On voit d’après ce que je viens de raconter que M. le curé ne laissait passer aucune occasion de ramener M. Jean et M. Jacques Rantzau à leurs devoirs de chrétiens ; mais à quoi servent les bonnes paroles et les meilleurs conseils, quand la haine a jeté des racines dans le cœur de gens durs, qui ne voient que leur intérêt dans ce monde ? Et surtout quand ces gens vivent au même village, l’un en face de l’autre, et que chaque jour ils trouvent de nouvelles occasions de se détester. C’est ce que nous vîmes bientôt.
En ce temps, il fallait nommer un nouveau maire à la place de M. Fortier. Tout le pays pensait aux frères Rantzau ; mais ils avaient déjà refusé cette charge autrefois, disant que leurs propres affaires les empêcheraient de surveiller celles de la commune. On parlait donc tantôt de M. Rigaud, l’aubergiste du Pied-de-Bœuf, tantôt de M. Limon le brasseur ; mais cela traînait de jour en jour, et rien ne se décidait, quand vers la fin de juin, M. Jacques déclara qu’il accepterait s’il était nommé.
Tout le monde croyait que le choix du préfet se porterait sur lui, et cela n’aurait pas manqué, si M. Jean ne s’était aussitôt mis sur les rangs. Alors on vit ce que peuvent les dissensions de familles ; tout le village et la vallée furent troublés par ces deux hommes. Ceux des Chaumes, cultivateurs, journaliers, voituriers, gens de métiers ne voulaient que M. Jean ; l’un menait son foin, l’autre son fumier ; l’autre travaillait à son labour, fauchait ses prés, ou battait en grange chez lui ; ceux de la vallée, ouvriers des bois, flotteurs, schlitteurs, bûcherons, ségares, ne connaissaient que M. Jacques, qui leur versait tous les dimanches des dix, et même des quinze francs pour le travail de la semaine.
C’est le plus grand trouble dont je me souvienne ; hommes et femmes s’en mêlaient, jusqu’aux enfants à l’école. À chaque instant, j’étais forcé de crier silence et de menacer Georges et Louise, qui parlaient à leurs voisins. Tout cela vient des parents ; ce que les enfants entendent dire chez eux, ils le répètent dehors. Qu’on se figure ma position au milieu de ces disputes, qui s’étendaient jusque dans les dernières baraques ; ma place dépendait de celui qui serait maire, je ne pouvais donc me prononcer ni pour ni contre.
Je pensais même que des êtres tellement animés finiraient par se prendre au collet, par s’empoigner au milieu du conseil municipal, et me réduire à verbaliser contre eux, sur l’ordre formel de M. l’adjoint Rigaud ; mais les choses se passèrent avec ordre, car les Rantzau se respectaient eux-mêmes, et ne voulaient pas donner au public le spectacle de leurs scandaleuses divisions. M. Jean ayant été nommé, son frère se contenta de donner sa démission de membre du conseil, et durant toute cette semaine on le vit aller et venir le long de la vallée, son mètre sous le bras, veillant à ses coupes, faisant flotter son bois et surveillant ses ségares aussi tranquillement que d’habitude. Seulement le lundi suivant, vers sept heures du matin, comme j’attendais les enfants à la porte de l’école, je le vis passer sur son char à bancs, sa grosse tête barbue enfoncée dans les épaules et les yeux à demi fermés, comme un homme qui rêve ; ses deux gros chevaux gris-pommelé allaient bon train. Je le saluai, mais il ne me vit pas et se mit à crier :
« Hue, Grisette !... Hue, Charlot ! »
Les chevaux filaient sur le chemin de Sarrebourg, bientôt ils disparurent du côté de la Tuilerie. Ces choses me reviennent maintenant. Le soir, vers huit heures, à la nuit, le char à bancs rentrait et je dis à ma femme :
« C’est M. Jacques qui revient de Sarrebourg. Il est bien sûr allé là-bas pour le procès-verbal que le garde forestier Lefèvre a fait l’autre jour à son domestique. »
Mais le lendemain de bonne heure, avant l’ouverture de la classe, tout le village savait déjà que M. Jean Rantzau venait de recevoir une assignation pour comparaître en justice de paix à cette fin de s’entendre à l’amiable avec Jacques Rantzau, sur le rétablissement d’un chemin qui devait traverser les cinq jours de prairie qu’il avait achetés quelques mois avant, à la vente du père Fortier ; et pas plus de vingt minutes après, M. Jean, sur sa grande jument, qu’on appelait Zozote, les bords du feutre relevés, ses longs éperons bouclés aux bottes, son nez crochu recourbé jusque sur le menton, les yeux écarquillés et les joues pâles d’indignation, passait ventre à terre. Il allait consulter l’avocat Colle, à Sarrebourg, et le charger de sa défense ; car le chemin que M. Jacques demandait, devait diminuer de moitié la valeur de la prairie qu’il avait payée si cher, pour empêcher son frère de s’arrondir.
