V



Après les premières communions, tous mes plus grands élèves partirent, selon l’habitude du pays ; les filles allèrent s’engager comme servantes dans les maisons bourgeoises, ou comme ouvrières dans les fabriques des environs ; les garçons devinrent bûcherons, schlitteurs, cordonniers, sabotiers, cuveliers, tailleurs, selon la profession des parents ; cela se renouvelait tous les ans, et bientôt ils avaient oublié ce que je leur avais appris.

C’est le sort du pauvre en ce monde.

Combien auraient voulu continuer leurs études ! Ils avaient autant de dispositions que les Rantzau et quelquefois plus, mais l’argent, l’argent manquait... C’est toujours l’argent qui manque, et le pauvre maître d’école ne peut pas en donner.

Enfin, ils partirent ! Vers le mois d’octobre, M. Jacques emmena son fils au collège de Phalsbourg, étudier le grec, le latin, les mathématiques, tout ce qu’il fallait pour être reçu bachelier, et puis pour entrer dans la partie forestière, que le jeune homme aimait, étant élevé dans un pays de bois et de montagnes. Il voulait avoir un bel uniforme vert, comme notre garde général Botte, un collet brodé d’argent, un couteau de chasse sur la cuisse. C’était tout naturel.

Cette idée ne plaisait pas à M. Jacques, il aurait mieux aimé voir son fils prendre la suite de ses affaires ; mais il n’en disait rien, pensant qu’avec l’âge, la réflexion lui viendrait, et qu’il aimerait mieux alors travailler pour son propre compte et donner des ordres que d’en recevoir.

Georges vint me raconter ces choses la veille de son départ, pendant le souper ; il était rouge jusqu’aux oreilles et me regardait avec des yeux luisants, comme pour me dire :

« Voilà ce que je serai, monsieur Florence, je vous ferai honneur ; je n’aurai jamais honte de vous ! »

Il se voyait dans un état de grandeur. Ma femme, toujours prudente comme son pauvre père, se méfiant d’une petite remontrance contre l’orgueil, que j’avais sur la langue, me faisait signe de ne rien dire.

Je me tus par prudence, et le jeune homme finit par m’embrasser avec une effusion véritable ; je sentais bien qu’il m’aimait ; et puis il était si content de quitter les Chaumes !

Deux ou trois jours après, Louise vint aussi me faire ses adieux. Elle allait au couvent de Molsheim, la maison la plus recommandable du pays. Toutes les jeunes personnes de bonnes familles bourgeoises allaient là. C’est ce que nous expliqua Louise, en petite robe bleue à la mode et grand chapeau de paille souple, orné d’une rose en cocarde. Elle était vraiment jolie, cette enfant, légère et gracieuse ; ses yeux bleus avaient une grande finesse. La satisfaction d’aller dans une maison si recommandable lui donnait un teint rosé ; elle changeait en quelque sorte de couleur à chaque parole, causait bien, regardait le bout de ses petits souliers d’un air modeste, et puis levait les yeux pour me dire :

« Oui, monsieur Florence, je vais là !... Je n’oublierai jamais vos bonnes leçons ; c’est à vous que je devrai tout, mon bon monsieur Florence. »

Elle était tout à fait bonne pour moi ; et finalement nous ayant tous embrassés, elle m’empêcha de descendre le vieil escalier de bois, pour l’accompagner, car je m’étais levé :

« Restez, monsieur Florence, me dit-elle, ne vous dérangez pas. »

Quelle différence de manières vous donne la fortune ou la pauvreté ; on a beau ne pas le reconnaître, c’est pourtant vrai.

Toute la soirée je ne fis que songer à ces deux enfants, formant des vœux pour qu’en outre de leurs autres vertus, ils eussent aussi par la suite celle du pardon ; car le Seigneur mettait cette vertu la première, il la recommandait à part dans son oraison dominicale, et disait aux apôtres de pardonner toujours.

