Nos monuments du moyen âge possèdent par excellence l'unité: 1° parce qu'ils remplissent exactement, scrupuleusement, servilement, les programmes donnés, et qu'ils sont ainsi la plus vive expression de la civilisation au sein de laquelle ils ont été construits; 2° parce que leur forme n'est que le résultat combiné des moyens employés; 3° parce que toutes leurs parties sont conçues de manière à satisfaire aux besoins pour lesquels ils sont élevés, et à assurer leur stabilité et leur durée; 4° parce que leur décoration procède suivant un ordre logique et est toujours soumise à la structure; 5° parce que cette structure elle-même est sincère, qu'elle ne dissimule jamais ses procédés et n'emploie que les forces nécessaires.
Nos monuments du moyen âge n'ont pas six unités, ils ont l'unité. Les articles du Dictionnaire font assez ressortir cette qualité, pensons-nous, pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'étendre plus longtemps sur son importance.
VANTAIL, s. m. (ventail, wis, huis). Valve de menuiserie, tournant sur des gonds ou pivots, fermant la baie d'une porte. Il était d'usage, dans l'antiquité grecque, de suspendre souvent les vantaux au moyen de deux tourillons tenant au montant de feuillure. Ces tourillons entraient dans deux trous cylindriques ménagés sous le linteau et à l'extrémité du seuil. Ce procédé primitif obligeait de poser le vantail en construisant la porte. On voit encore des vantaux ainsi suspendus aux portes de monuments de la Syrie septentrionale qui datent des IVe et Ve siècles. Il faut savoir que ces vantaux sont de pierre (basalte généralement), et qu'il n'était pas possible de les suspendre autrement, puisqu'on ne pouvait y attacher des pentures. Toutefois ce procédé fut appliqué dans les Gaules aux portes de bois, et nous retrouvons cette tradition. conservée jusque vers la fin du XVIe siècle pour les constructions rustiques, notamment dans le Nivernais et en Auvergne.
Ces vantaux primitifs se composent d'un montant de feuillure A (fig. 1), pris dans un arbre branchu, de manière à trouver la traverse haute B dans le même morceau. Cette traverse haute s'assemble en C dans un montant de rive D, qui reçoit également le tenon E d'une traverse basse. Des planches épaisses sont chevillées sur cette membrure, qui n'est apparente qu'à l'intérieur. Les deux tourillons a et b entrent dans les trous cylindriques a', b', ménagés dans le seuil et dans une pierre tenant au jambage. Dans cette structure, il n'y a pas un clou; le tout est maintenu par des chevilles de bois. Ces sortes de vantaux sont doubles habituellement, et leurs montants de rive battent sur un arrêt tenant au seuil et sur une traverse haute de bois. Ils étaient fermés, à l'intérieur, par une barre de bois entrant dans les chantignoles G chevillées sur les montants de battement. Il y a tout à croire que cette façon de vantail remonte aux Gaulois, puisqu'on trouve encore la trace, dans des constructions privées de l'époque gallo-romaine, de ces trous cylindriques destinés à recevoir les tourillons des montants. On comprend sans peine combien ce grossier moyen de suspension des vantaux était défectueux. Les tourillons de bois roulaient difficilement dans leurs douilles de pierre b'; si les portes étaient d'une assez grande dimension, il fallait employer beaucoup de force pour faire pivoter les vantaux. Dès l'époque gallo-romaine, les pentures étaient en usage, puisqu'on en retrouve encore, et ce moyen de suspendre les huis fut généralement adopté à dater de la période carlovingienne (voyez SERRURERIE). Toutefois les vantaux furent composés au moyen de membrures sur lesquelles on appliquait des frises, si les portes étaient d'une assez grande dimension.
Le système de décharges pour empêcher les vantaux de donner du nez, c'est-à-dire de fléchir dans le sens de leur largeur sous leur propre poids, est toujours admis; on se sert même encore parfois, pendant le XIIe siècle, de bois branchus pour former ces décharges, ou du moins l'une d'elles; et les pentures de fer sont, ou apparentes à l'extérieur sur les frises, ou prises entre celles-ci et la membrure, comme dans l'exemple que nous donnons ici (fig. 2), qui est tiré d'une porte de l'ancienne église de Saint-Martin d'Avallon. On voit, dans cette figure qui présente l'un des vantaux vu du côté intérieur, que le montant de feuillure A est taillé dans un arbre branchu.
Des épaulements B et C, ménagés dans ce montant, reçoivent les pieds des décharges qui soulagent encore l'extrémité de la traverse haute D et le montant de battement E. Un gousset G réunit ce montant à la traverse basse H. Les pentures de fer sont prises entre cette membrure et les frises extérieures de revêtement, qui ne laissent voir que les chevilles qui les retiennent aux décharges et les têtes de clous qui les attachent à ces pentures. Ce travail assez grossier est cependant fort bien entendu au point de vue de la solidité et de l'usage. Bientôt l'exécution devint plus délicate, et les vantaux reçurent extérieurement diverses sortes de décorations, soit par l'application de pentures de fer forgé, soit par des revêtements de bois finement travaillés, soit par des peintures, des têtes de clous, des plaques de bronze ou de fer battu. Habituellement ces décorations dépendent de la structure.
Ainsi, par exemple, dans la figure 3 que nous donnons ici 306, on voit que le système de structure du vantail, composé d'un treillis de décharges compris entre les montants et les traverses, reproduit extérieurement, sur les frises, un treillis de moulures fines, perlées, avec têtes de clous aux rencontres (voyez le détail A). Ces clous s'engagent de quelques millimètres dans la saillie de ces moulures, ainsi que l'indique le profil B en C. Les têtes de clous sont garnies d'une rondelle de fer battu ornée (voy. en G). Les pentures sont, comme dans l'exemple précédent, prises entre la membrure et les frises de revêtement. Bien entendu la membrure est à l'intérieur. Les moulures en treillis sont clouées sur ces frises et correspondent au treillis des décharges. Les frises sont donc parfaitement maintenues par le parti décoratif, et les clous consolident les assemblages à mi-bois de la membrure treillissée. Ces bois croisés en tous sens, cloués ensemble, ne peuvent jouer, et la solidité de l'ouvrage est complète. Ces décorations rapportées extérieurement sur les frises ne sont pas toujours la reproduction de la structure des membrures; elles consistent souvent en des moulures clouées suivant certains compartiments géométriques, ainsi que l'ont pratiqué de tout temps les Arabes, en des formes empruntées à l'architecture, telles que frises, arcatures, gâbles, etc. 307. On voit encore, sur les vantaux des portes occidentales de la cathédrale de Sées des applications de ce genre qui figurent une sorte de grille composée de rangs de petites arcatures finement travaillées. Les rangées d'arcatures, au nombre de six, dans la hauteur du vantail, y compris le couronnement (voy. fig. 4), sont simplement clouées sur les frises qu'elles maintiennent planes.
