avant qu'Hitler ne se retirât.

Tout était cérémonie, rituel, formalité. Hitler s'était coupé du moindre contact humain. Il régnait. Il dominait. Il n'en était pas heureux, il en était satisfait car le monde avait été conçu pour fonctionner ainsi avec lui comme centre.

Heureux ? Quelle drôle d'idée ! Est-ce que le soleil est heureux ?

 Après quarante ans, un artiste n'a plus d'illusions sur lui-même. Il sait s'il est un grand artiste ou un petit.

Les jeunes visages fixaient Adolf H. avec passion. Ses cours à l'Académie indépendante de Berlin faisaient toujours salle comble. On appréciait la vision ouverte que ce professeur portait sur l'art et son temps. Auprès de lui, on apprenait aussi bien les techniques traditionnelles que les courants modernistes car il dispensait avec largesse ses souvenirs parisiens. Picasso, Braque, Léger, Soutine, Chagall, Modigliani, Foujita, Van Dongen, Dali, il avait côtoyé tout ce qu'il y avait d'important aujourd'hui et il en parlait avec une simplicité, une proximité, une familiarité qui auraient seules suffi à le doter d'un prestige infini.

 A vingt ans, tout est songe, suspendu dans les nuages. A quarante ans, une partie de nos rêves est devenue la matière de nos vies. On a peint, on a produit, on a eu le temps de se tromper et de se reprendre, on a eu le loisir de repousser ses limites. A quarante ans, la technique a fini par être acquise et l'énergie demeure intacte : on sait enfin et l'on peut encore. Si on n'a pas produit un chef-d'œuvre, ou même l'amorce d'un chef-d'œuvre, alors la partie est finie.

L'émotion mouillait la voix d'Adolf. Il ne comprenait pas pourquoi il s'était lancé sur ce sujet, le besoin lui en avait fondu dessus, il découvrait lui-même ce qu'il pensait. Une tristesse douloureuse l'habitait. Ses élèves, eux, avaient compris qu'ils n'assistaient plus à

un cours mais à une confession. Ils savaient que leur professeur avait entrepris une œuvre de peintre pendant les années vingt et que, pour des raisons ignorées , il y avait mis un terme à son retour en Allemagne . Aucun n'avait eu l'occasion de voir ses tableaux, mais beaucoup avaient si souvent vu mentionner son nom dans des catalogues ou des articles sur l'école de Paris, qu'une légende s'était formée sur les bancs qui faisait d'Adolf H. un génie fulgurant muré dans le silence par un désespoir mystérieux. Ce jour-là, les oreilles se tendaient car les étudiants devinaient qu'ils allaient peut-être avoir la clé du mystère .

 Oui, on excuse l'absence de fermeté du trait, la timidité de la couleur, les hésitations de la composition tant que le peintre est en devenir. Certes, on voit des monstres, tels Picasso ou Bemstein, qui, à dix-sept ans, sont déjà péremptoires. Mais, en face de ces évidences, on se dit qu'ils sont nés génies avec leurs moyens de génie alors que d'autres mettent des années à acquérir les moyens de leur génie. On attend, donc on espère. On se demande de quoi on va accoucher. Que donnera le travail ? Un prématuré ?

Deux prématurés ? Trois fausses couches ? Peu importe. Il faut continuer. On doit accoucher de soi-même. On a rendez-vous avec un inconnu lointain, le peintre que l'on est.

A quarante ans, le bébé est venu. Pour les uns, c'est une grande surprise, c'est un géant.

Pour d’autres, c'est agréable, c'est un vivant. Pour quelques-uns, c'est dramatique, c'est un mort-né, un petit cadavre qui leur reste sur les bras et qui rend vaines toutes les années

d'efforts.

Adolf avait l'impression que son sang lui échappait comme s'il s'était ouvert les veines dans un bain chaud ; pourtant cette torpeur lui apportait un tel bien être, indistinct, presque voluptueux, qu'il se laissa aller à parler.

 Je suis de ces hommes-là. Les déçus. Les désespérés. J'ai consacré la première moitié de ma vie à la poursuite d'un rêve de moi-même qui s'est avéré une illusion. Malgré

le travail, le sérieux, malgré même le succès critique et financier pendant quelque temps, j'ai réalisé, à quarante ans, que je n'étais pas un grand peintre. Ni même un petit maître.

Rien, en fait. Une baudruche.

