Quoi qu'il en soit de ces origines plus ou moins lointaines, on fabriquait des vitraux colorés en grand nombre dès le XIIe siècle en Occident, et le moine Théophile, qui appartient à cette époque, ne présente pas les moyens de fabrication de ces objets comme étant une nouveauté. Son texte, au contraire, dénote une longue pratique de ce genre de peinture translucide, et les vitraux que nous possédons encore, datant de ce siècle, sont, comme exécution, d'une telle perfection, qu'il faut bien supposer, pour obtenir ce développement d'une industrie dont les moyens sont passablement compliqués, une longue expérience.

Il est étrange, objectera-t-on, qu'il ne reste pas un seul panneau de vitrail coloré authentique avant le XIIe siècle, tandis que nous possédons encore des objets bien antérieurs à cette époque. Mais quand on sait avec quelle facilité, chez nous, on laisse périr les choses qui ne sont plus de mode, et comment les vitraux se détruisent aisément dès qu'ils sont déplacés, cette objection perd beaucoup de sa valeur.

De toutes les verrières qui, pendant la révolution, avaient été transportées au musée des monuments français, que reste-t-il? Une dizaine de panneaux à Saint-Denis, quelques-uns à Écouen et à Chantilly, et c'est tout 333.

Il nous faut donc prendre l'art du verrier au moment où apparaissent les monuments, c'est-à-dire vers 1100; et l'on peut dire que ces monuments du XIIe siècle sont les plus remarquables, si l'on considère cet art au point de vue décoratif.

L'ouvrage du moine Théophile est le plus ancien document écrit que l'on possède sur la fabrication des vitraux, et ce religieux vivait dans la seconde moitié du XIIe siècle 334 du moins les recettes qu'il donne, le goût de l'ornementation qu'il prescrit, semblent-ils indiquer cette date.

Ce n'est pas en théoricien que Théophile écrit son livre, mais en praticien; aussi a-t-il pour nous aujourd'hui un intérêt sérieux, d'autant que les procédés qu'il indique concordent exactement avec les monuments qui nous restent de cette époque. Il nous faut donc analyser ces documents. Il commence 335 par donner la manière de composer les verrières.

«D'abord, dit-il, faites une table de bois plane et de telle largeur et longueur que vous puissiez tracer dessus deux panneaux de chaque fenêtre.» Cette table est enduite d'une couche de craie détrempée dans de l'eau et frottée avec un linge. C'est sur cette préparation bien sèche que l'artiste trace les sujets ou ornements avec un style de plomb ou d'étain; puis, quand le trait est obtenu, avec un contour rouge on noir, au pinceau. Entre ces linéaments, les couleurs sont marquées pour chaque pièce au moyen d'un signe ou d'une lettre.

Des morceaux de verre convenables sont successivement posés sur la table, et les linéaments principaux, qui sont ceux des plombs, sont calqués sur ces verres, lesquels alors sont coupés au moyen d'un fer chaud et du grésoir 336.

Théophile ne dit pas clairement s'il indique sur la table (que nous appellerons le carton) le modelé complet des figures ou ornements. Il ne parle que du trait; cependant, lorsqu'il s'agit de peindre, c'est-à-dire de faire le modelé sur les verres découpés, il dit qu'il faudra suivre scrupuleusement les traits qui sont sur le carton. Ce passage s'explique naturellement, si l'on examine comment sont peints les vitraux du XIIe siècle.

Sur ces morceaux de verre, le modelé n'est autre chose qu'une suite de traits dans le sens de la forme.

Nous allons revenir tout à l'heure sur cette partie importante de l'art du verrier.

Théophile 337 indique la recette pour faire la grisaille, le modelé, le trait répété sur les verres. Tous ceux qui ont regardé de près des vitraux fabriqués pendant les XIIe et XIIIe siècles, savent que les verres employés sont colorés dans la pâte, et que le modelé n'est obtenu qu'au moyen d'une peinture noire ou noir brun appliquée au pinceau sur ces verres et vitrifiée au feu. C'est de cette couleur noire que parle Théophile dans son chapitre XIX. Il la compose de cuivre mince brülé dans un vase de fer, de verre vert et de saphir grec. Il ne nous dit pas ce qu'il entend par saphir grec. Était-ce une substance naturelle ou artificielle, un fondant, un oxyde? Il y a tout lieu de croire que le saphir grec était un verre bleuâtre des fabriques de Venise qui avait une propriété fondante. Et en effet, les verres de Venise possèdent cette qualité à un degré très-supérieur à nos anciens verres. Ces trois substances sont broyées sur une tablette de porphyre, mêlées en parties égales; savoir un tiers de cuivre, un tiers de saphir grec, un tiers de verre vert, et délayées avec du vin ou de l'urine. Cette couleur, placée dans un pot, est appliquée au pinceau, soit claire, soit plus sombre, soit épaisse, pour faire des traits noirs et fins; ou bien elle est étendue sur le verre en couche mince et est enlevée avec un style de bois, de façon à former des ornements très-déliés ou des touches se détachant en lumière sur un fond obscur, mais encore translucide.

Les verres, ainsi préparés, sont mis au four afin de vitrifier cette peinture monochrome. D'après Théophile, ce serait donc à l'aide d'un oxyde de cuivre que cette couleur brune serait obtenue. Cependant les morceaux de vitraux peints des XIIe et XIIIe siècles, que nous avons pu faire analyser, n'ont donné, pour cette coloration vitrifiée noire-brune, que des oxydes de fer, et c'est encore le protoxyde de fer que l'on emploie aujourd'hui pour cet objet 338. Du reste, un protoxyde de cuivre calciné donne une poudre brune qui, mise au four avec un fondant, peut produire un effet analogue à celui que présente le protoxyde de fer, mais avec une nuance verdâtre.

Une question importante dans la fabrication des vitraux, en dehors de celles qui concernent l'artiste, c'est la manière d'obtenir les feuilles de verre. Au XIIe siècle, d'après Théophile, les plaques de verre étaient obtenues à l'aide de deux procédés qu'on n'emploie plus de nos jours.

Avec la canne à souffler, l'ouvrier cueillait dans le creuset une masse de verre incandescent; il soufflait de manière à obtenir une bouteille en forme de vessie allongée. Approchant l'extrémité de cette vessie de la flamme du fourneau, cette extrémité se liquéfiait et se perçait. Avec un morceau de bois, l'ouvrier dilatait cette ouverture de façon qu'elle arrivât au diamètre le plus large de la vessie.

Alors de ce cercle inférieur, en rapprochant les deux bords opposés, il formait un huit. Le verre, ainsi préparé, était détaché de la canne au moyen du frottement d'un morceau de bois humide sur le col de la bouteille. Faisant chauffer l'extrémité de la canne au four, avec les parcelles de verre incandescent qui y tenaient encore, il collait le bout de la canne au milieu du huit. L'extrémité supérieure de la bouteille était alors présentée à la flamme; puis on opérait comme précédemment en élargissant l'ouverture. Le morceau de verre ainsi disposé, on le séparait de la canne et on le portait au four de refroidissement. Ces verres, qui avaient la forme que donne la figure 0, étaient remis au feu pour être dilatés, fendus et aplanis 339. On employait aussi le procédé des verres en boudines, plus rapide et plus simple. L'ouvrier soufflait une vessie; il en présentait l'extrémité inférieure à la flamme, comme il est dit plus haut; puis, dilatant cette extrémité, il faisait pivoter très-rapidement la canne: les bords dilatés du verre, par l'effet de la force centrifuge, tendaient à s'éloigner du centre, et l'on obtenait ainsi un disque concentriquement strié, plus épais au centre que vers les bords. Les verres ainsi aplanis, soit d'après la première méthode, soit d'après la seconde, étaient primitivement colorés dans le creuset au moyen d'oxydes métalliques. Théophile ne parle pas de verres doublés; et, en effet, les vitraux des XIIe et XIIIe siècles n'en montrent point, sauf pour le rouge. Encore voit-on des morceaux d'un beau rouge orangé du XIIe siècle, qui sont teints dans la masse 340, ou tout au moins à moitié environ de leur épaisseur. Cette fabrication du rouge doit être une tradition antique.