Enfin, voilà les pensées qui me vinrent alors.

Le lendemain de grand matin, comme j’ouvrais la salle d’école, à la fraîcheur, j’entendis une voix jeune et douce me crier :

« Bonjour, monsieur Florence, portez-vous bien. »

M. Jean passait au trot sur son char à bancs avec Louise, qui me saluait de la main, en se retournant sur le siège. M. Jean leva son chapeau et je répondis :

« Que le Ciel te conduise, mon enfant, sois toujours bonne et sage. »

J’étais attendri.

La vieille école, avec la moitié de ses bancs vides, me parut alors bien triste. J’allais et venais, me rappelant tous mes anciens élèves qui, faute de quelques sous pour continuer leurs classes, étaient restés dans la dernière misère. Je les voyais passer tous les jours, la pioche sur l’épaule, ou le dos courbé sous leurs fagots énormes ; ils me regardaient tristement en dessous, et me disaient d’une voix haletante :

« Bonjour, monsieur Florence. »

Ah ! plus d’une fois j’en avais eu le cœur déchiré, surtout quand c’étaient de bons sujets et que je les avais jugés capables de devenir autre chose que des malheureux.

Encore, moi, malgré mon humble condition, je vivais selon mes goûts ; je lisais de temps en temps un bon livre, quand j’en trouvais par hasard l’occasion ; je me formais des idées sur tout, par le bon sens et la méditation ; au lieu que tant d’autres étaient forcés pour vivre de se livrer au plus grand travail, courbés sur un établi, ou penchés vers la terre du matin au soir jusqu’à la vieillesse. Oui, auprès de ceux-là je m’estimais heureux ; et maintenant encore, que ma tête a blanchi lentement, je dois reconnaître que mon sort était enviable pour le plus grand nombre.

Sans parler des fonctions honorables que je remplissais comme organiste à l’église, comme secrétaire à la mairie, comme dépositaire du secret des familles, qui venaient faire écrire chez moi leurs lettres et leurs pétitions ; ni du bonheur d’avoir une brave femme, de voir grandir mon petit Paul et ma petite Juliette, est-ce que je n’avais pas mon herbier, mes promenades du jeudi et des dimanches, et toutes les satisfactions qu’un homme raisonnable peut souhaiter ?

Depuis la mort du beau-père, trois grands registres in-folio s’étaient remplis de plantes desséchées ; j’avais aussi des quantités d’insectes piqués sur des cartons : hannetons noirs, bruns, jaunes, papillons de toutes les couleurs, mouches des bruyères brillantes comme des étincelles, tout s’y trouvait. Une seule chose m’attristait quelquefois, avec mon volume dépareillé de Linneus, je ne pouvais leur donner que des noms latins, auxquels je ne comprenais presque rien, et j’en éprouvais une sorte d’humiliation.

Or, cette année-là, au temps des premières neiges, un matin que ma classe venait de finir, vers onze heures, et que les enfants couraient encore dans la rue, pendant que je rangeais mes papiers dans le tiroir avant de monter, quelqu’un sur la porte, un étranger, me cria le bonjour.

C’était le marchand ambulant, le Savoyard Martin, – un roulant, comme on les appelle au pays, – avec sa grosse courroie de cuir sur l’épaule et son énorme panier de livres sur les reins. Tous les cinq ou six mois il passait aux Chaumes, et je prenais chez lui tout ce qu’il me fallait : des paquets de plumes, des crayons, de la cire à cacheter, etc. Il était là, levant sa petite casquette et me disant :

« Ça va toujours bien, monsieur ? Est-ce qu’il ne vous faut rien cette fois ?

– Mon Dieu, non, lui répondis-je ; mais entrez tout de même, refermez la porte... nous allons voir. »

Alors il referma la porte, et traversa lentement la salle, le dos courbé et ses gros souliers massifs chargés de neige ; d’un coup d’épaule il tourna son panier et le posa sur le coin de la table, près de la chaire. Puis il leva sa toile cirée, et selon l’habitude je me mis à regarder la marchandise, demandant le prix de ceci et de cela.