En A, est tracé le détail en coupe d'une de ces arcatures avec sa colonnette, et en B la section de celle-ci. Les colonnettes, leurs chapiteaux et bagues sont faits au tour. Les rangs d'arcatures sont évidés dans une planche, et cloués, ainsi que l'indique notre tracé. Toute cette décoration était peinte, ainsi que le fond, de vives couleurs.
On trouve dans l'article MENUISERIE une assez grande variété de ces vantaux décorés, soit par application, soit par la combinaison des assemblages 308. Nous ne croyons donc pas nécessaire de nous étendre plus longuement ici sur ces ouvrages de bois.
Il arrivait aussi que l'on recouvrait les vantaux de portes au moyen de plaques de métal, bronze ou fer, et cela indépendamment des pentures 309. On voyait encore à la porte de gauche de la façade occidentale de l'église abbatiale de Saint-Denis, au commencement du dernier siècle, des vantaux de portes rapportés de Poitiers par Dagobert, et qui étaient recouverts de lames de bronze ajourées représentant des rinceaux avec des animaux. Ces vantaux avaient été replacés sur cette façade lors de sa reconstruction sous l'abbé Suger, comme des ouvrages dignes d'être conservés 310. Les moines et les chapitres détruisirent bon nombre de ces précieux objets depuis le règne de Louis XIV, et la révolution de 1792 jeta au creuset ce qui restait, si bien qu'aujourd'hui on a grand'peine, en France, à retrouver quelques traces de ces vantaux garnis de métaux plus ou moins habilement décorés. Quelques débris d'ouvrages de fer ont seuls échappé, à cause de leur peu de valeur, à ces dévastations. Des portes de trésors, de sacraires, laissent encore voir leurs revêtements de fer battu. Ces revêtements sont toujours faits au moyen de bandes de fer, car on ne fabriquait pas alors de la tôle: c'était au marteau que l'on pouvait obtenir des fers minces en pièces d'une faible dimension. Ces bandes étaient, le plus souvent, posées en treillis avec un clou à chaque point de rencontre.
La figure 5 présente un de ces vantaux bardés de bandes croisées de fer battu et reliées par des clous avec rosaces formant rondelles. En A, est donnée l'une de ces rosaces; en B, la section avec le croisement des fers, et en C, la section de la bordure d'encadrement 311. Ces sortes de vantaux n'ont que des dimensions médiocres. Dans la figure 5, entre les bandes croisées, on aperçoit le bois, mais il n'en était pas toujours ainsi: des ornements de fer battu découpés étaient parfois posés dans les intervalles de ces bandes (fig. 6); ils formaient des rosaces maintenues au centre par un clou et par les bandes, sous lesquelles leurs extrémités étaient pincées.
Ainsi le bois du vantail était presque totalement couvert par
une armature solide qui composait une riche ornementation. Le
fragment que nous donnons ici paraît dater du XIVe siècle, et
provient de la collection des dessins de feu Garneray 312. On bardait aussi
les vantaux de bandes de fer horizontales posées à
recouvrement.
Ces bandes étaient unies ou découpées en manière d'écailles ou de lambrequins (fig. 7), maintenues les unes sur les autres, ainsi que l'indique la section A, avec force clous qui pénétraient dans le bois. Ce vantail était attaché à une porte de l'abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer 313. Il paraît également remonter au XIVe siècle. C'était ainsi (sauf les ornements) qu'étaient habituellement bardés des vantaux de poternes des châteaux, quelquefois même des habitations privées. On se contentait le plus souvent, pour les vantaux de portes des maisons et hôtels, de garnitures de têtes de clous plus ou moins ouvragées (voyez CLOU), posées en quinconce ou suivant la trace des traverses et décharges contre lesquelles les frises s'appliquaient.
Ainsi que nous l'avons dit plus haut, il ne nous reste, en France, aucune trace de vantaux de portes du moyen âge revêtus de bronze; cependant plusieurs églises en possédaient. Dom Doublet 314 parle des portes faites d'après les ordres de l'abbé Suger pour la façade occidentale de la nouvelle église. Ces portes étaient, paraîtrait-il, très-richement décorées de lames de bronze doré et émaillé. «Il fit venir (Suger), dit D. Doublet, plusieurs fondeurs et sculpteurs expérimentés, pour orner et enrichir les battans de la porte principale de l'entrée de l'église, sur laquelle se void la Passion, Résurrection, Ascension, et autres histoires (avec la représentation dudit abbé prosterné en terre), le tout de fonte; et qu'il luy a convenu faire de grands frais, tant pour le métail, que pour l'or qui y a esté employé pareillement aussi pour les battans de la porte de main droite, en entrant, qu'il a fait enrichir de métail, or et esmail, laissant les anciens battans de la troisiesme porte de main gauche, qui estoient an premier bastiment de l'église.» Une inscription en vers était apparente sur le bronze de la porte principale. Nous la transcrivons ici d'après dom Doublet:
«Portarum quisquis attollere quæris honorem,
Aurum nec sumptus, operis mirare laborem,
Nobile claret opus, sed opus quod nobile claret;
Clarificet mentes, ut cant per lumina vera,
Ad verum lumen, ubi Christus janua vera,
Quale sit intus in his determinat aures porta,
Mens hebes ad verum per materialia surgit,
Et demersa prius bac visa Ince resurgit.»
Et sur le linteau au-dessus des vantaux:
«Suscipe vota tui judex districte Suggeri,
Inter oves proprias Cac me clementer haberi.»
Si le latin est médiocre, les pensées sont assez belles et bien appropriées à l'objet.
Nous ne chercherons pas, en l'absence de tout document graphique, à donner une restauration de ces monuments qui devaient être si intéressants.
On connaît les belles portes de bronze de la basilique normande de Monreale près Palerme, celles de la cathédrale de Pise, celles de Vérone. Ces vantaux sont composés par panneaux dans lesquels sont inscrits des sujets en bas-relief, avec ouvrages niellés et damasquinés. Il est à présumer que les vantaux des portes principales de l'église abbatiale de Saint-Denis étaient conçus de la même manière. On voit aussi sur le flanc méridional de la cathédrale d'Augsbourg des vantaux de portes revêtus de bronze, par panneaux, qui datent du XIIe siècle, mais qui contiennent des fragments provenant d'un monument beaucoup plus ancien. Si l'on s'en rapporte à certaines vignettes de manuscrits, on pourrait croire aussi que le moyen âge posait, sur les vantaux de portes, des revêtements de bronze par bandes horizontales, comme des frises superposées, décorées d'ornements et de figures.
Quant aux vantaux de bois composés par panneaux, nous renvoyons le lecteur à l'article MENUISERIE.
