Ces observations feront comprendre pourquoi les tours de Vincennes, qui datent du règne de Charles V, possèdent des plates-formes propres à placer de l'artillerie, et pourquoi elles ont sur les courtines un commandement considérable, tandis que les tours du château de Pierrefonds, bâties trente ans plus tard environ, ne présentent aucune disposition propre à recevoir des bouches à feu, et n'ont sur les courtines qu'un commandement insignifiant. Nous voyons qu'à partir de 1400, les architectes militaires suivent pas à pas les progrès de l'artillerie à feu, tantôt donnant à ces engins un commandement sur la campagne, tantôt les plaçant à la base des tours et les réservant pour battre la crête des fossés; tantôt les rendant indépendants des anciennes défenses conservées, et les employant à retarder les travaux d'approche au moyen d'ouvrages avancés, de boulevards, de cavaliers, etc. 99.
La figure 33 donne le plan du rez-de-chaussée de l'une des tours du château de Pierrefonds 100, au niveau du sol de la cour et au-dessus des deux étages souterrains par rapport à ce sol. En A, sont des bâtiments d'habitation adossés aux courtines B. Conformément à la disposition habituelle, il faut entrer dans la tour occupée par un poste pour arriver à l'escalier qui monte à tous les étages. La porte du poste est en a. Trois fenêtres éclairent cette salle, auprès de laquelle se trouvent, en b, des latrines. En c, est une cheminée.
La coupe sur fe (fig. 34) explique les divers services de cet ouvrage. Le niveau du chemin de ronde couvert des courtines est en N, et le crénelage supérieur de ces courtines, à la base des combles des bâtiments, est au niveau G du chemin de ronde des tours; donc ces tours n'ont sur les courtines que le commandement GK.
Les quatre étages supérieurs, compris le rez-de-chaussée, sont fermés par des planchers, mais les deux étages au-dessous du sol de la cour, qui est en L, sont voûtés. On remarquera même que la voûte V est couverte par une épaisse couche de blocage qui met celle-ci a l'abri des incendies ou chutes des parties supérieures.
L'escalier à vis s'arrête au niveau du sol A de la seconde cave, car la première cave B est un cachot dans lequel on ne descend que par l'oeil percé au milieu de la voûte ellipsoïde construite par assises horizontales posées en encorbellement. On ne peut douter que cette cave n'ait été destinée à servir de cachot, de chartre, puisqu'elle possède une niche avec siége d'aisances C et petite fosse.
Le sol des lices, ou du chemin militaire extérieur, est, le long de cette tour, au niveau P.
Le cachot B ne reçoit ni air ni lumière de l'extérieur. On observera que la maçonnerie du cylindre, au niveau P, a 5m,20 d'épaisseur (16 pieds), et que derrière les parements, intérieur et extérieur, en pierres d'appareil, cette maçonnerie est composée d'un blocage bien lité de gros moellons de caillasse d'une extrême dureté 101. Il n'était donc pas aisé de saper un ouvrage ainsi construit, défendu par la ceinture des mâchicoulis du chemin de ronde G. Cet ouvrage date de 1400. Nulle trace de plates-formes supérieures pour mettre de la grosse artillerie en batterie. Les bombardes, les passe-volants, veuglaires, basilics, coulevrines, étaient placés sur les ouvrages extérieurs, c'est-à-dire sur la crête du plateau qui sert d'assiette au château, de manière à battre les vallons environnants. Les chemins de ronde supérieurs n'étaient occupés, au moment de la construction du château de Pierrefonds, que par des arbalétriers ou des archers contre l'attaque rapprochée.
Cependant, du jour que les assiégeants possédaient des pièces d'artillerie d'un assez gros calibre pour pouvoir battre les ouvrages extérieurs et éteindre leur feu, il fallait que la défense dernière, le château, pût opposer du canon aux assaillants. Les architectes s'ingénièrent donc, dès l'époque de la guerre contre les Anglais, à trouver le moyen de placer des bouches à feu sur les tours 102. Pour obtenir ce résultat, on donna il celles-ci moins de relief, on augmenta l'épaisseur de leurs parois cylindriques, on les voûta pour porter une plate-forme; ou bien, conservant l'ancien système de la défense supérieure du XIVe siècle, destinée aux arbalétriers, on perça des embrasures pour du canon à la base de ces tours, si elles étaient bâties sur un lieu escarpé, afin de battre les approches 103.
Il faut dire qu'alors les bouches à feu, qui envoyaient des projectiles de plein fouet, n'avaient qu'un faible calibre; ces engins projetaient des balles de plomb, mais plus souvent des pyrites de fer ou de petites sphères de grès dur. Ces derniers projectiles ne pouvaient avoir une longue portée. Quant aux grosses bouches à feu réservées pour les dehors ou les plates-formes des tours, elles n'envoyaient guère, pendant le cours du XVe siècle, que des boulets de pierre à la volée, c'est-à-dire suivant une parabole. Les artilleurs d'Orléans, au moment du siége, en 1428, possédaient cependant des canons envoyant des balles de plein fouet à 600 mètres 104; ces canons furent tous placés sur les anciennes tours ou sur des boulevards 105; quant aux courtines, elles étaient garnies de mâchicoulis et de hourdis de maçonnerie ou de bois. Pendant long temps, en effet, l'artillerie à feu est mise en batterie sur les tours pour commander les approches, ou à la base Des tours pour enfiler les fossés, protéger les courtines, qui ne se défendent que contre l'attaque rapprochée à l'aide des anciennes armes. Ainsi le rôle des tours, à la fin du moyen âge, au lieu de diminuer, prend plus d'importance. Moins rapprochées les unes des autres, puisqu'elles sont munies d'engins à longue portée, elles se projettent davantage en dehors des courtines afin de les mieux flanquer; elles s'en détachent même parfois presque entièrement, surtout aux saillants; elles étendent considérablement leur diamètre, elles renforcent leurs parois et sont casematées. Souvent même la batterie supérieure, au lieu d'être découverte, est blindée au moyen d'une carapace de maçonnerie et de terre. Nous ne pourrions dire si cette innovation des batteries supérieures blindées est due à la France, à l'Allemagne ou à l'Italie. Francesco di Giorgio Martini, architecte de Sienne, qui vivait au milieu du XVe siècle, donne plusieurs exemples de ces tours avec batteries supérieures blindées dans son Traité de l'architecture militaire 106. Nous avons trouvé, en France, des traces de ces couvertures dans des ouvrages en forme de tours protégeant des saillants 107, ce qui n'interdisait pas l'emploi des anciens mâchicoulis et crénelages.
Voici (fig. 35) un exemple de ces sortes de tours. En A est tracé le plan de l'ouvrage au niveau du sol de la place. La salle D est percée d'embrasures pour trois pièces de canon; un escalier, ouvert au centre de cette salle, permet de descendre dans le moineau C', dont le plan est détaillé en C 108. La salle D, voûtée, est ouverte du côté de la place, tant pour aider à la défense que pour laisser échapper la fumée. La tour est munie d'un parapet crénelé avec mâchicoulis en forme de pyramides renversées pour faciliter le tir de haut en bas et mieux protéger le talus. Sur la plate-forme est établie une batterie casematée avec quatre embrasures, ainsi que l'indique le plan B. Ces embrasures commandent les dehors par-dessus la crête des merlons. Une traverse en maçonnerie E garantit les hommes postés derrière le parapet des coups d'enfilade et de revers. La voûte de la batterie et celle du moineau sont couvertes de cran et de terre battue et gazonnée. Le système défensif de cette tour est facile à comprendre. La batterie basse, avec les deux pièces a, enfile les courtines, bat le fossé; et flanque les tours voisines; avec sa pièce b elle défend la contrescarpe du fossé en face du point mort. La batterie haute protége les dehors; le moineau empêche le passage du fossé; les crénelages et mâchicoulis protégent la base de l'ouvrage contre l'attaque rapprochée et la sape.