MM. les instituteurs étaient ses meilleures pratiques, après MM. les curés, qui recommandaient ses livres, approuvés par M. Frayssinous, ministre de l’Instruction publique : l’Histoire des saints, l’Histoire des martyrs des missions en Chine, les Mœurs des Israélites, par M. l’abbé Fleury, le Paroissien et d’autres œuvres édifiantes.

Je regardais, lui ne disait rien, quand au-dessous de tout cela j’aperçus un énorme volume qui n’était plus neuf, large, solide, carré. Je le tirai du papier par curiosité, demandant à l’ambulant ce que c’était.

« Ah ! fit-il, ça c’est d’une vente ; j’en ai beaucoup acheté de ces livres, à la vente d’un particulier de la montagne ; ça m’a coûté cher, mais je pense m’en défaire à la longue, j’en prendrai quelques-uns à chaque tournée ; ce sont de vieux livres, autorisés comme les autres. »

Pendant qu’il parlait, j’examinais l’ouvrage : c’était le Dictionnaire des Sciences naturelles, par M. Antoine-Laurent de Jussieu, professeur de botanique au Muséum ; et derrière se trouvait un grand article pour le classement des végétaux.

On pense quel effet me produisit la vue d’un livre pareil, il valait au moins cinquante francs ; j’en étais devenu tout pâle. Je ne sais pas si l’ambulant voyait à ma mine que j’en avais envie ; mais comprenant bien que s’il s’en doutait j’allais le payer bien cher, je remis le dictionnaire à sa place, en disant :

« Ce n’est pas mal relié, c’est du beau papier de fil ; mais c’est vieux, et puis ces tranches rouges ne sont plus à la mode.

– Oh ! que si, fit-il, j’en vends tous les jours. »

Après en avoir retourné quelques autres, je revins au dictionnaire, en demandant :

« Combien vendez-vous ça ?

– Trois francs, monsieur, dit-il ; rien que pour la reliure et la qualité du papier, ça vaut plus.

– Oh ! oh ! trois francs... Est-ce que vous croyez que j’ai de l’argent à jeter par les fenêtres ? Ce livre-là, je voudrais l’avoir, parce que dans ma bibliothèque il ferait bonne mine, à cause de sa reliure en veau. Écoutez, je vous en donne trente sous.

– Non, fit-il, vous l’aurez à deux francs, et pas un centime de moins. »

J’avais des battements de cœur, le courage me manquait pour oser refuser. Je repris le volume, je le rouvris en allongeant les lèvres, et puis je dis :

« Vous me donnerez encore deux paquets de plumes. »

Alors il répondit :

« Voilà quelques années que nous trafiquons ensemble ; puisque c’est vous, j’y consens ; mais vous m’en tiendrez compte une autre fois. Voici vos deux paquets de plumes ; seulement, c’est trop bon marché, beaucoup trop bon marché. »

Il voyait la joie éclater dans mes yeux, et cela pouvait le faire changer d’avis ; c’est pourquoi tout de suite je mis mon dictionnaire sur la chaire et les deux paquets de plumes dans mon tiroir ; après quoi je lui comptai les quarante sous.

« Vous ne prenez plus rien ? fit-il presque de mauvaise humeur, voyant de plus en plus ma satisfaction. Tenez, dit-il, en retournant tout le haut du panier, et prenant au-dessous un grand cahier couvert de papier gris, ceci vient aussi de la vente. »

Il ouvrit le cahier au large, c’étaient les planches du dictionnaire, représentant tous les insectes, magnifiquement dessinés et gravés, et rangés par ordre : chenilles, cocons, papillons, vers de toute sorte, enfin quelque chose d’admirable ; malgré moi je ne pouvais plus cacher mon enthousiasme.

