Depuis ce jour-là, jusqu’à la fin de l’hiver, je ne fis plus que m’occuper du classement de mes plantes et de mes insectes. Je vis qu’il m’en manquait encore un grand nombre, même de ceux du pays, mais au moins leur place vide était marquée d’avance dans les cartons et dans l’herbier. Il ne s’agissait plus que de les trouver, et je me promettais bien de battre les bois, les bruyères et la vallée au printemps, pour compléter ma collection.
Je reconnus aussi vers ce temps, avec bonheur, que mes enfants avaient le même goût que moi pour l’étude de la nature ; tous les soirs ils venaient me regarder à l’ouvrage ; ils m’aidaient même à étendre les feuilles sèches sans les briser, ce qui demande des mains délicates. Je leur donnais aussi toutes les explications à la portée de leur âge, qu’ils écoutaient, ouvrant de grands yeux émerveillés.
La petite Juliette surtout comprenait vite ; mais Paul, lui, retenait mieux ; il avait la mémoire des choses, ce qui vient surtout de la réflexion ; Juliette retenait mieux les noms, elle aurait pu tous les réciter à la file.
Cela m’a fait penser depuis qu’aucune étude ne serait meilleure pour l’enfance que celle des végétaux et de tout ce qui se rencontre aux champs, dans les fermes et les jardins. Tout est nouveau pour les enfants ; ils en sont plus frappés que nous, et ce qui s’apprend alors se retient toute la vie. Quelle étude aussi pourrait leur être plus utile ? Est-ce que toutes les sciences naturelles, la physique, la chimie, la médecine, ne se rattachent pas à celle-là ; et l’esprit lui-même pourrait-il trouver une nourriture plus saine, plus solide, plus profitable ?
Ce sont les réflexions que je me fis alors, et je ne crois pas m’être trompé.
Ma femme, elle, pendant ce temps, ne pensait plus qu’à sa vache ; elle avait mis de l’ordre dans notre petite étable ; elle avait tout disposé pour que le fourrage tombât directement du haut de notre grenier dans le râtelier ; enfin tout était prêt, il ne manquait plus que la bête, et Dieu sait le mouvement que Marie-Anne se donnait pour en trouver une à sa convenance.
Tous les mercredis matin, au passage du juif Élias, elle l’attendait, regardant à la petite fenêtre de sa cuisine, et puis elle traversait bien vite la salle à manger, en disant :
« Le voilà !... c’est lui !... Élias est au bout de la rue. »
Le vieux juif, avec sa blouse crasseuse, son bonnet en peau de mouton râpé, la corde autour des reins et le bâton de cormier pendu au poing par un bout de cuir, était reçu comme un ambassadeur. Marie-Anne courait chercher la bouteille d’eau-de-vie et la miche de pain dans l’armoire, pendant qu’Élias, ses petits yeux rouges plissés, s’asseyait en disant d’un air joyeux :
« Cette fois-ci, madame Florence, j’ai trouvé votre affaire. »
Malheureusement Marie-Anne voulait tant de qualités pour sa vache, que souvent, en remontant de ma classe du matin, je les trouvais encore en conférence.
Enfin, ce vieux finaud, qui depuis longtemps sans doute aurait pu nous amener une bonne vache, mais qui, voyant l’enthousiasme de ma femme, trouvait agréable de se faire payer la goutte et de casser une croûte gratis tous les mercredis chez nous, Élias vint un matin avec une grande et belle vache couleur café au lait, deux taches blanches sur le front, le pis ni trop grand ni trop petit, enfin une bête superbe.
Marie-Anne l’avait vu de loin, elle était déjà en bas. J’entendais ses exclamations de satisfaction dans l’allée, chose contraire à sa finesse ordinaire, et qu’Élias allait vouloir me faire payer argent comptant ; mais que voulez-vous ? l’idée d’avoir cette belle bête dans notre écurie, de la conduire boire à la fontaine, à travers le village, lui faisait perdre toute prudence.
Puis elle m’appela :
« Florence !... Florence... viens voir !... »
Je descendis et je regardai sur la porte cette belle vache, que le vieux juif tenait par une corde passée dans les cornes. J’en fis le tour. Je reconnus, malgré les paroles et les exclamations de ma femme, qui voulait absolument m’entraîner dans ses idées, je reconnus que cette vache avait au moins dix ans et qu’elle n’était pas fraîche à lait, comme le disait Élias ; mais que sous les autres rapports, elle était bien conformée et forte en chair, ce qui ne manque jamais, lorsque le fourrage, au lieu de faire du lait, fait de la graisse. C’est un bien mauvais signe !
Et comme je ne m’enthousiasmais pas du tout, Marie-Anne se fâcha presque.
« Allons, s’écria-t-elle, dis donc ce que tu penses ! Est-ce qu’elle ne te plaît pas notre vache ?
– Je pense, lui dis-je, que pour un peintre qui voudrait peindre une belle vache dans les prés, avec une belle tête, de belles cuisses, un pis pas trop gros et un air majestueux, cette vache lui conviendrait bien, parce qu’elle est belle à la vue ; mais pour un fermier, elle ne serait pas belle.