L'incertitude qui apparaît dans les ouvrages défensifs de la seconde moitié du XVe siècle est ici évidente. On n'ose pas abandonner entièrement la forme et la destination de l'ancienne tour. Les tours étaient les parties fortes des places du moyen âge avant l'emploi des bouches à feu. On ne cherchait point, pendant un siége, à entamer une forteresse par ses tours, mais par ses courtines. Les architectes militaires du XVe siècle n'avaient d'autre préoccupation que d'approprier les tours aux nouveaux engins, de les rendre plus épaisses pour résister aux coups de l'assaillant et à l'ébranlement causé par l'artillerie qu'elles devaient contenir, de les garantir contre les feux courbes et de leur donner un flanquement plus efficace. On voulait leur conserver un commandement sur les dehors et même sur les courtines, et l'on craignait, en les élevant, de les exposer trop aux coups de l'ennemi. On sentait que ces crénelages et ces mâchicoulis étaient, contre les boulets, une faible défense, facilement bouleversée bien avant le moment où l'on en avait le plus besoin, et cependant on ne pensait pas pouvoir les supprimer, tant on avait pris l'habitude de considérer cette défense rapprochée comme une garantie sérieuse. Toutefois ce furent ces mâchicoulis et crénelages qui disparurent les premiers dans les défenses fortement combinées vers la fin du XVe siècle. Le crénelage supérieur, destiné à empêcher l'approche, descendit au niveau du fossé, devint une fausse braie couvrant la base des tours. Le tir à ricochet n'était pas encore employé. Les batteries de l'assiégeant ne pouvaient détruire ce qu'elles ne voyaient pas; or la fausse braie primitive, étant couverte par la contrescarpe du fossé, restait intacte jusqu'au moment où l'assaillant s'apprêtait à franchir ce fossé pour s'attaquer aux escarpes et aux tours. Elle devenait ainsi un obstacle opposé à l'attaque rapprochée, et qui restait debout encore quand toutes les défenses supérieures étaient écrêtées. Mais déjà, vers le milieu du XVe siècle, les armées assiégeantes traînaient avec elles des pièces de bronze sur affûts, qui envoyaient des boulets de fonte 109. Ces projectiles, lancés de plein fouet contre les tours, couvraient les fausses braies d'éclats de pierre et comblaient l'intervalle qui séparait ces fausses braies de la défense, si l'on ruinait celle-ci. Les tours à court flanquement et de faible diamètre devenaient plus gênantes qu'utiles; on songea à les supprimer tout à fait, du moins à les appuyer par de nouveaux ouvrages disposés pour recevoir de l'artillerie, indépendamment des boulevards de terre que l'on élevait en avant des points faibles. Ces nouveaux ouvrages tenaient au corps de la place. Bâtis à distance d'une demi-portée de canon, ils affectaient la forme de grosses tours cylindriques, recevaient des pièces à longue portée à leur sommet pour battre les dehors et enfiler les fronts et les fossés, à leur pied pour la défense rapprochée et pour envoyer des projectiles rasants sur les boulevards de terre qui couvraient les saillants ou les portes 110. Alors, à la fin du XVe siècle, le château féodal ne pouvait avoir assez d'étendue pour se défendre efficacement contre l'artillerie à feu. Le canon acheva la ruine de la féodalité. Il fallait, pour pouvoir résister à l'artillerie à feu, des fronts étendus; les villes seules comportaient ce genre de défenses. Étendant les fronts, il fallait les flanquer. On ne pourvut d'abord à cette nécessité, indiquée par la nature des choses, qu'au moyen de boulevards de terre établis en dehors des saillants et des portes, lesquels boulevards croisaient leurs feux; puis comme il faut, en toute fortification, que ce qui défend soit défendu, on ne trouva rien de mieux que d'établir le long des vieilles enceintes, en arrière des boulevards, de grosses tours ayant assez de relief pour commander ces boulevards et les dehors par-dessus leurs parapets. Les systèmes trouvés par les ingénieurs militaires depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours sont donc en germe dans ces premières tentatives faites à la fin du XVe siècle en Italie, en France et en Allemagne. Les Allemands, conservateurs par excellence, possèdent encore des exemples intacts de ces ouvrages, transition entre l'ancien système de la fortification du moyen âge et le système moderne. Nuremberg est, à ce point de vue, la ville la plus intéressante à étudier.
Le plan général de Nuremberg affecte la forme d'un trapèze arrondi aux angles, possédant un point culminant près de l'un des angles, occupé par un ancien château. Une double enceinte des XIV et XVe siècles avec tours carrées flanquantes et large fossé extérieur plein d'eau, avec contrescarpe, entourait entièrement la cité, traversée par une rivière dans sa largeur. À chaque angle, Albert Dürer éleva une grosse tour, et une cinquième auprès du château, sur le point culminant de la ville. Des portes sont percées dans le voisinage des quatre tours, lesquelles sont protégées par des ouvrages avancés. Du haut de chacune des cinq tours, on découvre les quatre autres. Celles de l'enceinte protégent les saillants, flanquent deux fronts, commandent les portes, enfilent les lices entre les deux enceintes, et découvrent la campagne par-dessus les boulevards des portes. Ces tours ont environ 20 mètres de diamètre à 5 mètres du sol, sont bâties en fruit par assises de grès dur, avec bossages en bas et près du sommet. Au rez-de-chaussée elles possèdent une chambre voûtée, mais tracée de manière à laisser à la maçonnerie une épaisseur considérable du côté extérieur (voyez le plan, fig. 36 111).
L'intérieur de la ville est en A; en B sont les lices, entre la porte de l'enceinte extérieure et celle C de l'enceinte intérieure; la poterne D permet de descendre dans le fossé. En a est pratiqué un large mâchicoulis qui défend l'entrée dans la salle basse, et en b un oeil carré, ouvert dans la voûte, met le premier étage, également voûté, en communication avec ce rez-de-chaussée. On ne monte à la plate-forme supérieure que par un escalier pris dans l'épaisseur du mur et partant du niveau du chemin de ronde des courtines. En d sont deux chambres avec embrasures pour des pièces d'artillerie.
La figure 37 donne la vue perspective de cette tour 112. Les remparts datent du XVe siècle; Albert Dürer n'a bâti, dans cet ouvrage, que la tour et la porte qui s'y réunit. La salle du premier étage était destinée à loger le poste, car elle ne possède aucune embrasure.
Sa voûte épaisse porte la plate-forme circulaire supérieure entourée d'un masque de gros bois de charpente, avec créneaux à volets 113 pour du canon. Un blindage, également de charpente, reçoit la toiture conique qui autrefois était surmontée d'une guette 114. En A nous avons tracé le profil de cette plate-forme supérieure.
