Après tout, si quelque innocent est condamné injustement, il ne doit pas se plaindre du jugement de l’Église qui a jugé d’après des preuves suffisantes, et qui ne lit pas dans les cœurs. Et si de faux témoins l’ont fait condamner, il doit recevoir sa sentence avec résignation et se réjouir de mourir pour la vérité.
Nicolas Eymerich « Manuel des Inquisiteurs »
Chapitre 12
À Nicosie, lors des fêtes de Pâques, au printemps de l’an de grâce MCCCXLII{xv}.
Les trompettes éclatèrent dans un éblouissant jeu de sons et de lumière. Leurs cuivres étincelaient de rouge et d’or sous un soleil levant que ne gâtait pas un nuage en ce samedi de Pâques de l’an 1347.
Une foule considérable de manants, d’artisans et de bourgeois curieux d’assister au spectacle de l’ordalie se pressait de part et d’autre d’un eschalfaud en bois surmonté d’un dais à baldaquin.
Le roi de Chypre, Hugues de Lusignan, quatrième du nom, avait pris place sur des sièges avec ses barons, ses chevaliers et tous ses invités d’honneur.
Les trompettes se turent. Les clabaudages cessèrent incontinent. Chacun retint son souffle. Je jetai un regard à Arnaud. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il ne me voyait plus, telle une momie figée dans un sarcophage.
Douze arbalétriers se tenaient devant l’eschalfaud où siégeaient le roi, la reine, les barons et les chevaliers de la cour.
La reine, d’une grande beauté, semblait nous fixer d’un regard dur. Autant je pus en juger, en face, à une distance de plus de cent pas. Le roi, coiffé de sa couronne, échangeait des propos avec ses fils, Pierre, Jean et Jacques de Lusignan qui se tenaient séants, à côté de lui. Je n’aperçus pas la malheureuse princesse Échive, où que se portât mon regard.
Derrière les arbalétriers, une haie composée de plus d’une centaine de valets d’armes dressait une forêt de piques. Aussi immobiles que des statues. Mais plus menaçants.
Plus loin, en retrait, une vingtaine de sergents étaient montés sur des chevaux blancs, lance à l’arrêt. Tous portaient un chapel de fer, un grand haubert qui les maillait de la tête aux pieds et un surcot gris frappé aux armes des Lusignan.
Sur ordre de leur maître, les arbalétriers mirent le pied à l’étrier, bandèrent les cordes, cliquèrent la gâchette, posèrent un carreau sur l’arbrier et pointèrent leur engin vers le centre de l’enclos, parés à décocher.
« Oyez, oyez, bonnes gens ! » Le héraut d’armes exposa à voix haute et puissante les raisons de l’ordalie qui opposait le chevalier Geoffroy de Sidon et le chevalier Foulques de Montfort.
Le chevalier de Sidon arborait en sa qualité de champion du roi, les armes des Lusignan, rois de Chypre et de Jérusalem, burelé d’argent et d’azur, au lion de gueules couronné d’or brochant. Les spectateurs applaudirent à tout rompre pour saluer son apparition à la senestre de l’enclos.
Lorsque le héraut d’armes annonça l’arrivée, à notre dextre, du chevalier Foulques de Montfort qui portait sur sa cotte d’armes les couleurs de sa propre maison, échiqueté d’or et d’azur, au franc-canton d’argent au lion de gueules, plusieurs sifflets émanèrent de la foule.
Le chevalier de Montfort se portait fort, déclara-t-il, de l’innocence de messires Bertrand Brachet de Born et Arnaud de la Vigerie, écuyers du baron de Beynac, sire de Commarque, accusés du crime de… de… forfaiture sur la personne de la princesse Échive, dit-il après avoir hésité un court moment sur le terme à employer.
De nouveaux hurlements ponctués de sifflets lancés par la foule, se firent entendre. Dès qu’une nouvelle sonnerie de trompettes déchira l’air, les clameurs cessèrent. Le héraut reprit :
« Le combat auquel les chevaliers vont se livrer sur l’heure, est un duel à la vie et à la mort. Un seul d’entre eux sera déclaré vainqueur. Si le chevalier de Sidon survit à ce combat, les deux écuyers seront empalés incontinent. Si le chevalier de Montfort gagne l’ordalie, ils seront déclarés innocents à tout jamais en vertu du jugement de Dieu. »
Tous les regards se portèrent sur Arnaud et moi. Nous étions enfermés dans des cages en bois munies de barreaux de fer, face au public. Nous faisions partie du spectacle. Nous en étions le clou.
De chaque côté de nos prisons, avaient été dressées deux potences fortement surélevées et munies d’un treuil. Les treuils enclencheraient la descente des deux sièges dans des trappes ménagées à cet effet.
Les sièges étaient percés en leur centre pour laisser coulisser un pieu immobile et solidement fixé sur une embase à même le sol. Leur pointe, taillée en biseau, était revêtue d’un coin en métal vivement acéré. Le pieu effleurait l’orifice du siège. Sans dépasser. Pour l’instant.
Si le chevalier de Montfort perdait l’ordalie, il y trouverait la mort. Les bourreaux nous saisiraient aussitôt pour nous attacher solidement sur chacun des sièges.
Puis ils rouilleraient lentement le treuil. Nos trônes descendraient progressivement dans la trappe ménagée à cet effet. Notre descente aux Enfers. Le pieu pénétrerait doucement, mais inexorablement par l’anus, déchirerait nos boyaux et nos intestins, nous arrachant des hurlades de douleur.
Notre visage se tordrait, se décomposerait, ivre de souffrance. Avant de se figer en un rictus monstrueux. Le sang maculerait notre chainse blanche. La chemise des condamnés. Celle dont on nous avait revêtus.
Une tache rouge s’élargirait d’abord à la hauteur de nos reins. Puis le sang nous saisirait la gorge. Il serait raqué par la bouche avant de baver et de dégouliner sur nos poitrines selon les pulsations du cœur.
Au moment où le pieu atteindrait notre col pour défoncer notre palais, l’effroyable descente aux Enfers cesserait. Notre vie aussi. Le siège s’immobiliserait. Nos pieds et nos jambes auraient été engloutis dans la trappe. Pour permettre aux spectateurs de jouir pleinement et jusqu’au bout du seul spectacle digne d’intérêt : celui de notre supplice. De la tête au cul. À la fin de notre agonie.
Le supplice du pal. La mort la plus ignominieuse qui soit. Devant une foule assoiffée de sang. Dire que nous étions livides, Arnaud et moi, serait faux. Nous étions verts. Moi, j’étais vert-de-gris. Vert de rage et blanc de peur.