En effet, les cubes de verre qui composent les mosaïques de l'intérieur de l'église Sainte-Sophie de Constantinople, et sur lesquels une feuille d'or est appliquée, sont généralement d'un beau rouge chaud, translucide, avec strates d'un ton sombre opaque. Les strates rouges translucides ont 3 ou 4 millimètres d'épaisseur, et donnent une belle coloration qui rappelle celle de certains verres rouges du XIIe siècle. Mais dès cette époque on obtenait le verre rouge par un autre procédé. L'ouvrier souffleur avait deux creusets remplis de verre blanc verdâtre au four. Dans l'un des deux on jetait des raclures ou paillettes de cuivre rouge, et l'on remuait; immédiatement le souffleur cueillait une boule de verre blanc dans l'un des creusets, et il la plongeait dans le second creuset tenant en suspension des lamelles de cuivre. Il égalisait la prise sur une pierre chaude, soufflait et opérait comme il est dit ci-dessus. Ainsi obtenait-on des verres doublés, dans la moitié, au plus, de l'épaisseur desquels la coloration rouge se présente comme fouettée. Si l'on casse un de ces morceaux de verre, la coloration rouge se montre par stries ou paillettes inégalement réparties dans cette doublure du verre blanc verdâtre, ainsi que l'indique la section (fig. 1).

Ce procédé de coloration par paillettes s'entrecroisant inégalement donne au ton rouge un aspect jaspé, miroitant, d'une grande puissance. On comprendra, en effet, que la lumière passant à travers le verre et venant frapper les lamelles de rouge fouettées dans la pâle, se reflétant réciproquement, doive produire une coloration d'une intensité et d'une transparence sans égales. Chaque lamelle de pâte rouge produit l'effet d'un paillon, et l'on voit à la fois une coloration rouge translucide et un éclat rouge reflété des lamelles voisines. Plus tard, à dater du milieu du XIVe siècle, le verre rouge est obtenu au moyen d'une doublure extrêmement mince sur un verre blanc verdâtre; le rouge n'est plus fouetté dans la pâte, mais apposé sur elle, en faisant la boudine.

Aussi ce verre rouge donne-t-il une coloration plus égale et, de près, plus puissante que celle des verres des XIIe et XIIIe siècles: mais, à distance, l'éclat de ces verres doublés est moins lumineux, moins fin; il est souvent lourd, écrasant dans l'ensemble; en un mot, l'effet décoratif est moins bon. Cependant l'opération de la doublure des boudines donnait encore certaines inégalités, des stries plus ou moins colorées, qui conservaient au ton une certaine transparence. Aujourd'hui, les verres rouges doublés sont parfaitement égaux de ton, et pour les employer, les peintres verriers sont obligés, s'ils veulent obtenir une coloration fine à distance, de les jasper par des moyens factices. Au XIIe siècle, on n'avait pas les jaunes obtenus avec des sels d'argent; les jaunes étaient des verres blancs enfumés, et c'était le hasard qui les donnait, ainsi que l'indique Théophile 341.

Les jaunes de sels d'argent ne datent que du XIVe siècle; ils ne sont qu'appliqués sur le verre blanc.

Au point de vue décoratif, les verres en boudines, ou grossièrement étendus, présentaient un avantage. Comme ces verres étaient teints dans la masse, au moins pendant les XIIe et XIIIe siècles (sauf le rouge), les différences d'épaisseur de la feuille de verre laissaient apparaître des dégradations de tons que les artistes verriers employaient avec beaucoup d'adresse, en coupant le verre de manière que la partie la plus mince se trouvât du côté du clair. Même pour les fonds unis, ces différences d'épaisseur donnaient à toute coloration un aspect chatoyant qui, à distance, augmente singulièrement l'intensité des tons.

Tous les coloristes savent que pour donner à un ton toute la valeur qu'il doit avoir, il faut qu'il ne se présente à l'oeil que par parcelles, par échappées, si l'on peut ainsi parler. Les Vénitiens, les Flamands, connaissaient bien cette loi, et, pour s'en convaincre, il suffit de regarder leurs peintures.

Ce qui est vrai pour la peinture appliquée sur un panneau ou sur un mur est encore plus rigoureux, s'il s'agit de peinture translucide. Dans les vitraux, les couleurs participent de la lumière qui les traverse, et ont un éclat tel, que la moindre parcelle colorée prend, à distance, par le rayonnement, une importance prodigieuse. Mais il faut dire que les rayonnements des couleurs translucides ont des valeurs très-différentes. Ainsi, en ne prenant que les trois couleurs fondamentales, celles du prisme, le bleu, le jaune et le rouge, ces trois couleurs appliquées sur des verres, et translucides par conséquent, rayonnent plus ou moins. Le bleu est la couleur qui rayonne le plus, le rouge rayonne mal, le jaune pas du tout s'il tire vers l'orangé, un peu s'il est paille.

Ainsi, supposons un dessin de vitrail composé d'après la figure 2. Les traits noirs indiquent les plombs (voy. en A). Les compartiments R sont rouges, les compartiments L sont bleus, et les filets C, blancs. Voici l'effet qui se produira à une distance de 20 mètres environ (voy. en B).

Les compartiments circulaires l, bleus, rayonneront jusqu'à la circonférence ponctuée, et le rouge ne restera franc que dans les milieux de chacun des compartiments r. Il résultera de ceci: que toutes les surfaces o seront rouges glacées de bleu, c'est-à-dire violettes; que les blancs isolateurs entre les tons, mais n'ayant pas de rayonnement colorant, seront glacés légèrement en bleu en v, ainsi que les plombs eux-mêmes; que l'effet général de cette verrière sera froid et violacé dans la plus grande partie de sa surface, avec des taches r rouges, criardes si vous n'êtes pas très-éloigné de la verrière, sombres si vous êtes séparé d'elle par une grande distance. Mais si (voy. en A) nous diminuons le champ des disques bleus L par de la peinture noire, ainsi qu'on le voit en D, nous neutralisons en partie l'effet de rayonnement de ces disques. Si à la place des filets blancs C, nous mettons des filets blanc jaunâtre ou blanc verdâtre, et si nous traçons sur ces filets des lignes comme il est marqué en e, ou des perlés comme il est marqué en f, alors nous obtenons un effet beaucoup meilleur. Les bleus, ainsi puissamment entourés de dessins noirs et redessinés en noir intérieurement, perdent de leur faculté rayonnante. Les rouges sont beaucoup moins violacés par leur voisinage. Les tons jaunâtres ou blanc verdâtre des filets acquièrent de la finesse par le glacis bleu qui, mordant sur chacune de leurs extrémités, laisse entre ces extrémités une partie chaude qui s'allie avec le rouge, surtout si nous avons eu le soin d'augmenter la valeur des plombs par ces perlés ou par de simples traits intérieurs.

Admettons, au contraire, que les carrés R (voy. en A) soient bleus et les disques L rouges. À distance, le rayonnement puissant de ces grandes surfaces bleues, relativement aux taches rouges, sera tel, que ces taches rouges paraîtront noires ou violet sombre, et qu'on ne pourra soupçonner la présence du rouge. Les filets blancs paraîtront gris sale, ou verts, s'ils sont jaunes, ou vert azuré, s'ils sont blanc verdâtre. L'effet sera mauvais, sans oppositions. Le rayonnement du bleu affadissant et salissant les autres tons, ceux-ci n'auront plus la puissance de donner au bleu sa finesse et sa transparence. La coloration générale sera froide, laqueuse, d'une tonalité fausse; car, dans les vitraux, plus encore que dans la peinture, chaque ton n'acquiert une valeur que par l'opposition d'un autre ton. Un bleu clair près d'un vert jaune devient turquoise; ce même bleu près d'un rouge est azuré. Un rouge près d'un jaune-paille a un aspect orangé, tandis qu'il sera violacé près d'un bleu.

Ces principes élémentaires, et d'autres que nous aurons l'occasion de développer, étaient mis en pratique par les peintres verriers du XIIe siècle, avec une sûreté et une expérience telles, qu'il faut bien admettre chez ces artistes une longue suite d'observations. Nous ne pensons pas qu'ils eussent établi, sur ces relations des couleurs translucides, une théorie écrite, une sorte de traité scientifique, comme on le pourrait faire de nos jours; ils procédaient par la méthode expérimentale, et les traditions acquises se perpétuaient dans l'atelier.