Note 310: (retour) «Sur les anciens battans de la porte ancienne de l'église que fit bastir le Roy Dagobert, cecy est escrit en lettres très antiques et entrelacées l'unes dans l'autres, assez difficiles à lire: Hoc opus Airardus coelesti munere fretus. Offert ecce tibi Dyonysi pectore miti.» (D. Doublet, Antiq. et recherches de l'abbaye de St-Denys en France, liv. I, chap. XXXIII.)
Note 311: (retour) Il existe encore des vantaux de ce genre à Sens, à Rouen (cathédrales). Nous en avons vu dans beaucoup d'églises, d'où ils ont été enlevés depuis une vingtaine d'années, à cause probablement de leur état de vétusté. L'exemple donné ici à été dessiné par nous, dans un magasin de ferrailles à Rouen.
VERGETTE, S. f. (tringlette). Barre de fer carrée ou ronde, mince, qui sert à maintenir les panneaux des vitraux entre les barlotières. Les panneaux de vitraux s'attachent aux vergettes au moyen de petites bandes de plomb soudées aux plombs de sertissure des verres (voyez VITRAIL).
VERRIÈRE, s. f.--Voyez VITRAIL.
VERROU, s. m.--Voyez SERRURERIE.
VERTEVELLE, s. f.--Voyez SERRURERIE.
VERTU, s. f. L'iconographie du moyen âge met souvent en parallèle la personnification des vertus et des vices. L'antagonisme du bien et du mal est, comme on sait, une de ces idées admises chez presque tous les peuples de races supérieures. Nous la voyons se manifester dans les Védas, chez les Iraniens, chez les Égyptiens, et pendant l'antiquité païenne. Le monothéisme sémitique devait nécessairement repousser cette double influence, qui était, pour ainsi dire, le fondement du panthéisme. Les Juifs n'admettaient pas une puissance rivale de leur Jéhovah. Le péché, pour les Juifs, n'était qu'une infirmité attachée à l'homme, mais n'était pas supposé inspiré par une puissance supérieure à lui. La Genèse fait intervenir, il est vrai, entre le premier homme et la première femme, le serpent 315: «Le serpent étoit plus rusé que tous les animaux de la terre que l'Éternel Dieu avoit faits; il dit à la femme... etc.» Dans cet exemple, il n'est nullement question d'une puissance rivale, de l'Esprit du mal. Le serpent donne un conseil perfide; il n'est pas dit qu'un esprit ait revêtu sa forme, qu'il y ait un intérêt, qu'il en doive profiter; aucun esprit ne conseille à Caïn de tuer son frère. L'Éternel, voyant Caïn abattu lorsque son sacrifice est repoussé, lui dit: «Certes, si tu te conduis bien, tu seras considéré; si tu ne te conduis pas bien, le péché t'assiége à la porte, il veut t'atteindre, mais tu peux le maîtriser 316.» Pour les Grecs comme pour tous les peuples de race aryenne, le Mal était une force naturelle comme le Bien, force rivale, vaincue nécessairement, mais immortelle, luttant sans trêve, indépendante et vénérée, à cause de sa qualité divine. L'homme n'était qu'un jouet entre ces deux puissances, invoquant l'intervention de la bonne contre les actes de la mauvaise, mais ne croyant pas que sa volonté personnelle pût lutter contre cette dernière. Le panthéisme--nous parlons du panthéisme primitif appuyé sur l'observation des phénomènes naturels, et non du panthéisme énervé et superstitieux des derniers temps--considérait l'action des forces divines comme agissant bien au-dessus de la frêle humanité, comme engageant des luttes et exerçant sa puissance dans une sphère très-supérieure aux intérêts humains. L'homme était fatalement soumis à des décrets dont il ne pouvait pénétrer les motifs, et s'il invoquait les dieux, ce n'était jamais avec l'espoir de leur faire modifier en sa faveur le cours des choses. L'égoïsme sémitique admet que Jéhovah arrête la marche du soleil pour permettre à Josué d'écraser ses ennemis; on ne trouverait pas une légende analogue dans toute l'histoire religieuse des Aryas. Pour eux, les forces de la nature agissent dans la plénitude de leur puissance indépendante. Une divinité peut lutter contre le soleil, elle ne saurait lui commander d'arrêter son cours.
Ce préambule était nécessaire pour expliquer un phénomène philosophique qui se produit dans l'iconographie chrétienne de l'Occident, vers la fin du XIIe siècle. Alors les artistes, évidemment inspirés par les idées du temps, ne font plus intervenir, absolument, l'Esprit du mal; ils admettent des qualités bonnes et mauvaises, qualités inhérentes à l'homme; ils les personnifient. C'est un panthéisme circonscrit dans l'âme humaine au lieu d'avoir pour siége l'univers. Il est évident que le mot panthéisme ici ne peut rendre entièrement notre pensée; on n'adorait pas la Charité ou le Courage, on les personnifiait; on leur donnait un corps, des attributs, le nimbe même parfois; et si l'on ne rendait pas un culte à ces abstractions métaphysiques, la foule arrivait à les considérer comme des forces possédant une apparence sensible, des émanations divines. Il faut observer d'ailleurs que si les vertus sont personnifiées, les vices ne le sont point. Les vices, en opposition avec les vertus, sont représentés par un fait, non par un personnage; du moins est-ce le cas le plus habituel. Avant l'école laïque de la fin du XIIe siècle, les vertus comme les vices sont figurés par des faits tirés des Écritures. Dans la représentation des vices, le diable intervient toujours; c'est lui qui conseille et préside à l'exécution de l'acte mauvais, tandis que l'Esprit du mal n'intervient plus dans la représentation du vice opposé à la vertu, à dater de la fin du XIIe siècle. Ainsi, sur les ébrasements de la porte centrale de Notre-Dame de Paris, sont sculptées dans des médaillons douze Vertus, représentées par douze femmes drapées portant certains attributs; les Vices, en opposition, sculptés au-dessous de ces médaillons, sont figurés par des scènes. Exemples: La Foi, la première placée à la droite du Christ, porte un écu rempli par une croix. Au-dessous, un homme est agenouillé devant une idole. Le Courage, la première Vertu à la gauche au Christ, est vêtu d'une armure complète: cotte de maille sur sa robe, heaume sur la tête, bouclier sur lequel est un lion rampant à son bras gauche, épée nue dans sa main droite. Au-dessous, la Lâcheté: c'est un homme qui fuit devant un lièvre; il se retourne effaré et laisse tomber son épée 317.
C'est seulement vers la fin du XIIe siècle, ainsi que nous le disions, qu'apparaissent, sur nos monuments, ces représentations des Vertus, et, parmi ces sculptures, on peut citer comme des plus anciennes celles qui décorent les soubassements de la porte de gauche de la façade de la cathédrale de Sens. Elles montrent la Largesse, et en regard l'Avarice.