« Oyez, oyez, bonnes gens : le courage des deux champions est émerveillable. Ils défendront au prix de leur vie une cause dont Dieu seul décidera si elle est de bon ou de mauvais aloi. Aucun des deux chevaliers n’est présumé coupable du crime qui est reproché aux écuyers. Ils ont grande valeur au combat.
« Que Dieu les saisisse en sa sainte Garde et rende son Jugement sacré. Le vainqueur de l’ordalie rentrera en tous les droits et bénéfices qu’il défend et pour lesquels il combat ce jour d’hui.
« La sentence divine aura force de jugement. Il ne pourra être fait aucun appel du jugement, sur l’heure ou à l’avenir, devant aucun tribunal, céans ou ailleurs en pays de chrétienté. Car ainsi plaît à Dieu, notre Maître suprême. »
Puis il annonça la présence du père d’Aigrefeuille, messager de Sa Sainteté le pape Clément, et aumônier général de la Pignotte. Le père dominicain avait exprimé le profond désir de bénir les combattants avant l’épreuve, déclara-t-il.
Sa visite me surprit en ces circonstances et, pour la dernière fois de ma vie, je rougis de honte. Le père dominicain avait dû être alerté par les soins du chevalier de Montfort. Nous ne l’avions point vu depuis notre mise au secret. Le revoir nous procura cependant joie et tristesse, tant nos sentiments étaient partagés entre la honte et le désir de rédemption de nos âmes.
Le père Louis-Jean s’avança pour donner sa bénédiction aux chevaliers, puis il se dirigea vers nous en faisant de la main le signe de la Croix. Nous nous signâmes, sans pouvoir nous agenouiller en raison de l’exiguïté de nos cages.
Il murmura : « Gardez courage mes fils, ayez confiance dans la vaillance du chevalier Foulques. Il vaincra ! » Puis il nous adressa un pauvre sourire que nous fûmes incapables de lui rendre, tant était forte notre angoisse et tant nous paraissait bien douteuse l’issue de ce terrible combat.
Le cauchemar que j’avais vécu quatre mois plus tôt sur la Santa Rosa, était-il tristement devin ? Le chevalier de Montfort ne s’était-il pas effondré, le crâne ouvert par le cimeterre d’un pirate barbaresque, sa cervelle projetée sur mon surcot ? Le chef du chevalier Geoffroy de Sidon ressemblait, à s’y méprendre, à celui d’un pirate barbaresque.
Un silence de mort parcourut l’assemblée. Quelques enfants, dont les parents avaient eu la bien malheureuse idée de les faire assister à ce terrible spectacle, pleurèrent ; d’autres sanglotaient.
Une femme, atteinte d’epilence, bouscula la haie des gardes pour se précipiter à l’intérieur du champ de bataille. Elle hurla, en déchirant sa robe : « Grâce, grâce ! » Une autre cria : « Mort à Montfort ! Mort aux sodomites ! » Elles furent promptement ceinturées, maîtrisées, bâillonnées et conduites à l’écart des lices.
Un roulement de tambour coupa court aux manifestations de la foule. Le héraut rappela les règles de l’ordalie auxquelles les champions devaient se soumettre :
« Si l’un d’iceux atteint, avec mauvaise intention, le destrier de son adversaire au cours du combat, le blesse sous la houssure ou lui coupe les jarrets, je donnerai l’ordre au maître des arbalétriers de l’occire sur le champ. Il en sera de même si je juge que quelque félonie a été commise par l’un ou l’autre.
« Les deux champions devront rompre trois lances chacun. S’ils survivent à la joute, dès le roulement de tambour, le combat sera interrompu. Le chevalier de Sidon disposera d’un fléau d’armes et le chevalier de Montfort se verra remettre une hache de guerre, conformément aux choix qu’ils ont exprimés par-devant moi.
« Le combat deviendra alors caployant. Si l’une de ces armes venait à leur faire défaut, ils auraient le droit de manier l’épée, et l’ordalie se poursuivra jusqu’à ce que mort s’ensuive pour l’un d’iceux. »
Le chevalier de Montfort était solidement campé sur sa selle de joute. Il tenait les rênes d’une main, à senestre, avec son écu. Pour toute défense, il portait sous son surcot aux armes de sa famille, un simple haubert qui le couvrait de la tête aux pieds et que renforçaient quelques plates de métal articulées sur les épaules et sur le torse.
Elles ne comportaient cependant aucun faucre, ce nouvel arrêt de cuirasse. Cette sorte de tige en saillie était fixée au plastron et utilisée depuis quelques années lors des tournois pour faciliter la charge, lance couchée, dès le départ. Elle permettait d’en alléger le poids et l’empêchait de glisser sous l’aisselle au moment du choc.
Le chevalier de Montfort portait sur sa cotte d’armes un large ceinturon et une curieuse épée d’estoc à une main et demie dans son fourreau. Des jambières de mailles enchâssaient ses pieds. Il ne chaussait ni soleret ni poulaine.
Il tourna la tête vers nous et leva la main. En guise de cimier, l’armurier du roi lui avait fourni un heaume oblong, d’une seule pièce, sans articulation aucune, en forme de tonnelet comme en portaient encore souventes fois les chevaliers. Une fente en forme de croix renforcée par trois pièces de métal rivées sur le heaume ménageait sa vue. Plusieurs trous percés à travers le fer lui permettaient de respirer.
Nous ne pouvions bien évidemment lire la moindre pensée dans son regard. Nul ne pouvait savoir ce qu’il ressentait en cet instant, avant de livrer un duel à mort pour nous sauver. Nous, de simples écuyers.
C’était là preuve d’une générosité et d’un courage sans faille dont seul un gentilhomme de grande noblesse pouvait être capable. N’aurait-il pas mieux fait de nous laisser comparaître devant les jugeurs de la Haute Cour du roi ? Lui seul en avait décidé ainsi et il était trop tard pour se poser cette ultime question.
Nous inclinâmes la tête pour lui rendre son salut. Son destrier, un cheval brun, était revêtu d’une houssure de couleur gris clair, sans gueules ni meubles, bordée d’un simple liseré noir. Le chevalier n’avait pas prévu d’emporter dans ses bagages un grand harnois. Et pour cause. Une ordalie ne figurait pas au programme des réjouissances d’icelui.