L’ambulant le voyait et dit :

« Oh ! pour ça, c’est beaucoup plus cher ; ça, c’est dessiné !... c’est bien fait... c’est autre chose ! »

Je ne savais quoi lui répondre, car il avait raison, quand par bonheur ma femme descendit ; elle m’attendait depuis un quart d’heure pour dîner, et voyant que j’achetais des livres, – elle qui voulait avoir une vache et qui ne me parlait que de cela depuis six mois, – voyant que je dépensais notre argent pour des livres, malgré son bon caractère elle devint tout de suite de mauvaise humeur et se mit à dire :

« Mon Dieu, nous avons assez de livres, Florence ; toute la chambre en haut en est pleine. À quoi cela te sert-il d’avoir tant de livres ? Ce qu’il nous faut maintenant, c’est une vache. »

Le Savoyard était indigné de l’entendre.

« Tu as raison, Marie-Anne, je n’y pensais pas », dis-je, en rendant le cahier au colporteur.

Mais aussitôt, lui, se remettant, s’écria :

« Voyons, moi je tiens à me débarrasser de la marchandise ; que donnez-vous de ça, monsieur le maître d’école ? J’en ai ma charge, je voudrais rentrer. »

Il me tendait le cahier :

« Mettez trois francs et c’est une affaire faite ! »

Quand ma femme entendit parler de trois francs, elle en eut presque une faiblesse.

« Trois francs ! dit-elle ; ça ne vaut pas quatre sous.

– Madame, dit l’ambulant, sans vouloir vous rabaisser, votre mari se connaît mieux en livres que vous.

– Écoutez, dis-je alors, pour le dictionnaire, c’est bon, il est relié en veau, cela donne du prix à l’ouvrage ; mais un cahier qui n’est recouvert que de papier gris, sans aucune reliure, vous comprenez que c’est bien différent.

– Et qu’en donnez-vous ? dit-il.

– Vingt sous. »

Ma femme était indignée, et le Savoyard le voyant à sa mine me dit :

« Eh bien, le voilà !... Il faut que je me débarrasse. »

Marie-Anne aurait bien voulu casser le marché ; quand elle me vit mettre la main à la poche et compter l’argent, elle devint toute pâle ; elle ne dit rien cependant, étant élevée dans l’obéissance à son mari, mais elle ne pouvait s’empêcher de m’en vouloir.

Quant au Savoyard, comprenant bien qu’avec ma femme auprès de moi nous ne ferions pas de nouvelles affaires, il rempaquetait déjà ses livres et ficelait dessus sa toile cirée ; puis passant sa courroie sur son épaule :

« Allons, monsieur et madame, dit-il, au revoir, après l’hiver. Espérons que ce ne sera pas la dernière fois que nous pourrons nous arranger ensemble. »

Il sortit. Je le suivis avec Marie-Anne, et pendant qu’il descendait la rue nous montions notre escalier.

Jamais je n’avais été plus heureux, ni ma femme plus ennuyée. Elle ne me dit pas un mot pendant le dîner ; mais à peine les enfants étaient-ils sortis, qu’elle commençait à me faire des reproches, lorsque je lui dis, en l’interrompant :

« Je sais tout ce que tu vas me raconter de notre vache... Eh bien, tu l’auras... Oui, tu l’auras... Mais au nom du ciel, ne me rends pas l’existence amère. Est-ce que je suis un dépensier ? Est-ce que je prodigue l’argent pour mes plaisirs ? Est-ce que je ne suis pas toujours attentif à remplir mes devoirs envers tout le monde ? Est-ce qu’on en trouve un autre plus économe que moi, dans le village ? Eh bien, pour une fois que je me donne de la satisfaction, vas-tu me désoler et m’ennuyer pendant des semaines et des mois ? Ne dois-tu pas être soumise à mes volontés ! C’est la première fois que je veux quelque chose. Ces livres me plaisent... il me les fallait !... Toi, tu veux une vache ; le juif Élias te parle tous les jours d’une autre vache, et tu voudrais les avoir toutes ; mais une vache est plus chère que deux volumes qui me reviennent à trois francs ; une vache, la plus petite du pays, coûte au moins cent francs... Où trouver cet argent ? Et puis le fourrage ? »