Comme style du dessin applicable à la peinture sur verre et comme entente de l'effet simultané des couleurs translucides, le XIIe siècle a sur le XIIIe une supériorité incontestable. Alors, au XIIe siècle, le dessin procède d'après la méthode grecque byzantine; le nu impose la forme, les draperies ne font que l'envelopper, rien n'est laissé au hasard; l'ensemble et les détails sont conçus et exécutés suivant des principes établis sur une observation profonde: tandis que plus tard on constate souvent, au milieu de belles oeuvres, des négligences ou des oublis de ces principes.

Les verres employés par les artistes du XIIe siècle peuvent être classés ainsi:

BLEUS 342
1º Bleu limpide légèrement turquoise.
2º Bleu saphir, mais verdissant.
3º Bleu indigo, intense.
4º Bleu azuré, très-clair, gris de lin.

JAUNES
1º Jaune-paille, fumeux.
2° Jaune safran ou or bistré.

ROUGES
1° Rouge non doublé, orangé très-doux et égal de ton.
2° Rouge intense, jaspé.
3º Roux clair, fumeux.

VERTS
1º Vert jaune, limpide.
2º Vert-émeraude. Ce ton, à la main, paraît se rapprocher plutôt du gris que du vert; il prend son éclat à distance, et surtout par l'opposition des tons bleus et rouges.
3° Vert-bouteille. À la main, ce vert paraît froid; il prend sa qualité comme le précédent.

POURPRES
1° Pourpre clair, chaud.
2° Pourpre limpide, azuré.
3° Pourpre sombre, vineux.
4° Pourpre très-clair, fumeux, pour les chairs.

TONS RARES
1° Mordoré, couleur vin d'Espagne.
2° Vert sombre, chaud.

BLANCS
1° Blanc jaunâtre, fumeux.
2° Blanc gris, glauque.
3° Blanc nacré.

Toutes les opérations chimiques des verriers du moyen âge étant empiriques, le compte des imprévus, des variétés, était long. Théophile laisse assez comprendre que le hasard seul donnait certains tons, dont l'artiste savait profiter. La palette du verrier était ainsi très-étendue, et il ne faudrait pas prendre la classification que nous donnons ici comme absolue. Nous n'avons fait qu'indiquer les valeurs; mais comme tonalité, ces valeurs présentent des variétés nombreuses. Le talent des verriers consistait surtout à ne jamais juxtaposer deux valeurs égales et à profiter avec un sentiment réel de coloriste des variétés tonales.

Nous l'avons dit déjà, tous ces tons, sauf le rouge, sont répartis dans la masse du verre, et non doublés, ainsi qu'on les fabriqua plus tard.

Cette palette composée, les verriers procédaient comme l'indique le moine Théophile. Ils traçaient sur un carton les linéaments principaux des figures et ornements. Ces linéaments principaux donnaient les plombs; ou plutôt les plombs n'étaient que le dessin scrupuleux de toutes les parties. En composant son carton, l'artiste pensait à la mise en plomb; cela ressort clairement de l'examen attentif des verrières du XIIe siècle, puisque les contours sont toujours appuyés par un plomb qui fait ainsi le trait général. Sur ces cartons, les artistes peignaient-ils toutes les ombres, demi-teintes et linéaments intérieurs? Nous ne le croyons pas, pour deux raisons: la première, c'est qu'il arrive parfois que des pièces de verre n'ont été que découpées, et, par manque de temps ou par oubli, elles n'ont point été achevées de peindre; la seconde, que parfois aussi un même carton a servi pour deux figures, en pendant par exemple, et que le modelé intérieur diffère dans ces deux figures. Il y a tout lieu d'admettre que le maître traçait les contours sur le carton, avec quelques linéaments intérieurs principaux; que les ouvriers coupaient les verres sur ce carton en calquant les linéaments principaux comme points de repère, et que les verres assemblés provisoirement sur le châssis, à l'opposé de la lumière du jour, on les peignait d'inspiration, sans recourir à un carton opaque modelé d'avance.

La figure 3 343 fera comprendre cette façon de procéder. En A, nous avons tracé le carton préparé par le maître; en B, le modelé fait sur les verres mêmes, lorsqu'ils ont été coupés et assemblés provisoirement sur le châssis à contre-jour. On conçoit comment avec un dessin aussi précis, donnant les plombs, il n'était guère nécessaire d'indiquer sur le carton tout le modelé. Les lignes ponctuées sur la figure A donnent les plombs de jonction qui contrarient les contours. Pour éviter de trop grande, pièces de verre, le maître a tracé, sur le manteau, la bande a, qui est d'une autre couleur et que les plombs dessinent franchement.

Il fallait nécessairement que les ouvriers peintres chargés d'apposer la grisaille ou le modelé sur les morceaux de verre découpés d'après le carton, sussent dessiner. Il est vrai de dire qu'alors en Occident, comme dans les écoles byzantines, on avait de véritables procédés pour peindre une tête ou un vêtement 344; et ces procédés étaient, à tout prendre, établis sur une longue et profonde observation des effets décoratifs. Il suffisait donc, dès que le maître avait tracé le carton (et alors le style lui appartenait), de trouver des ouvriers habiles de la main et assez imbus des procédés traditionnels pour peindre sur les verres coupés le modelé convenable. Nous ne comprenons pas l'art de la peinture de cette façon aujourd'hui, et il ne faut pas le regretter, s'il s'agit de tableaux faits pour être placés en dehors d'un effet décoratif général, comme des objets possédant leurs qualités propres indépendamment de ce qui les entoure. Mais si la peinture participe d'un ensemble, si elle entre dans le concert d'harmonie générale que tout édifice semble devoir offrir aux yeux, elle est nécessairement soumise à des lois purement physiques que l'on ne peut méconnaître et qui sont supérieures au talent ou au génie de l'artiste. En effet, le génie d'un maître ne peut modifier les lois de la lumière, de la perspective et de l'optique. Nous savons bien qu'un assez grand nombre d'artistes de notre temps sont doués d'un sentiment trop fougueux ou indépendant pour se soumettre à d'autres lois que celles dictées par leur fantaisie; mais nous savons avec non moins de certitude que la lumière, l'optique, la perspective, n'ont pas encore modifié les lois qui les régissent pour complaire à ces esprits insoumis. Si la lumière, l'optique et la perspective sont des conditions physiques d'un autre âge, si elles ont régné dans des temps de barbarie, elles règnent encore à l'heure qu'il est, et ne paraissent pas encore disposées à abdiquer, ni même à vieillir. Or, les artistes qui ont composé les verrières des XIIe et XIIIe siècles manifestaient au contraire leur soumission absolue à ces lois, ils s'en aidaient avec autant d'intelligence que de modestie. Cette soumission nous donne un enseignement dont nous ne profitons guère, mais qui, pour cela, n'en est pas moins bon et vaut la peine d'être examiné.

Personne n'ignore les tentatives faites depuis une trentaine d'années pour rendre à la peinture sur verre un éclat nouveau. Nos verriers les plus habiles ont fait parfois d'excellents pastiches; ils ont complété d'anciennes verrières avec une perfection d'imitation telle, qu'on ne saurait distinguer les restaurations des parties anciennes. Ils ont donc ainsi pris ample connaissance des procédés, non-seulement de fabrication matérielle, mais d'art, appliqués à ces sortes de peintures 345. Ils ont pu reconnaître les qualités remarquables des anciens vitraux comme effet décoratif et harmonie, et la perfection, difficile à atteindre, de certains procédés d'exécution, l'habileté matérielle des ouvriers, et apprécier le style des maîtres, si bien approprié à l'objet. Cet art du verrier n'est donc pas un mystère, un secret perdu.