Arnaud tremblait de la tête aux pieds. Je récitai une patenôtre et invoquai une nouvelle fois la Vierge de Roc-Amadour pour qu’elle porte assistance et secours au chevalier de Montfort. Et nous rende la vie à tous les trois.
Face à lui, se tenait le chevalier de Sidon sur un destrier noir revêtu d’une houssure aux armes des Lusignan. Le géant portait un harnois plain, une armure composée d’un très grand nombre de plates superposées et articulées.
Je n’avais encore jamais vu pareille cuirasse aussi complète : des épaulières, une pansière pour protéger le ventre jusqu’à la ceinture, des canons d’avant et d’arrière bras, des cubitières pour protéger les coudes, des gantelets articulés pour les mains, des braconnières pour protéger les hanches, des cuissards, des genouillères, des grèves pour le tibia, et de magnifiques solerets de plattes articulées.
Ils étaient prolongés par des poulaines d’un pied dont le rôle n’était point de décorer l’armure : elles assuraient le maintien des pieds dans les étriers. Tant que le cavalier ne vidait pas les arçons.
Je me dis qu’elles pouvaient présenter un danger mortel pour celui qui les portait, si le combat se poursuivait au sol : elles réduiraient la mobilité du combattant. Encore faudrait-il que le chevalier de Sidon fût désarçonné.
S’il chutait à terre, le chevalier de Montfort avait une chance. Son haubert ne devait pas peser plus de quarante livres, alors que le harnois du géant devait bien être trois fois plus lourd. Il lui serait alors difficile de se relever. En revanche, lors de la joute lance couchée, il bénéficierait d’un incontestable avantage sur notre champion.
Lorsque le destrier du géant se cabra, la foule lança une grande clameur : il portait en guise de heaume, un bacinet à bec d’oiseau dont il avait relevé le mézail, le ventail mobile.
Son casque, en forme de pain de sucre surmonté d’un cimier de plumes aux couleurs de ses armes, décuplait l’impression de gigantisme qu’il voulait incontestablement donner pour intimider son adversaire.
La foule ne s’y trompa point. Elle applaudit vivement le chevalier de Sidon, champion des Lusignan, et siffla ou injuria le chevalier de Montfort.
Un bref roulement de tambours se fit entendre. Deux écuyers d’armes s’approchèrent pour tendre aux combattants une première lance de combat équipée d’un arrêt de main.
Chaque lance était munie à l’avant d’une pièce de métal acérée et pointue, emmanchée dans la hampe.
Le chevalier de Montfort ne disposant pas de faucre, ce nouvel arrêt de cuirasse, il tint sa lance droite, en appui sur l’arçon. Son adversaire abaissa et claqua son mézail sur le visage, se saisit de la lance. Il la coucha et la bloqua sur le faucre.
J’espérais de tout cœur qu’il fût mieux entraîné pour les parades, que pour un combat face à un ennemi, sur un champ de bataille. Je n’allais pas tarder à être fixé.
La bête était prête pour la première joute. Les trompettes sonnèrent la charge. Sidon et Montfort éperonnèrent des deux. Les destriers prirent aussitôt le galop. Montfort inclina sa lance et visa l’écu. Sidon, lance couchée, visait le heaume de son adversaire. Juste avant l’impact, le destrier de Foulques fit un écart. La lance de Sidon effleura le heaume et glissa sans parvenir à l’accrocher. Celle de Montfort se rompit sur l’écu, soulevant une grande clameur parmi les spectateurs.
Les écuyers leur remirent une deuxième lance. Lorsque la poussière se fut dissipée, le héraut d’armes refit sonner la charge. Arnaud et moi étions cramponnés aux barreaux de nos cages.
Craignant un nouvel écart de son adversaire au moment de l’impact, Sidon choisit cette fois de viser l’écu dont la dimension était plus grande que celle du heaume. Sa lance glissa sur le pavois, heurta fortement le chevalier de Montfort à l’épaule, à senestre.
L’extrémité de la lance mordit profondément la cotte de mailles sous l’épaulière, et la déchiqueta en pénétrant les chairs. Montfort en fut déstabilisé ; il manqua sa cible. Plusieurs anneaux de son haubert étaient brisés et les mailles, disloquées. Il accusa le coup.
Sa tête pencha légèrement en avant, sa lance s’inclina vers le sol comme si la main qui la tenait n’en contrôlait plus le maniement. Son destrier trébucha, puis se redressa en hennissant, les naseaux dilatés.
Lorsqu’il fît demi-tour sur les postérieurs, au bout de l’enclos, la foule vit que sa cotte d’armes était déchirée à la hauteur de l’épaule. Une petite tâche de sang s’élargissait sur le surcot.
D’aucuns hurlèrent : « Hourra ! Hourra ! Vive Sidon ! » D’autres clamèrent : « À mort les écuyers ! » Les phalanges de nos doigts sur les barreaux étaient blanches, tant nous les serrions fort.
Les chevaliers reprirent position. Les écuyers leur tendirent une dernière lance. Foulques de Montfort releva enfin le chef et ajusta son heaume. D’une caresse sur l’encolure, il calma son destrier et l’encouragea de la voix à poursuivre le combat.
Il se saisit ensuite de la lance qu’on lui tendait et s’avança au pas, se tenant bien séant sur ses arçons entre le pommeau et le troussequin, comme à l’exercice au poteau de quintaine. Mais ici devant, il ne faisait pas face à un simple mannequin de bois. Il faisait face à un géant de chair et de sang. Il luttait pour sa vie. Et pour notre survie.
Au moment où les deux chevaliers s’apprêtaient à lancer leur destrier au galop, face à face, Arnaud poussa un cri. Personne ne l’entendit. Sauf moi. La poussière soulevée par cette troisième joute nous empêcha de bien en voir le résultat avant qu’elle ne se dissipât. Je retins ma respiration. Il me sembla que Montfort avait visé le col de son adversaire, à la hauteur du gorgerin.
La lance de Sidon se rompit à son tour sur l’écu de son adversaire. Celle du chevalier de Montfort glissa sur le bacinet, près du gorgerin, juste sous le mézail qu’elle accrocha. Sous l’effet du choc, le ventail se releva violemment. L’extrémité de la lance se brisa à l’endroit où le fer était emmanché sur le bois, glissa puis l’atteignit sur le front, me sembla-t-il. Le chevalier de Sidon bascula en arrière.
Le troussequin lui bloqua les reins et l’empêcha de basculer sur la croupe de son cheval ou de choir. Mais il ne put éviter de déchausser un étrier, faillit basculer sur le côté, soulevant un immense : « Aaaaah ! » dans la foule qui jouissait à cor et à cri du spectacle.