Ces commandements élevés furent rarement adoptés en France à dater de la fin du XVe siècle. Les ingénieurs français cherchaient plutôt à élargir les fronts, à étendre le champ de tir, qu'à obtenir des commandements considérables. Ils préféraient les batteries à barbette à ces batteries blindées où le service était gêné et où l'on était étouffé par la fumée, comme dans l'entrepont d'un vaisseau de guerre. D'ailleurs, en supposant ces tours battues par de l'artillerie, même à grande distance, les feux convergents de l'ennemi devaient promptement détruire ces masques de bois qui, pareils à des bordages de gros vaisseaux, n'avaient pas l'avantage de la mobilité que donne la mer et servaient de points de mire. Si longue que fût la portée des pièces mises en batterie sur la plate-forme, ces pièces ne pouvaient opposer qu'un tir divergent à l'artillerie de l'assiégeant et recevaient dix projectiles pour un qu'elles envoyaient 115.
Quelques tentatives en ce genre furent cependant faites de ce côté-ci du Rhin, mais les tours françaises du commencement du XVIe siècle ont un plus grand diamètre, moins de hauteur et étaient couronnées par des batteries à barbette avec gabionnades, ou par des caponnières, comme celle présentée dans l'exemple précédent. Le plus souvent on fit de ces tours de véritables porte-flancs, c'est-à-dire qu'on leur donna, en plan horizontal, la forme d'un fer à cheval, et leurs batteries supérieures ne dépassèrent guère le niveau de la crête des courtines (fig. 38).
Il y a toujours un avantage cependant, pour l'assiégé, à obtenir des commandements élevés, ou tout au moins des guettes qui permettent de découvrir au loin les travaux d'approche de l'assiégeant, à établir sur les bastions retranchés des réduits à cheval sur le fossé du retranchement, de manière à rendre l'occupation du bastion difficile. C'est ce besoin qui explique pourquoi on maintint si tard les vieilles tours des places du moyen âge en arrière des bastions ou des demi-lunes; pourquoi Vauban, dans sa troisième manière, tenta de revenir à ces tours dominant les bastions, et pourquoi aussi Montalembert fit de ces tours dominantes en capitales un des principes de son système défensif. De nos jours et depuis les progrès merveilleux de l'artillerie, la question est de nouveau posée, d'autant que ces tours peuvent servir de traverses pour garantir les défenseurs des coups de revers et défier les effets du tir en ricochet. La difficulté est de recouvrir ces tours d'une cuirasse capable de résister aux projectiles modernes, car, si épaisse que soit leur maçonnerie, celle-ci serait bientôt bouleversée par les gros boulets creux de notre artillerie, et un de ces projectiles pénétrant dans une casemate y causerait de tels désordres, que la défense deviendrait impossible. Ce n'est donc pas seulement la cuirasse qu'il s'agit de trouver, mais aussi, pour les embrasures, un masque qui arrête complétement le projectile de l'ennemi, tout en permettant de pointer les pièces.
Il existe encore un exemple à peu près intact du système défensif de transition où l'emploi des tours (non point d'anciennes tours conservées, mais des tours construites pour recevoir de l'artillerie à feu) entre dans le plan général d'une place forte suivant une donnée méthodique: c'est la place de Salces, commencée en 1497 et terminée vers 1503 environ, sous la direction d'un ingénieur nommé Ramirez.
Voisine de Perpignan, la place de Salces est située entre l'étang de Leucate et les montagnes; elle commande ainsi le passage du Roussillon en Catalogne. Bâtie avec un grand soin, elle consiste en un parallélogramme flanqué aux angles de quatre tours. Deux demi-lunes couvrent deux des fronts. Un donjon occupe le troisième, et une demi-lune forme saillant sur un des angles. Les ouvrages sont casematés; les tours et demi-lunes couronnées par des plates-formes pour recevoir de l'artillerie. De petites bouches à feu étaient en outre mises en batterie dans les étages inférieurs des tours pour enfiler les fossés. Les ouvrages que nous désignons comme des demi-lunes sont de véritables tours isolées porte-flancs, ouvertes à la gorge et réunies aux casemates des courtines par des caponnières, ou galeries couvertes, percées d'embrasures pour de la mousqueterie 116. Un fossé de 15 mètres de largeur environ sur 7 mètres de profondeur circonscrit tout le château. Ce fossé, qui peut être inondé jusqu'au niveau de la cour du château et même au-dessus, est mis en communication avec le château par des poternes étroites. En outre, d'autres issues ouvertes dans la contrescarpe donnaient vraisemblablement sur les dehors, car dans la légende jointe au plan du château de Salces donné par le chevalier de Beaulieu 117, on lit: «Il y a plus de logement soubs terre, dans ce château, qu'il n'y en a dehors; car il est casematé et contre-miné partout, et l'on passe par dessoubs les fossés pour aller dans les dehors...» On ne passait certainement pas sous la cunette des fossés qui étaient inondés, mais on passait au fond du fossé, dans des galeries casematées qui communiquaient à un chemin couvert pratiqué derrière la contrescarpe; chemin couvert dont on retrouve certaines galeries creusées sur le fossé et de là sur les dehors, protégés par des ouvrages de terre avancés.
Mais ce qui donne à l'étude des tours du château de Salces un intérêt marqué, c'est la manière dont elles sont disposées pour abriter les défenseurs. En effet, la place de Salces, barrant la route entre l'étang de Leucate et les derniers contre-forts des Corbières, est dominée par ces hauteurs. Les tours, les courtines, les demi-lunes sont soumises à des vues de revers et d'enfilade.
C'est en exhaussant les parapets des tours du côté dangereux et en établissant à la gorge des tours opposées des parados, que l'ingénieur a couvert les plates-formes. L'exhaussement des parapets du côté de la montagne met les embrasures à couvert, tandis que celles du côté opposé sont à ciel ouvert.
La figure 39 présente à vol d'oiseau la perspective d'une de ces tours. On voit en A le parapet exhaussé défilant les canonniers et les pièces placés sur la plate-forme, ainsi que le ferait un cavalier ou une traverse. Les courtines, construites seulement pour de la mousqueterie, ne sont pas munies d'embrasures, mais possèdent une banquette B et relèvent leurs parapets en face des terrains élevés qui ont des vues sur le château. Des échauguettes C occupent les angles rentrants des tours avec les courtines, et peuvent recevoir des arquebusiers dont le tir flanque les escarpes. De plus, de petites pièces placées dans des étages voûtés et suffisamment aérés enfilent les fossés à la base et vers le sommet des talus des tours.
La figure 40 donne la perspective d'une des demi-lunes avec son parapet relevé en E pour couvrir la plate-forme contre les vues d'enfilade des hauteurs voisines. On observera, dans cette figure, le bec saillant qui renforce la demi-lune sur sa face, et qui couvre une partie de l'angle mort dont l'assiégeant pourrait profiter, car ces demi-lunes sont incomplétement flanquées par les tours d'angle.
Les plates-formes ne sont pas assez spacieuses pour pouvoir garnir à la fois toutes les embrasures par de grosses pièces de canon. L'ingénieur comptait, ou ne mettre en batterie que des fauconneaux, ou changer les pièces de place au besoin.
«De grandes précautions sont prises contre la mine, dit M. le capitaine Ratheau 118; une galerie règne le long des quatre courtines, en avant des souterrains, et de distance en distance sont des amorces de galerie d'écoute ingénieusement disposées.»