Les étudiants avaient envie de protester, soit par conviction, soit par humanité, mais ils sentaient leur professeur tellement fragile et nu dans sa confidence qu'ils ravalèrent leurs mots.

 Alors, puisque j'aime la peinture avec passion, puisque je l'aime plus qu'elle ne m'aime, j'ai décidé de devenir enseignant. Votre professeur. Transmettre. J'ai trouvé ma place. Et je suis devenu heureux.

Mais, au moment où il prononçait le mot «heureux », les larmes envahirent Adolf H. et le forcèrent à quitter précipitamment l'estrade.

— Ça ne peut plus durer !

Hitler éructait de colère depuis son réveil. La revue de presse étrangère lui avait mis les nerfs à vif : « fou, indécis et inoffensif », voilà ce qui ressortait des monceaux de papiers qui lui avaient été consacrés. D'ordinaire, il se réjouissait d'entendre ces jugements ineptes, car les erreurs protègent la vérité comme des armures de guerre, mais, ce matin-là, l'orgueil d'Hitler avait été touché. Pourquoi ? Il avait mal dormi, souffert d'aigreurs pointues et flottantes dans l'estomac, ce qui l'avait de nouveau persuadé qu'il était dévoré par un cancer, comme sa mère. Il avait eu la conviction qu'il allait mourir bientôt.

Pour achever de le mettre de mauvaise humeur, Eva Braun était sortie de sa chambre, plus belle que jamais — elle était blond oxygéné ce jour-là — et s'était frotté contre lui en lui rappelant l'avant-veille au soir.

 Quand est-ce que tu m'épouses ?

 Je t'épouserai quand je n'aurai plus aucun avenir politique.

 Mais tu as déjà tout ! Tout le pouvoir. Toute l'Allemagne à tes pieds. Et moi.

 Le pouvoir ne suffit pas. J'ai une mission. Crois-tu que je fais partie de ces imbéciles qui, une fois qu'ils sont assis sur un trône, sont satisfaits et n'ont plus comme souci que d'y demeurer ? Crois-tu que je vais rester les bras croisés ?

Eva Braun était demeurée sans voix ; elle pensait qu'Hitler devait être comblé par sa dictature. Empli d'indignation, il claqua la porte pour s'enfuir.

Il fit venir son médecin. L'onctueux et pansu docteur Morell le rassura en lui répétant que son régime végétarien rendait le développement d'un cancer quasiment impossible.

Une fois qu'Hitler eut compris que le médecin disait n'importe quoi pour le rassurer, répondant à son angoisse sans prêter la moindre attention aux symptômes et aux indices physiques, il le renvoya et fit appeler son astrologue par ses secrétaires.

Le déchiffreur d'étoiles le rejoignit dans le jardin d'hiver.

 Dites-moi la vérité, je peux l'entendre. Je sais que je n'en ai plus pour longtemps.

 Allons, allons...

 Ah, ne me parlez pas comme ces imbéciles de médecins. Je suis malade et ils refusent de s'en rendre compte. L'autre jour, vous avez marqué un point : vous m'avez annoncé quand il y aurait la guerre. En 1943. Ça me convient tout à fait.

 J'ai pu me tromper...

 Taisez-vous ! Il faut tout me dire. Vous, vous avez le don de la prophétie, moi, j'ai celui de sauver l'Allemagne, nous n'y pouvons rien, nous sommes comme cela, c'est notre destin. Maintenant dites-moi quand je meurs.

 Mais...

 Dites.

 A quinze heures vingt-neuf.

 Hitler marqua un temps d'arrêt. Son visage s'était vidé de son sang. Il regarda même avec inquiétude autour de lui.

 Aujourd'hui ?

 Non. Bien plus tard. Mais j'ai eu l'assurance par les astres que ce serait à quinze heures vingt-neuf. Curieux, non ?

 Quand ?

 Plus tard.

 Quand ?

L'astrologue se taisait, gêné, son corps se tortillant et ses yeux cherchant une échappatoire.

 Quand ?

Hitler avait hurlé. Le mage se mit à trembler.

 Il... il faudrait que je retourne voir mes cartes du ciel.

 Je vous laisse deux heures. A la fin du déjeuner, au moment du thé, je veux que vous m'annonciez la date de ma mort. Compris ?

 Compris.

Hitler n'écouta rien de ce qui se disait au-dessus des plats, il laissa ce gros mafflu de Göring jouer les doublures dans un monologue dont il ne perçut pas un mot.