Je repris courage. Foulques, bien que blessé, avait jouté avec beaucoup d’intelligence au cours de ces trois passes. Il avait dérouté son adversaire. Ce dernier n’avait jamais pu anticiper l’endroit sur lequel il avait prévu de porter l’estoc. Arnaud se tourna vers moi et me fit un pauvre sourire suivi d’un sanglot.
Sidon réussit à se maintenir fermement sur ses arçons. Il rechaussa son soleret dans l’étrier et observa son adversaire. Nous ne pouvions voir, d’où nous étions, que le chevalier de Sidon était gravement blessé à l’œil.
Au roulement des tambours, les champions durent cesser le combat, les trois lances étant rompues. Le temps que les écuyers leur remettent les armes avec lesquelles ils avaient décidé de poursuivre la joute.
Le chevalier de Sidon saisit un fléau d’armes, un terrible engin de mort, capable de fracasser une tête de fervêtue aussi aisément qu’une coquille de noix. L’extrémité du manche était galbée, pour en faciliter la prise. Une lourde chaîne le reliait à l’étoile du matin, une énorme bille composée de plusieurs robustes pointes en acier forgé.
Le sinistre champion du roi la brandit au-dessus de son bacinet dont il n’avait pas refermé le mézail. Il la fit tournoyer aussi facilement que si l’extrémité avait été composée d’une boule en cuir bourrée de crin. D’où nous étions, nous en percevions le sifflement aigu. Nous échangeâmes, Arnaud et moi, un regard effaré. Le géant avait chancelé, mais la bête était toujours prête au combat.
Montfort se fit remettre une non moins impressionnante hache d’armes. Le fer brillait d’un côté, d’un éclat affûté. De l’autre, un pic aussi long que celui d’une guisarme prolongeait la lame. Le manche, long de deux coudées, était équipé d’une large sangle en cuir que le chevalier enroula autour de son poignet.
Il la brandit en plusieurs mouvements tournoyants, du bas vers le haut, puis de dextre à senestre pour s’assurer de la qualité de la prise et de l’équilibre de l’arme. D’où nous étions, nous en percevions le sifflement aigu. La hache d’armes pourfendait l’air comme une épée bien affûtée tranche un papyrus en deux parties. Mais le sang rougissait à présent sa cotte d’armes sur tout le haut de sa poitrine. Son corps obéirait-il ? Je craignis que la défaillance de ses membres l’emportât sur sa science des armes et la volonté de son esprit.
Le héraut annonça que les joutes lances couchées n’ayant pu désigner de vainqueur, l’ordalie se poursuivrait à cheval ou à pied jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Lorsque les tambours cessèrent de battre, les destriers s’approchèrent l’un de l’autre, au pas. Au même instant, leurs cavaliers les éperonnèrent, les piquant des deux, l’arme à la main, les rênes retenues par l’autre main, celle qui était glissée dans la sangle du bouclier.
L’étoile du matin décrivit de larges courbes, de plus en plus vite, avant de frapper avec une force incroyable l’écu du chevalier de Montfort. L’écu se disloqua et se brisa en deux morceaux.
Profitant du bref instant pendant lequel le géant avait baissé la garde, Montfort abattit sa hache d’armes de toutes ses forces, côté pic, sur l’épaule de son adversaire. Il disloqua les plattes qui la protégeaient avant même que Sidon n’ait eu le temps d’esquisser une parade.
Puis, par une rapide rotation du poignet, il lui asséna un nouveau coup, côté lame cette fois, avec une violence inouïe et au même endroit. Plusieurs pièces de métal, broyées et disloquées sous la violence de l’impact, furent projetées dans la foule.
Le roi Hugues, se penchant in extremis, évita l’une d’icelles. Le métal acéré se ficha dans la gorge d’un chevalier qui assistait derrière lui au spectacle.
Le malheureux porta les mains à son col et s’effondra. Je ne vis plus qu’une giclée de sang à l’endroit où il se tenait quelques instants plus tôt. Des pages se précipitèrent pour le hisser sur une civière. Les chevaliers de l’entourage du roi applaudirent à tout rompre l’exploit du chevalier de Montfort.
Au même moment, nous vîmes arriver la princesse Échive. Deux pages la soutenaient par les coudes. Elle était vêtue d’une longue toge blanche aux manches tombantes qui s’élargissaient aux poignets, et coiffée d’une couronne de laurier.
Le regard perdu, elle ne semblait ni ouïr ni voir le monstrueux combat qui se livrait dans l’enclos pour cause du déshonneur que deux sodomites lui avaient infligé. Elle prit place séant, entre ses frères. Le spectacle s’était déplacé un court instant vers la tribune. Pas pour longtemps.
Sidon se rua sur Foulques. Comme une bête devenue folle de rage se jette sur sa proie pour la déchirer et la dévorer. Il lui assena sur le heaume un coup tourbillonnant.
Distrait par les applaudissements qui provenaient de la tribune royale, Montfort ne parvint pas à l’esquiver. La foule, en grand émeuvement, hurlait à l’unisson : « Ohhh ! Aaaaaah ! »
La tête de notre champion dodelina, son heaume toucha presque l’encolure de son destrier. Ses pieds glissèrent sur les étriers. Il chancela, perdit l’équilibre et vida les arçons en soulevant une gerbe de poussière. À terre, Foulques de Montfort était devenu très vulnérable. C’en était fait de nous.
Le héraut d’armes suivait attentivement ses moindres gestes et les coups qu’il s’apprêtait à porter, pour surprendre la moindre faute. S’il constatait un coup déloyal ou félon, au signal qu’il donnerait, le maître des arbalétriers ordonnerait de l’occire sur le champ.
Six carreaux d’arbalète seraient décochés incontinent. À cette distance, ils pouvaient percer, voire transpercer de part en part l’armure la mieux trempée. Et le chevalier de Montfort ne portait qu’une simple cotte de mailles. Mais il n’était point félon. Six autres arbalétriers resteraient parés à tirer. À chaque groupe, la cible de son choix.
Foulques réussit à se relever en titubant. Son haubert était beaucoup moins lourd que le harnois plain du chevalier de Sidon. Et Foulques était solide comme un roc.
Mais il ne disposait désormais plus que d’une moitié d’écu pour se protéger des coups que lui assènerait son adversaire, et d’une simple hache pour défendre sa vie, au sol, contre un cavalier en armure qui se préparait à se ruer sur lui. Pour l’achever d’un violent coup tourbillonnant.