La Largesse (fig. 1) est une femme drapée, couronnée, assise. De ses deux mains, elle ouvre deux coffres remplis de sacs et d'écus. Deux lampes en forme de couronne sont suspendues à ses côtés; à ses pieds sont deux vases de fleurs.
L'Avarice (fig. 2) est une des belles sculptures de cette époque (1170 environ). Les cheveux épars sous un lambeau d'étoffe, la main gauche crispée, crochue, elle est assise sur un coffre qu'elle a fermé violemment de la main droite; sous ses pieds sont des sacs pleins d'écus. L'Avarice est ici personnifiée 318.
Guillaume Durand dit que les Vertus sont représentées sous la figure de femmes, parce qu'elles nourrissent et caressent l'homme 319; mais encore les artistes du moyen âge leur donnaient-ils un caractère énergique et militant. Dans les vitraux de la grande rose occidentale de Notre-Dame de Paris, les Vertus sont armées de lances et combattent les Vices, représentés par des personnages historiques parfois. Sardanapale représente la Folie; Tarquin, la Dissolution; Néron, l'Iniquité; Judas, le Désespoir; Mahomet, l'Impiété, etc.
C'est à la cathédrale de Chartres que les artistes du XlIIe siècle ont donné aux représentations des Vertus le plus complet développement. Là 320 les Vertus ne sont point opposées aux Vices, elles se déroulent sur les voussures, en pied, et sont divisées en trois ordres: les Vertus publiques et les Vertus privées. Les Vertus de l'homme privé sont placées dans la voussure intérieure, les Vertus de l'homme social dans la voussure extérieure; dans la voussure intermédiaire sont sculptées les Vertus domestiques. Chaque rang contient quatorze figures, en commençant par le voussoir de droite. À Chartres, les Vertus publiques présentent un grand intérêt iconographique. La première a perdu son titre; son bouclier est chargé de roses. Didron 321 la considère comme personnifiant la Mémoire.
La deuxième (fig. 3) représente la Liberté (Libertas): son écu est chargé de trois couronnes; elle tenait une lance dans sa main droite. La troisième est l'Honneur (Honor); son écu est chargé de mitres. La quatrième, qui a perdu son titre, est, d'après Didron, la Prière (Oratio); en effet, sur son écu est sculpté un ange tenant un livre. La cinquième, l'Adoration; un ange tenant un encensoir charge son écu. La sixième, la Vitesse, la Promptitude (Velocitas); trois flèches chargent son écu. La septième, le Courage (Fortitudo); sur son écu est un lion rampant. La huitième, la Concorde (Concordia); son écu est chargé de deux paires de colombes. La neuvième, l'Amitié (Amicitia); mêmes armes. La dixième, la Puissance; un aigle tenant un sceptre charge son écu. La onzième, la Majesté (Majestas); trois sceptres sur son écu. La douzième, la Santé (Sanitas) 322; trois poissons sur son écu. La treizième, la Sécurité (Securitas); un donjon sur son écu. La quatorzième, dont l'inscription est effacée, est désignée par Didron comme étant la Religion: un dragon mort sur son écu; un dragon vivant (le symbole du démon) sous ses pieds. Cette figure tient un étendard, et nous la désignerions plus volontiers comme représentant la Foi. Toutes ces statues tiennent des lances, des croix ou des étendards dans leur main droite, sont couronnées et nimbées. La sculpture est d'un beau style; leur allure est fière, les têtes expressives et les draperies jetées avec art. Remarquons, en passant, que la Liberté et la Promptitude, l'Activité, si l'on aime mieux, sont considérées comme des vertus du premier ordre, des vertus publiques; et avouons sincèrement qu'au milieu du XIXe siècle, nous ne les placerions pas sur nos églises. Pourrions-nous les sculpter même sur nos édifices civils? Nous y figurons l'Abondance, la Justice, l'Industrie; ou bien encore, la Religion, la Charité, la Foi, l'Espérance, et nous leur donnons l'apparence famélique et un peu niaise que l'on considère de notre temps comme l'attribut convenable à ces personnifications. Les oeuvres de nos artistes du XIIIe siècle nous paraissent plus vraies, plus vigoureuses et plus saines. Personne n'ignore que la plupart des critiques qui, par hasard, veulent dire un mot des arts du moyen âge, confondant volontiers les écoles et les époques, sans avoir pris la peine d'en examiner les produits, ne fût-ce que pendant un jour, reproduisent ce cliché accepté sans contrôle, savoir: que la sculpture du moyen âge est ascétique, maladive et comprimée sous une théocratie énervante... Nous n'avons nul désir de voir revenir la société vers ces temps, la chose serait-elle possible; mais nous voudrions que nos artistes montrassent dans leurs oeuvres, et dans la pensée qui les dirige, quelque chose de cette virilité si profondément empreinte dans la statuaire française des XIIe et XIIIe siècles. S'il s'agit de sculpture religieuse, on cherche aujourd'hui à satisfaire à nous ne savons quelle pensée pâle, étiolée, malsaine, sans vie, sorte de compromis entre des traditions affadies, mal comprises, et un canon classique; tandis que nous trouvons, dans cette statuaire de notre architecture du XIIIe siècle, un débordement de séve, un besoin d'émancipation de l'intelligence qui raffermit le coeur et pousse l'esprit en avant. Peu devrait nous importer qu'alors les évêques fussent des seigneurs féodaux, et que les seigneurs féodaux fussent de petits tyrans, si, sous ce régime, les artistes savaient relever le côté moral de l'homme et préparer des générations viriles. Ces artistes étaient dès lors en avant sur les nôtres, qui, trop peu soucieux de leur dignité, subissent la mythologie abâtardie et sénile de l'Académie, ou la religiosité fade des sacristies, sans oser exprimer une pensée qui leur soit propre. Si l'exécution, de nos jours, est belle, tant mieux, mais elle n'est qu'un vêtement qui doit couvrir une idée vivante, non des mannequins sortis d'un Olympe fané ou de l'oratoire des dévotes; Certes, les statuaires du moyen âge ont fait beaucoup de sculpture religieuse, ou du moins attachée à des édifices religieux, puisqu'on en élevait un grand nombre. Jamais cependant--que cela dépendît d'eux ou des inspirations auxquelles ils obéissaient--ils ne sont descendus à ces mièvreries avilissantes ou à ces platitudes que l'on donne aujourd'hui pour de l'art religieux. Les mâles sculptures de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Paris, en sont la preuve. Il suffit de les regarder... sans avoir d'avance son siége fait.