Au moment du thé, l'astrologue revint et s'isola avec Hitler dans les jardins de la chancellerie.

 Eh bien ? I

 Etes-vous prêt à entendre la vérité ?

 Oui. Vite.

 J'ai l'heure et l'année. Pas le jour, ni le mois.

 Très bien. Vite.

 A quinze heures vingt-neuf...

 Oui, je sais déjà.

 En 1947.

Hitler s'assit sous la violence du choc. Dix ans !...Il ne lui restait plus que dix ans.

 Bien entendu, je peux me tromper, bafouilla le devin devant la prostration d'Hitler.

 Non, vous ne vous trompez pas. D'ailleurs, je le savais.

1937-1947. Dix ans. Hitler essayait de palper mentalement l'épaisseur de dix ans de vie mais il n'y parvenait pas ; il n'y avait aucune commune mesure par exemple entre ses dix premières années d'enfance qui lui paraissaient larges comme un océan et le petit ruisseau étroit des dix ans occupés à rechercher le pouvoir.

Dix ans... Encore dix ans...

Il remercia l'astrologue et se rendit au rendez-vous prévu avec son architecte.

En voyant Speer, cet homme jeune, élégant, charmeur, à la bouche aussi dessinée et charnue que celle d'une femme, aux sourcils fournis et ironiques, Hitler fut saisi d'émotion.

« C'est moi, pensa-t-il, moi en plus jeune. »

Il connaissait Speer depuis des années mais cette ressemblance ne le frappait qu'aujourd'hui.

« Oui, c'est moi ! Mon portrait ! Ce pourrait être mon fils », se répéta-t-il avec ravissement en oubliant allègrement que Speer était beau autant qu'Hitler était banal. Il avait toujours apprécié les moments passés avec son architecte, les discussions passionnées autour des maquettes et des plans. Speer était un artiste, comme lui. Il pourrait devenir mon successeur. Lui plutôt que Göring, cet immonde tas de graisse opiomane. La pensée de sa succession le réjouit car il y vit l'occasion de faire des jaloux. Plus tard. J'ai dix ans.

Speer lui amenait les maquettes du nouveau Berlin, le Berlin du Troisième Reich, l'ensemble monumental qui témoignerait pour des siècles de la puissance politique d'Hitler, grandes avenues, places écartelées, bâtiments ministériels. Ils contemplèrent ces pyramides du national-socialisme. Le sommet en était le Dôme, ce Parlement qu'Hitler, allergique au parlementarisme, concevait plus comme une gigantesque salle où il donnerait ses discours que comme un lieu de discussion et dont il avait tracé un croquis dès 1925.

Albert Speer avait développé l'esquisse en inscrivant : « Etabli d'après les idées du Führer», ce qui grisa tant Hitler qu'il s'aventura même à jouer les modestes.

— Non, non, vous devez signer Albert Speer, c'est vous l'architecte, votre contribution a bien plus de valeur que mon ébauche de 1925, un gribouillis fait en prison pour m'évader par la pensée.

Speer rougit, Hitler aussi. Tout allait pour le mieux,

Le Dôme serait la plus grande salle de réunion jamais conçue. Les formes des bâtiments restaient simples mais les chiffres formaient un poème enivrant : une coupole de deux cent cinquante mètres de diamètre s'élèverait à une hauteur de deux cent vingt mètres dans les nuages ; il pourrait accueillir cent quatre-vingt mille auditeurs debout lorsque Hitler y parlerait, soit dix-sept fois plus que Saint-Pierre de Rome ; cent piliers rectangulaires en marbre de vingt-quatre mètres de haut ; une niche de cinquante mètres de haut et large de vingt-huit ; une aigle impériale dorée de quatorze mètres tenant dans ses serres la croix gammée couronnée de feuilles de chêne ; la voûte du Dôme reposerait sur un bloc carré en granit clair de trois cent quinze mètres de long et soixante-quatorze mètres de hauteur, le volume extérieur de cet édifice atteignant vingt et un millions de mètres cubes ; de l'extérieur, le Dôme aurait l'apparence d'une montagne verte de deux cent trente mètres de haut car il serait recouvert de plaques de cuivre patinées ; au sommet, une lanterne vitrée de quarante mètres de haut, surmontée elle aussi d'une aigle à croix gammée, achèverait cette splendeur.