Ce qui a été oublié pendant plusieurs siècles, ce sont les seuls et vrais moyens qui conviennent à la peinture sur verre, moyens indiqués par l'observation des effets de la lumière et de l'optique; moyens parfaitement connus et appliqués par les verriers des XIIe et XIIIe siècles, négligés à dater du XVe, et dédaignés depuis, en dépit, comme nous l'avons dit, de ces lois immuables imposées par la lumière et l'optique. Vouloir reproduire ce qu'on appelle un tableau, c'est-à-dire une peinture dans laquelle on cherche à rendre les effets de la perspective linéaire et de la perspective aérienne, de la lumière et des ombres avec toutes leurs transitions, sur un panneau de couleurs translucides, est une entreprise aussi téméraire que de prétendre rendre les effets des voix humaines avec des instruments à cordes. Autre procédé, autres conditions, autre branche de l'art. Il y a presque autant de distance entre la peinture dite de tableaux, la peinture opaque, cherchant à produire l'illusion, et la peinture sur verre, qu'il y en a entre cette même peinture opaque et un bas-relief. Le bas-relief serait-il peint, que jamais il ne pourrait rendre l'effet d'une peinture opaque sur un mur ou sur une toile; ce bas-relief ainsi enluminé ne sera jamais qu'un assemblage de figures sur un seul plan. Dans une peinture opaque, dans un tableau, le rayonnement des couleurs est absolument soumis au peintre qui, par les demi-teintes, les ombres diverses d'intensité et de valeur suivant les plans, peut le diminuer ou l'augmenter à sa volonté. Le rayonnement des couleurs translucides dans les vitraux ne peut être modifié par l'artiste; tout son talent consiste à en profiter suivant une donnée harmonique sur un seul plan, comme un tapis, mais non suivant un effet de perspective aérienne. Quoi qu'on fasse, une verrière ne représente jamais et ne peut représenter qu'une surface plane, elle n'a même ses qualités réelles qu'à cette condition; toute tentative faite pour présenter à l'oeil plusieurs plans détruit l'harmonie colorante, sans faire illusion au spectateur: tandis qu'une peinture opaque a et doit avoir pour effet de faire pénétrer l'oeil dans une série de plans, de présenter une succession de solides. N'y eût-il qu'une figure dans une peinture, et cette figure fût-elle posée sur un fond uni, que le peintre prétend donner à cette figure l'apparence d'un corps ayant une épaisseur. Si le peintre n'atteint pas ce résultat dès ses premiers essais, il n'est pas moins certain que c'est le but vers lequel il tend, aussi bien dans l'antiquité, grecque que dans les temps modernes. Transposer cette propriété de la peinture opaque dans l'art de la peinture translucide est donc une idée fausse. La peinture translucide ne peut se proposer pour but que le dessin appuyant aussi énergiquement que possible une harmonie de couleurs, et le résultat est satisfaisant comme cela. Vouloir introduire les qualités propres à la peinture opaque dans la peinture translucide, c'est perdre les qualités précieuses de la peinture translucide sans compensation possible. Ce n'est point ici une question de routine ou d'affection aveugle pour un art que l'on voudrait maintenir dans son archaïsme, ainsi qu'on le prétend parfois; c'est une de ces questions absolues, parce que (nous ne saurions trop le répéter) elles sont résolues par des lois physiques auxquelles nous ne pouvons rien changer. Vous ne ferez jamais chanter une guitare comme Rubini, et si quelques personnes prennent plaisir à entendre jouer l'ouverture de Guillaume Tell sur le flageolet, cela ne peut être du goût des amateurs de musique.

Nous croyons que cette discussion est ici à sa place, parce que nous avons entendu maintes fois répéter: «Que si les vitraux des XIIe et XIIIe siècles sont beaux, ce n'est pas une raison pour reproduire éternellement les meilleurs types qu'ils nous ont laissés; qu'il faut tenir compte des progrès faits dans le domaine des arts; que ces figures archaïques ne sont plus dans nos goûts, etc.» Certes, il n'est point nécessaire de calquer éternellement ces types des beaux temps de la peinture sur verre, de faire des pastiches en un mot; mais ce qu'il ne faut point perdre de vue, ce sont les procédés d'art si habilement appliqués alors à cette peinture; ce qu'il faut éviter (parce que cela n'est pas un progrès, mais bien une décadence), c'est cette transposition d'une forme de l'art dans une autre qui lui est opposée. Avec plus de persistance que de bonne foi, on affecte souvent de nous ranger parmi les fanatiques du passé, parce que nous disons: «Profitez de ce qui s'est fait; faites mieux si vous pouvez, mais n'ignorez pas les chemins déjà parcourus, les résultats déjà obtenus dans le domaine des arts. Or, ce que vous nous donnez souvent comme une inspiration pleine d'avenir, n'est qu'un oubli de longs et utiles travaux, ou un assemblage incohérent de formes mal comprises ou de procédés faussement appliqués.»

Les vitraux du XIIe siècle sont maintenus en place, comme ceux du XIIIe, par des plombs qui sertissent chaque morceau de verre, en composent des panneaux; des vergettes on tringlettes maintiennent ces panneaux dans leur plan et les empêchent de s'affaisser sous leur propre poids. Ces panneaux sont posés dans des armatures de fer (voyez ARMATURE).

Il est clair que ces panneaux ne peuvent dépasser certaines dimensions, puisqu'ils doivent résister à la pression du vent. La mise en plomb laisse une élasticité très-nécessaire à la conservation de ces panneaux. Le compositeur verrier doit tenir compte de ces éléments matériels de l'oeuvre. Ce sont là des conditions non moins impérieuses que celles imposées par la lumière et l'optique. Ce sont des conditions de solidité, de durée, et qui, par cela même, doivent influer sur la conception de l'artiste, et dont il s'aide, s'il est habile. Les armatures de fer dessinent les grandes divisions décoratives et donnent l'échelle de l'objet, chose plus utile qu'on ne le pense généralement. Les plombs accusent le dessin et séparent les couleurs par un trait ferme, condition nécessaire à l'effet harmonieux des tons translucides. Reste le modelé intérieur. C'est là que les verriers du XIIe siècle, particulièrement, ont montré leur profonde observation des effets de la peinture translucide. Ces artistes savaient: 1° que les tons n'ont qu'une valeur relative; 2° que le rayonnement de certaines couleurs translucides est tel, qu'il altère ou modifie même la qualité de ces couleurs; 3° que le modelé appliqué sur le verre doit, dans les parties les plus ombrées, laisser apparaître le ton local, non à travers un glacis, mais par échappées pures; car une ombre qui couvre un verre coloré donne à distance un ton opaque qui ne participe pas de la couleur de ce verre qu'elle couvre, mais du rayonnement des couleurs voisines, en raison de la propriété rayonnante de ces couleurs.

Ainsi, pour rendre notre explication claire: supposons (fig. 4) un disque de verre rouge A entouré de verre bleu; si nous avons posé autour de ce disque une ombre (fût-elle translucide elle-même, comme un glacis un peu opaque), cette ombre participera, non du ton local rouge du verre, mais du rayonnement bleu du verre d'entourage. Cette ombre prendra dès lors un ton faux et sale, mélange de brun et de bleu, qui fera paraître le bleu creux, sans solidité, et le ton rouge criard. Si, au contraire (voy. en B), nous avons eu le soin de poser cette ombre sur le disque, non à plat, mais par hachures et en laissant un orle rouge pur tout autour, cet orle et les interstices laissés entre les hachures donneront à l'ombre une localité rouge, et le bleu conservera sa qualité. L'orle et les interstices des hachures prendront assez de valeur, à cause de l'opposition des traits noirs, pour lutter contre le rayonnement du ton bleu et laisser à l'ombre du disque sa localité rouge.