Voilà le commencement de ce fameux procès, où les frères Rantzau nourrirent et enrichirent à leurs dépens des quantités d’avocats, d’huissiers, de greffiers, d’arbitres et de juges pendant dix-huit mois ; où l’on fit des enquêtes, des contre-enquêtes, des descentes de lieux ; où Colle et Gide prononcèrent de magnifiques discours, s’indignant, se fâchant l’un contre l’autre ; se moquant de leur ignorance des anciennes et des nouvelles lois, devant le tribunal ; et puis riant, se saluant, se donnant la main, quand ils étaient dehors ; le commencement de ce procès où tous les jours arrivaient des hommes de loi, des experts de toute sorte, qui se gobergeaient tantôt chez Jacques, et tantôt chez Jean, leur donnant raison à tous les deux ; où Gide gagna d’abord à Sarrebourg ; où Colle rappela du jugement à Nancy, et fit à son tour condamner M. Jacques. Heureusement, la procédure avait un défaut, il put se pourvoir en cassation. Le jugement de Nancy fut cassé et l’affaire jugée de nouveau du côté de Dijon. Finalement au bout de dix-huit mois, Jacques eut son chemin à travers le pré de Jean, qui paya tous les frais ! excepté les avocats de M. Jacques, bien entendu, lesquels, de leur côté, je pense, ne s’étaient pas usé la langue pour rien.
Jacques eut donc son chemin ! Il lui donna le nom de Malgré-Jean et quand on parle de ce sentier, les gens du pays disent encore : « Nous allons à la rivière par le chemin de Malgré-Jean. » Jacques fit même construire un petit pont en bois au bout, sur la Sarre, pour engager le monde à traverser la prairie de son frère, qui ne pouvait plus s’y opposer.
C’est ainsi que ces deux frères s’aimaient !
Et cela ne les empêchait pas d’aller régulièrement à la grand-messe les dimanches ; de se mettre dans le banc de la famille, que le père et la mère Rantzau leur avaient laissé en commun ; de s’agenouiller en penchant la tête à l’élévation, leur grand chapeau dans les mains jointes ; et d’écouter attentivement M. le curé, prêchant l’union des familles, le pardon des injures et l’oubli des fautes du prochain.
Personne n’écoutait mieux qu’eux ! Et puis en sortant, après avoir pris l’eau bénite, l’un derrière l’autre, ils se regardaient de travers, ou plutôt ils ne se regardaient pas du tout, et s’en allaient, rêvant au tort qu’ils pouvaient se causer, à la ruine que chacun d’eux souhaitait à l’autre.
Leurs enfants, naturellement, se haïssaient de plus en plus, et je me disais en leur parlant tous les jours de vertus chrétiennes, en leur faisant réciter le catéchisme et les préparant à la première communion, que toutes nos peines étaient perdues ; que ni moi, ni M. le curé, ni personne, nous ne pourrions jamais détruire les ronces, les chardons et autres mauvaises herbes, qui jetaient de jour en jour des racines plus fortes dans le cœur de ces pauvres êtres.