Hitler ressentait une violente émotion. Sa chimère devenait réalité. Plusieurs fois, il avait revu les chiffres à la hausse ; plusieurs fois il avait envoyé bouler le conseiller ministériel Knipfer, spécialiste de la protection aérienne, qui se plaignait qu'un édifice sortant des couches basses des nuages dans la capitale constituerait un point de repère idéal pour les escadrilles de bombardiers ennemis ; plusieurs fois il avait repoussé d'un haussement d'épaules les soupçons de mégalomanie. Le Dôme témoignerait de la grandeur de l'Allemagne, pas de celle d'Hitler. Lui, demeuré naturel et modeste ainsi que le martelait la propagande de Goebbels, se contenterait d'une petite maison toute simple.

 Voyez-vous, mon cher Speer, je jouis d'assez de puissance et de considération pour me passer du soutien de ce luxe. Mais mes successeurs auront bien besoin de cet apparat.

Pour beaucoup d'entre eux, ce sera même la seule façon de se maintenir ; un petit esprit tirera avantage d'une telle mise en scène. Quand les lieux sont empreints d'un passé

historique, d'une grandeur réelle, ils rehaussent même un continuateur sans envergure.

C'est la raison, voyez-vous, pour laquelle nous devons construire tout cela de mon vivant : le fait que j'y aurai vécu ajoutera de l'or et du faste aux murs. Même si je n'y réside que quelques années, cela suffira.

 Mon Führer, mon seul but dans l'existence est d'accompagner un tant soit peu votre génie.

 Bien. Puisque les plans sont prêts, quelles sont vos estimations pour les travaux ?

 Cinq milliards de marks.

 Non, je parlais des dates.

 Dans une prévision optimiste, nous pourrions avoir achevé en 1951.

Le visage d'Hitler s'éteignit, prenant l'aspect froid et vert d'un marbre tombal.

 1951 ?

 Au plus tôt, mon Führer.

 Est-ce que je suis fou, Speer ?

 Pardon, mon Führer ?

 Je vous demande si vous me prenez pour un fou ?

 Mon Führer, je ne sais pas ce que j'ai pu dire qui vous ferait penser que...

 Parce que, voyez-vous, Speer, beaucoup de gens dans le monde entier estiment que je suis fou. Or je ne connais personne d'aussi cohérent et fidèle à ses idées que moi.

Non seulement j'ai eu des buts précis dans la tête, que j'énonce depuis mon entrée en politique, mais je n'agis qu'en fonction de ces buts. On me traite de brute qui a des crises, on parle d'accès de violence, alors que je suis ordonné et méthodique : l'incendie du Reichstag, l'instauration du parti unique, la Nuit des longs couteaux, les bûchers de livres, la vie dure faite aux Juifs, je les ai toujours annoncés, je n'ai jamais parlé d'autre chose.

Violent, moi ? Je n'ai que la force de la rectitude. Brutal, moi ? Je ne fais que penser avec logique. Sauvage, moi ? J'ai supprimé les accords de Versailles et de Locarno sans que mes adversaires réagissent. Médiocre intellectuellement, moi ? Je le suis si peu que les Anglais, les Français, les Américains, les Autrichiens, les Russes n'arrivent même pas à soupçonner mon intelligence. Imaginez un voyant isolé dans un monde d'aveugles : les aveugles n'auraient pas l'idée que le voyant puisse voir, ils le sous-estimeraient, ils n'envisageraient ni sa force ni son pouvoir de nuisance. Voici ce que je suis, moi, Führer de l'Allemagne, au milieu des hommes politiques de la scène mondiale : le seul voyant dans une cour d'aveugles. Fou ! Matamore ! Inoffensif ! Grande gueule ! Incohérent ! Quelle pitié !

Comment peuvent-ils imaginer que l'Allemagne, la grande Allemagne, qui s'est déjà donné

Bismarck et Frédéric le Grand, ne s'offrirait pas un jour Adolf Hitler ! Je n'en peux plus, cela ne peut plus durer.

 Quoi donc, mon Führer ?

 Ça. Ce sommeil. Ce ronron. Cette Eva Braun qui veut m'épouser. Ces projets architecturaux. Je ne suis pas encore à la retraite.

 Je ne comprends pas, mon Führer. Seriez-vous déçu par mes plans ?

Hitler sembla tout à coup découvrir qu'Albert Speer se trouvait en face de lui ; il le dévisagea avec effarement, comme s'il venait de faire irruption dans la pièce.