TOURS-RÉDUITS tenant lieu de donjons ou dépendant de donjons.--Les plus anciens donjons ne sont guère que de grosses tours voisines de l'un des fronts du château féodal, commandant les dehors du côté attaquable et tous les ouvrages de la forteresse, avec sortie particulière sur les dehors et porte donnant dans la cour du château (voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, CHÂTEAU, DONJON). Mais certaines places fortes possédaient des réduits qui doivent être plutôt considérés comme des tours dominantes et indépendantes que comme des donjons. Puis, vers la fin du XIIIe siècle, les donjons devenant de véritables logis, renfermant les services propres à l'habitation, sont renforcés souvent de tours formidables qui commandent les dehors, protégent ces logis et deviennent au besoin des réduits pouvant tenir encore, si le donjon était en partie ruiné par la sape ou l'incendie.
On voit encore à Compiègne les restes d'une grosse tour du commencement du XIIe siècle, voisine de l'ancien pont sur lequel passa Jeanne Darc le jour où elle fut prise par les Anglais, et qui est un de ces ouvrages servant de réduit le long d'une enceinte. À Villeneuve-sur-Yonne il existe également, sur le front opposé à la rivière, une grosse tour cylindrique indépendante, qui servait de réduit et commandait la campagne. Cette tour appartient au XIIIe siècle. Le château de Carcassonne possède, sur le front qui fait face au dehors, du côté de la Barbacane et de l'Aude, deux tours sur plans quadrangulaires presque juxtaposées, qui tenaient lieu de donjon; ces tours datent du XIIe siècle et furent encore surélevées à la fin du XIIIe (voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 12 et 13). Le château (palais) des papes, à Avignon, ne possède pas, à proprement parler, de donjon, mais plusieurs tours-réduits qui commandent les dehors et la forteresse et qui datent du XIVe siècle. Il est donc nécessaire de distinguer, dans cet article, les tours-réduits tenant à des enceintes, des tours-réduits tenant à des châteaux et des tours tenant à des donjons. Nous nous occuperons d'abord des premières.
C'est encore à l'enceinte de la cité de Carcassonne qu'il faut recourir pour trouver les exemples les mieux caractérisés de ces tours, sortes de donjons appuyant un front. Le long de la première enceinte de cette cité, vers le sud-est, il existe une grosse tour cylindrique presque entièrement détachée de cette enceinte, et qui a nom, tour de la Vade ou du Papegay 119. Elle est bâtie sur un saillant et en face de la partie la plus élevée du plateau qui, de ce côté, fait face aux remparts. Sa base est flanquée par un redan de la courtine et par la tour que nous avons donnée dans cet article 120. Elle domine de beaucoup les alentours, est complétement fermée, et n'était commandée que par la tour qui, derrière elle, appartient à l'enceinte intérieure. Elle renferme cinq étages, dont trois sont voûtés. Son crénelage supérieur était, en cas de guerre, garni de hourds 121. Le sol de l'étage inférieur est un peu au-dessus du niveau du fond du fossé. Cet étage inférieur possède un puits.
Nous donnons les plans des étages de cette tour figure 41.
L'étage A est à rez-de-chaussée pour le chemin militaire des lices L, entre les deux enceintes de la cité. Le chemin de ronde des courtines de l'enceinte extérieure est en c, le fossé en F. De la route militaire L, on monte sur le chemin de ronde par un degré d'une dizaine de marches d, puis on se trouve en face de l'unique porte de la tour e qui donne entrée dans la salle voûtée S. En prenant l'escalier f, on descend à l'étage inférieur B, également voûté. Cet escalier débouche en g'. Une trémie, établie de g' en g, permet de monter, au moyen d'un treuil de l'eau ou des provisions au niveau du sol du rez-de-chaussée. Le puits est en p. Cette cave n'est éclairée que par deux soupiraux relevés i. De la salle du rez-de-chaussée S, en prenant l'escalier k, on monte à la salle du premier étage S', où l'on débouche en l. Cette salle S', voûtée, possède une cheminée m et est éclairée pàr quatre meurtrières et une baie relevée. De cette salle S'', en prenant l'escalier n, on monte à la salle du second étage S'', couverte par un plancher; cet escalier débouche en o. En reprenant le degré q, on arrive au crénelage supérieur. Ce second étage possède quatre fenêtres et des latrines en t. On remarquera que la salle du rez-de-chaussée S est percée de sept meurtrières qui enfilent la crête de la contrescarpe du fossé. Si nous faisons une section sur ab, et que nous prenions la partie de cette section du côté des lices, nous obtenons la coupe figure 42, coupe qui permet de se rendre compte de la disposition de toutes les issues des escaliers.
Le niveau du fond du fossé est en N et les niveaux des crénelages des courtines en R. En E est tracé le plan du crénelage supérieur, au sol duquel on arrive par l'escalier h. Des hourds étaient disposés tout autour de ce crénelage, ainsi que nous l'avons indiqué partiellement en VV'. Par les fenêtres rr (voyez en D, fig. 41), le poste enfermé dans la tour voyait les parties supérieures de l'enceinte intérieure et communiquait ou recevait des avis. Trente hommes pouvaient facilement loger dans cette tour, y amasser des provisions pour longtemps, avoir de l'eau et faire la cuisine. C'était donc un réduit se défendant encore si l'enceinte extérieure tombait au pouvoir de l'assiégeant. La seule entrée, étroite, était barricadée et fermée avec des barres épaisses.
La tour du Trésau, de la même cité de Carcassonne, attachée à l'enceinte intérieure et qui dépend des ouvrages dus à Philippe le Hardi, est aussi un réduit. Nous donnons cette belle tour à l'article CONSTRUCTION fig. 149, 150, 151, 152, 153 et 154.
La tour du Trésau domine de beaucoup les courtines, et, de plus, elle est munie de deux guettes qui permettaient de découvrir tous les abords de la cité de ce côté, le château, la tour du coin ouest au saillant opposé, et tout le front du nord (voyez le plan de la cité, ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11 122).
Il serait superflu de fournir un grand nombre d'exemples de ces tours, qui ne diffèrent des tours flanquantes fermées que par leur hauteur et leur diamètre relativement plus fort. Les enceintes bien défendues possédaient toujours un certain nombre de tours-réduits plus ou moins considérable, en raison de leur étendue; quelques enceintes d'un développement peu considérable n'en possédaient parfois qu'une seule. Telle est l'enceinte de Villeneuve-sur-Yonne. Cette tour remplaçait alors le château et était entourée d'une chemise. Les tours dépendant de châteaux et tenant lieu de donjons présentent, au contraire, comme les donjons eux-mêmes, une grande variété de formes. Les unes sont indépendantes, peuvent au besoin s'isoler, possèdent une chemise, ont leur porte relevée au-dessus du sol extérieur; les autres sont comme le réduit du donjon et y tiennent par un point: elles sont au donjon ce que celui-ci est au château. Il ne faut pas perdre de vue la véritable fonction du donjon, qui est l'habitation du seigneur; or il est fort rare de trouver des donjons qui, comme ceux du Louvre et de Coucy, ne se composent que d'une grosse tour sans aucune dépendance. Nous voyons que les donjons normands, par exemple ceux du Berry, du Poitou, consistent habituellement, jusqu'au XIIIe siècle, en un gros logis quadrangulaire divisé à chaque étage en deux salles. Ce donjon était toujours l'habitation seigneuriale. Les donjons du Louvre et de Coucy sont des exceptions, et ne servaient de logis seigneurial qu'en temps de guerre (voy. DONJON).