Alors elle me dit :

« L’argent, je l’ai mis de côté ; et le fourrage nous l’avons au grenier de notre verger derrière l’école. »

En entendant cela, je fus tout étonné, je ne savais pas que nous avions tant d’argent à la maison ; mais c’était une femme économe, à laquelle j’ai toujours rendu justice en tout, une excellente femme, qui n’a jamais cessé de faire mon bonheur ; et voyant qu’elle avait l’argent, je ne dis plus rien ; car dans un ménage comme le nôtre, il fallait du lait, du beurre, du fromage, enfin de tout ; ces choses coûtent cher et j’approuvais en moi-même cette dépense.

« Puisqu’il en est ainsi, lui dis-je, tâche de t’arranger ; je ne suis pas contraire à la vache, mais j’aime aussi mes livres. Fais comme tu voudras, seulement tâche de ne pas te laisser tromper par Élias ; les juifs sont malins, ils se connaissent mieux que nous au bétail. Notre voisin Bouveret a changé trois fois de vache depuis six semaines avec Élias, en lui donnant chaque fois des dix et quinze francs de retour, et la dernière est encore plus mauvaise que la première. Réfléchis à cela ; et surtout ne me tourmente pas à cause de ces livres, qui m’étaient nécessaires, et que je ne rendrais pas pour cinq fois ce qu’ils m’ont coûté. »

Marie-Anne alors parut s’apaiser, elle était contente de voir que je ne blâmais pas son idée d’avoir une vache ; et puis ce que je lui disais était vrai, jamais je n’avais fait d’autre dépense extraordinaire que pour ces livres ; les femmes sont pleines de finesse, et la mienne comprenait bien qu’il ne fallait pas me tourmenter inutilement.

Ce même soir, seul dans mon cabinet, en haut, pendant que les enfants s’amusaient encore dans notre petite salle à manger, et que ma femme lavait la vaisselle, moi, tranquille, accoudé sur la table, en face de ma petite lampe, je lisais déjà mon dictionnaire, ce que je n’ai pas cessé de faire pendant plusieurs années, ayant toujours soin de vérifier sur les planches et sur mon propre herbier tout ce que je voyais écrit.

Je vis alors pour la première fois ce qu’on peut appeler la science : la classification des plantes et la classification des insectes d’après leurs organes, et non d’après leurs dénominations, comme l’avait fait M. Linneus. Et je compris aussi pour la première fois que les hommes devaient être classés d’après leurs organes, et non d’après leurs noms de princes, de nobles et de bourgeois, choses qui ne sont pas de la nature, mais simplement de l’orgueil et de la sottise humaine. Oui, la plante qui respire mieux que l’autre est supérieure à l’autre, l’insecte qui par ses trachées aspire plus de vie et prend plus de mouvement est aussi, dans l’ordre de la nature, supérieur à l’autre ; et l’homme qui sent plus, qui réfléchit plus, qui produit plus et mieux que d’autres, qui dépense plus de force, plus de talent, de courage et de volonté, devrait être classé d’après cela, dans l’intérêt de tous, et non d’après les règles de l’orgueil, de l’égoïsme et de l’avidité. Je me permets de le dire hautement, l’Être éternel, Dieu, est avec moi, car c’est ainsi qu’il classe les êtres, depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne, depuis le ver de terre jusqu’à l’homme ; c’est là ce qu’il fait ; et tout ce qu’on veut, tout ce que l’on fait contrairement à lui, contre sa volonté, contre ses lois, ne sert de rien : c’est le désordre, l’injustice, le malheur de tous au profit de quelques-uns.

