Délivre, Seigneur, ton peuple des terreurs que lui inspire ta colère !

 

Messe « Pro vitanda mortalitate »

 

 

 

 

Chapitre 11

Sur l’île de Chypre, à Famagouste, Nicosie et Châtel-Rouge, entre l’hiver et le printemps de l’an de grâce MCCCXLVII{xiv}.

 

« Père d’Aigrefeuille ! Mon père, que vous arrive-t-il céans ?

— Messire Foulques ! Oh ! messire Foulques ! C’est épouvantable : ma boîte à messages a disparu !

— Votre boîte à messages a disparu, dites-vous ? Mais c’est terriblement fâcheux, mon père : ne contenait-elle pas le parchemin sans lequel le trésorier de la commanderie hospitalière refusera tout à trac de nous remettre les lettres à changer ? » s’exclama le chevalier de Montfort. Il prenait un mal plaisir à remuer le couteau dans la plaie. Sans paraître en être affecté pour autant.

« Si, messire. Si ! Ô mon Dieu ! L’Aumônerie des pauvres est ruinée.

— N’exagérez-vous pas un peu, père Louis-Jean ? Votre aumônerie gère des finances considérables. Alors quelques livres de plus ou de moins… Vos miséreux n’ont jamais manqué, nous avez-vous dit. Ne craignez-vous pas plutôt une comparution devant les auditeurs de la Rote ?

— Comment pouvez-vous me bailler de pareilles sornettes, messire Foulques ? Ne comprenez-vous donc pas que vous serez vous-même ruiné ? Tous comptes faits, vous n’avez point tort : vous aurez plus à y perdre que l’Aumônerie des pauvres. Sans parler de la colère du baron de Beynac !

— Nous pourrions toujours renouveler l’exploit de messire de Joinville et briser le trésor de l’Ordre !

— Vous perdez la raison, chevalier !

— Et vous la tête, père d’Aigrefeuille. Allons, allons, reprenez vos esprits, mon père. Et votre calme. Votre boîte à malices est en sûreté dans le coffre du mestre-capitaine. Avec ses carte di fortuna, ses cartes de navigation.

— Jésus-Marie, est-ce possible ?

— C’est non seulement possible, mais c’est ainsi, répondit le chevalier sans esquisser le moindre sourire. Vous aviez simplement oublié votre boîte à malices, cette nuit, lorsque vous regagnâtes votre châlit.

« N’auriez-vous pas abusé de ce bon vin plus que de raison, hier au soir ? D’ailleurs, n’aviez-vous pas fait vœu de ne boire que de l’eau si nous survivions à cette effroyable tempête, au large de Thunes ?

— Je vous prie de garder vos farceries pour vous, messire chevalier ! Vous avez dû mal entendre. Et je n’ai pas à répondre de mes actes devant vous.

— Allons, allons, mon père, ne vous fâchez point et pardonnez-moi, je ne souhaitais point vous offenser.

— Le coffre du mestre-capitaine est-il sûr, au moins ? s’enquit vertement le père d’Aigrefeuille.

— Certainement aussi sûr que celui de la commanderie de l’Ordre de l’Hôpital. Outre ses carte di fortuna et son astrolabe, son coffre est rempli de besants et de florins d’or. Les marchands ne sont pas que des navigateurs. Ils gèrent aussi de petites fortunes pour leurs commanditaires.

L’ouverture de son coffre est actionnée par une mécanique extérieure complexe à l’aide de trois clés différentes que le mestre-capitaine porte sur lui, de jour comme de nuit.

— Soit, soit. N’en parlons plus, mon fils. Conduisez-moi incontinent dans le carré du mestre-capitaine et priez-le d’ouvrir son coffre. Par le Christ-Roi, je tiens à m’assurer moi-même de la présence de ma boîte à messages.

« Et cessez de parler de boîte à malices. La musique vous en paraîtra bien douce, dans quelque temps, messire Foulques.

— Oui, certes. Si nous récupérons nos lettres à changer avant le jour de l’Assomption », renchérit ce dernier.

Nous assistions à la scène, Arnaud et moi, à dix pas de là. Nous n’étions pas les seuls. Tout l’équipage qui était de bordée sur le pont avait interrompu ses menues corvées. Jusqu’à ce que le mestre de manœuvre ne les rappelle à l’ordre, d’une voix tonitruante.