Le géant balançait mollement son aspersoir d’eau bénite à dextre. Le fléau prit son envol fatal dès qu’il chargea au galop.
Montfort réagit promptement. Au dernier moment, il se déplaça vivement, face à son adversaire, soleil dans le dos. Le géant, surpris par la manœuvre, balançait déjà l’étoile du matin en un mouvement de grande ampleur.
Elle atteint derechef le bouclier de Foulques, le lui arracha des mains et le projeta en l’air. L’autre moitié d’écu vint s’écraser contre nos cages et nous dûmes retirer vivement nos doigts qui étaient grippés aux barreaux.
Une bête fauve, encore en selle, en grand harnois, blessée, pouvait devenir plus dangereuse qu’un loup affamé de chair fraîche. Ivre de douleur (l’épaule fracassée) ou ivre de joie (il sentait la victoire lui sourire), le chevalier de Sidon s’apprêtait à asséner le coup de grâce au vaincu.
La hauteur de laquelle, sur son destrier, il dominait un adversaire à terre, rendu à merci et démuni de tout bouclier, l’incita à projeter son fléau du meilleur côté pour lui, à dextre, du haut vers le bas et non plus en un mouvement tournoyant à hauteur du heaume. L’amplitude du geste pouvait être fatale au chevalier de Montfort.
Au risque d’être piétiné par le destrier, Foulques se ploya et fit un gigantesque pas de côté pour se placer à la senestre de Sidon. Son adversaire l’attendait à sa dextre.
Entraîné par son élan, Sidon fut pris sans vert. Dans un geste d’une grande maladresse, il commit une erreur. Une erreur grave. Au dernier moment, il modifia la trajectoire de son fléau pour le projeter, non plus à dextre mais à senestre, par-dessus l’encolure de son destrier.
Le mouvement eut moins d’ampleur qu’il n’en aurait eue si Montfort avait affronté l’assaut de l’autre côté. En bout de course, la chaîne du fléau d’armes s’enroula en sifflant autour du manche de la hache de guerre. L’étoile du matin se bloqua entre la hampe et la lame.
Pour avoir balancé l’aspersoir du mauvais côté, Sidon avait dû se contorsionner sur sa selle et prendre fortement appui sur son étrier à senestre. Foulques s’arc-bouta et tira à lui de toutes ses forces. Au risque d’être piétiné par le destrier s’il ne réussissait pas à vider son adversaire des arçons.
Sentant le danger, en mauvais équilibre, Sidon commit une autre erreur pour tenter de se dégager : il piqua vivement son destrier de ses éperons à molette. Le destrier obéit bravement, rua et désarçonna son cavalier. Le chevalier Geoffroy de Sidon chut sur le sol et s’écrasa sous le regard étonné de sa monture.
Six autres arbalétriers pointèrent leur sagette en direction du chevalier de Sidon, le doigt sur la queue de détente.
La foule hurlait et trépignait. Tous les occupants de la tribune s’étaient levés comme un seul homme. Tous, sauf la princesse Échive. Elle fixait la scène, le regard vide, l’air indifférent.
Sidon tenta de se relever. Montfort était tombé à genoux. Il tenait toujours sa hache d’armes en main. Mais Sidon avait néanmoins réussi à arracher le fléau dont la chaîne s’était enroulée autour du manche de la hache de Montfort. Le combat n’était pas terminé.
Aussi incroyable que cela puisse paraître en raison du poids d’une armure qui devait bien peser dans les cent vingt livres, le géant parvint à se relever. Péniblement certes, mais à se relever tout de même en basculant sur le côté et en prenant appui sur ses cubitières et sur ses genouillères. Avant que Montfort n’ait eu le lumps de se redresser et de se précipiter sur lui. Il est vrai que le géant était court sur pattes. Et doté par la nature d’une force considérable.
Les deux champions furent à nouveau face à face. Le bouclier de Montfort était disloqué tout à plein. Au risque de me faire clouer par un carreau d’arbalète, je huchai à gueule bec, aussi fort que je le pus : « Les poulaines, messire Foulques ! Les poulaines ! Pensez aux poulaines ! »
C’était maintenant ou jamais. Interloqué un bref instant, sans me regarder (m’avait-il seulement entendu ?), Montfort se précipita sur le géant au moment où ce dernier reprenait son fléau d’armes en main. Foulques leva sa hache, côté tranchant.
Sidon brandit son bouclier pour dévier le coup qui allait lui être porté. Bien que son mézail soit resté relevé, sa vue était-elle réduite ? Avait-il perdu un œil ? Il ne comprit pas la manœuvre ou n’en saisit pas la finesse.
Il commit une nouvelle erreur. Il avança son pied à dextre pour prendre un meilleur appui. Il arma le fléau d’armes dans son dos, dans un geste d’une telle force que nous entendîmes le choc des pointes étoilées contre les plattes dorsales de sa cuirasse. Cette erreur lui fut fatale. Foulques, hache brandie, sut saisir l’occasion.
Il s’approcha d’un pas, et de son pied senestre, il écrasa aussitôt la poulaine qui s’était aventurée trop avant. Sans frapper le chevalier de Sidon de sa hache de guerre, il porta tout le poids de son corps sur le pied avec lequel il écrasait la poulaine articulée, et d’un geste brusque et violent, il le repoussa brutalement en arrière du plat de la main sur le côté opposé à celui où le géant avait pris ses appuis.
Sidon en fut dérouté et gravement déstabilisé. Tout le monde retenait son souffle. Nous aussi. Les yeux d’Arnaud lui sortaient des orbites. Les miens aussi.
La poulaine résista avant d’être arrachée de son soleret. Le chevalier de Sidon trébucha, chancela, brassa l’air de ses bras et s’effondra sur le cul avant de s’écraser sur le dos dans un bruit colossal de ferrailles disjointes.
Des aiguillettes de cuir qui reliaient les plattes entre elles lâchèrent. Plusieurs plattes s’ouvrirent comme autant de pétales d’une marguerite. Les plumes de son cimier mordaient la poussière. C’était sacrément chié chanté, pensais-je en applaudissant comme un fol. C’était sacrément réussi ! Arnaud sauta de joie. Il heurta les barreaux de la cage et poussa un cri de douleur.
Aussitôt, Foulques de Montfort abandonna sa hache. Il desfora son épée d’estoc à dégorgeoir et se campa, jambes écartées, de part et d’autre du corps de son adversaire.
