C’est au milieu de ces études et de ces travaux que s’écoulèrent mes premières années aux Chaumes. Ma femme venait de nous donner un petit garçon, qui fut baptisé Paul ; et le père Labadie, depuis ce jour, passait sa vie à le regarder. Il pleurait parfois et s’affaiblissait de plus en plus ; son oreille devenait dure ; il n’allait plus à l’église ; pourtant il n’eut jamais le malheur de tomber en enfance. Quand on lui parlait fort, soit pour lui demander un renseignement au sujet des papiers de la mairie, des actes de naissance ou de décès, des droits forestiers de la commune, et même des délibérations du conseil municipal de quinze et vingt ans avant, après avoir bien écouté, il répondait toujours juste et disait :
« Dans telle case, à tel rayon, dans tel endroit, vous trouverez ce qu’il vous faut. »
Je crois qu’il sentait sa fin approcher, et qu’il se réjouissait intérieurement de voir un petit être bien portant venir pour le remplacer en ce monde.
Malgré le grand âge du beau-père et sa faiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’être heureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, à l’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adopté par la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ; avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, aux baptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous des parents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et le reste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de la maison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes, nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi un porc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompense des peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien, et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de ne jamais entrer dans une dispute du village. M. le curé Jannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de ses abeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne, et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’était un de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérience et de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant des prédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeure sans nouveaux accidents. Il en avait tant vu... tant vu de toutes sortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et des missionnaires parcourant toute la France pour convertir les hérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étant ensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au moment où le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait les yeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.
« Florence, me disait-il en levant la main, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-il donc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui les suivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairé personne !... Quel malheur ! »
Et puis, s’arrêtant, il murmurait :
« Songeons à autre chose ! »
Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dans l’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération de tout le pays.
Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, le père Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est la première grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Ma femme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller à l’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fus obligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fus obligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetière du village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dans de pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste, et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, les chagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.
Longtemps la tristesse fut chez nous ; la place du grand-père était vide, on y portait les yeux en pensant :
« Il n’est plus là... Il ne reviendra plus... Nous ne l’entendrons plus ! »
Et le petit clavecin aussi se taisait ; on avait peur de le toucher et d’entendre frémir ses cordes.
Le malheur nous avait frappés en automne, après la rentrée des regains, quand les enfants mènent le bétail à la pâture. Dans ce temps il ne reste à l’école que cinq ou six élèves, les enfants des riches. Une grande salle d’école vide, je ne sais rien de plus triste ; ceux qui restent ne travaillent plus, ils s’ennuient à regarder le soleil aux fenêtres ; ils attendent la fin de la classe, ils se font des signes et même ils se disputent tout bas entre eux. – Alors, la tête entre les mains, je pensais tout le temps au beau-père.
Ce fut un grand soulagement pour moi de voir tomber les premières neiges et les bancs se remplir de nouveau. Les cris des enfants le matin, en entrant à la file et tirant leur petit bonnet de laine : « Bonjour, monsieur Florence », me réveillèrent de mes tristes pensées. On se remit à chanter ensemble le B A BA, d’autres idées remplacèrent les anciennes ; et, le soir seulement, en retrouvant ma femme toute rêveuse et les yeux rouges, assise près du berceau de l’enfant, je me rappelais le brave homme qui nous avait tant aimés.
Il fallut des mois pour adoucir notre douleur ; mais sur la terre rien n’est éternel, et le souvenir des honnêtes gens ne vous laisse à la fin que l’espérance de les revoir et de les aimer encore dans un séjour meilleur.
C’est au commencement de cet hiver que Jean et Jacques Rantzau m’envoyèrent leurs enfants : Georges et Louise. Ils avaient à peu près le même âge, de six à sept ans. Louise, la fille de Jean, venait de perdre sa mère, ce qui rendait ma tâche plus grave et plus touchante. Elle était grande, légère, avec de beaux yeux bleus et doux, et des cheveux blonds en abondance. Quand elle allait, dans son petit manteau toujours bien propre, la tête haute, regardant à droite et à gauche, on aurait dit un de ces jolis faons de biche qui traversent quelquefois la vallée aussi vite que le vent. Georges, son cousin, le fils de Jacques, avait le teint pâle et le grand nez crochu des Rantzau, leurs cheveux bruns crépus et leur large menton carré. L’obstination de la famille était peinte dans ses yeux : ce qu’il voulait, il le voulait bien ! mais l’esprit de la cousine lui manquait ; elle avait toujours avec lui le dernier mot, et le regardait par-dessus l’épaule, d’un petit air de hauteur.