Il est vrai que les museries à bord étaient rares. Le chevalier de Montfort souriait. Il venait de prendre sa revanche. Une revanche bien modeste, en vérité.

 

La baie de Famagouste approchait. Le mestre-capitaine était sur le pont. Il fit savoir au père dominicain que sa requête attendrait la fin de la manœuvre d’accostage. Cette fois, la nef ne virait point l’ancre dans la rade. Elle devait accoster, flanc contre quai.

La manœuvre s’avéra aisée. Le vent avait molli, le ciel était lumineux, la mer, calme. Une douceur étonnante pour la saison, comparée à celle que nous avions coutume de connaître en pays d’Aquitaine.

Le mestre-capitaine fit ôter les bonnettes de la grand’voile. Puis il ordonna d’amener et de ferler la voile de misaine. Les marins s’exécutèrent et serrèrent la voile pli sur pli en l’assujettissant à l’aide de rabans. La nef traça d’abord sur son erre avant de s’immobiliser.

Le mestre de manœuvre fit hisser les chaloupes par un système de palans et d’élingues, les mit à l’eau en élongeant de loties haussières pour guider le navire vers le quai à la seule force des rames.

Lorsque la nef fut solidement amarrée aux bittes du quai, le mantelet du sabord de charge fut relevé et le débarquement des marchandises put commencer. Le père d’Aigrefeuille récupéra peu après sa précieuse boîte à malices. Pardon, sa précieuse boîte à messages.

 

Nous étions parvenus au terme de notre voyage, la veille de la fête de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Nous avions dans nos impedimenta, la cotte d’armes, la ceinture et l’épée du chevalier Gilles de Sainte-Croix que monseigneur de Royard, évêque de Sarlat, nous avait chargés de remettre solennellement au commandeur de l’Ordre des chevaliers hospitaliers. À charge pour lui de le faire savoir à Hélion de Villeneuve, grand maître de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, qui résidait en l’île de Rhodes.

Notre attention fut attirée par le chant saugrenu d’un coq, à cette heure. Plusieurs cages à poules sortaient des entrailles du navire pour être débarquées à quai. Il est vrai que nous avions souvent savouré des œufs frais tout au long de la traversée !

« Ah ! il ne manquait plus que celles-là, nous dit Arnaud. Je les ai suffisamment entendues jacasser. Lorsque messire Foulques m’a consigné dans la cale sèche, près des poulaillers. Elles n’avaient point besoin de nichet pour pondre ! » gémit-il, les mains sur les hanches.

Arnaud avait repris des couleurs. Pas encore de poids. Sans aucun doute eut-il préféré les doux gémissements de quelque bagasse égyptienne au jacassement des poules.

 

Débarquèrent ensuite d’énormes balles de laine d’Angleterre, de tissus des Flandres, des tapis d’Orient, des coffres garnis de fils d’Écosse et de soieries orientales. Puis des jarres d’épices, de poivre, de cannelle, de gingembre et d’un cumin qu’ils nommaient raz el hanout.

Tout ce qu’il fallait pour accommoder et relever les plats, pour composer des sirops et autres électuaires. Il s’en dégageait des senteurs très variées qui flattaient agréablement nos narines. Elles nous mettaient l’eau à la bouche. Il est vrai que l’horloge du soleil nous indiquait que sexte était passé.

Nous avions une fringale de loups. Bien que des loups, il ne devait pas y en avoir des meutes à Chypre.

Des vasques de graines d’écarlate, le kermès, cette étrange poudre composée de milliers d’insectes broyés, d’indigo au bleu profond, furent extraites des cales et déchargées à leur tour.

Suivirent des fagots d’un bois odorant, l’encens, que le mestre-capitaine laissait se consumer sur une braise chaude dans le carré, lorsque le temps le permettait et que les odeurs d’humidité et de suance devenaient par trop pénibles. C’est-à-dire trop souventes fois. Et l’encens brûlait trop rarement à mon goût.

Était donc mis à quai avant d’être acheminé vers les marchands par le comptoir génois de la place, tout ce qui était requis pour flatter les goûts d’une société raffinée dont nous ne connaissions rien encore.