La pointe de la lame était aussi effilée que celle d’une miséricorde. Il brandit son épée à deux mains, l’une posée sur l’autre, au-dessus du visage de Geoffroy de Sidon et hurla à oreilles étourdies afin d’être entendu de tous :
« Regardez-moi, messire, que je vois vos yeux à l’instant où je déciderai de vous occire ! Demandez grâce incontinent. Ou recommandez votre âme à Dieu. Par Saint-Denis ! »
Un silence de plomb, un silence de mort, se répandit sur le champ de l’ordalie. On n’entendait plus aucun bruit. Sur l’eschalfaud royal, les nobles invités s’accoisaient. Derrière les lices, la populace clabaudait et trépignait d’impatience pour assister à la fin sanglante du spectacle : la mise à mort du vaincu.
Certes, le spectacle prévu serait écourté : les écuyers ne seraient point empalés, se disaient d’aucuns. Mais il était toujours bon de prendre ce que la providence vous offrait. Et de jouir de la mise à mort du vaincu. À défaut de jouir du supplice du pal, il faudrait se contenter de voir un chevalier occis sous ses yeux.
« Onques ! Par les cornes du Diable, onques je ne crierai merci ! » Le chevalier Geoffroy de Sidon le morguait de haut. Avec très grande et très fendante braverie.
La foule, d’un naturel versatile, sautait et bondissait sur place, un peu comme si elle dansait subitement une estampie endiablée. Elle gesticulait, trépignait et hurlait à gueule bec : « À mort ! À mort ! Honte au vaincu ! Mort à Sidon ! Vive Montfort ! »
Foulques se tourna vers le roi Hugues, l’épée toujours brandie au-dessus de la tête du vaincu, et l’interrogea d’une voix rauque :
« Sire, votre champion refuse la grâce ; il n’a que dépris pour ma clémence. Dois-je l’occire ?
— C’est votre droit le plus absolu, messire de Montfort. Vous m’en verrez certes attristé. Mais le combat était loyal. Je vous proclame vainqueur de l’ordalie.
— Mes écuyers sont-ils reconnus innocents ?
— Oui, messire chevalier, Dieu en a décidé ainsi.
— Mes écuyers sont-ils libres de leurs mouvements ?
— Oui, messire de Montfort. À tout jamais. Mais, de grâce, achevez à présent votre besogne par-devant nous et nos barons !
— Non, sire Hugues, je ne puis occire un chevalier blessé et à terre. Je ne suis point un de ces coutiliers anglais ! Messire Geoffroy de Sidon s’est comporté avec grande vaillance. Je le porte en grande estime pour son courage, sa force et sa valeur. »
Puis s’adressant au chevalier vaincu :
« Messire, je vous fais grâce. En vertu des droits que me confère ma victoire sur vous.
— Je refuse de dire merci ! Je refuse votre grâce tout de gob ! Faites votre mazelerie, messire de Montfort. Achevez-moi ! Mais faites vite et proprement, implora-t-il dans un souffle.
— Non, messire Geoffroy. Je ne vous occirai point. Sauf si céans vous refusez de vous joindre un jour à nous pour combattre les Godons qui envahissent notre royaume, pillent nos campagnes, forcent nos femmes, rançonnent et massacrent nos chevaliers, nos laboureurs, nos bergers et nos bourgeois. Nous avons grand besoin d’hommes aussi courageux et vaillants que vous en notre comté du Pierregord ! »
Sans attendre sa réponse, Foulques de Montfort s’adressa au roi de Chypres :
« Sire Hugues, accorderiez-vous au chevalier de Sidon la grâce de venir quérir quelque indulgence en notre bonne terre d’Aquitaine pour nous aider à bouter les Anglais hors de notre royaume ? Si je lui laisse la vie sauve ? »
Le roi ne répondit pas. Il semblait soudainement absent de ce monde de chair et de sang, accablé par le poids de sa couronne. Il prit le conseil de ses barons.
La poitrine du chevalier de Sidon se soulevait et s’affaissait selon sa respiration. À en faire craquer les quelques aiguillettes qui assemblaient encore les différentes pièces de son armure. Était-il sur le point de passer outre ? Une de ses paupières était fermée, atrocement gonflée et tuméfiée.
Il fixa longtemps le chevalier de Montfort d’un regard vide, les traits tirés, le visage de cire. Le sang ruisselait de son front. La bête devait souffrir l’agonie. Mais la bête sauvage n’était qu’un homme. Un homme blessé, désarmé et vaincu. À la merci du bon vouloir d’un chevalier et d’un roi.
« Oui, messire Foulques. Je vous accorde sa grâce. Qu’il en soit fait selon votre volonté. Je vois là grande générosité de votre part. Le chevalier de Sidon vous sera aussi fidèle qu’il le fut à mon service. Il devra se soumettre à votre exigence. Je sais qu’il le fera de bonne grâce et avec grande vaillance.
— Je connais sa force et sa vaillance pour en porter les marques dans ma chair », ajouta-t-il en désignant son épaule de laquelle s’écoulait à présent un flot de sang qui rougissait toute sa cotte d’armes au point de teindre entièrement de gueules écarlates l’azur, l’or et l’argent des armes des Montfort.
« Alors, messire de Sidon ! Votre réponse ! Vite !
— Y penserai, messire », répondit-il. Puis, après un instant d’hésitation, il reprit un souffle qu’il avait court et dit : « Y viendrai… » En entendant ces mots, la foule devint haineuse. Les valets d’armes durent entrelacer leurs piques les unes aux autres pour éviter qu’elle ne les déborde.
Thésée avait vaincu le Minotaure. Montfort rengaina son épée dans son fourreau. Il lui tendit une main pour l’aider à se redresser. Il n’y parvint pas. Sur un signe du héraut d’armes et du maître des arbalétriers, deux écuyers se précipitèrent pour l’aider. Ils y parvinrent à grand arroi de peines. Le chevalier de Montfort eut encore la force de se gausser en ces termes :
« Messire Geoffroy, le jour prochain où vous mettrez vos talents à tailler du Godon à nos côtés en la région d’Aquitaine, de grâce, priez votre barbier de raser ces broçailles qui gâchent vos oreilles et votre nez ! »
Le chevalier de Sidon observa longuement le chevalier de Montfort d’un œil, le seul qu’il gardait ouvert. Puis il éclata de rire, d’un rire puissant, tonitruant. Il lui ouvrit les bras et l’accola. À l’instant même où Arnaud tournait de l’œil et s’affaissait à l’intérieur de sa cage, le chevalier de Montfort, grand vainqueur du jugement de Dieu, s’effondra aux pieds du vaincu.