Je sais bien qu’un très grand nombre ne voudront pas comprendre ce que dit un pauvre instituteur de village, mais cela n’empêchera pas la vérité d’être vraie, et cela n’empêchera pas le désordre de finir, car l’ordre éternel soumet tout à la longue ; la justice vient de Dieu, qui ne change jamais ; il nous donne l’exemple, nous devons le suivre et ne reconnaître que l’ordre fondé sur la justice.

Tout cet hiver, après mes classes, je montais et je lisais les articles magnifiques de M. de Jussieu, de M. Georges Cuvier, sur la subordination des organes, la respiration par trachées ou par branchies, la circulation par le cœur, ou par le vaisseau dorsal, etc.

J’appris ainsi que tous les animaux sont organisés sur quatre plans, ni plus ni moins, et que ces quatre plans s’appellent les quatre types, ou les quatre embranchements du système nerveux : de là, quatre formes de la vie et de la pensée sur notre terre.

Les animaux se divisent en espèces, en familles, en classes, comme les êtres humains se divisent en nations. Chaque civilisation crée un organe ; malheureusement il faut des siècles pour que ces organes deviennent parfaits, et s’étendent aux créatures de même ordre.

Mais je m’aperçois que mes idées m’emportent trop loin ; ce n’est pas ce que je veux vous raconter, non ! je n’ai pas assez de savoir ni de talent pour vous entretenir de ces choses sublimes, j’en reviens à ma propre histoire, qui me convient mieux.

Seulement, ce que je peux et ce que je dois vous dire, c’est que l’étude alors me fit du bien, et que je me sentis fortifié dans mon âme, étant de plus en plus convaincu d’une justice profonde dans la nature et d’une vie impérissable qui finira par mettre l’ordre en tout.

Une chose qui me fit comprendre encore en ce temps la supériorité de l’être qui pense sur ceux qui s’abandonnent à leurs instincts de lucre, d’avarice ou de férocité sauvage, comme par exemple les frères Rantzau, c’est ce qui m’arriva durant l’hiver. Toutes les semaines, lorsque ma femme allait faire quelques petites provisions chez l’épicier Claudel, je trouvais autour de ses paquets de chandelles ou de savon des feuillets de papier magnifique, bien imprimés, ce qui me donna l’idée de les lire. Et quel ne fut pas mon étonnement de voir des quarts, des moitiés d’articles traitant de l’histoire, du commerce, de la mécanique, des gouvernements, enfin de tout ; et bien mieux écrits, bien mieux pensés que les livres recommandés par M. Frayssinous.

J’en étais vraiment confondu ; de sorte que la six ou septième fois, n’y tenant plus d’étonnement, un jeudi matin, je mis mon chapeau et je me rendis chez M. Claudel, qui se trouvait justement dans sa boutique, en train de servir de la mélasse.

« Monsieur Claudel, lui dis-je, en lui montrant le papier que je venais de lire, au nom du ciel, d’où cela vient-il ? Voilà plus de six semaines que ma femme me rapporte de ces feuillets de papier autour de votre marchandise. Quel dommage, monsieur Claudel, j’en suis désolé !

– Ah ! fit-il, en regardant et déposant sa canette sur le comptoir, je vois ce que c’est ; cela vient de la bibliothèque de M. Lefèvre, l’ancien juge de paix, le beau-père de MM. Jacques et Jean Rantzau, mort l’été dernier. Il avait beaucoup de vieilleries, et le jour de la vente, étant allé là, pour voir si quelque chose me conviendrait, je me suis rendu adjudicataire de quelques cents kilos de bouquins, à deux sous la livre. »

Il disait cela tout souriant dans son collier de barbe, et sa tignasse ébouriffée en toupet, selon la mode du temps.

« Et vous les découpez ces bouquins ! lui dis-je, les bras tombant de surprise et d’indignation.