– Comment, pas belle ! s’écria ma femme.
– Non ! Pour ceux qui veulent avoir du lait, de la crème, du beurre, du fromage, il faut une vache autrement faite ; il leur en faut une avec un gros ventre tout rond, de gros pis pendants, une grosse tête ; il faut qu’on voie les côtes ; il faut que le pied, au lieu d’être ferme et luisant, soit fourchu et presque mou, comme si elle marchait dans des pantoufles. Ce n’est pas aussi beau qu’une vache qui se promène sur de longues jambes, en allongeant le cou à droite et à gauche, et tournant la tête pour se gratter le dos avec de belles cornes pointues ; non, ce n’est pas aussi beau, mais cela vaut mieux.
– Mon Dieu, dit ma femme, tu parles comme si tu connaissais quelque chose aux bêtes. Cette vache est très belle et bonne. Ne l’écoutez pas, Élias, mon mari ne connaît rien aux animaux, il est toujours dans son école.
– Je vois bien, dit le vieux juif, souriant et nasillant dans sa barbe grise, que M. Florence n’est pas un connaisseur en vaches. Il a lu tout cela dans ses livres...
– Oui, lui dis-je, c’est vrai.
– Hé ! fit-il en secouant la tête et regardant ma femme, qui s’était mise à rire, j’en étais sûr... j’en étais sûr !... Cette vache-ci, voyez-vous, monsieur Florence, j’en réponds. Elle est fraîche à lait, elle n’a pas encore cinq ans ; elle donne sept litres de lait par jour. Encore elle n’était pas jusqu’à présent dans une écurie comme la vôtre, bien propre, bien aérée ; elle n’avait pas le fourrage qu’elle aurait voulu ; elle n’était pas soignée comme elle le sera chez vous.
– Non !... non !... soyez-en sûr, dit Marie-Anne, jamais elle n’aura été si bien.
– Je le sais, madame, dit Élias, et voilà pourquoi je pense qu’au lieu de sept litres, elle en donnera huit. C’est moi qui vous le dis ; depuis trois ans que je connais cette belle bête, je puis vous la donner de confiance. Je vous en réponds !
– Tu entends ? dit Marie-Anne.
– Oui, j’entends bien, lui répondis-je, et cela me fait plaisir. Du moment que M. Élias en répond ?...
– Sur ma conscience, dit Élias, en mettant la main sur son cœur.
– Eh bien, du moment qu’il en répond, nous allons faire un petit acte sous seing privé. »
Ma femme devint toute rouge, comme si je faisais une injure au vieux juif de douter le moins du monde de sa parole, et Élias s’écria :
« Voilà plus de cinquante ans que je vends du bétail au pays, et jamais on ne m’a demandé d’écrit...
– Eh bien, lui dis-je, il faut un commencement à tout.
– Ah ! s’écria ma femme d’un air embarrassé, vous savez, Élias, mon mari est secrétaire de la mairie, il aime à tout écrire...
– Oui, madame, mais cela ne se fait jamais, c’est contre la règle.
– La règle, lui dis-je, c’est que tout homme de bon sens aime voir ses affaires au clair. Je veux bien croire que la vache est ce que vous dites ; mais puisque vous en êtes sûr, puisque vous en répondez, pourquoi refuser d’écrire ?... Moi je vous compte bien mon argent, vous savez que c’est de l’argent, qu’il a toutes les qualités voulues... Eh bien, mettons par écrit toutes les qualités de la vache ; il me semble que c’est juste, que cela ne peut rien vous faire ? »
Il n’avait rien à répondre et dit :
« Allons, soit ! mais cela ne se fait jamais. »
Il attacha sa vache au montant de la porte, et nous montâmes tous ensemble dans mon cabinet, où j’écrivis en détail toutes les qualités de la vache, son âge, en quel temps elle avait mis bas, la quantité de lait qu’elle donnait par jour, enfin tout. Après quoi Élias signa, ne pouvant faire autrement. Je lui comptai cent vingt francs, et cinq francs pour ses courses ; il m’en donna quittance, et je lui dis alors :
« Vous voyez bien, cela n’a pas coûté dix minutes, et maintenant tout est en règle.
– Oui, dit-il, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, tout est en règle. C’était inutile, mais pour vous tranquilliser... quand on est de bonne foi... vous comprenez ?...
– Je comprends, et je suis tranquille à cette heure ; chacun suit ses habitudes. »
Ma femme, toute joyeuse, était allée prendre dans l’armoire une bouteille de kirsch, elle en avait rempli deux petits verres ; Élias vida le sien d’un trait, puis prenant son bâton dans un coin :
« Allons, au revoir », fit-il.
Nous descendîmes sur ses talons, ma femme, les enfants et moi. On conduisit la vache à l’étable, le râtelier était déjà plein de fourrage ; et comme la vache ne voulait pas manger tout de suite, le juif dit qu’elle était fatiguée de la course, mais qu’elle allait s’y mettre, et que nous aurions le soir même nos trois litres et demi de lait.