Voyons l'application de cette formule. Voici (fig. 5) un fragment de la belle verrière de la cathédrale de Chartres 346, qui représente un arbre de Jessé. Cette verrière date du milieu du XIIe siècle 347. Le fond est bleu, de ce bleu limpide, un peu nuancé de vert, qui appartient à la fabrication de cette époque, et qui rappelle la couleur de certains ciels d'automne, entre la bande orangée du soleil couchant et la pourpre voisine du zénith. La robe du roi est d'un ton vineux, pourpre chaud, le manteau vert d'émeraude, le pallium et la couronne sont jaune fumée, les chaussures et les parements des manches rouges. On voit que le modelé peint sur ces vêtements ne se compose que d'une succession de hachures laissant entre elles, et notamment près des bords percer le ton local; de telle sorte que le rayonnement du verre bleu du fond est neutralisé par ces échappées des tons locaux des vêtements à travers les interstices des hachures. Ces observations, qui sembleraient contredire en partie la démonstration qui accompagne la figure 2, n'en sont cependant qu'un corollaire. Dans la figure 2, nous avons vu que pour neutraliser l'effet du rayonnement des tons bleus sur les tons rouges, nous avons diminué la surface de ces tons bleus par une peinture opaque, une sorte d'écran découpé qui soumet leur contour à des formes redentées. Or, à distance, lorsque les couleurs translucides sont très-rayonnantes, on diminue bien la propriété de ces couleurs à l'aide d'écrans découpés; mais, par l'effet de cette propriété rayonnante, les écrans découpés paraissent diffus, et les interstices laissés purs perdent simplement de leur valeur colorante relative. L'effet contraire se produit pour les couleurs à faible rayonnement, leur intensité colorante augmente en raison du peu de surface que vous laissez pur entre les découpures d'un écran. Exemple (fig. 6): soit un verre bleu A, dont on a diminué la surface rayonnante par la peinture opaque ou écran B.

À distance, ce verre bleu produira l'effet indiqué en C. Plus on l'éloignera, plus la peinture écran sera confuse, mais aussi plus le bleu tendra à grisonner. Soit un verre rouge peint de la même manière: plus on s'éloignera, plus la peinture écran prendra d'étendue, en perdant un peu de sa qualité opaque; si bien qu'à une grande distance, on ne distinguera plus le rouge que par touches aiguës, ainsi qu'on les voit figurées en E, mais ces touches gagneront en intensité colorante ce qu'elles perdent en étendue. Nous admettons que le verre rouge est fouetté; s'il était uni, à distance il paraîtrait lie de vin ou marron. D'après ce principe, chaque couleur translucide doit donc recevoir une peinture écran en raison de sa propriété rayonnante. Les verriers du XIIe siècle prouvent par les oeuvres qu'ils nous ont laissées qu'ils avaient une parfaite connaissance de ces lois, et nous avouons, quant à nous, ne les connaître que par l'étude attentive de ces oeuvres. Qu'ils soient arrivés à ces résultats par un empirisme prolongé ou par des observations savantes recueillies en Orient, cela, au fond, nous importe assez peu; le fait donne raison à leurs méthodes. Car, de toutes les verrières connues, celles du XIIe siècle possèdent seules cette harmonie claire et sûre qu'on ne peut se lasser d'admirer; harmonie si franche, qu'à une très-grande distance, et sans avoir besoin d'examiner le style des dessins, on reconnaît une de ces verrières au milieu de beaucoup d'autres 348. Connaissant donc les propriétés plus ou moins rayonnantes des verres colorés, les verriers du XIIe siècle ont posé et peint ces verres en raison de ces propriétés, et aussi de l'influence que les couleurs translucides exercent les unes sur les autres.

Sachant, par exemple, que ce bleu limpide dont nous parlions tout à l'heure a, par-dessus toutes les autres couleurs, une qualité rayonnante, ils ne l'ont employé en grandes parties que dans des fonds; et pour empêcher le rayonnement de ces surfaces bleues d'influer d'une manière fâcheuse sur les tons voisins (tous moins rayonnants, à des degrés différents), ils ont chargé ceux-ci de linéaments, de hachures, de détails opaques en façon d'écrans, afin de rendre à ces tons une intensité plus grande en vertu de la loi expliquée figure 6; mais, d'ailleurs (toujours en vertu de cette loi et de celle expliquée également. figure 4), ils se sont bien gardés de salir ces tons par des ombres unies, eussent-elles été même translucides, et ont laissé toujours percer des parcelles du ton local à travers les réseaux ombres les plus chargés. Ces artistes ont encore usé des verres blancs (nacrés), comme appoint indispensable pour donner aux couleurs leurs rapports relatifs. Ainsi, dans l'exemple donné (fig. 5), le branchage de l'arbre de Jessé, quelques feuilles des bouquets, sont coupés dans du verre blanc; mais ces parties lumineuses sont chargées de détails peints qui en atténuent l'éclat et la dureté 349.

Le fond bleu qui entoure l'arbre, sujet principal, et qui occupe tout le milieu de la fenêtre, est combattu par deux larges bordures dont voici (fig. 7) la répartition; car c'est par l'ensemble autant que par les détails que se recommande cette composition. En A, règne le fond bleu sur lequel se détachent en vigueur les tons des personnages et en lumière les branchages de l'arbre. En B, sont des prophètes sur fond rouge. Ces prophètes sont principalement vêtus de bleu et de jaune fumée, ils tiennent des phylactères blancs. Cette tonalité chaude (car le bleu n'est plus ici le même que celui du fond, mais plus intense ou plus vert) donne une transparence lumineuse au fond bleu du centre. Pour relier ces fonds rouges des prophètes, l'artiste a drapé le Jessé couché en C d'un large manteau rouge; il repose sur un lit tendu de blanc qui sert de point de départ, de souche à la tonalité de l'arbre. Une robe bleu sombre qui revêt le haut du corps du Jessé, ce blanc et quelques franges jaunes, donnent un éclat incomparable au rouge du manteau. Les demi-cercles rouges qui servent de champ aux prophètes sont sertis d'une bande bleue dans le ton du fond A et d'un liséré blanc chargé de détails; puis les écoinçons G sont sur fond d'un beau vert d'émeraude chaud et limpide.

Autour se développe une bordure splendide comme composition et éclat, dont nous donnons (fig. 8) le détail au sixième de l'exécution. En A, sont les fonds rouges des prophètes; en B, le filet bleu qui rappelle le ton du fond du Jessé, puis le liséré blanc ondé, enlevé au style sur un ton bistré apposé sur le verre; en C, le fond vert des écoinçons. Ceux-ci sont chargés d'un carré bleu bistré de peinture, avec des détails extrêmement délicats enlevés au style, conformément à la méthode indiquée par Théophile. Ces carrés bleus sont coupés par des ornements pourpre chaud qui mordent sur le fond vert. Un liséré blanc, également bistré et enlevé, entoure le carré bleu. Le rouge apparaît de nouveau en R. Un perlé jaune fait le bord intérieur de la bordure; il est doublé d'un filet bleu F, du même ton que le fond du Jessé. Le rouge réapparaît en G, et le bleu du fond du Jessé en L. Pour l'entrelacs perlé, il est fait sur verre blanc. Les cercles et les feuilles en lancettes sont jaune fumée; les feuilles, vertes et pourpre; le perlé extérieur est jaune douteux. Dans cette verrière, il n'y a donc que les verres dont voici les tons:

1° Blanc nacré; blanc fumeux;
2° Bleu limpide;
3° Bleu intense verdâtre, et par exception indigo;
4° Vert d'émeraude;
5° Vert se rapprochant du ton de la turquoise;
6° Pourpre chaud;
7° Rouge;
8° Jaune deux tons;
9° Les tons des chairs sont pourpre clair, fumeux.

Il était donc facile au maître, suivant ce que dit Théophile, de marquer sur son carton les couleurs par des lettres, et d'établir ses rapports harmoniques plus sûrement qu'il ne l'eût pu faire en tâtonnant avec une palette de tons. Le ton bleu du sujet principal à commandé toute la tonalité du reste. Il fallait laisser éclater la splendeur lumineuse dans ce milieu. Cette donnée a commandé les fonds rouges des prophètes, le rappel du bleu du fond principal sur les filets demi-circulaires. Pour faire valoir, et la vigueur de la coloration rouge et la transparence rayonnante du bleu, on a placé les fonds vert d'émeraude des écoinçons. Puis encore a-t-on rappelé le fond bleu, mais en lui donnant une valeur solide par l'adjonction de cette délicate ornementation des carrés. Enfin, la bordure résume tous les tons répartis dans les sujets principaux, mais par petits fragments; de manière que cette bordure, d'un effet solide et puissant, ne rivalise pas cependant avec les larges dispositions des parties centrales. Ces entrelacs blancs perlés sont comme une marge brillante aux peintures principales; marge qui se rattache aux sujets par ces carrés bleus délicatement niellés et sertis de lisérés blancs.