– Mon Dieu, oui, dit-il. Je les avais achetés pour faire des cornets, et j’en fais des cornets. Sans le Savoyard qui passe ici tous les ans, avec son panier de livres sur l’épaule, j’aurais tout eu à moitié prix ; mais il était justement à Saint-Quirin, et d’abord il voulut en avoir sa part, le gueux ! Il a fallu s’entendre à nous trois : l’épicier Clairainval d’Abrecheville, le Savoyard et moi. Cet ambulant-là me coûte au moins cinquante francs, que j’ai perdus faute de les gagner ; c’est lui maintenant qui les a dans sa poche, mais il me payera ça ! Je voudrais bien savoir, monsieur Florence, si les épiciers à grosse patente, comme moi, n’auraient pas le droit d’empêcher des gueux pareils de circuler dans le village ?

– Je n’en sais rien, lui répondis-je consterné. Comment, les frères Rantzau vous ont vendu cela au poids ! Ils n’ont rien gardé de la bibliothèque de leur beau-père, un homme instruit, un de ces anciens bourgeois qui savaient quelque chose ; ils n’ont rien gardé du tout ?

– Non, rien, les quatre mille volumes y ont passé !... Attendez, je me rappelle maintenant : M. Jean a gardé le Code civil du vieux, M. Jacques a pris l’Histoire des comtes de Dabo, les anciens seigneurs du pays, et moi j’ai mis de côté un livre de vieilles chansons ; vous comprenez ? fit-il en clignant de l’œil, des gaudrioles de bergers et de bergères ; c’est amusant, mais ça ne vaut pas Béranger tout de même, ha ! ha ! ha ! »

Il riait, sa large bouche ouverte jusqu’aux oreilles : « Mais entrez donc, monsieur Florence, il fait froid à la boutique, et puisque personne ne vient, nous serons mieux à côté du poêle.

– Merci, lui dis-je, je n’ai pas froid – Est-ce que vous ne pourriez pas me faire voir ce qui vous reste de ces livres, monsieur Claudel ?

– Hé ! pourquoi pas ? Jean-Baptiste... Jean-Baptiste ! » cria-t-il.

Son garçon entra, un grand innocent encore plus borné que son maître, et la bouche toujours ouverte, comme un véritable benêt.

« Jean-Baptiste, conduis M. Florence au grenier, il veut voir notre vieux papier. Tu ouvriras la lucarne pour qu’on y voie clair. Tu m’entends, Jean-Baptiste ?

– Oui, monsieur », dit le garçon.

Et nous montâmes l’escalier, lui devant, soufflant par le nez ; moi tout pensif et désolé, m’écriant en moi-même :

« Ils ont tout vendu, tout !... Allez donc travailler, suer sang et eau, pour des gendres pareils ! Si le vieux juge de paix pouvait se réveiller, il les maudirait jusqu’à la sixième génération !... Et dire qu’on envoie des missionnaires en Chine, lorsque nous avons de pareils barbares au milieu de nous, par centaines de mille, qui vendraient tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, Buffon, Cuvier, Jussieu, l’Encyclopédie et toutes les bibliothèques de l’Europe à deux sous la livre, s’ils les avaient. Mon Dieu, mon Dieu ! où en sommes-nous ? »

En me faisant ces tristes réflexions, nous arrivâmes au grenier. Jean-Baptiste leva le couvercle de la lucarne, et je vis là dans un coin, sous les tuiles, tous les volumes défaits, les couvercles en tas et le papier découpé par hautes piles en bon ordre. Cette vue me retourna le cœur, je regardais sans rien dire ; et comme il faisait froid là-haut, comme Jean-Baptiste grelottait, à la fin je lui dis :

« Descendons... C’est assez !... Merci, Jean-Baptiste. Tu remercieras aussi ton patron.

– Oui, monsieur Florence », fit-il.

En bas, sans traverser la boutique, je sortis par l’allée et je me rendis directement à la maison.