Au XIIIe siècle, l'Église ne repoussait point du portail de ses édifices ces vertus civiles, le Courage, l'Activité, la Largesse, la Liberté, la Justice, l'Amitié, la Santé de l'esprit: près d'elles, les labeurs journaliers étaient représentés, comme à Notre-Dame de Chartres; au-dessous d'elles les Vices; puis les sciences, les arts, les travaux de l'intelligence. Ainsi se complétait le cycle encyclopédique que montrait au peuple la cathédrale française, autant que le permettait l'état des connaissances de l'époque.
En un mot, l'Église alors vivait et était digne de vivre, puisqu'elle entrait dans le mouvement social qui tendait à constituer une grande nation aux confins de l'Europe occidentale. C'était sa première vertu, à elle, d'être vraiment nationale, d'activer les développements intellectuels. Qu'elle ait pu s'en repentir; que, se sentant débordée par des esprits trop avancés suivant ses vues, elle ait essayé d'arrêter le mouvement qu'elle-même avait provoqué au coeur des diocèses, il n'en est pas moins certain qu'alors elle prenait l'initiative, que les arts s'en ressentaient, et que ces arts ne sauraient être considérés comme énervés, étouffés sous une théocratie tracassière et mesquine.
Les Vertus n'étaient pas seulement représentées sur les portails des églises; elles avaient leur place encore aux portes des palais, dans les grand'salles des châteaux, sur les façades des hôtels. Les preux sculptés sur les tours du château de Pierrefonds, les preuses sur celles du château de la Ferté-Milon, sont des personnifications de vertus héroïques, guerrières. Ces figures donnaient leurs noms aux tours. Ainsi, à Pierrefonds, les preux sont au nombre de huit, comme les tours. Ces statues de 3 mètres de hauteur et d'un beau travail, sont celles de César, de Charlemagne, de David, d'Hector, de Josué, de Godefroy de Bouillon, d'Alexandre et du roi Artus.
Sur la façade de l'hôtel de la chambre des comptes bâti par Louis XII, en face de la sainte Chapelle du Palais à Paris, on voyait quatre statues des Vertus, qui étaient: la Tempérance, tenant une horloge et des lunettes; la Prudence, tenant un miroir et un crible; la Justice, ayant pour attributs une balance et une épée; le Courage, qui embrassait une tour et étouffait un serpent 323. Le combat des Vertus et des Vices était le sujet de beaucoup de peintures et de tapisseries qui décoraient les salles des châteaux. Les romans, les inventaires, font souvent mention de ces sortes de tentures désignées sous le nom de moralités.
Note 317: (retour) Voici quelles sont les Vertus représentées sur ces ébrasements, avec les actes vicieux en opposition.--À la droite du Christ: 1° La Foi. Au-dessous, l'adoration d'une idole.--2° L'Espérance, femme drapée portant un étendard sur son écu. Au-dessous, un homme se transperce avec son épée.--3° La Charité, tenant une brebis sur son giron (figure mutilée). Au-dessous, l'Avarice, tenant une bourse et enfermant des sacs dans un coffre.--4° La Justice: une salamandre couvre son écu (symbole du juste éprouvé par l'adversité). Au-dessous, l'Injustice (figure détruite).--5° La Prudence: son écu porte un serpent enroulé autour d'un bâton. Au-dessous, un homme errant, les vêtements déchirés, tenant une torche de la main droite et de la gauche un cornet: c'est la Folie.--6° L'Humilité: sur l'écu, un aigle au vol abaissé. Au-dessous, l'Orgueil, représenté par un homme emporté par un cheval fougueux qui le jette â la renverse.À la gauche du Christ: 1° La Force.--2° La Patience: un boeuf couvre son écu. Au-dessous, la Colère: une femme, les cheveux épars, chasse un religieux avec un bâton.--3° La Mansuétude: un agneau est sculpté sur son écu. Au-dessous, la Dureté: femme couronnée assise sur un trône, pousse du pied un suppliant agenouillé devant elle.--4° La Concorde: sa main droite déroule une banderole sur laquelle elle jette les yeux; sa gauche tient un cartouche sur lequel sont gravés un lis et une branche d'olivier. Au-dessous, deux hommes se battent.--5° L'Obéissance: un chameau agenouillé se voit sur son écu. Au-dessous, un homme fait un geste de mépris devant un évêque qui l'exhorte.--6° La Persévérance, une couronne suspendue sur l'écu. Au-dessous, un religieux quitte son monastère. (Voyez la Descript. de Notre-Dame de Paris, par MM. de Guilhermy et Viollet-le-Duc, 1856.)
Note 318: (retour) C'est ainsi qu'un trouvère du XIIIe siècle décrit la Largesse et l'Avarice:«Les .il. choses vi vis à vis:
L'une fu grande et bien taillie,
D'un blanc samit appareillie;
Cote en ot, sorcot et mantel
Afubli .i. poi en chantel;
La face ot doucement formée,
Qui fu si à point colorée
Com nature le pot miex fère.
Bouche et vermeille, et par miex plère
Ot vairs iex, rians et fenduz,
Les braz bien fez et estenduz,
Blanches mains, longues et ouvertes.
Aux templières que vi aperte.
Apparut qu'ele et teste blonde,
Je croi, plus que nule du monde.
Corone et bele ou chief assise
Qui li sist bien à grant devise.
Son non enquis en tele manière:
--Je vous pri, douce dans chière,
Que me le diez de vous le non.
-- Sire, fist-ele, mon renon
Fu jadis chièri et amè;
Mon non est LARGUECE clamé.--
De l'autre errez je la manière:
Ele et forme et grande plenière;
Noire estoit et descolorée,
Fade en tout, et fu afublée
D'une robe de vert esreuse;
A véir fu pou deliteuse:
«D'une vielle pane l'orrée
De menu vair entrepelée.
Tenues levres et bouche unquaise
Ot; je ne sai s'el fu pusnaise;
Ou nez ot estroites narrines
Qu'ele ot gresle et lone et verrines;
Les vaines parmi son visuge
Qu'elle ot traités à grant outrage,
Le col ot lonc, nervu et gresle,
Noirs cheveus dont l'un l'autre mesle;
Si ot granz mains et longue brache
Dont el tient fort cels qn'ele embrache.
Corone ot d'or trop merveilleuse,
Mainte pierre i ot précieuse;
Ele ot noirs iex, fens et poingnanz.
A regarder mult resoingnanz.
Quant je l'oi grant pose esgarder
Et sa contenance avisée,
Je enquis ma dame Larguece
Qui estoit cele déablesse
El me dist estoit AVARICE,
Qui perist chascun par son visce.»
(Additions aux poésies de Rutebeuf, édition des OEuvres de Rutebeuf, par A. Jubinal, 1839.)