 Je suis très satisfait de votre travail, mon cher Speer. Nous construirons le grand Berlin du Troisième Reich. Mais hâtez les travaux, c'est tout ce que je vous demande, hâtez les travaux au maximum.

 Je suis l'homme le plus heureux de la terre, mon Führer. J'ai quatorze ans de travail acharné devant moi, mais je suis l'homme le plus heureux de la terre.

 Raccourcissez vos délais. 1947 serait bien.

 Je tâcherai, mon Führer. 1947 ? J'y arriverai peut-être si nous n'avons pas la guerre.

 La guerre ? Pourquoi voudriez-vous que nous ayons une guerre ? Les Allemands

m'adorent parce que j'ai apporté la paix et la prospérité. Je ne songe désormais qu'à

continuer, à construire, et à préparer ma succession. Pourquoi voudriez-vous que je commette la folie de déclencher une guerre ?

Il venait à l'instant de décider qu'il allait agrandir sans tarder l'espace vital de l'Allemagne : l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne.

Ensuite, on verrait... Peut-être la France ? La Russie ?

Adolf H. ne laissait, à personne le soin d'emmener ses deux enfants jouer au square.

Aucune des jeunes filles au pair n'avait pu lui arracher cette tâche qu'il considérait comme la plus noble. Car il ne se contentait pas de les y conduire et de les surveiller, il jouait avec eux jusqu'à l'épuisement, courant, creusant, sautant, se cachant, exténuant les balançoires gémissantes jusqu'à leur faire rendre l'âme, n'ayant peur ni des égratignures, ni des pulls déchirés dans les fourrés, ni des fonds de culotte noircis par la terre, ni des genoux marqués d'herbes écrasées, ni des grains de sable glissés dans les chaussettes et dans les poches que l'on retrouve ensuite jusque dans les plis des draps.

 Papa, on joue à chat perché ?

Adolf laissa s'enfuir les deux jumeaux Rembrandt et Sophie.

Il s'entendait si bien avec ses enfants qu'il appréhendait de les voir grandir. Serai-je encore à la hauteur ? Pour l'instant, je suis un bon père parce qu'ils sont petits. M'aimeront-ils autant plus tard ? Me respecteront-ils ? Quels adultes seront-ils ? Moi, je sais que je les aimerai toujours, mais eux ? Je détestais mon père.

Son adoration pour eux était d'autant plus violente qu'il y avait quelque chose de désespéré dans ce sentiment. Il avait accepté de les avoir dans le moment où il avait renoncé à la peinture. Le choix de la réalité. C'est ainsi qu'il justifiait souvent pour lui-même ce carrefour décisif de sa vie. A la mort de Onze-heures-trente, il avait passé plusieurs mois dans l'incapacité de sentir, de s'émouvoir, de réfléchir, d'agir. Logé dans une soupente que lui avait trouvée Neumann, il était resté de longues heures assis devant la fenêtre, impassible, végétal, sans autre étonnement que de voir le soleil avoir le courage de se lever chaque matin. Autour de lui, on avait d'abord cru qu'il n'avait cessé de peindre que provisoirement. On avait excusé cette inactivité temporaire par le chagrin, la morosité du marché depuis la crise économique, l'indifférence de son principal galeriste qui préférait s'occuper d'artistes plus en forme ou mieux établis. On avait trouvé toutes sortes de raisons parce qu'on n'avait pas trouvé la bonne. Mais lui, bien qu'il pensât très peu en contemplant le jour se dessiner puis s'effacer, savait qu'il y avait quelque chose de brisé qui ne se réparerait pas. Quoi ? L'illusion lyrique ? Le besoin de s'exprimer ? La volonté de réussir ?

Non. Simplement le désir.

Le désir de peindre, il l'avait toujours aujourd'hui, à Berlin, et il s'y adonnait encore à

l'occasion de ses cours. Mais le désir d'être un peintre, il ne l'avait plus. Etre plus grand que soi, repousser ses limites, se battre avec la matière rebelle sur la toile et la finitude de l'esprit dans sa tête, cela, il ne le voulait plus. Il avait préféré le bonheur. Même s'il y avait de l'amertume dans le goût du bonheur.

 Eh bien, papa, tu rêves ?

La petite fille le tirait par le bras.

 Chat ! Je t'ai touché. C'est ton tour.