Si maintenant nous examinons les détails de cette bordure (fig. 8), nous observons que les feuillages pourpres, verts et jaunes, qui se détachent sur le fond bleu L, sont modelés conformément à la méthode indiquée par la figure 4, c'est-à-dire que ce modelé laisse toujours voir des parties pures du verre entre les hachures, et notamment sur les bords de l'ornement, afin de lutter contre le rayonnement du fond bleu, qui, d'ailleurs, n'est visible qu'en pièces relativement petites.

On croit trop facilement que les peintures sur verre anciennes doivent en partie leur harmonie à la salissure que le temps a déposée sur leur surface; et nous avons souvent entendu des peintres verriers mêmes prétendre que ces vitraux des XIIe et XIIIe siècles devaient produire un effet criard lorsqu'ils étaient neufs. Cette opinion peut être soutenue s'il s'agit de certaines verrières de pacotille, comme on en a fabriqué dans tous les temps, et surtout pendant le XIIIe siècle; elle nous semble erronée s'il s'agit des verrières du XIIe siècle que nous possédons encore, en trop petit nombre malheureusement, et des bonnes verrières du XIIIe. En examinant les figures 3, 5 et 8, il est facile de reconnaître que les peintres ont parfaitement paré aux effets criards par la multiplicité et la disposition des traits ou hachures composant le modelé. En laissant les fonds limpides, et choisissant pour ces fonds des tons francs, mais d'une belle qualité colorante, lumineuse, ils ont eu le soin d'occuper tous les tons entrant dans la composition des figures et ornements, par un modelé serré ou des détails délicats qui donnent à ces tons la valeur relative convenable. On remplace habituellement aujourd'hui ce travail délicat et si bien entendu pour faire valoir la qualité de chaque ton, par une salissure factice mise de façon à laisser apparaître par échappées les tons purs, et l'on obtient ainsi parfois une harmonie à bon compte. Mais il faut avouer que ce procédé est barbare, et permet de supposer que nos verriers n'ont pas une théorie bien nette des conditions de l'harmonie des vitraux. C'est à peu près comme si, pour dissimuler le défaut d'accord entre des instrumentistes exécutant une symphonie, on faisait dominer, du commencement à la fin, une basse continue, une sorte de ronflement neutre, avec quelques rares intervalles laissant entendre par échappées une ou deux mesures débarrassées de cet accompagnement monotone. Faire de la peinture, translucide surtout, c'est-à-dire d'un éclat sans rival, pour la salir sous prétexte de l'harmoniser, est une idée qui peut entrer dans le cerveau d'amateurs passionnés de la patine des objets d'art plutôt que de ces objets mêmes, mais ne pouvait venir à l'esprit d'artistes qui cherchaient par tous les moyens sincères et profondément étudiés à rendre leurs conceptions. Il est évident toutefois que déjà au XIIIe siècle, on apposait certains glacis par parties sur des verrières communes 350; mais ces légers glacis apposés à froid, et probablement sur la verrière mise en place, ont des expédients pour obtenir un effet d'ensemble, et non une salissure mise au hasard sur les panneaux.

Les verrières du XIIe siècle des cathédrales de Chartres et du Mans, de l'église abbatiale de Saint-Denis, de Vendôme et d'Angers, pouvaient et peuvent se passer de cette patine, puisque (sauf les fonds qui, ne l'oublions pas, sont faits avec des verres d'une qualité harmonieuse incomparable) tous les détails de l'ornementation et des figures sont couverts d'un travail au pinceau. Il y avait donc alors pour les artistes verriers deux opérations distinctes propres à obtenir l'harmonie générale d'un vitrail quand le carton était dessiné: 1° la désignation des tons des verres sur ce carton; 2° le travail au pinceau sur ces verres, qui complétait l'harmonie en donnant à chaque ton l'importance relative convenable.

La méthode adoptée par les artistes du XIIe siècle pour la première partie de ce travail est donnée par Théophile; c'était au moyen de lettres que le maître indiquait les couleurs sur le carton.

Or, cette méthode devait se rapprocher de celle que nous allons indiquer en nous appuyant sur les exemples de verrières de cette époque. En supposant les cinq voyelles exprimant:

A = le blanc.
E = le pourpre foncé.
I = le pourpre clair.
O = le vert d'émeraude.
U = le vert bleu turquoise.



couleurs composées

les consonnes exprimant:

B = le bleu.
J = le jaune.
R = le rouge

couleurs simples 351.

nous partons de cette première loi: que toute couleur simple dominant dans un sujet, formant le fond, par exemple, il faut, avec elle, employer en majorité les couleurs composées; que si, avec cette couleur simple du fond, on met d'autres couleurs simples, il faut, ou que ces couleurs soient en petites parties, ou isolées par un appoint blanc important. Exemple: dans la figure 5 de l'arbre de Jessé de Chartres (premier roi), le fond étant B, les voyelles doivent dominer dans la composition. En effet, l'artiste a mis: manteau, O; robe, I; branchage, A; fleurs, E, U, I, O. Les consonnes n'apparaissent plus que pour de petites parties: couronne, pallium, deux feuilles inférieures dans les bouquets du haut, feuille centrale dans les bouquets du bas, J; agrafe, manchettes, souliers du roi, R. Si nous prenons les autres rois au-dessus du premier et la Vierge du sommet, la loi est la même, c'est-à-dire que le fond étant la consonne B, ce sont les voyelles qui composent les personnages et ornements. Dans le bas, le Jessé est couvert d'un ample manteau rouge, pour une raison d'harmonie indiquée plus haut, mais ce manteau est entièrement entouré de la consonne A, c'est-à-dire de blanc. Même règle pour la bordure: le fond des bouquets est B, les bouquets sont I, O, la lancette centrale et la rouelle sont J; mais la lancette centrale est très-menue, se rattache au blanc, ainsi que la rouelle. Cependant les fonds des prophètes sont R, et le B entre pour une forte part dans les vêtements de ces prophètes, ainsi que le J; mais c'est là un de ces procédés d'harmonie fréquents à cette époque et qui confirme la règle ci-dessus donnée. D'abord le B ou le bleu employé est, dans la plupart de ces vêtements, ou verdâtre ou azuré clair, ce qui n'en fait plus une couleur simple; le J est ou paille ou très-fumeux. Il y a ici un cas particulier, la donnée harmonique de l'artiste était celle-ci: obtenir un milieu brillant, limpide, léger, doux à l'oeil. Pour arriver à ce résultat, il fallait avoir autour de cette partie centrale une coloration vigoureuse, un peu dure même, une sorte de dissonance qui fît repoussoir. De là ces alliances de rouge et de bleu. Mais si l'on regarde cette belle verrière, avec quel art de coloriste cet effet est-il obtenu! Dans ces vêtements bleus des prophètes passent des bandes pourpres; puis, sur des parties voisines d'un bleu azuré, des tons vert d'émeraude très-lumineux; de longs phylactères blancs, même des robes blanches, viennent détruire ce qu'il y aurait de trop forcé dans les tons de ces deux bordures des prophètes. La puissance du fond vert d'émeraude des écoinçons, séparé du fond rouge des prophètes par un filet blanc et un filet B pur qui est le B du fond des rois, ajoute encore à l'effet solide de la tonalité, et ce vert d'émeraude est rendu fin et doux cependant par les larges feuilles pourpres qui mordent dessus et qui partent des carrés bleus niellés (voy. la fig. 8).