VIERGE (SAINTE). C'est vers le milieu du XIIe siècle que le culte voué à la sainte Vierge prend un caractère spécial en France. Jusqu'alors les monuments sculptés ou peints donnent à la sainte Vierge une place secondaire: c'est la femme désignée par Dieu pour donner naissance au Fils. Elle est un intermédiaire, un moyen divin, mais ne participe pas à la Divinité. Si au XIIe siècle, le dogme, en cela, ne change pas, les arts en modifient singulièrement le sens; et les arts ne sont, bien entendu, qu'une expression d'un sentiment populaire qui exagérait ou dépassait la pensée dogmatique. Les évêques, en faisant rebâtir leurs cathédrales dans le nord de la France, vers la fin du XIIe siècle, sous une inspiration essentiellement laïque 324, crurent devoir abonder dans le sens religieux des populations. La plupart de ces grands édifices furent placés sous le vocable de Notre-Dame; et la place de la mère de Dieu prit une importance toute nouvelle dans l'iconographie religieuse. À Notre-Dame de Senlis, l'histoire de la sainte Vierge occupe le portail principal; à Notre-Dame de Paris, deux des portes furent réservées aux représentations de la Vierge, celle de gauche de la façade occidentale, et celle du transsept du côté septentrional. À Reims, la statue de la sainte Vierge occupe le trumeau de la porte centrale. À Notre-Dame de Chartres, une des portes du XIIe siècle est consacrée à la Vierge, etc. Le sentiment populaire, qui tendait déjà à considérer la Vierge comme un personnage quasi divin, ne fit que croître. Des églises et des chapelles sans nombre furent élevées à la mère du Sauveur. Les statues abondaient non-seulement dans les monuments religieux, mais dans les carrefours, au coin des maisons, sur les façades des hôtels, sur les portes des villes, des châteaux. La représentation du Christ était, avant cette époque, admise dans les monuments comme personnage divin, visible et tangible, tandis que celle de Dieu le Père n'était que très-rarement reproduite (voy. TRINITÉ). Cela était d'ailleurs conforme au dogme catholique; il était naturel de représenter le Fils de Dieu, puisque le Père avait voulu qu'il descendît sur la terre et se fît homme.
On voit, par exemple, sur un grand nombre de sarcophages chrétiens du Ve au VIIIe siècle, le Christ représenté au milieu des apôtres, sous la figure d'un jeune homme imberbe. Le Père n'est figuré, dans ces sculptures, que par une main qui sort d'une nuée. Quant à la Vierge, il n'en est guère question, ou, si elle apparaît, elle occupe une place infime, inférieure même à celle des apôtres. Les artistes se conformaient en cela à la lettre des Évangiles. La Vierge ne commence à prendre une place apparente qu'au moment où l'on représenta le crucifiement, c'est-à-dire, en Occident, vers le VIIIe ou IXe siècle. Alors, conformément au texte de l'Évangile de saint Jean, elle occupe la droite de la croix et saint Jean la gauche. Dans les scènes du jugement dernier du commencement du XIIe siècle, comme à Vézelay, par exemple, et un peu plus tard à Autun, la Vierge n'intervient point; tandis que nous la voyons agenouillée à la droite de son fils, priant pour les humains, dans les scènes du jugement qui datent du commencement du XIIIe siècle.
Mais, avant cette époque, c'est-à-dire vers 1140, déjà elle est assise sur un trône, tenant le Christ enfant entre ses genoux. Elle est couronnée; des anges adorateurs encensent l'Enfant divin. Nous voyons la Vierge ainsi représentée aux portes du côté droit des façades des cathédrales de Chartres et de Paris, dans les tympans, portes qui datent de cette époque 325.
La figure 1 reproduit la Vierge de la cathédrale de Paris, mieux conservée que celle de Notre-Dame de Chartres, mais semblable, quant à la pose et aux attributs. La mère du Sauveur maintient, de la main gauche l'Enfant dans son giron; de la droite, elle porte un sceptre terminé par un fruit d'iris. Elle est nimbée, ainsi que le Christ; celui-ci bénit de la main droite, et tient de la gauche le livre des Évangiles. L'exécution de cette figure, beaucoup plus grande que nature, est fort belle, et les têtes ont un caractère qui se rapproche beaucoup de la sculpture grecque archaïque.
Cette manière de représenter la sainte Vierge était empruntée aux artistes grecs; c'était une importation byzantine due aux ivoires et peintures qui furent, en si grand nombre, rapportés d'Orient par les croisés. Dans ces représentations peintes ou sculptées grecques, il est évident que le Christ, par la place qu'il occupe, par son geste bénissant, est le personnage principal; que la Vierge, toute vénérée qu'elle est, n'est là qu'un support, la femme élue pour enfanter et élever le Fils de Dieu. Le milieu du XIIe siècle ne sort pas de cette donnée, et l'on voit encore, dans l'église abbatiale de Saint-Denis, une Vierge de bois de cette époque, provenant du prieuré de Saint-Martin des Champs, qui reproduit exactement cette attitude 326. L'archaïsme grec, dont ces objets d'art étaient empreints, ne pouvait longtemps convenir aux écoles laïques de la fin du XIIe siècle. On voit encore la Vierge assise tenant le divin Enfant, au milieu de son giron (dans l'axe), suivant le mode grec, dans quelques édifices du commencement du XIIIe siècle, comme à la cathédrale de Laon, comme à l'une des portes nord de Notre-Dame de Reims; puis c'est tout. À dater de cette époque, la Vierge n'est plus représentée assise et tenant son fils dans son giron que dans les scènes de l'adoration des mages. Si elle occupe une place honorable, elle est debout, couronnée, triomphante, tenant son fils sur son bras gauche, une branche de lis (arum) ou un bouquet dans la main droite, ou bien encore elle étend cette main comme pour accorder un don. Sa physionomie est calme, elle regarde devant elle; c'est à elle que les hommages sont adressés. Le Christ est un enfant qui, dans les monuments les plus anciens, bénit encore de sa petite main droite et tient une sphère ou un livre dans sa main gauche, mais qui, plus tard, passe son bras droit derrière le cou de sa mère et joue avec un oiseau. Alors le visage de la mère sourit et se tourne parfois vers la tête de l'enfant. C'est la mère par excellence, la femme revêtue d'un caractère divin, et c'est bien à elle, en effet, que la foule s'adresse; c'est elle qu'elle implore, c'est en son intervention toute-puissante qu'elle croit, et l'Enfant n'est plus dans ses bras que pour marquer l'origine de cette puissance.