Je fis semblant de le croire et il partit.
Marie-Anne était si contente, qu’elle ne songea plus à me reprocher d’avoir douté d’un aussi brave homme qu’Élias. C’était l’heure d’entrer à l’école, Paul et Juliette m’y suivirent.
Ce même soir la vache nous donna quatre litres de lait ; cela ne m’étonna pas, pensant bien qu’avant de l’amener, Élias l’avait laissée deux ou trois jours sans la traire, comme font tous les juifs, pour lui donner un beau pis. Ma femme triomphait ; je lui dis d’attendre et nous allâmes dormir. Le lendemain, la vache avait mangé très raisonnablement, elle nous donna deux litres de lait le matin et deux litres le soir ; et durant huit jours cela continua de même, malgré tous les soins de Marie-Anne, qui ne disait plus un mot. Moi, le huitième jour, je taillai ma plume et j’écrivis à Élias, qu’il eût à venir reprendre sa vache, et à nous en amener une autre, qui donnât pour le moins sept litres de lait, attendu que celle-là, malgré tout, n’en donnait que quatre. Je l’avertis que cela pressait et que nous l’attendions sans faute pour le lendemain.
Le lendemain il arriva sans vache. Il regarda ; il soutint tout ce qu’il avait avancé d’abord, et prétendit que le fourrage n’était pas bon. Ma femme m’avait laissé seul avec lui. Je lui dis que le fourrage était excellent, qu’on n’en trouvait pas de meilleur au pays ; mais que sa vache était vieille, qu’elle avait fait veau depuis longtemps et qu’elle était épuisée, toutes choses qu’il savait aussi bien que moi.
« Eh bien, dit-il, ce soir ou demain, je vous en amènerai une autre.
– Allons, soit, nous verrons ! »
En effet, le lendemain il arrivait avec une seconde vache, encore plus vieille que la première, qui mangeait plus et donnait encore moins de lait.
Marie-Anne était consternée, et moi, l’indignation me gagnait. C’est pourquoi j’écrivis à Élias que s’il continuait à me prendre pour un âne, et s’il ne m’amenait pas une vache jeune, fraîche à lait, ayant toutes les qualités mises par écrit dans notre contrat, je serais forcé de lui envoyer une assignation à comparaître devant le juge de paix, pour lui demander l’exécution de ses promesses, avec des dommages-intérêts proportionnés à la perte que nous avait causée le retard. Je ne lui donnai que deux jours pour s’exécuter, ne voulant pas voir avaler tout notre foin par de vieilles bêtes hors de service.
La lettre partit le soir, par le facteur, et le lendemain matin à dix heures Élias était là, nous amenant une petite vache de la montagne, la tête grosse, les cornes longues, écartées, les yeux vifs, le ventre en forme de tonneau, le pis fort, les jambes courtes un peu cagneuses.
Du premier coup d’œil je vis que nous avions une bonne bête, et je dis en souriant :
« À la bonne heure, monsieur Élias, à la bonne heure, je crois que cette fois vous avez eu la main heureuse. Revenez dans quinze jours, et si...
– Je n’aurai pas besoin de revenir, dit-il, c’est une des meilleures vaches de la montagne ; vous n’en voudrez jamais d’autre. Mais c’est égal, monsieur Florence, vous avez eu tort de m’écrire comme cela, tout le monde peut se tromper ou être trompé ; moi je croyais toujours vous amener une bonne vache ; je n’ai pas eu de chance, voilà tout.
– Cette fois, lui répondis-je, vous en avez eu, j’en suis sûr ; avec de la persévérance, on arrive tôt ou tard. »
Il partit là-dessus, et je crois que notre petit acte l’avait aidé beaucoup à trouver de la chance. Si tous les paysans faisaient comme moi, les juifs auraient toujours la chance qu’il faut avoir pour remplir ses promesses. Ce n’est pourtant pas difficile d’écrire sur un bout de papier les conventions que l’on fait et de mettre au bas les signatures, non, c’est tout simple ; mais que voulez-vous ? il faudrait savoir écrire... et nos révérends pères jésuites veulent seuls savoir écrire, disant qu’on ne doit pas envoyer les enfants à l’école, ni s’inquiéter des faux biens de la terre, et les juifs en profitent comme beaucoup d’autres !
Aussitôt Élias parti, notre petite vache se mit à manger de bon appétit ; et le lendemain matin, nous avions trois litres et demi de lait crémeux, le soir autant, et depuis cela n’a jamais manqué durant des années.
Ma femme, comprenant alors combien j’avais eu raison de dresser un écrit, devint encore plus soumise, si c’est possible. Elle ne faisait plus rien sans me consulter ; et la satisfaction d’avoir du lait, du beurre, du fromage, sans être forcée de courir chaque jour en acheter chez les voisins, la rendait parfaitement heureuse.
On peut assurer que rien n’est plus utile, plus nécessaire même aux petits ménages comme le nôtre, que d’avoir une belle vache ; car outre le lait, elle vous donne encore le meilleur engrais pour la culture.