J’en étais désolé, mais que voulez-vous ? quand on remplit son devoir, le Seigneur Dieu Lui-même ne peut vous en demander davantage ; il mesure à chacun sa tâche, selon sa force et ses moyens.
Une chose pourtant me donnait encore un peu de confiance ; la première communion est un acte tellement grave et solennel, que je me disais quelquefois :
« Hé ! ce jour-là, les deux vieux, en voyant leurs enfants si heureux, si recueillis, à genoux sur les marches du parvis, en présence de la foule, pour recevoir le corps de notre Sauveur, se laisseront peut-être attendrir ; et qui sait si dans une occasion pareille ils ne voudront pas se pardonner ? Il faut si peu de chose, un bon sentiment, un souvenir du bon temps où l’on s’aimait, une pensée vers ceux qui ne sont plus et qui nous regardent ; il ne faut qu’un bon mouvement pour se précipiter dans les bras l’un de l’autre ! »
Voilà ce que j’espérais !... Mais, hélas ! ce beau jour arriva ; les enfants en ligne, avec leurs petites robes blanches, leurs habits neufs, leurs cierges, se rendirent à l’église ; les pères et mères étaient là, dévotement agenouillés dans leurs bancs ; le curé en chaire, prononça les plus touchantes paroles sur le pardon des injures ; la mère de Georges sanglotait dans son mouchoir ; on la prenait en pitié, songeant à ce que la pauvre femme devait souffrir, on la plaignait ! Et Jean, avec sa longue tête chauve, toute luisante sous les vitraux du chœur, les mains jointes et l’air plein de sentiments pieux, à côté de Jacques, également attentif à l’exhortation, les lèvres murmurant des prières, et son grand nez crochu penché d’un air d’attendrissement, les deux gueux !... – Je suis bien forcé de dire le mot, car c’est la pure vérité... – Oui, malgré leurs mines d’apôtres, les deux malheureux n’étaient pas plus attendris que les roches de la Ligne-Bâri, où la pluie, la rosée du ciel, la lumière, et toutes les bénédictions d’en haut n’ont jamais pu faire pousser une fleur depuis six mille ans.
C’est ce que j’ai vu moi-même, et tous ceux du pays l’ont vu comme moi.
La première communion ne leur fit rien du tout ; toute la mauvaise race – les jeunes et les vieux – restèrent ce qu’ils étaient avant.
Après la cérémonie, M. Jacques et puis M. Jean remercièrent à part M. le curé de son beau discours, ce qui montre encore une hypocrisie terrible et pire que leur haine invétérée ; ils lui témoignèrent soi-disant leur satisfaction du beau sermon qu’il avait fait, en envoyant les enfants lui présenter des cadeaux très convenables.
Louise et Georges vinrent aussi me remercier des peines que je m’étais données pour leur instruction. Ils remirent chacun une pièce de vingt francs en or à ma femme, somme véritablement trop forte, puisqu’ils avaient payé l’écolage comme tous les autres, sans parler des présents nombreux qu’ils m’avaient apportés chaque année, le jour de ma fête et au nouvel An, mais cela ne laissa pas de m’être agréable.
M. Jean et M. Jacques remplirent donc en apparence tous les devoirs de bons chrétiens ; mais quant au fond, c’était autre chose, leur haine persistait ; et s’il est permis de dire toute ma pensée, je crois qu’à chaque occasion semblable, les mauvais sentiments de ces deux hommes ne faisaient que s’accroître, à cause des efforts qu’ils faisaient pour conserver la dignité des Rantzau. L’orgueil seul les retenait ; ils voulaient avoir l’air calme, parce que des gens de leur sorte ne devaient pas s’emporter en public comme le premier venu ; ils restaient maîtres d’eux-mêmes par orgueil.