Dans tous les châteaux de quelque importance, il est une partie plus forte, dont les murailles sont plus épaisses, qui domine les autres ouvrages; partie qui est réellement le donjon. Ou ce donjon est renforcé d'une tour plus haute et plus forte que les tours de flanquements; ou bien, à côté de la partie du château qui était le plus spécialement réservée à l'habitation du seigneur, est une tour isolée qui devient, en cas de siége, le réduit dans lequel le seigneur se retire avec ses fidèles, sa famille et ce qu'il possède de plus précieux. Enfermé dans cette tour, il surveille les dehors (car ces ouvrages sont élevés sur le point le plus accessible); il contient sa garnison et peut soutenir un second siége lorsque le château proprement dit est pris. Si le château n'occupait pas une assez grande surface de terrains propres à recevoir des bâtiments pour les gens de la garnison, une cour, un logis pour le seigneur ou donjon complet, s'il avait peu d'étendue, en temps ordinaire le seigneur et les siens occupaient le logis; en temps de guerre, il appelait les hommes liges, ceux qui lui devaient le service militaire, il recrutait des gens de guerre soldés, et se retirait, lui et ses proches, dans une tour, la plus forte, qui devenait ainsi le donjon. Nous trouvons la trace bien évidente de cet usage jusqu'au XIVe siècle, dans les places fortes intéressantes, mais petites, de la Guyenne. Plus anciennement, dans des châteaux de l'Île-de-France d'une médiocre étendue, nous pouvons également reconnaître cette disposition. À peine si les caractères effacés de notre siècle nous permettent de comprendre la vie, en temps de guerre, d'un seigneur possesseur de fiefs considérables et d'une belle et grande habitation seigneuriale; mais combien nous sommes loin de nous représenter exactement l'énergie morale et physique de ces châtelains possesseurs de forteresses peu étendues, et dans lesquelles, cependant, ils n'hésitaient pas, au besoin, à se défendre contre des voisins dix fois plus puissants qu'eux. Dans ces places resserrées, le châtelain, entouré d'un petit nombre de vassaux sur la fidélité desquels il pouvait toujours compter, s'enfermait dans la tour maîtresse, et de là devait pourvoir à la défense extérieure, prévoir les trahisons, et inspirer assez de crainte et de respect à sa garnison pour qu'elle ne fût pas tentée de l'abandonner. Alors (ce fait se présentait-il souvent) le châtelain et quelques fidèles, les ponts coupés, les herses baissées, les portes et fenêtres barricadées, enclos dans ce dernier refuge, se défendaient à outrance jusqu'à ce que les vivres vinssent à manquer.
Ce système de réduit, propre à une défense extrême, est adopté d'une manière absolue dans la grosse tour éventrée du château de Montépilloy, près de Senlis. D'un côté, cette tour donnait sur la baille du château, de l'autre sur le château lui-même, qui avait peu d'étendue 123. Nous parlons ici du château tel qu'il existait au XIIe siècle avant les adjonctions et modifications que lui fit subir Louis d'Orléans.
Nous donnons (fig. 43) le plan du premier étage de cette tour, au niveau duquel s'ouvrait la seule poterne donnant entrée dans l'intérieur. En A est la porte qui permet de descendre, par un escalier voûté, dans l'épaisseur du cylindre, à l'étage inférieur; en B, la porte qui, par un long degré, également voûté, donne accès au second étage en C, et à la chambre D de la herse et du mâchicoulis de la poterne. En continuant l'ascension par le degré, on arrive au troisième étage. La poterne P est donc relevée au-dessus du sol extérieur de toute la hauteur du rez-de-chaussée. On n'y arrive que par une passerelle de bois facile à détruire. Cette poterne était fermée au moyen d'une grille, d'une herse, d'un mâchicoulis et d'un vantail barré. Une petite chambre E, propre à contenir deux hommes, est percée d'une meurtrière oblique qui enfile le tablier de la passerelle. Ce tablier était percé d'une trappe, par laquelle, au moyen d'une échelle, on descendait, défilé par la pile du pont, sur le chemin de ronde de la chemise G. L'intervalle entre cette chemise et la tour formait donc comme un fossé 124.
La coupe faite sur ab (fig. 44) montre en A la tour de Montépilloy telle qu'elle existait au XIIe siècle, et en B avec les modifications qui furent apportées aux défenses, en 1400, dans les parties supérieures 125. On voit en C la coupe de la chemise, en P la coupe de la poterne, et en D celle de la chambre de la herse et du mâchicoulis au-dessus de cette poterne. On observera que le rez-de-chaussée est voûté, ainsi que l'étage au-dessus, au moyen d'arcs ogives à section rectangulaire reposant sur cinq piles. Cette salle voûtée supérieure est divisée par un plancher, c'est le second étage. Le troisième étage, dans lequel on débouche par la porte I, est resté tel qu'il était au XIIe siècle, seulement au XVe siècle on entailla sa muraille sur un point pour y loger un escalier à vis qui était destiné à monter au quatrième étage et à l'étage crénelé, avec mâchicoulis, M. La hauteur de l'ancienne tour ne dépassait pas le niveau N. Alors les hourds H donnaient une plongée en dehors de la chemise, comme l'indique la ligne ponctuée. Ce quatrième étage était destiné à l'approvisionnement des projectiles et à la défense supérieure qui se faisait par une série d'arcades dont on distingue quelques restes englobés dans la maçonnerie de 1400; arcades qui mettaient la salle supérieure en communication avec les hourds. Cette défense n'ayant pas paru avoir un commandement suffisant, en 1400 on suréleva cet étage à arcades; on le voûta en V, et l'on établit sur cette voûte une plate-forme avec crénelage et mâchicoulis M dont la plongée permettait de battre le pied de l'escarpe de la chemise, ainsi que l'indique, de ce côté, la ligne ponctuée. Il est clair que les passerelles S qui mettaient la tour en communication avec le château pouvaient être enlevées facilement. En E est figurée l'échelle qui, de la trappe de cette passerelle, permettait de descendre derrière la pile par le chemin de ronde de la chemise.
La figure 45 donne le développement de l'intérieur de la tour de Montépilloy de e en f (voyez au plan, fig. 43). Les escaliers, pris aux dépens de l'épaisseur du mur cylindrique, sont indiqués par des lignes ponctuées. En A est la poterne, et en B, au-dessus, la chambre de la herse et du mâchicoulis. En C, les arcades qui, de l'étage supérieur, donnaient sur la galerie des hourds avant la sur-élévation du XVe siècle.
Cette construction est bien faite, en assises réglées de 0m,32 de hauteur (un pied), et tout l'ouvrage serait intact si l'on n'avait pas fait sauter à la mine la moitié environ du cylindre. Heureusement la partie conservée est celle qui présente le plus d'intérêt, en ce qu'elle renferme les escaliers de la poterne. Naturellement on a fait sauter de préférence les parties qui regardaient l'extérieur, lorsqu'on a voulu démanteler le château.
On comprend, quand on visite le château de Montépilloy, pourquoi Louis d'Orléans jugea nécessaire de surélever la tour et de la terminer par une plate-forme.