Nous ne pouvions voir tout de ces splendeurs, mais le mestre-capitaine avait parfois évoqué les marchandises qu’il transportait, déchargeait, embarquait à chaque escale.

À cette occasion, il devait aussi remplir son coffre d’autant de besants d’or, de ducats ou de florins. Sans compter des lettres à changer, à remettre ou à recevoir lorsque la négociation se déroulait dans des comptoirs génois, pisans ou vénitiens. Des sommes considérables. Si je les comparais à notre maigre solde journalière d’écuyer, en sols et en deniers.

Belle organisation marchande. Belle science du commerce. Je découvris à ces occasions un monde qui m’était inconnu. Avec grande curiosité, bien que notre hôte fut moins disert sur ses opérations de finance. Mais n’avait-il jamais été loquace ?

 

 

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Je regardai cette île du paradis sur terre avec bel émerveillement. Non sans avoir une pensée pour ma terre natale, saupoudrée d’une pincée d’amertume qui me serrait le cœur. Je ne pouvais oublier Isabeau de Guirande, ma gente fée aux alumelles, dont l’image me hantait.

Par Saint-Antoine, comme j’aurais aimé pouvoir lui faire partager toutes ces senteurs nouvelles, la douceur de ce climat, la beauté de ce paysage !

 

Au fond des siècles et des parfums d’Orient,

Sur la peau des livres aux couleurs de diamant,

Je revois ton visage comme on revoit son enfance,

Toi qui parles aux anges en toute innocence.

 

Dans l’écorce et la vieillesse des arbres,

Dans la pierre qui se souvient et la voix qui nous réclame,

Même enfouis dans le froid ou le marbre,

J’entends ton cœur qui bat, j’entends ton âme.

 

Le temps n’a pas de prise sur ton emprise,

Toi ma mémoire ancestrale, mon Graal.

Mes lèvres se brûlent à ton eau exquise,

Tu es cette lumière qui chasse le mal.

 

Chaque vie est un voyage où l’on se perd

Sur la longue route d’une incessante quête,

Ton étoile guide mes pas dans le désert,

Tu es la clef qui ouvre ces portes secrètes.

 

Il faut parfois tomber, connaître le doute, la solitude,

Et dans la sombre forêt de nos peurs, chercher le jour,

Goûter le manque amer pour retrouver la plénitude,

Tout perdre pour sentir à nouveau le souffle chaud de l’amour.

 

Je connais ces vallées où l’on marche sans feu ni lumière

La terre y est dure, froide, gelée comme en plein hiver.

Nos pieds ne rencontrent que racines tordues, cailloux et glace,

C’est ici le pays de la mort où les ombres s’enlacent.

 

J’ai vu ces paysages secs et mornes de mes propres yeux,

Car si l’espoir nous quitte, tout autour de nous devient noir.

Sans force, il faut marcher, marcher vers d’autres territoires,

Et le vent séchera nos larmes un doux matin silencieux.

 

L’aveugle peut sentir, toucher, voir avec ses autres sens.

Il faut parfois oublier qui l’on est, et dans l’errance

Ouvrir ces portes au bout du silence, au bout de la nuit,

Pour libérer cette flamme qui, dans les ténèbres, nous conduit.

 

« Chypre était, au temps de l’empereur Trajan, province romaine. Caius Plinius Cæcilius Secundus, neveu de Pline et consul de Rome, fit le renom de cette île aux richesses fabuleuses : émeraudes, cristal, airain, alun…

— Des émeraudes, père Louis-Jean ? Sur cette île ? s’enquit Arnaud dont les yeux s’étaient plissés avec convoitise.

— Oui, mon fils. Les mines en regorgent. Plus que vous n’en verrez jamais. Bien que leur exploitation soit jalousement protégée et tenue à l’abri du regard indiscret des voyageurs de passage.

« Des diamants aussi, négociés dans tout l’Occident. N’oubliez pas que Chypre est l’île où naquit Aphrodite, la déesse légendaire de l’Amour, selon la légende. Une île qui se trouve à une soixantaine de milles marins seulement de Lattakié, le port qui fut en Syrie le fief personnel de la reine Mélisande. »

Arnaud, tout ouï, n’en croyait pas ses oreilles. Ses yeux brillaient mieux que les étoiles du ciel par nuit claire.