Les peintres verriers du XIIe siècle ont employé parfois ces fonds verts, mais seulement pour des parties accessoires, des ornements, et pour faire participer ces fonds à un système de bordure dans le genre de celui que nous venons de décrire. D'ailleurs, pour les sujets, pendant les XIIe et XIIIe siècles, les fonds bleus et rouges; c'est-à-dire des couleurs simples d'une coloration puissante, sont seuls employés, et cela se conçoit. Dès l'instant que les verriers avaient reconnu qu'avec une couleur dominante, comme un fond, il ne faut plus qu'exceptionnellement des couleurs de même ordre, c'est-à-dire qu'avec une couleur consonne dominante (pour en revenir à notre théorie), il ne faut employer que des couleurs voyelles, et vice versa, force était de prendre pour les fonds les couleurs simples; car, en supposant qu'on eût pris un fond pourpre (couleur composée); par exemple, les objets compris dans ce fond ne pouvaient être que le bleu, le rouge et le jaune (couleurs simples). Cela diminuait les ressources de la palette du verrier à trois couleurs et au blanc, pour tous les vêtements, nus et ornements du sujet, ce qui présentait une harmonie monotone et bornée. En adoptant les fonds bleus et rouges, bleus surtout, le peintre verrier avait, pour colorer les sujets et ornements, deux verts, deux pourpres, le bleu gris de lin et le bleu turquoise, c'est-à-dire six couleurs, sans compter le blanc et les blancs rompus. D'ailleurs, avec le fond bleu, il pouvait, au moyen de quelques artifices, employer encore le rouge et le jaune, et avec le fond rouge, le bleu et le jaune. Il est encore une autre considération: le bleu et le rouge seuls peuvent, comme ton de fond, se passer de peinture, sans paraître creux. Le jaune est trop absorbant, non par son rayonnement, puisqu'il n'en a pas, mais par son éclat; quant aux tons composés et rompus, s'ils ne sont pas chargés de peinture, c'est-à-dire modelés, ils ne se soutiennent pas: le regard, pour ainsi parler, passe à travers et cherche quelque chose au delà. Le bleu et le rouge translucides seuls, dépourvus de peinture, de modelé, offrent à l'oeil une surface colorée solide, intense, sur laquelle il s'arrête.

Nous avons vu (fig. 2 et 6) que les peintres atténuaient le rayonnement du bleu par l'apposition, sur le bleu, d'une peinture écran qui en diminuait la surface et qui altérait sa tonalité au profit des couleurs voisines moins rayonnantes. Mais pour les fonds des sujets, au XIIe et au XIIIe siècle, il était très-rare que les fonds bleus fussent chargés d'une peinture écran; aussi, pour lutter contre le rayonnement de ces fonds bleus, les verriers avaient-ils le soin de placer beaucoup de filets ou de détails blancs ou bleu gris très-clair dans les sujets enveloppés par ces fonds. En effet, le blanc gris bleu, qui a un rayonnement égal au bleu saphir, conserve auprès de ce bleu saphir toute sa valeur; il en est de même, ou à peu près, de certains pourpres pâles et lilas, de certains verts glauques. Aussi ces tons sont-ils très-fréquemment employés dans les sujets ou ornements se détachant sur fond bleu franc. Pour empêcher les fonds bleus de rayonner en dehors de leur périmètre, les artistes des XIIe et XIIIe siècles ont usé d'un moyen qui ne manque jamais son effet. Ils plaçaient autour de ce fond un filet rouge, puis un filet blanc. Voici le phénomène qui se produit alors: la présence du filet blanc empêche le rouge d'être violacé par le rayonnement du bleu.

Soit (fig. 9) un sujet A sur fond bleu; si ce fond bleu est entouré d'un filet rouge B, et celui-ci enveloppé d'un filet blanc C, le rayonnement du bleu n'a pas d'action sur le filet rouge, ne le rend pas violet; ce rouge conserve toute sa pureté et fait d'autant mieux valoir la finesse du ton bleu. L'action du filet blanc sera encore plus efficace, si ce filet est perlé, comme il est indiqué en P, parce que le blanc, réduit à des touches répétées, prend d'autant plus de fermeté. Mais si l'on fait le contraire, c'est-à-dire si l'on met le filet blanc en B, à l'intérieur, et le filet rouge en C, à l'extérieur, le blanc sera quelque peu azuré par le voisinage du bleu, et ne présentera plus, pour le rouge, une opposition qui fera ressortir son éclat; partant le rouge sera terni par le rayonnement du bleu passant à travers le blanc.

Il est facile, par une expérience que chacun peut faire, de se rendre compte de cet effet. Si le filet rouge est compris entre deux filets blancs (perlés surtout), il conserve de même sa valeur, et l'on obtient une harmonie d'une extrême délicatesse; car alors entre le rouge, qui ne perd rien de sa qualité, et le bleu, il s'interpose un orle nacré qui fait une transition des plus heureuses entre le rouge et le bleu. En effet, la juxtaposition du rouge et du bleu est périlleuse; elle est une véritable dissonance, et c'est avec beaucoup d'adresse que les peintres verriers des XIIe et XIIIe siècles s'en sont servis. Si par l'extraposition du blanc, le rouge conserve sa qualité et n'est plus soumis au rayonnement du bleu, l'harmonie est dure; si le blanc fait défaut, le rouge est violacé et prend une qualité fausse: l'interposition d'un blanc verdâtre ou jaunâtre entre le rouge et le bleu (à la condition d'avoir du blanc également à l'extérieur du rouge) produit l'effet le plus heureux. Les peintres qui ont fait les belles verrières de Chartres, de Bourges, etc., ont usé largement de ce moyen de sertir les fonds bleus.

Après avoir étudié nos plus belles verrières françaises, on pourrait établir qu'au point de vue de l'harmonie des tons, la première condition pour un artiste verrier est de savoir régler le bleu. Le bleu est la lumière dans les vitraux, et la lumière n'a de valeur que par les oppositions. Mais c'est aussi cette couleur lumineuse qui donne à tous les tons une valeur. Composez une verrière dans laquelle il n'entrerait pas de bleu, vous n'aurez qu'une surface blafarde ou crue, que l'oeil cherchera à éviter; répandez quelques touches bleues au milieu de tous ces tons, vous aurez immédiatement des effets piquants, sinon une harmonie savamment conçue. Aussi la composition des verres bleus a-t-elle singulièrement préoccupé les verriers des XIIe et XIIIe siècles. S'il n'y a qu'un rouge, que deux jaunes, que deux ou trois pourpres et deux ou trois verts au plus, il y a des nuances infinies de bleu, depuis le bleu clair gris de lin jusqu'au bleu foncé violacé, et depuis le bleu glauque et le bleu turquoise jusqu'au bleu saphir verdissant; or, ces bleus sont posés avec une très-délicate observation des effets qu'ils doivent produire sur les autres tons et que les autres tons doivent produire sur eux. Il y a, par exemple, des harmonies très-heureuses produites avec des tons bleus glauques et des rouges (le rouge comme fond, bien entendu), avec ces mêmes bleus, et des bleus indigo et avec des verts d'émeraude. L'association du vert et du bleu, si périlleuse, donne à ces artistes coloristes des tonalités d'une finesse extraordinaire, et dont on ne peut trouver d'exemples que dans certains émaux persans et dans les fleurs de nos champs. Tout le monde a pu reposer ses regards sur l'harmonie si douce de la fleur du lin sur la verdure. Mais de même que la nature a mis toujours des verts assortis à chaque coloration de fleur, de même ont fait ces artistes, et peut-être s'inspiraient-ils de ces modèles. Toujours est-il que, dans les grands vitraux ou dans les vitraux à sujets légendaires des XIIe et XIIIe siècles, jamais le regard n'est heurté par ces taches qui apparaissent dans les verrières des époques postérieures. L'harmonie n'est jamais dérangée par une touche mise mal à propos; tout se tient, se lie, comme dans les beaux tapis d'Orient.

Il y a évidemment, pour chaque composition, pour chaque vitrail, une tonalité admise par le compositeur; on pourrait presque dire qu'il y a des verrières en ton mineur, des verrières en ton majeur. Cela est sensible dans les édifices où il existe un grand nombre de ces verrières, comme les cathédrales de Sens, de Bourges, du Mans, de Chartres, de Tours, de Troyes, d'Auxerre.

Jamais cependant ces verrières anciennes n'affectent ces colorations rousses, revêtues d'un glacis ambré que l'on a donné parfois à certains vitraux du XVIe siècle, que nos verriers modernes prennent pour une coloration chaude, mais qui a le grand inconvénient de manquer de lumière et de donner aux intérieurs un ton faux, sans air et sans profondeur; si bien que dans un vaisseau tamisant cette coloration de lampe, il semble qu'on étouffe et que tous les objets se rapprochent de l'oeil.