Possesseur du duché de Valois, prétendant faire de ce territoire un vaste réseau militaire propre à dominer Paris, il était important d'avoir près de Senlis, sur la route de la capitale, un point d'observation qui pût découvrir le parcours de cette route depuis sa sortie de Senlis jusqu'à Crespy. Or, on ne pouvait mieux choisir ce point d'observation qui, occupé par une garnison sur une hauteur, permettait de couper le passage à tout corps d'armée débouchant de Senlis. Cette garnison avait d'ailleurs la certitude d'être soutenue par les troupes enfermées dans Crespy, Béthisy, Vez et Pierrefonds, si ce corps d'armée tentait de forcer le passage. Les gens sortis de Montépilloy n'avaient point à s'inquiéter s'ils étaient coupés eux-mêmes de leur château, puisqu'ils pouvaient battre en retraite jusqu'à Crespy, et plus loin encore, en défendant pied à pied la route qui pénètre au coeur du Valois. Mais pour que ces obstacles fussent efficaces, il fallait avoir le temps: 1º de se mettre en travers de la route ou sur ses flancs, au moment où une armée envahissante sortait de Senlis; 2º de prévenir par des signaux ou des émissaires les garnisons des châteaux de Crespy et de Béthisy situés chacun à huit kilomètres de Montépilloy, afin de se faire appuyer sur les flancs.
Or, pour prendre ces dispositions militaires, il était d'une grande importance de donner à la tour de Montépilloy la hauteur que nous lui connaissons.
Il faut considérer que l'élévation de ces sortes de tours tenait bien plus de leur situation stratégique que de leur défense propre. On fait habituellement trop bon marché des dispositions stratégiques dans les forteresses du moyen âge. On les étudie séparément, avec plus ou moins d'attention, mais on tient peu compte de l'appui qu'elles se prêtaient pour défendre un territoire appartenant à un même suzerain ou à des seigneurs alliés en vue d'une défense commune, fait qui se présentait souvent. La fréquence des luttes entre châtelains n'empêchait point qu'ils ne se réunissent, à un moment donné, contre un envahisseur; et ce fait s'est présenté notamment lors du voyage de saint Louis dans la vallée du Rhône pour se rendre à Aigues-Mortes. Ce prince réduisit les petites forteresses qui commandaient le fleuve, et dont les possesseurs se défendirent tous contre son corps d'armée, bien que ces châtelains fussent perpétuellement en guerre les uns avec les autres.
Pour ne parler que d'une contrée qui a conservé un grand nombre de restes féodaux, le Valois, on remarquera que les postes militaires éiaient disposés en vue d'une défense commune au besoin, bien avant la suzeraineté de Louis d'Orléans, et que ce prince ne fit qu'améliorer et compléter une situation stratégique déjà forte.
Le Valois était borné au nord-ouest et au nord par les cours de l'Oise, de l'Aisne et de la Vesle, au sud-est par la rivière d'Ourcq, au sud par la Marne. Il n'était largement ouvert que du côté de Paris, au sud-ouest, de Gesvres à Creil. Or, le château de Montépilloy est placé en vedette entre ces deux points, sur la route de Paris passant par Senlis; il s'appuyait sur le château de Nanteuil-le-Haudouin, sur la route de Paris à Villers-Cotterets, et qui se reliait au château de Gesvres, sur l'Ourcq. C'était une première ligne de défense couvrant les frontières les plus ouvertes du duché. En arrière, était une seconde ligne de places s'appuyant à l'Oise et suivant le petit cours d'eau de l'Automne: Verberie, Béthisy, Crespy, Vez, Villers-Cotterets, la Ferté-Milon sur l'Ourcq, et Louvry au delà. Derrière ces deux lignes, Louis d'Orléans établit, comme réduit seigneurial, la place de Pierrefonds, dans une excellente position. Des tours isolées furent élevées ou d'anciens châteaux augmentés sur les bords de l'Aisne et de l'Ourcq. Le passage de la Champagne en Valois, entre ces deux rivières, était commandé par les châteaux d'Ouchy, sur l'Ourcq, et de Braisne, sur la Vesle, couverts par la forêt de Daule.
Au nord, en dehors du Valois, dans le Vermandois, Louis d'Orléans avait acheté et restauré la place de Coucy, qui couvrait le cours de l'Aisne. Tous ces châteaux (Coucy excepté) étaient mis en communication par les vues directes qu'ils avaient les uns sur les autres au moyen de ces hautes tours, ou par des postes intermédiaires. C'est ainsi, par exemple, que le château de Pierrefonds était mis en communication de signaux avec celui de Villers-Cotterets par la grosse tour de Réalmont, dont on voit encore les restes sur le point culminant de la forêt de Villers-Cotterets.
Les expéditions tentées par Louis d'Orléans, et qui n'eurent qu'un médiocre succès, ne prouveraient pas en faveur des talents militaires de ce prince, mais il est certain que lorsqu'il résolut de s'établir dans le Valois de manière à se rendre maître du pouvoir et à dominer Paris, il dut s'adresser à un homme habile, car ces mesures furent prises avec une connaissance parfaite des localités et le coup d'oeil d'un stratégiste. Aussi le premier acte du duc de Bourgogne, après l'assassinat du duc d'Orléans, fut-il d'envoyer des troupes dans le Valois, pour mettre la main sur ce réseau formidable de places fortes.
Ainsi donc il ne faut pas confondre le donjon proprement dit, ou habitation seigneuriale, dernier réduit d'une garnison, avec ces tours qui, indépendamment de ces qualités, ont été élevées suivant une disposition stratégique, afin d'établir des communications entre les diverses places d'une province, et de fournir les moyens à des garnisons isolées de concerter leurs efforts.
La féodalité en France et en Angleterre possède ce caractère militaire particulier; caractère que nous ne voyons pas exprimé d'une manière aussi générale en Allemagne et en Espagne, si ce n'est, dans cette dernière contrée, par les Maures. Il semble chez nous que ces dispositions défensives d'ensemble soient dues plus particulièrement au génie des Normands, qui, au moment de leur entrée sur le sol des Gaules, comprirent la nécessité de concerter les moyens défensifs pour assurer leur domination. Aussi ne les voyons-nous jamais perdre du terrain dès qu'ils ont pris possession d'une contrée; et, de toutes les conquêtes enregistrées depuis l'époque carlovingienne, celles des Normands ont été à peu près les seules qui aient pu assurer une possession durable aux conquérants: la noblesse française profita, pensons-nous, de cet enseignement, et, malgré le morcellement féodal, comprit de bonne heure cette loi de solidarité entre les possesseurs d'un pays. L'unité que put établir plus tard la monarchie avait donc été préparée, en partie, par un système de défense stratégique du sol, par provinces, par vallées ou cours d'eau. Philippe-Auguste paraît être le premier qui ait compris l'importance de ce fait, car nous le voyons rompre méthodiquement ces lignes ou réseaux de forteresses, en s'attaquant toujours, dans chaque noyau, avec la sagacité d'un capitaine consommé, à celle qui est comme la clef des autres; Saint Louis continua l'oeuvre de son aïeul moins en guerrier qu'en politique.