Je mis ces deux enfants, Louise avec les petites filles et Georges avec les garçons, séparés les uns des autres par une barrière en bois, et, je suis bien forcé de le dire, au milieu de ces pauvres et de ces pauvrettes, dont les guenilles humides fumaient tout l’hiver autour du grand poêle de fonte, on les aurait crus d’une autre espèce. Ah ! que la misère est une triste chose et qu’elle rabaisse les malheureux ! Je ne parle pas seulement du teint rose, de l’air confiant que la souffrance et les privations leur font perdre si vite, je parle aussi de l’esprit. Mon Dieu, n’est-ce pas tout simple ? Les enfants du bûcheron, du ségare, du flotteur, que voient-ils, qu’entendent-ils en rentrant dans la hutte, à la nuit ? Ils voient les pauvres parents assis autour d’un tas de pommes de terre et d’un pot de lait caillé, le dos courbé, les bras tombant à force de fatigue, la tête penchée et les cheveux collés par la sueur sur leur figure, n’ayant plus même le courage de penser. Quelques mots sur la coupe, sur le chemin de schlitte, sur la neige qui tombe et rend la descente dangereuse, sur Pierre ou Paul qui viennent d’être écrasés, voilà tout... Si le dimanche on n’entendait pas M. le curé parler de Dieu, de la vie éternelle, des devoirs du chrétien, on ne connaîtrait que le froid, la fatigue et la faim.
Chez les autres, au contraire, fils de bourgeois, dans la grande salle propre, boisée tout autour à hauteur d’appui, – qu’ils appellent le poêle, – bien éclairée et meublée, soir et matin, à tous les repas, le père, la mère, les domestiques, les étrangers qui vont et viennent, entrent et sortent, parlant de leurs marchés, des nouvelles apportées par la poste ou par les journaux, en apprennent plus aux enfants, que les pauvres n’en sauront jamais. Aussi je le dis et c’est la vérité, la première instruction est celle de la maison ; celle de l’école ne vient qu’ensuite.
Georges et Louise profitaient donc à vue d’œil ; au bout d’un mois ils savaient épeler ; bientôt ils commencèrent à lire, et, chose rare chez nous, à comprendre ce qu’ils lisaient. Malgré moi je les prenais en amitié plus que d’autres élèves, qui me donnaient de la peine sans arriver à rien. J’avais du plaisir à les interroger, à voir leurs progrès extraordinaires. Un seul point me chagrinait, c’est qu’ils se détestaient comme leurs parents : je ne pouvais louer Georges sans voir Louise serrer les lèvres et cligner des yeux, d’un air ennuyé ; ni faire l’éloge de Louise sans que Georges, aussitôt, devînt pâle de jalousie. Les vieux avaient sans doute excité leurs enfants l’un contre l’autre, en parlant sans cesse à la maison, des champs, des prés, de tous les biens qu’ils auraient eus sans la mauvaise foi du frère, et de la malédiction qui retomberait sur les descendants, s’ils se réconciliaient jamais ensemble.
Je reconnaissais cette mauvaise semence parmi la bonne. J’aurais bien voulu l’arracher, mais la recommandation du beau-père me revenait toujours, et je me disais que cela regardait plutôt M. le curé ; qu’on verrait à la première communion ; qu’il faudrait bien alors réciter ensemble la prière enseignée par le Seigneur à ses disciples :
« Pardonnez-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
Malgré cela, j’étais indigné de ces mauvais sentiments, et même un jour la patience m’échappa.
Vous saurez que dans nos pays de montagnes on est très sévère sur l’observation des fêtes, et principalement pour celles de l’enfance. D’abord arrive Saint Nicolas, le grand saint de la Lorraine, sa hotte au dos, tenant la sonnette d’une main et la verge trempée de vinaigre de l’autre ; plus tard c’est Noël, avec ses sabres de bois, ses gâteaux, et, chez les gens aisés, son petit sapin chargé de rubans, de sucreries et de noix dorées ; puis le nouvel An et les Rois. La fête des Rois, au temps des grandes neiges, est parmi les plus belles. Alors une troupe d’enfants courent le village, revêtus de chemises, des couronnes de papier peint sur la tête, un sceptre de bois contre l’épaule, comme les rois des jeux de cartes. L’un d’eux a la figure noircie avec de la suie, c’est le roi nègre. Ils entrent ainsi dans toutes les maisons et chantent une chanson patoise, si vieille qu’on a de la peine à la comprendre ; et l’air paraît encore plus vieux :
« Les trois rois ils sont venus,
Pour y adorer Jésus. »
Et dans un moment ils se prosternent, criant en chœur :
« Nous nous mettons à genoux ! »
Les bonnes gens leur donnent des pruneaux secs, des pommes, des œufs, du beurre. Naturellement ils n’oublient pas d’entrer à l’école ; ils entrent fièrement, comme des rois, et chantent au milieu de l’admiration universelle, pendant qu’Hérode, caché dans l’allée, attend son tour de paraître. Tous les enfants envient leur sort ; et c’est l’occasion pour l’instituteur, lorsqu’ils sont partis, de raconter la visite des mages d’Orient à Notre-Seigneur, qui venait de naître au petit village de Bethléem, en Judée, et se trouvait encore dans sa crèche, au milieu du bétail et des pauvres bergers ; de leur peindre l’étoile qui marchait devant ces souverains, dont l’un portait de la myrrhe, l’autre de l’or et l’autre de l’encens. Je leur racontai donc ces choses merveilleuses ; ils m’écoutaient, les petites filles penchées sur la balustrade, les yeux grands ouverts, et les petits garçons tout pensifs.