Il rit en reconnaissant qu'il avait perdu.

Et maintenant, si nous allions au bac à sable ?

Oh oui !

Rembrandt et Sophie sautaient de joie. Leur père provoquait l’admiration de tout le monde au bac car il traçait des figures éblouissantes dans le sable. Il allait les émerveiller et, dans le même temps, les emplir de fierté vis-à-vis de leurs camarades.

Adolf improvisa un cygne, puis un dragon puis un nuage de flamants roses. Enfants et parents applaudissaient chaque fois.

Il se lança alors dans une vraie scène : un combat de chimères, gorgones contre centaures. L'assistance retenait son souffle.

Une femme s'approcha, une haute femme souple dont les cheveux torsadés entremêlaient au moins trois blonds différents.

Elle regarda la fresque qui s'ébauchait et murmura avec tristesse lorsque Adolf passa devant elle :

 J'aimerais tellement que tu ne dessines pas seulement sur le sable.

Au sortir de la réunion avec ses chefs d'armée, ce 9 novembre 1937, Hitler savait ce qui lui restait à faire. Du ménage ! Il s'était livré à un petit discours de deux heures qui dessinait les légitimes revendications territoriales de l'Allemagne pour agrandir son espace vital, sans quoi l'économie, l'agriculture et le calme social souffriraient. Il avait esquissé

plusieurs plans, parlant de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne. Il avait fait exprès d'être flou car il voulait tester ses interlocuteurs, la confusion lui permettant de repérer ce qu'ils croyaient comprendre quand ils ne comprenaient rien, de les débusquer, de faire sortir leurs obsessions secrètes du terrier. La chasse avait été décisive : il fallait se débarrasser du général Blomberg et du général Fritsch.

Ces officiers traditionnels qui étaient arrivés aux plus hauts grades par une longue et valeureuse carrière qui n'avait rien à voir avec le nazisme avaient osé se montrer sceptiques et soulever des objections, Ils estimaient l'usage de la force prématuré et craignaient une riposte de la Grande-Bretagne qui entraînerait l'Allemagne dans une guerre. Bref, ils refusaient la politique d'Hitler.

Hitler s'était montré très ouvert, très conciliant et avait fait mine d'accepter la discussion comme les critiques. Il avait souri. Il les avait laissés entrer dans son piège. Il s'était même offert le luxe d'être chaleureux à la fin de la réunion, suppliant le général Fritsch de ne pas annuler ses projets de vacances.

Il devait agir avec discrétion. Il ne pouvait les éliminer comme il avait supprimé le général Röhm, ce sodomite ambitieux, au cours de la Nuit des longs couteaux, en 1934.

Aujourd'hui, le monde entier avant les yeux fixés sur lui et une violence manifeste contre des généraux récalcitrants ferait comprendre immédiatement aux ennemis qu'ils devraient accélérer leur réarmement. Jamais deux fois la même chose, jamais deux fois. Il jubilait.

Préparer un mauvais coup le rafraîchissait. Une ondée de jeunesse.

L'affaire ne prit que quelques semaines.

Le général Blomberg, veuf, déjà père de cinq enfants adultes, rencontra dans un jardin public une jolie femme, Margarethe Gruhn, de trente-cinq ans plus jeune que lui, et fut saisi d'une grande passion sensuelle. Fou amoureux, reconnaissant au Ciel de lui apporter une si belle aventure à un âge avancé, il voulut l'épouser et en demanda l'autorisation à Hitler, commandant suprême des forces armées. Le Führer accueillit la demande avec enthousiasme et se proposa même d'être témoin au mariage, à condition que celui-ci fût discret ; il alla jusqu'à recommander Göring comme second témoin. Blomberg, que la hiérarchie moquait de vouloir épouser une jouvencelle et simple dactylo, en pleura de reconnaissance, ému que les deux plus importants dignitaires du Reich se montrent si au-dessus des contingences sociales. La cérémonie eut lieu, le 12 janvier 1938, au ministère de la Guerre dans la plus stricte intimité.

Dix jours plus tard, Hitler avait dans les mains un dossier explosif : celui de Margarethe Gruhn, maintenant madame la générale Blomberg, où l'on trouvait pêle-mêle des photos pornographiques qu'elle avait faites quelques années auparavant pour un Juif d'origine tchèque et sa fiche de prostituée à Berlin.