Quand les Anglais furent en possession de la Guyenne, ils suivirent avec méthode ce principe de défense, et tous les châteaux qu'ils ont élevés dans cette contrée ont, indépendamment de leur force particulière, une assiette choisie au point de vue stratégique. Nous trouvons en Bourgogne l'influence de la même pensée. Nulle contrée peut-être ne présentait un système de défense solidaire plus marqué. Les cours d'eau, les passages, sont hérissés d'une suite de châteaux ou postes dont l'emplacement est merveilleusement choisi, tant pour la défense locale que pour la défense générale contre une invasion. Ces points fortifiés se donnent la main comme le faisaient nos tours de télégraphes aériens; et la preuve en est que la plupart de ces postes télégraphiques, en Bourgogne, s'établirent sur les restes des forteresses des XIIIe et XIVe siècles. Considérant donc les châteaux à ce point de vue, on comprend l'importance des tours dont nous nous occupons; elles constituaient une défense sérieuse par elles-mêmes, et assuraient d'autant mieux ainsi la communication entre les garnisons féodales, leur action commune. Il importait surtout, si l'un de ces châteaux était pris par trahison ou par un coup de main, que des hommes dévoués pussent tenir encore quelques jours ou seulement quelques heures dans ces réduits, du haut desquels il était facile de communiquer, par signaux, avec les forteresses les plus rapprochées; car, alors, les garnisons voisines pouvaient, à leur tour, envahir la place tombée et mettre l'agresseur dans la plus fâcheuse position. C'est ce qui arrivait fréquemment. En France, les cours d'eau ont un développement considérable, les bassins sont parfaitement définis; il s'établissait ainsi forcément, par la configuration même du terrain, de longues lignes de forteresses solidaires qui préparaient merveilleusement l'unité d'action en un moment donné. Ce sont là des vues qui nous semblent n'avoir pas été suffisamment appréciées dans l'histoire de notre pays, et qui expliqueraient en partie certains phénomènes politiques que l'on énonce trop souvent sans en rechercher les causes diverses. Mais toute notre histoire féodale est à faire, et, pour l'écrire, il serait bon, une fois pour toutes, de laisser de côté ces lieux communs sur les abus du régime féodal. Il est bien certain que nous ne pourrons posséder une histoire de notre pays que du jour où nous cesserons d'apprécier notre passé avec les partis pris qui nous troublent l'entendement, du jour où nous saurons appliquer à cette étude l'esprit d'analyse et de méthode que notre temps apporte dans l'observation des phénomènes naturels, du jour, enfin, où nous comprendrons que l'histoire n'est pas un réquisitoire ou un plaidoyer, mais un procès-verbal fidèle et impartial dressé pour éclairer des juges, non pour faire incliner leur opinion vers tel ou tel système.
Mais laissons là ces considérations un peu trop générales relativement à l'objet qui nous occupe, et revenons à nos tours.
Parmi ces tours de la Bourgogne dont la destination est bien marquée, c'est-à-dire qui servaient à la fois de réduits au besoin et de postes d'observation, il faut citer la tour de Montbard, du sommet de laquelle on aperçoit la tour du petit château qui domine le village de Rougemont, sur la Brenne, et le château de Montfort, qui, par une suite de postes, mettait Montbard en communication avec le château de Semur en Auxois, sur l'Armançon.
Montbard était un point très-fort; le château occupait un large mamelon escarpé, de roches jurassiques, à la jonction de trois vallées. De ce château il ne reste que l'enceinte, et la grosse tour à six pans, qui occupe un angle de cette enceinte au point culminant, de telle sorte qu'elle donne directement sur les dehors, au-dessus de roches abruptes.
La figure 46 donne les plans de cette tour, qui date de la fin du XIIIe siècle. Le rez-de-chaussée A se compose d'une salle dans laquelle on n'entre que par la porte a, percée au niveau du sol du terre-plein; en b et c sont les deux courtines. L'angle d profite d'une saillie du rocher et contient des latrines. Un caveau est creusé dans le roc, au-dessous de cette salle; son orifice est en e. La salle basse est éclairée par deux fenêtres et possède une meurtrière sur les dehors; elle est voûtée en arcs d'ogive et n'est pas mise en communication avec les étages supérieurs. On ne peut pénétrer dans la salle du premier étage que par les chemins de ronde des courtines (voyez en B). L'angle g est couvert par un talus de pierre; puis, à partir de ce niveau, un pan coupé h correspond au pan coupé i. Le pan coupé h est porté sur l'arc inférieur j. La salle du premier étage est éclairée par deux fenêtres donnant sur les dehors. Un escalier, pratiqué dans l'épaisseur du mur, du côté du terre-plein, monte au deuxième étage, semblable en tout au troisième, dont nous donnons le plan (voyez en C). Ce troisième étage possède trois fenêtres et deux armoires k qui n'existent pas dans l'étage du dessous, à cause du passage de l'escalier. Ces pièces sont voûtées comme le rez-de-chaussée.
Un escalier à vis monte à la plate-forme, dont nous donnons le plan figure 47. Cette plate-forme est défendue par un crénelage, et, sur chaque face, par un mâchicoulis avec meurtrière 126.
La figure 48 donne la coupe de cet ouvrage sur la ligne op. Des pinacles, dressés sur le crénelage supérieur, font reconnaître au loin le sommet de la tour. Le couronnement du donjon de Coucy présente une disposition analogue 127. Ces pinacles pouvaient d'ailleurs faciliter l'intelligence des signaux, puisqu'une bannière posée au droit de tel pinacle indiquait un mouvement de l'ennemi, ou les dispositions prises par la garnison, ou la nature des secours qu'elle attendait.
La porte A de l'étage inférieur était masquée par le terre-plein du château, dont le niveau s'élevait au-dessus de son linteau. Les défenseurs préposés à la garde de la tour, postés dans les étages supérieurs, commandaient les deux courtines, et tous les efforts d'un assaillant qui, après s'être emparé du château, aurait cherché à pénétrer dans l'étage inférieur de la tour,--ce qui était difficile, puisque sa porte est percée dans un angle rentrant,--n'auraient abouti qu'à le faire tomber dans une véritable souricière, puisque cet étage n'a pas de communication avec les salles supérieures. D'ailleurs, un mâchicoulis est directement placé au-dessus de cette porte et en rendait l'accès fort périlleux. Si, du dehors, l'assaillant, au moyen d'échelles, gravissant le rocher à pic sur lequel la tour est bâtie, parvenait à attacher le mineur au pied de cette tour et pénétrait dans la salle du rez-de-chaussée,--opération qui n'était guère praticable,--il n'était pas pour cela maître de l'ouvrage. Ici le système angulaire est adopté pour le plan de la tour, conformément à la méthode admise vers la fin du XIIIe siècle pour les tours-réduits couronnées par des plates-formes, particulièrement dans les provinces méridionales. Cette configuration se prêtait mieux au logement des hommes et aux dispositions d'habitation que la forme circulaire; elle donnait des faces inabordables, et l'on comptait sur la force passive des saillants pour résister aux attaques. Ceux-ci étaient d'ailleurs flanqués par des échauguettes supérieures, ou, vers le milieu du XIVe siècle, dominés par des mâchicoulis.
C'est en 1318 que l'archevêque Gilles Ascelin construisit la grosse tour quadrangulaire du palais archiépiscopal de Narbonne. Cet ouvrage est un réduit, en même temps qu'il commande la place de la ville, les quais de l'ancien port, les rues principales et tous les alentours. Bâti à l'angle aigu formé par les bâtiments d'habitation, il peut être isolé, puisqu'il n'avait, avec ces corps de logis, aucune communication directe 128. Cette tour renferme quatre étages et une plate-forme ou place d'armes, en contre-bas du crénelage, bien abritée du vent, terrible en ce pays, et pouvant contenir une masse considérable de projectiles. Trois échauguettes flanquent, au sommet de la tour, les angles vus, et le quatrième angle, qui est engagé dans le palais, contient l'escalier couronné par une guette.
Voici (fig. 49) les plans de cette tour, en A, au niveau du sol extérieur, et en B, au niveau du premier étage. L'étage A n'est qu'une cave circulaire voûtée en calotte hémisphérique, ne prenant pas de jour à l'extérieur. Le premier étage, de forme octogone à l'intérieur, se défend par des meurtrières sur chacune des trois faces vues du dehors. On observera que les chambres de tir de ces meurtrières sont séparées de la salle centrale, qui est voûtée en arête. Au-dessus (fig. 50) est élevée une salle quadrangulaire destinée à l'habitation (plan C).