Quelques jours après, voulant m’assurer qu’ils avaient retenu, j’interrogeai l’école. Aucun garçon ne put répéter l’histoire des mages ; pas même Georges, qui ne savait par où commencer ni par où finir. Je dis à Louise de répondre, et tout de suite, d’une voix gentille et sans se presser, elle raconta la visite des monarques d’Orient au Sauveur du monde, aussi bien et peut-être mieux que moi.
J’en étais attendri.
« C’est bien, Louise ; c’est bien, mon enfant, lui dis-je, tu peux t’asseoir. Depuis longtemps je n’ai pas eu de satisfaction pareille. »
Sa figure brillait de joie, pendant que Georges devenait tout sombre.
Or, ce même jour, à la fin de l’école, ayant ouvert les fenêtres pour renouveler l’air, je regardais les enfants s’en aller en courant dans la neige, et se lancer à la file sur le verglas de notre fontaine ; garçons et filles glissaient ensemble, criaient, levant les bras, faisant sonner leurs petits sabots sur la glace, et quelques-uns, les plus adroits, s’asseyant et continuant de glisser sur leurs talons.
Toutes ces figures rondes de petites filles embéguinées dans leurs haillons, le petit nez rouge hors de la capuche, et les garçons, plus hardis, se balançant sur les reins pour reprendre l’équilibre, formaient un spectacle réjouissant. Je les regardais depuis une minute, quand la petite Louise passa sur la glissade, toute gaie et riante, au milieu des garçons. Elle allait comme un oiseau, les ailes de son petit manteau déployées, sans méfiance et sans crainte ; mais, dans la même seconde, je vis Georges partir derrière elle aussi vite qu’un tiercelet, et lui donner, en passant, un grand coup de coude qui l’étendit dans la neige. J’étais déjà dehors, indigné, courant la relever et criant :
« Georges !... Georges !... Arrive ici ! »
Elle pleurait à chaudes larmes, mais, heureusement, n’avait aucun mal. Georges aurait bien voulu se sauver.
« Arrive ici, lui dis-je ; arrive, mauvais cœur ! »
Je le pris par le bras et je l’emmenai dans la salle en criant :
« Tu l’as fait exprès ! »
Lui, tout pâle, ne répondait pas.
« Tu l’as fait exprès ! lui dis-je encore. – Réponds-moi ! »
Mais il était trop fier pour mentir, et ne dit rien, s’asseyant au bout d’un banc et regardant devant lui, les yeux farouches.
« Puisque tu ne réponds pas, lui dis-je, c’est vrai : tu voulais faire du mal à Louise, parce qu’elle a mieux su l’histoire des mages que toi. C’est abominable... Tu mérites d’être puni... Tu n’iras pas dîner... Je te retiens en prison. »
En même temps je sortis, fermant la porte à double tour ; cela m’avait bouleversé.
J’envoyai ma femme prévenir les parents que Georges était en pénitence ; et, quelques instants avant une heure, étant descendu, je le trouvai toujours à la même place, les coudes sur la table, les deux joues relevées sur les poings, regardant au même endroit. On aurait dit le père Jacques songeant à son frère pour le haïr.
« Tu te repens ? » lui demandai-je avec douceur.
Il ne dit rien.
« Tu ne le feras plus, n’est-ce pas ? »
Rien ! J’allais et venais dans la salle, tout désolé ! Presque aussitôt, la mère arriva, le dîner de l’enfant dans une écuelle, sous le tablier. Elle avait les yeux gros. Je lui dis tout ! La pauvre femme regardait Georges avec tristesse, et finit par mettre l’écuelle devant lui. Il mangea, puis il alla se placer à son pupitre, en attendant l’arrivée des camarades.
« Oh ! monsieur Florence, me dit la mère, dans l’allée, en s’en allant, quel chagrin !... Ils sont tous les mêmes... Ce sont tous des Rantzau ! »
Louise, en rentrant, paraissait joyeuse ; elle jetait de temps en temps, à son cousin, un coup d’œil satisfait.
Depuis ce jour, durant six semaines, Georges, lorsque je l’interrogeais, ne me regardait plus en face ; il m’en voulait. Quand les enfants vous en veulent, ils regardent de côté, pour cacher leur ressentiment.
« Regarde-moi, Georges », lui disais-je.
Il ne voulait pas, et, jusqu’à la fin de l’hiver il resta le même, silencieux et sombre. Ce n’est qu’au printemps, un jour qu’il avait mieux récité son livret que Louise, et que je le montrais comme un modèle à mes autres élèves, qu’il leva les yeux et parut réconcilié.