Dans un roulement sourd et rapide, les tambours martelèrent la fin du combat. Quelqu’un lança : « Vive le Roi Hugues ! Vive le chevalier de Montfort ! Longue vie au chevalier de Sidon ! » imité par des centaines de voix dans l’assistance, puis par des milliers d’autres. La foule changeait de camp et d’avis aussi vite et aussi aisément qu’un feu par vent tournant.
Les trompettes déchirèrent l’air de toute leur puissance pour annoncer la fin de l’ordalie. Le roi Hugues se leva. Ses barons aussi. J’observais la princesse Échive. Elle semblait avoir repris ses esprits. Son regard nous fixait étrangement. Elle devait voir mes lèvres remuer, à défaut de pouvoir ouïr le poème que je fredonnai a capella :
Je suis une force rouge et sauvage,
Trempée dans l’acier de la forge de Vulcain,
Qui entraîne toute vie dans son sillage
Et brise par le fer et le feu les chagrins.
Je suis une force sauvage,
Bercée par la douce mélodie
Qui enchaîne au loin dans les blancs nuages,
Les âmes noires de la mélancolie.
Geoffroy de Sidon, le vaincu de l’ordalie, porta lui-même Foulques de Montfort dans ses bras, vers la tente où ils devaient recevoir, l’un et l’autre, des soins pour leurs navrures. Les spectateurs applaudirent à force claques des mains.
Le roi Hugues ordonna à son capitaine d’armes de nous libérer incontinent et de nous mener à lui. Le héraut d’armes qui arborait la croix de l’Ordre de l’Hôpital, s’était esbigné discrètement. La foule se dispersait en clabaudant à tout va.
D’aucuns devaient regretter de n’avoir pu assister à l’agonie des écuyers. Ils ne pouvaient imaginer qu’ils ne tarderaient pas à jouir de ce spectacle immonde.
À l’instant où nous approchions de la tribune royale, dans notre chainse blanche de condamnés qui ne serait pas rougie de notre sang ce jour, la princesse Échive s’écria à gueule bec :
« Eux, je les reconnais ! Oui ! Ce sont eux ! »
Nous nous regardâmes, consternés, Arnaud et moi. La princesse s’était levée et désignait d’un doigt vengeur deux écuyers. Ceux qui avaient aidé Foulques de Montfort et Geoffroy de Sidon à se relever, à la fin de l’ordalie.
Sur un signe du roi, son capitaine d’armes les fit saisir avant qu’ils n’aient eu le temps de revenir de leur stupeur.
Le roi Hugues se tourna alors vers nous et nous regarda longuement avant de nous demander :
« Or donc, messire Brachet et vous, messire de la Vigerie, m’expliquerez-vous à la parfin par quel malheureux hasard vos cottes aux armes du baron de Beynac ont-elles pu se trouver dans la chambre de ma bien-aimée fille Échive ? »
Je n’avais personnellement aucune réponse à donner et me tournai vers Arnaud. Contre toute attente, il s’agenouilla aux pieds du roi, lui prit la main pour en baiser l’émeraude et avoua qu’il s’était costumé avec quelques pages et écuyers pour danser des espingales. La veille du jour où la princesse fut forcée.
Il reconnut tout chagrin, d’une voix blanche, avoir lui-même revêtu un surcot aux armes des Lusignan. L’estampie s’était achevée lorsqu’ils furent tous… à demi dévêtus. Arnaud admit avoir consommé, avec ses compains de beuverie, moult pintes de vin de la commanderie hospitalière. Quelques pintes de trop. Il s’était effondré à même le sol et avait oublié de récupérer nos surcots avant de regagner notre logis au petit matin.
Je fus à deux doigts de lui balancer une gifle. J’étais fol de rage. Mais la colère est mauvaise conseillère, m’avait toujours dit le baron de Beynac. Alors que j’hésitai à commettre ou non ce geste devant le roi de Chypre et de Jérusalem, ce dernier, le fixant droit dans les yeux, lui dit d’une voix calme et douce qui ne masquait pas son courroux :
« Messire de la Vigerie, avez-vous conscience qu’une cotte d’armes n’est pas un déguisement de frippes comme plaisent à s’en revêtirent les drolettes dans leur plus jeune âge ?
« Et buvez avec plus de modération notre vin de la commanderie hospitalière, aussi bon soit-il ! Évitez aussi, à l’avenir, de festoyer avec les plus mauvais de mes sujets. Pensez aux souffrances atroces que vous auriez pu endurer à la place de ces deux coquardeaux ? S’ils sont toutefois reconnus coupables de sodomie sur la personne de la princesse. Mais, ils le seront, croyez-moi ! »
Je ne pouvais oublier avoir déjà entendu ce son de cloche. De la bouche du roi Hugues. Une semaine plus tôt. Le dimanche des Rameaux. La justice passe. Des innocents trépassent parfois. Et il arrive que des coupables courent toujours.
Le roi reprit à l’adresse de celui qui tentait à présent de l’amadouer de ses beaux yeux fendus en amandes :
« Je vous conseille vivement d’aller de ce pas présenter quelque excuse au chevalier de Montfort. Il a risqué sa vie pour vous ! Reconnaissez votre faute ! Et sollicitez son pardon. »
Ainsi Arnaud avait agi de son propre chef sans réfléchir aux conséquences mortelles que ses chatteries les plus stupides pouvaient entraîner.
J’en eus un frisson glacé dans le dos. Il partait du cul et me saisissait la gorge. Je craignais que les malheureux écuyers ne finissent empalés. Sur les sièges de la potence. S’ils étaient déclarés coupables de sodomie. À tort ou à raison. Mais pour l’exemple.
Car la justice a soif d’exemples. Et l’exemple, s’il sert les intérêts d’aucuns, ne se ferait-il pas trop souventes fois au détriment des innocents ? m’apparut-il ce jour-là, dans une sorte de fulgurance.
Saisi d’une soudaine envie de raquer, je dus prier le roi de m’excuser. Ce qu’il fit, non sans m’avoir rappelé qu’après une bonne nuit en son hôtellerie, nous étions conviés au somptueux banquet qu’il offrait le lendemain.
Et qu’il comptait sur la présence de tous ses invités. Nous en faisions bien évidemment partie. Enfin, si le chevalier de Montfort n’y voyait pas d’inconvénient, ajouta-t-il en lançant un regard appuyé à Arnaud qui baissa les yeux et prit une mine chaffouine.