Cette salle était la seule qui possédât une cheminée. Elle était éclairée par trois fenêtres et couverte par un plafond de charpente. Le quatrième étage présente également une salle carrée, voûtée en arcs d'ogive, possédant trois petites fenêtres et des meurtrières dont les chambres de tir sont, de même qu'au premier étage, séparées de la salle centrale (plan D). Puis, sur la voûte est disposée la plate-forme, dont la figure 51 donne le plan.
La partie centrale, immédiatement sur la voûte, est en contre-bas du chemin de ronde, dont le parapet n'est point percé de créneaux, mais seulement de longues meurtrières. Les échauguettes flanquantes possèdent trois étages de meurtrières. Les défenseurs pénètrent dans l'étage inférieur par les portes a, percées un peu au-dessus du niveau de la place d'armes, dans le premier étage par les portes b, et arrivent au troisième étage, à ciel ouvert, par les baies d. De l'escalier à vis on arrive à la place d'armes par la porte c, et au chemin de ronde du crénelage par la porte e. Les chemins de ronde pourtournent en f les échauguettes.
Une coupe faite sur gh (fig. 52) explique cette intéressante disposition. En A est la salle destinée à l'habitation du seigneur, tous les autres étages étant aménagés pour la défense. Cette tour ne possédait ni hourds ni mâchicoulis; elle se défendait surtout par sa masse, composée d'une excellente maçonnerie de pierre de taille dure de Sainte-Lucie. Les faces étaient à peine flanquées par les échauguettes. Aussi pensons-nous qu'en cas de siége, des mâchicoulis de bois étaient disposés au-dessus du parapet, ou peut-être seulement au-dessus des échauguettes, pour pouvoir découvrir la base de la tour et la défendre. Ce magnifique réduit est un chef-d'oeuvre de structure; les assises, réglées de hauteur, sont choisies dans le coeur de la pierre et reliées par un excellent mortier. Dans cette masse nul craquement, nulle déchirure; c'est un bloc de maçonnerie homogène. Cette place d'armes, pratiquée à un niveau inférieur à celui du chemin de ronde, servait à plusieurs fins. C'était une excellente assiette pour établir des engins à longue portée, mangonneaux ou pierrières, un abri pour les défenseurs et un magasin à projectiles.
Vers le même temps, c'est-à-dire de 1320 à 1325, était élevée, au château de Curton, en Guyenne (arrondissement de Libourne), une tour-réduit dont le plan présente certaines particularités remarquables. Ce château était plutôt défendu par sa position et son double fossé que par ses ouvrages; seule, la tour principale avait de l'importance 129. Cette tour, dont la figure 53 présente les plans, contenait cinq étages et un cachot, tous voûtés en berceaux chevauchés.
La seule entrée b, dans la tour, était pratiquée du logis voisin au niveau du second étage A. Par l'escalier à vis on descendait à l'étage au-dessous B, percé de deux meurtrières. Par une trappe c on descendait dans le cachot C, composé de deux étroites galeries se coupant à angle droit et contenant un siége d'aisances. L'escalier à vis montait du second étage A aux trois salles supérieures, bâties sur le même plan, et à la plate-forme D, munie d'un crénelage et de mâchicoulis. Les contre-forts qui épaulent les quatre angles n'avaient d'autre fonction que de donner des flanquements, car les murs de la tour sont assez épais pour n'avoir pas besoin de ces appendices. Si l'on examine le plan général du château 130, on verra en effet que l'angle G forme un saillant que flanquent (incomplétement, il est vrai) les échauguettes voisines. Ce renfort avec saillant avait encore l'avantage de rendre la tâche du mineur beaucoup plus longue et plus difficile. La tour de Curton a d'ailleurs 33 mètres de hauteur, du niveau du sol du cachot à la plate-forme supérieure, et les quatre contre-forts augmentent singulièrement son assiette. Dans la même contrée, il faut citer la tour carrée du château de Lesparre, qui était un réduit couronné par une plate-forme sur voûte 131, un véritable poste, car la surface de ce château en dehors de la tour carrée n'est que de 700 mètres. Beaucoup de ces châteaux de la Guyenne anglaise du XIVe siècle n'ont qu'une très-médiocre étendue, et paraissent plutôt être des forteresses propres à garder le pays que des habitations seigneuriales telles qu'étaient nos châteaux du Nord. Ce n'est pas qu'alors la population de la Gascogne ne fût complétement soumise à la domination anglaise, dont elle n'avait pas à se plaindre et qui fut pour ce pays une ère de prospérité, mais il s'agissait de protéger la Guyenne contre les attaques presque continuelles du roi de France, et ces petits châteaux, nombreux, bien établis au point de vue stratégique, commandant le cours de la Garonne et les débouchements des vallées latérales, étaient plus propres à garder la campagne que ne l'eussent été de vastes forteresses séparées par de grandes distances. Aussi la plupart de ces petits châteaux, bâtis ou restaurés à cette époque, se défendent-ils par leur assiette même, quelques ouvrages peu importants et par des tours-réduits, où des troupes d'hommes d'armes isolées pouvaient se retirer et attendre en sûreté qu'on les vînt dégager; d'où elles pouvaient sortir et surveiller la contrée.
En Normandie, où la domination anglaise, au commencement du XVe siècle, fut contestée par une grande partie de la population, où il s'agissait non-seulement de protéger le pays contre des ennemis du dehors, mais de se garder contre ceux du dedans, les rares fortifications que les Anglais ont élevées ont un tout autre caractère. Elles tendent à augmenter et à renforcer les places importantes, afin d'avoir des garnisons nombreuses centralisées sur certains points stratégiques. C'est ainsi que le château de Falaise, dont la position était si importante, fut renforcé pendant la domination anglaise, c'est-à-dire de 1418 à 1450, par une grosse tour cylindrique qui formait une annexe au donjon normand du XIIe siècle (fig. 54).
Le château de Falaise couvre une surface d'un hectare et demi 132; le donjon, composé de bâtiments quadrangulaires juxtaposés, suivant l'habitude normande, était peu élevé et ne commandait pas suffisamment les dehors: les Anglais y ajoutèrent la grosse tour A, dite tour de Talbot, qui renferme six étages, dont un cachot et l'étage de combles. Cette grosse tour-réduit est couronnée par des mâchicoulis avec chemin de ronde. Le crénelage supérieur et le comble n'existent plus depuis les guerres de religion du XVIe siècle. Plusieurs anciens donjons carrés de l'époque romane furent simplement considérés comme des logis à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe siècle, logis que l'on renforçait au moyen de grosses tours annexes. Cette disposition motiva un nouveau programme qui fut suivi, à cette époque, dans des constructions élevées d'un seul jet. On se mit à bâtir des donjons qui consistaient en un logis spacieux habitable pour le seigneur, en tout temps, et l'on flanqua ce logis de fortes et hautes tours commandant les dehors. C'est suivant cette donnée qu'a été conçu le donjon du château de Pierrefonds 133. Sur les dehors, ce donjon est en effet protégé par deux grosses tours cylindriques dont le diamètre est de 15 mètres 50 centimètres hors oeuvre. Ces deux tours, pleines dans la hauteur du talus, pouvant par conséquent défier la sape, renferment trois étages destinés aux provisions et à l'habitation, et un étage supérieur de défenses très-important, couronné par un crénelage double 134.