Hitler se délecta du rôle qu'il dut jouer. Il fut grandiose. Il prétendit ne pas avoir fermé

l'œil de la nuit, arpentant sa chambre, les mains dans le dos en soupirant : « Si un général allemand épouse une putain, alors tout est possible ! » et fit même courir le bruit par les domestiques qu'il avait pris sept bains pour se laver de la souillure d'avoir baisé la main de la générale Blomberg. Il joua aussi le désespoir, le déshonneur : « J'ai été témoin au mariage d'une putain. » Puis, la tristesse et le chagrin pour son ami Blomberg : « Il va se suicider, c'est certain, quand il saura qui est sa femme, comment il a été trompé, dans quelle position il met le plus haut commandement du Reich, il va se tuer d'une balle de revolver, c'est la seule solution. Quel triste gâchis !» Quand il en eut assez fait pour que le mode d'emploi fût clair à chacun, il dépêcha Göring chez Blomberg, pensant que le suicide aurait lieu dans la soirée.

A sa grande surprise, il vit débarquer Blomberg sain et sauf le lendemain. Il fut contraint de le recevoir en audience.

 Je savais qui j'épousais, mon Führer, mais ma passion était trop forte. Elle l'est toujours. Je ne peux pas me séparer de cette femme. J'en suis fou. Je donne ma démission.

Je pars en Italie.

Hitler fut admirable dans le rôle de l'homme qui comprenait les tourments de l'amour.

Il assura au général que sa démission ne serait que provisoire ; dès que l'affaire serait oubliée, il retrouverait son poste ; comme preuve de son amitié, il lui offrit même cinquante mille marks et l'intégralité de sa retraite de général. Blomberg quitta la chancellerie sans avoir soupçonné une seconde avoir été manœuvré.

L'affaire Fritsch, chef de l'armée de terre, fut elle aussi rondement menée. Himmler présenta un dossier insinuant qu'un jeune prostitué berlinois, Otto, faisait chanter le général von Fritsch en alléguant des aventures homosexuelles en 1933. Hitler, encore une fois, fit celui qui refusait d'y croire. Fritsch, averti, voulut se justifier et obtint une entrevue dans la bibliothèque d'Hitler. Partant du principe qu'il n'y avait pas de fumée sans feu, il avait beaucoup réfléchi et fouille son passé. Le prostitué Otto devait sans doute parler, en les salissant, des relations privilégiées qu'avait eues le général en 1933 avec un membre des Jeunesses hitlériennes. Sa défense eut un effet désastreux. On fit venir Otto, le prostitué, dans la bibliothèque qui versa, ainsi qu’on l’avait payé pour le faire, un flot d’insanités sur le chef de l'armée de terre et son prétendu mignon de l'époque. Qui crut-on, de l'homme respectable ou du mercenaire du sexe sorti de prison pour un soir ? Fritsch démissionna et Hitler se vit obligé de restructurer la tête des armées : afin, d'éviter tout nouveau scandale, pour échapper à une crise ouverte, il prenait lui-même la direction de la Wehrmacht et ne nommait aucun successeur au ministère de la Guerre.

A présent, l'armée était émasculée, plus personne ne pouvait le freiner par des conseils de prudence, Hitler avait donc les mains libres.

Et il se sentait justement des démangeaisons d'agir...

L'étudiant l'attendait dans la cour.

— Je ne suis pas d'accord avec vous, monsieur H.

Adolf H. ne comprit pas immédiatement qu'on lui parlait. Il contemplait. Il ne savait pas ce qu'il devait admirer le plus, l'étudiant blond au teint presque irréel comme en peignait quatre cents ans auparavant Raphaël, ou bien le cerisier du Japon, unique arbre qui sortait du goudron, éclaboussant le jour avec ses milliers de fleurs roses.

L'étudiant, plein de ce qu'il avait à dire depuis plusieurs jours, ne se laissa pas démonter par l'apparente impassibilité de son professeur.

 Pourquoi dites-vous que vous êtes un peintre médiocre ? Etes-vous le bon juge ?

Qui vous autorise ?

Adolf sursauta devant l'emportement du jeune homme.

 Heinrich, qu'est-ce qui vous prend ?

 J'ai été révolté par votre... confession, l'autre jour. A la différence de mes camarades, moi j'ai eu le privilège de voir vos tableaux.

 Où ça ? demanda Adolf, agressif, comme si on lui annonçait qu'on avait fouillé

dans ses affaires intimes.