« Et je ne parle ni de son vin réputé, ni du sel, ni du sucre extrait de la canne et cultivé en abondance. C’est grâce à ces richesses considérables que les malheureux qui ont fui la Terre sainte, à la fin du siècle dernier, ont pu trouver ici asile, refuge et vie décente. Grâce au concours du roi et de ceux qui lui ont succédé sur le trône.

« Ils ont accueilli plusieurs milliers de personnes : chevaliers, écuyers, pages, femmes éveuvées, pucelles égarées, princes, comtes, évêques, bourgeois ou simples compains de tous les métiers. Tous ceux qui ont réussi à échapper aux terribles massacres qui suivirent les invasions des Mameluks ont contribué à la prospérité de ce territoire.

« Ils ont développé les cultures, l’artisanat, le commerce. Vous côtoierez des savetiers, des maçons, des charpentiers, des écrivains publics, des orfèvres, des gens de naissance noble ou roturière. Un grand nombre parmi eux sont devenus de très riches propriétaires.

« Les us et coutumes féodaux fonctionnent ici dans l’esprit le plus pur depuis que Guy de Lusignan, dont descend le roi actuel, Hugues le quatrième du nom, accueillit déjà sur cette terre tous ceux qui avaient fui, il y a bien longtemps, les victoires du sultan Salah-ed-Din Youssouf Ibn Ayyoub, avant même la chute du royaume de Jérusalem, à la fin du siècle dernier.

« Ils mirent tous un point d’honneur à marier les veuves et les orphelines aux chevaliers ou aux sergents de leur suite, les fieffèrent les uns et les autres et distribuèrent de larges privilèges de commerce aux marchands.

« Ce pays est un petit paradis sur la Terre, comme l’est aussi le royaume de France. Sans en connaître les troubles, toutefois. Leurs us et coutumes se sont éloignés des nôtres au fil du temps.

« Regardez seulement cette cathédrale. Un modèle d’architecture. Elle ressemble, à s’y méprendre, à l’église de Saint-Urbain, à Troyes : mêmes chapiteaux, mêmes gâbles surmontant les ouvertures hautes, mêmes dessins de balustres. Même orientation vers les sphères célestes. Vers l’Esprit-Saint, dit-il en levant les yeux vers le ciel.

« Elle fut construite sur les mêmes plans, comme l’abbaye de Canterbury, en la comté de Kent, fut élevée sur les plans de l’abbaye du Bec-Hellouin, en pays normand.

« Et encore, vous n’avez pas vu l’abbaye de Notre-Dame de Tyr, à Nicosie. Elle ressemble, à s’y méprendre, à la cathédrale de Bourges. Quant à l’abbaye de Bellajaïs ! Quelle merveille ! Que soient bénis les maîtres et leurs compains qui ont bâti ces chefs-d’œuvre ! »

 

Arnaud semblait moins s’intéresser à présent à l’art roman ou nouveau qu’aux émeraudes ou aux diamants. Il avait l’esprit occupé ailleurs :

« Père Louis-Jean, auriez-vous donc déjà effectué quelque visite en cette île ?

— Oui, messire Arnaud. Je l’ai visitée. Par ouï-dire seulement. Je connais la plupart des chefs-d’œuvre édifiés en France pour les avoir vus de mes propres yeux. Que nenni en cette île. Mais les récits des voyageurs ne sont-ils pas de véritables fontaines de jouvence ? »

Messire Arnaud n’en pensait rien. En tout cas, il fit semblant de s’en accommoder. À sa manière :

« Mon père, ne sauriez-vous pas où votre humble serviteur pourrait palper quelques pièces d’étoffe ? Toucher quelques objets d’orfèvrerie ? Négocier avec quelque marchand ?

— Nous découvrirons leurs échoppes ensemble lorsque nous serons rendus à Nicosie, messire Arnaud. Si vous acceptez ma compagnie ? Je souhaiterais moi-même offrir quelques présents à notre Saint-Père. Lorsque que nous serons rendus en Avignon.

Foulques de Montfort ne broncha pas ; il lui en coûtait déjà assez. Il n’avait point de cadeaux à offrir, dut-il penser.