C'est en partie au judicieux emploi des bleus dans leurs vitraux que les artistes des XIIe et XIIIe siècles doivent de donner aux vaisseaux vitrés une profondeur et une atmosphère nacrée qui les font paraître plus élevés et plus vastes qu'ils ne le sont réellement. Le bleu est donc la base de la coloration des vitraux; mais c'en est aussi l'écueil, écueil sur lequel les artistes du XIIIe siècle ont parfois échoué en donnant à quelques-unes de leurs verrières une tonalité violette désagréable ou une tonalité froide à l'excès, qui affecte le sens de la vue comme un acide affecte le palais 352.

Dans les vitraux du XIIe siècle; les bordures prennent beaucoup d'importance, comme on peut le reconnaître par l'exemple que nous avons donné (fig. 7 et 8); quant aux fonds entre les sujets, ils sont réduits autant que possible, et se composent d'ornements plutôt que de semis ou quadrillés, ainsi qu'on le pratiqua au XIIIe siècle. À cette époque, où l'on multiplia les vitraux légendaires, c'est-à-dire composés de petits sujets compris dans un même vitrail et jetés sur une sorte de tapisserie uniforme, on prétendit donner à cette tapisserie formant fond, et sur laquelle brochaient les panneaux à sujets, un ton qui ne pût rivaliser avec les couleurs dont ces sujets étaient composés. Pour ces sujets légendaires, le rouge ne convenait guère. Son intensité absorbait les détails répandus dans ces sujets; il rendait l'emploi des pourpres très-difficile, sinon impossible, et s'alliait mal avec le jaune; de telle sorte que pour colorer sur les fonds rouges les vêtements des personnages, les peintres en étaient réduits aux nuances du bleu, à certains verts et au blanc. Ils adoptèrent donc, sauf de très-rares exceptions, pour les sujets légendaires, les fonds bleus, qui permettaient l'emploi de tous les tons composés, et même du jaune et du rouge, quand on les posait avec adresse pour la tapisserie sur laquelle brochaient les sujets, il fallait donc trouver une coloration relativement neutre, qui laissât briller les médaillons. Voulant atteindre cet effet, la coloration ne pouvait que chercher une tonalité relativement sourde, mais en même temps veloutée, pleine. Le rouge et le bleu étaient les couleurs qui devaient remplir le mieux cet objet par leur mélange, mais en évitant les tons violacés, lesquels détruisent toute harmonie. Voici donc quelques-uns de ces fonds du commencement du XIIIe siècle, choisis parmi ceux qui sont les mieux réussis (fig. 10) 353.

Le premier, A, présente une alternance égale de verres rouges et bleus, c'est-à-dire que les carrés r sont rouges et les carrés b bleus. Le verrier a laissé en contact les rouges purs et les bleus purs, séparés seulement par les plombs; il a obtenu ainsi un rayonnement du bleu sur le rouge et un ton violacé, mais il a peint au milieu de chacun des carrés un ornement écran dont les noirs sont assez puissants pour arrêter le rayonnement, de sorte que les touches rouges vues à l'intérieur des écrans restent très-franchement rouges et que le rayonnement du bleu est diminué. À distance, la teinte violacée des bords des carrés est rendue neutre, sourde, par l'éclat vif des verres rouges réduits au moyen des peintures écrans, et par la fraîcheur des tons bleus également réduits. Ainsi, l'effet général est celui-ci: ton neutre, pourpré, tenant du bleu et du rouge, sur lequel étincellent des touches rouges et bleues très-pures. Comme ce ton neutre pourpré n'est que le produit des deux couleurs juxtaposées dont on retrouve l'éclat pur sur quelques points, il en résulte un ton général harmonieux et velouté (quoique un peu sombre) d'un bon effet. Le second exemple, B, présente des carrés bleus séparés par des bandes rouges. Les rouges sont laissés purs, tandis que les carrés bleus sont couverts d'une grisaille écran qui atténue beaucoup leur rayonnement. Grâce à cette peinture, le bleu prend lui-même un ton sourd, et ce sont les bandes rouges seules qui conservent un éclat quelque peu pourpré sur les bords par le voisinage des lisérés bleus laissés le long des plombs.

La bordure du premier exemple, A, est composée de fleurs bleues au sommet, et blanches ou jaunes alternées, pour la partie inférieure, se détachant sur un fond rouge. On observera que le rouge est pur; que le bleu, le blanc ou le jaune sont couverts d'ornements. Les filets a sont blancs, et les filets b bleus. La bordure du second exemple présente des losanges blanches et jaunes alternées, séparées par des disques bleus sur fond rouge; les filets sont de même qu'au-dessus. Le rouge, dans ces bordures, par la présence du blanc et du jaune, est complétement soustrait au rayonnement du bleu, lequel, d'ailleurs, est atténué par la peinture écran. Ces bordures prennent ainsi un éclat très-vif qui assourdit encore les fonds et les relègue au second plan de l'harmonie générale.

Présentons encore deux autres exemples de ces fonds (fig. 11), dans lesquels le blanc et le jaune interviennent. Dans le premier exemple, A, les écailles peintes sont bleues, leur naissance est jaune et leur cerné rouge; le rouge n'est éteint que par un simple trait. Quant au bleu, la grisaille écran atténue son rayonnement, pas assez cependant pour que le rouge ne soit point pourpré. Mais les touches jaune-paille, voisines de la réunion des bordés rouges, rendent à ceux-ci leur éclat près de ces rencontres. L'effet est singulièrement harmonieux et chaud.

Dans le second exemple, B, les écailles sont également bleues, les bordés rouges et les petits disques fleuronnés blanc verdâtre; toujours les bleus sont peints, et ce sont ces points blancs qui atténuent, avec cette peinture, le rayonnement du bleu.

On observera donc que les principes de coloration posés plus haut sont suivis avec un tact parfait dans ces fonds. Les grisailles sur les bleus laissent toujours un cerné bleu pur près du plomb, afin de profiter du rayonnement d'une valeur suffisante pour adoucir les bords du rouge. Mais pour que ce ronge, à distance, ne paraisse point trop pourpré par les bleus, ou le rouge est occupé par un dessin noir, comme dans l'exemple A (fig. 10), ou le blanc et le jaune-paille viennent lutter contre le rayonnement du bleu, comme dans la figure 11.

Mais si, dans la composition des vitraux, comme dans toutes les branches de l'architecture du moyen âge, il est des principes dont les artistes ne s'écartent pas, lorsqu'il s'agit d'appliquer ces principes, ils font preuve d'une grande liberté et d'une fertilité peu ordinaire. Ces fonds entre les sujets légendaires, ces tapisseries, ne se composent pas seulement de ces semis, de ces quadrillés, de ces squamatures, mais aussi d'enroulements, d'entrelacs disposés, comme dessin et couleur, de manière à laisser les sujets se détacher nettement.

Voici (fig. 12) un exemple de ces sortes de fonds 354. Le bleu sert de fond aux sujets, le rouge à la tapisserie, les médaillons A sont jaunes éteints par une grisaille, entourés d'un orle blanc également atténué par de la grisaille. Pour les enroulements, ils se composent de verres blanc verdâtre, bleu (cendre bleu), bleu verdâtre, blanc, blanc bleuté, jaune, bleu intense, et vert d'émeraude, ces trois derniers tons en petite quantité. Ces bleus de diverses nuances rayonnent d'une manière suffisante, malgré la peinture qui les couvre, pour violacer un peu le rouge sur les bords, ce qui donne à cette tapisserie l'éclat velouté nécessaire, tout en restant brillant. Les sujets sont entourés d'un filet rouge cerné de deux perlés blancs. Le perlé qui sépare la bordure de la tapisserie est vert pâle, la bordure est sur fond bleu, les feuillages alternativement blancs et pourpre sombre. Le filet d'entourage, suivant l'usage, est blanc. Ici, la bordure est dans une tonalité froide, nacrée, et fait briller les tapisseries à fond rouge. Les sujets sont généralement tenus aussi dans une tonalité froide et nacrée, de sorte qu'ils se détachent par la délicatesse de leur coloration sur le fond puissant de la tapisserie qui leur sert de fond; et cette délicatesse de coloration des sujets est rappelée par la bordure. Les médaillons jaunes servent de liaison entre la puissance de coloration de la tapisserie et l'éclat fin des sujets et bordures.