Bien entendu, nous ne prétendons ici, en aucune façon, discuter la question dogmatique; nous ne faisons que rendre compte des transformations qui furent la conséquence de l'intervention laïque dans la représentation de cette partie de l'iconographie sacrée. Le mouvement des esprits religieux vers le culte de la Vierge acquit, pendant le XIIIe siècle, une importance telle, que parfois le haut clergé s'en émut; mais il n'était pas possible d'aller à l'encontre. On ne s'adressait plus, dans ses prières, qu'à la Vierge, parce qu'elle était, aux yeux des fidèles, l'intermédiaire toujours compatissant, toujours indulgent et toujours écouté entre le pécheur et la justice divine. On conçoit combien ce sentiment fut, pour les artistes et les poëtes, une inépuisable source de sujets. Cela convenait d'ailleurs à l'esprit français, qui n'aime pas les doctrines absolues, qui veut des palliatifs à la loi, et qui croit volontiers qu'avec de l'esprit, un heureux tour, un bon sentiment, on peut tout se faire pardonner.
Pour le peuple, la Vierge redevenue femme, avec ses élans, son insistance, sa passion active, sa tendresse de coeur, trouvait toujours le moyen de vous tirer des plus mauvais cas, pour peu qu'on l'implorât avec ferveur 327. Dans les légendes des miracles dus à la Vierge, si nombreuses au XIIIe siècle, parfois poétiques, souvent puériles, il y a toujours un côté gaulois. C'est avec une dignité douce et fine que la Vierge sait faire tomber le diable dans ses propres piéges. Les artistes, particulièrement, semblent posséder le privilége d'exercer l'indulgente sollicitude de la mère du Christ; musiciens, poëtes, peintres et sculpteurs lui rendent-ils aussi à l'envi un hommage auquel, en sa qualité de femme, elle ne saurait demeurer insensible.
Toujours présente là où son intervention peut sauver une âme ou prévenir un danger; exigeant peu, afin de trouver plus souvent l'occasion de faire éclater son inépuisable charité; ses conseils, quand parfois elle en donne, sont simples et ne s'appuient jamais sur les récriminations ou les menaces. Telle est la Vierge que nous montrent les légendes, les poésies, et dont les sculpteurs et les peintres ont essayé de retracer l'image. C'est là, on en conviendra, une des plus touchantes créations du moyen âge et qui en éclaire les plus sombres pages.
La Vierge possède d'ailleurs les priviléges de la Divinité, car c'est de son propre mouvement, et sans recourir à son fils, qu'elle accomplit ses actes miséricordieux; elle paraît pourvue de la procuration la plus étendue sur les choses de ce monde. En s'étendant ainsi, le culte rendu à la Vierge devenait un motif d'oeuvres d'art innombrables. Les statues de la sainte Vierge faites pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles se comptent par centaines en France, et beaucoup sont très-bonnes; toutefois celles de ces statues qui remontent à la première moitié du XIIIe siècle doivent être considérées comme étant du meilleur style. La fin de ce siècle et le commencement du XIVe nous ont laissé plusieurs de ces ouvrages, qui, au point de vue de la grâce et du naturalisme le plus élégant et le plus délicat, sont des chefs-d'oeuvre. Nous citerons les statues du portail nord de la cathédrale de Paris 328; celle du portail dit de la Vierge dorée à Amiens; une vierge d'albâtre oriental (cathédrale de Narbonne); une vierge de marbre (demi-nature), dans l'église abbatiale de Saint-Denis, etc.
Pour faire saisir ces transformations, vers le naturalisme, de l'image de la sainte Vierge, nous donnons, figure 2, celle de la porte de droite de la face occidentale de Notre-Dame d'Amiens, qui date du commencement du XIIIe siècle, et figure 3, celle du portail de la Vierge dorée de la même église, qui date de la fin de ce siècle.
La première figure est grave, elle étend la main en signe d'octroi d'une grâce. L'Enfant bénit; sa pose est, de même que celle de la mère, calme et digne. La seconde est tout occupée de l'Enfant, auquel s'adresse son sourire. La première a l'aspect d'une divinité; elle reçoit les hommages et semble y répondre; de son pied droit elle écrase la tête du dragon à tête de femme, et, sur le piédestal qui la porte, sont représentées la naissance d'Ève et la chute d'Adam. La seconde statue est une mère charmante qui semble n'avoir d'autre soin que de faire des caresses à l'enfant qu'elle porte sur son bras. En examinant ces deux oeuvres de sculpture, on mesure le chemin parcouru par les artistes français dans l'espace d'un siècle. Ce qu'ils perdent du côté du style et de la pensée religieuse, ils le gagnent du côté de la grâce, déjà un peu maniérée et du naturalisme. L'exécution de la statue de la Vierge dorée est merveilleuse. Les têtes sont modelées avec un art infini et d'une expression charmante; les mains sont d'une élégance et d'une beauté rares, les draperies excellentes. Mais cette Vierge est une noble dame tout heureuse de s'occuper de son enfant, et qui ne semble point attaquée de cette maladie de langueur dont une certaine école de critiques d'art entend gratifier la statuaire du moyen âge. Plus de dragon sous les pieds de la Vierge dorée d'Amiens; son nimbe, richement orné de pierreries et de cannelures gironnées, est soutenu par trois angelets d'un charmant travail.
Pendant le moyen âge, la Vierge n'est représentée sans l'Enfant que dans les sujets légendaires où elle intervient directement, ou dans la scène de l'Assomption. Mais alors elle tient dans la main un livre des Évangiles, comme pour la rattacher toujours à la vie du Christ. Tous les amateurs quelque peu éclairés connaissent la charmante sculpture de Notre-Dame de 329, et dont nous reproduisons ici la partie principale, c'est-à-dire la figure de la Vierge. Six anges enlèvent l'auréole de nuées qui entoure la figure; deux autres l'encensent à la hauteur de la tête. Le voile de la mère du Sauveur s'enroule dans la partie supérieure du nimbe nuageux. La Vierge est dépourvue de la couronne au moment où son corps est enlevé par les anges, puisqu'à cette apothéose succède le couronnement par son fils, qui l'attend à sa droite. Les couronnements de la Vierge sont très-fréquemment représentés, soit en sculpture, soit en peinture. C'est un des sujets affectionnés par les artistes des XIIIe et XIVe siècles. La cathédrale de Paris en possède deux qui sont très-remarquables: celui de la porte de gauche de la façade occidentale, qui date des premières années du XIIIe siècle 330, et celui de la porte dite Rouge, du côté nord, qui date de 1260 environ. On voit aussi, sur les tympans des cathédrales de Senlis et de Paris, de très-beaux bas-reliefs qui représentent la mort de la Vierge. À cette scène le Christ est présent, et reçoit l'âme de sa mère dans ses bras 331.
Le nombre et la nature des vêtements que les artistes du moyen âge donnent à la Vierge ne se modifient pas du XIIe au XVe siècle. La différence n'est que dans la manière de porter ces vêtements, qui se composent toujours d'une robe de dessous, ample et longue, montant jusqu'au cou, avec manches étroites et ceinture, d'un manteau et d'un voile par-dessus les cheveux, sous la couronne. Ce voile descend sur les épaules jusqu'au milieu du dos.
Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le manteau laisse voir le devant de la robe et se drape plus ou moins amplement sur les bras; mais, vers la fin du XIIIe siècle, le manteau revient d'un bras sur l'autre sur le devant, et masque la robe, dont on n'aperçoit plus que le sommet et le bord inférieur.
Les couleurs données aux vêtements de la Vierge sont le rouge et le bleu: le rouge, quelquefois le blanc, pour la robe, le blanc pour le voile, et le bleu pour le manteau. Les broderies qui sont figurées en or sur ces étoffes sont: le lion de Juda rampant, dans un cercle; des petites croix fichées, et la rose héraldique.
VIERGES SAGES ET FOLLES. La parabole des Vierges sages et des Vierges folles est sculptée sur un grand nombre de nos monuments religieux. Dans nos cathédrales, les Vierges sages sont presque toujours sculptées sur le jambage de la porte principale, à la droite du Christ; les Vierges folles, sur le jambage de gauche. Au-dessous des Vierges sages, qui, habituellement, sont au nombre de cinq, est figuré un arbre feuillu, et au-dessous des Vierges folles, en nombre égal, un arbre au tronc duquel mord une cognée. Au-dessus des Vierges sages, une porte ouverte; au-dessus des folles, une porte fermée. À la cathédrale de Sens, les jambages de la porte principale possèdent leur collection de vierges, qui datent de 1170 environ, bien que sur le trumeau soit élevée la statue de saint Étienne; mais tout porte à croire que cette statue de saint Étienne a été posée là après la chute de la tour méridionale, au moment où, par suite de cette chute, on dut remanier une bonne partie de la façade occidentale, et que l'on refit le tympan de la porte principale. Pour nous, cette statue de saint Étienne occupait le trumeau de la porte de droite avant la ruine de la tour. Sa position au trumeau central dérange complétement toute l'iconographie de la partie ancienne de cette porte, faite pour accompagner la statue du Christ.
À la cathédrale d'Amiens, on voit les Vierges sages et folles sculptées sur les jambages de la porte centrale, des deux côtés du Christ; de même à Notre-Dame de Paris. À la cathédrale de Strasbourg, les Vierges sages et folles sont sculptées, non pas en bas-reliefs sur des jambages, mais occupent des ébrasements. Ce sont de charmantes statues 332 qui datent du commencement du XIVe siècle.
Ces statues des Vierges sages et des Vierges folles sont particulièrement intéressantes à étudier, parce qu'elles reproduisent minutieusement l'habit des femmes du temps où elles ont été sculptées; car il ne faudrait pas croire que toutes les statues du moyen âge reproduisent les vêtements de l'époque où elles ont été faites. Si quelques personnages légendaires, quelques saints du diocèse, des évêques, des religieux et des donateurs sont revêtus de l'habit que l'on portait au moment où ils ont été sculptés, la Vierge, les apôtres, les personnages de l'Ancien Testament, ceux dont il est fait mention dans le Nouveau, sont vêtus d'après une tradition dont l'origine se trouve dans les premiers monuments chrétiens et chez les artistes byzantins.
Note 325: (retour) Il ne faut pas perdre de vue que le tympan de la porte de droite de la façade occidentale de Notre-Dame à Paris provient de l'église du XIIe siècle bâtie par Étienne de Garlande, et fut replacé, lors de la construction de cette façade, au commencement du XIIIe siècle.On voit dans le baptistère de Saint-Valérien, à Rome, une peinture qui ne paraît pas d'ailleurs antérieure au IXe siècle, et qui représente la Vierge tenant l'enfant Jésus dans son giron; elle n'est pas couronnée, mais sa tête est couverte d'un voile bleu très-ample, par-dessus une coiffe blanche. L'enfant tient un volumen dans la main gauche, et bénit de la droite, à la manière grecque. (Voyez les Catacombes de Rome, par L. Perret, pl. LXXXIII.)
VITRAIL, s. m. (verrière, verrine). Nous ne sommes plus au temps où de graves personnages prétendaient que le verre était inconnu aux Grecs et aux Romains. Tous les musées de l'Europe, aujourd'hui, possèdent des objets de verre qui remontent à une haute antiquité, et qui, par la perfection de la fabrication, ne le cèdent en rien à ce que Byzance et Venise ont vendu à toute l'Europe pendant le moyen âge.
Les Asiatiques et les Égyptiens obtenaient des pâtes de verre colorées de diverses couleurs, et les tombes gauloises nous rendent des objets de cuivre ou d'or sertissant de petits morceaux de verres colorés, des bracelets, des bulles et des grains de collier en pâtes vitrifiées.
Les Romains employaient le verre pour garnir les fenêtres de leurs habitations. Garnissaient-ils des châssis de croisée de verres colorés? Nous savons qu'ils employaient des matières naturelles translucides, des albâtres, des talcs, des gypses, qui tamisaient, dans les intérieurs des appartements ou des monuments, une lumière nuancée; mais jusqu'à présent il n'a point été découvert de panneaux de vitrages antiques composés de verres de diverses couleurs.
Il faut dire que, dans les monuments des Romains et de la Grèce antique, les fenêtres étaient petites et rares. Dans les grands édifices, comme les thermes, par exemple, la lumière du jour était habituellement tamisée par des claires-voies de métal ou de marbre sans interposition de verres. L'immensité de ces vaisseaux, l'orientation bien choisie, permettaient l'emploi de ce procédé sans qu'on eût à souffrir de l'action de l'air extérieur; d'autant que ces baies étaient percées à une grande hauteur, et qu'elles n'influaient sur l'air ambiant des parties inférieures que comme moyen de ventilation. Outre que les Romains, aussi bien que les Grecs, étaient habitués à vivre dehors, le climat de la Grèce et de la partie méridionale de l'Italie ne nécessitait pas des précautions habituelles contre le froid.
Mais si l'on ne peut affirmer que les Grecs et les Romains de l'antiquité aient employé les verres colorés pour les vitrages, on peut admettre que les Asiatiques possédaient ce mode de décoration translucide dès une époque reculée. C'est à dater des rapports de Rome avec l'Asie que nous voyons introduire en Italie les mosaïques composées de cubes de pâtes de verre colorées. Quand l'empire s'établit à Byzance, c'est d'Orient que viennent ces vases de verre coloré auxquels, en Occident, on attachait, dès le VIIe siècle, un si grand prix. Les choses se modifient peu en Orient, et les claires-voies de stuc ou de marbre sertissant des morceaux de verre de couleurs variées, que nous voyons attachées à des monuments des XIIIe et XIVe siècles en Asie et jusqu'en Égypte, doivent être une très-ancienne tradition dont le berceau parait être la Perse.