Je saluai, déglutis plusieurs fois une salive de plus en plus sèche, reculai poliment, puis me précipitai à l’écart. Mes yeux furent irrésistiblement attirés par les sièges du supplice, ces épouvantables sièges en forme de trône. À leur vue, je fus saisi d’un spasme violent et vomis de la bile.
J’évitai de revoir Arnaud avant le lendemain, le dimanche de Pâques. Mais le lendemain, j’appris par le père d’Aigrefeuille que le chevalier de Montfort l’avait prié de ne point quitter sa cellule dans le monastère où les frères mineurs nous avaient offert l’hospitalité.
Il serait dorénavant placé sous la garde du frère portier. Un homme solide qui, sous sa robe de bure, cachait un corps d’athlète. Et un esprit obtus : il ne s’en laisserait pas conter facilement. L’écuyer Arnaud de la Vigerie n’était autorisé à quitter sa cellule que pour assister aux offices. À tous les offices qui ponctuaient les jours et les nuits des moines : matines, laudes, vêpres, complies… Sans qu’il ne lui soit servi la moindre pinte de vin. De la commanderie hospitalière ou d’ailleurs.
À la sortie de la messe pascale célébrée en la cathédrale par monseigneur l’évêque de Nicosie et le père Louis-Jean d’Aigrefeuille, je m’approchai de Foulques de Montfort. Il avait le bras soutenu par un linge.
Je pris des nouvelles de ses navrures. Elles n’étaient que légères. Les mires du roi les avaient nettoyées et pansées. Elles n’étaient point purulentes. La blessure du chevalier de Sidon était plus grave, me dit-il. Il risquait bien de devenir borgne.
Sur l’heure, il souffrait le martyre. Malgré les élixirs, breuvages, potions, baumes électuaires et cataplasmes à base de plantes et d’herbes médicinales que lui administraient plusieurs fois par jour les mires.
Il me dit, en riant, que lorsqu’ils tentèrent de lui purger le sang avec une lancette, le chevalier de Sidon rua plus fort qu’une jument qui se refuse à un étalon, au point qu’ils durent s’y prendre à douze pour l’immobiliser !
« Messire Foulques, nous vous devons la vie !
— Vous ne me devez rien, messire Bertrand. Notre honneur est sauf.
— Messire, pourquoi avoir combattu en simple cotte de mailles ? lui demandai-je.
— Le harnois plain que le maître haubergier m’avait proposé était trop petit pour ma taille et mal ajusté. Et d’ailleurs, le roi Louis, à l’époque, ne combattait-il pas en simple haubert, messire Bertrand ? Eu égard à la forte stature du chevalier de Sidon, je craignais en outre d’être désarçonné lors de la joute. Je savais dès lors pouvoir me redresser plus aisément.
— M’avez-vous ouï lorsque j’ai hurlé : “Les poulaines, messire Foulques ! Les poulaines !”
— Oh, oui ! Vous aviez compris quel parti magnifique on peut tirer d’un adversaire ainsi chaussé, lorsqu’il a vidé les arçons. Je n’ai pas laissé au chevalier de Sidon le temps de détacher ses poulaines de ses solerets. Mais, au risque de vous décevoir, j’y avais songé… Oui, j’attendais le moment propice.
— Dites-moi, messire : pourquoi avoir risqué votre vie pour nous ? D’autant plus qu’Arnaud n’était point en notre compagnie le jour où la princesse Échive a été forcée, si je ne me trompe ? »
Le chevalier me prit à l’écart et me demanda si j’étais capable de garder un secret. Un secret que je ne devrais révéler à quiquionques, ma vie durant.
« Même sous la torture, messire Foulques ? dis-je d’un air fétot.
— Ne faites point trait de risée sur ce sujet, messire Brachet. Personne ne résiste à la question. On parle ou on meurt, affirma-t-il tout à trac. Les plus robustes d’entre nous sont encore plus vulnérables. Le bourreau les ramène plus facilement à la vie que les êtres faibles.
« Nous résistons plus longtemps. Il poursuit sa triste besogne jusqu’à ce qu’on finisse par avouer ce que les tourmenteurs veulent entendre. Avouer n’importe quoi. Pour mettre un terme aux supplices endurés par le corps et par l’esprit. »
Surpris par le ton grave qu’il employait, je le priai de m’excuser, l’air un peu quinaud :
« Je reconnais que ma saillie était d’un goût douteux. Mais pardonnez cette question : messire, parlez-vous d’expérience en évoquant une soumise à la question ? »
Le chevalier se rembrunit et observa le ciel un long moment avant de me répondre :
« Non point, messire Bertrand. Dieu soit loué ! Je l’ai seulement ouï dire par quelque parent qui le tenait lui-même d’aucuns de ses aïeux. Je ne puis en dire plus. Que Dieu ait leur âme ! » murmura-t-il, en faisant le signe de la Croix.
Je n’insistai pas. Il ne souhaitait pas s’étendre sur le sujet ; c’était clair. Pensait-il à celui qui fut peut-être l’un de ses ancêtres, Simon de Montfort, ce chevalier de langue d’oïl qui avait traqué avec une férocité impitoyable les Parfaits et remis aux inquisiteurs tous ceux qui étaient soupçonnés d’hérésie albigeoise ? Pour y être jugés selon les règles de la sainte Inquisition. Avant de finir sur le bûcher. Au début du siècle précédent.
Le chevalier ne m’ayant point fait de confidence :
« N’étiez-vous pas sur le point de me prier de jurer sur les Évangiles quelque secret, messire Foulques ? Je suis prêt, mais à parler franc, sous la torture…
— Rassurez-vous, personne ne songera oncques à vous soumettre à la question. Je vous le souhaite de tout cœur. Sachez seulement tenir votre langue. »
Le chevalier de Montfort me présenta un petit crucifix qu’il portait sous sa chemise. Je jurai sur la Croix. Le chevalier me confia un secret.
Un secret d’une telle gravité que je ne puis l’évoquer. Il concernait Arnaud. Ébaudi, je n’en crus tout d’abord pas mes oreilles. Et pourtant je commençais enfin à entrevoir les raisons secrètes de bien des choses.
Tout au moins le pensai-je en ces instants empreints d’une grande solennité dont j’étais alors incapable de mesurer les graves conséquences.
Ce fut pourtant ce jour que mes yeux se dessillèrent soudainement sur des événements et sur des comportements dont je n’aurais pu saisir avant longtemps le sens profond. Sans ce surprenant et étonnant aveu.
J’en fus bouleversé. Il venait de m’apprendre quel homme était son père.