« Comme je sens chez vous, messire Arnaud, une grande et belle passion pour les compains bâtisseurs, j’aurais grand plaisir à vous commenter personnellement une visite très privée de l’ensemble du palais pontifical ! »

Le père d’Aigrefeuille avait l’esprit fin et cultivé. Il ne manquait pas une occasion d’embufer mon ami et de lui geler le bec. Arnaud se remochina. Le chevalier de Montfort coupa court en proposant de prendre quelque collation.

 

 

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Le surlendemain de notre arrivée en ce royaume, le roi Hugues, mis au courant par les habiles marchands génois, nous envoya des bêtes de bât, des mules, des chevaux et autres sommiers. Pour nous emmener jusqu’à Nicosie. Nous en fûmes, Arnaud et moi, fort émerveillés.

Sur le chemin qui nous y conduisit, nous ne manquâmes pas d’aller droit à la Sainte-Croix qui était, paraît-il en cette île, la croix où le bon larron fut crucifié à la droite de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Nous marchions sur les pas du Christ. Nous fûmes ensuite hébergés chez les frères mineurs de Nicosie où le père d’Aigrefeuille fut reçu en grande pompe.

Le roi Hugues nous fît porter des lits de son hôtel : des matelas de laine (ça nous changerait des paillasses instables et inconfortables sur lesquelles nous avions dû nous allonger plusieurs semaines durant), des tapis pour les disposer sur le sol et sur les murs de nos cellules et nous protéger d’un froid qui ne devait pas tarder à venir, nous dit le messager de notre aimable bienfaiteur.

Nous reçûmes aussi, en guise d’accueil, cent pièces de volailles, vingt moutons, deux bœufs, quatre outres pleines de bon vin de la commanderie hospitalière et grande abondance de pain blanc. Pour nous, pour les moines et pour le service des pauvres au bien-être desquels devaient veiller aussi les frères mineurs de notre abbaye, nous fit-on savoir.

Sur le coup, le père d’Aigrefeuille en fut tout ébahi. Il n’en croyait pas ses yeux. Ni ses oreilles. De telles victuailles ! Le roi de Chypre nous attendait en son palais pour l’Épiphanie. Le temps pour nous de nous présenter dignement en sa cour après un voyage aussi lointain…

On nous recommanda pieusement d’assister aux offices de la Nativité dans les églises de Stavro Vouni et de Tochni qui aurait recueilli les reliques de sainte Hélène.

Lorsque les préparatifs furent achevés, le père dominicain et messire Foulques manifestèrent quelques signes de nervosité. Sur l’heur, ni Arnaud ni moi ne comprîmes pourquoi. N’étaient ce pas là présents royaux ?

L’aumônier général de la Pignotte et le chevalier Foulques de Montfort n’avaient point tort. Ils étaient plus avertis qu’Arnaud et moi, des us et coutumes en ce royaume : qui apportait aide et assistance ne manquerait pas de recevoir quelques prébendes. L’un et l’autre savaient qu’ils devraient bourse délier. En offrant au roi de Chypre quelques présents royaux.

Comme un fait dû au hasard, quelques jours plus tard un écuyer vint nous informer des goûts du roi. À voir la tête que firent le père d’Aigrefeuille et notre maître, le chevalier de Montfort, ils devaient être fort dispendieux.

Arnaud et moi, nous échangeâmes un regard averti. Nous n’avions point eu à dépenser jusqu’alors. Il était vrai que nos bourses étaient plates.

Le jour de l’Épiphanie, nous fûmes tous les quatre présentés au roi Hugues et conviés au goûter qu’il donnait en sa cour. Nous revêtîmes nos surcots aux armes des barons de Beynac, en notre qualité d’écuyers.

Le père d’Aigrefeuille se présenta en grand habit de père dominicain, bâton à la main et chapeau de messager pontifical en chef. Le chevalier arborait quant à lui, fait exceptionnel, un simple surcot aux armes des Montfort.

Le roi avait de sa dame Alix d’ibelin, une fille Échive et trois fils : Pierre, Jean et Jacques. Arnaud s’intéressa vivement à la princesse Échive, une beauté brune, à la poitrine voluptueuse et aux yeux de jais.

Pierre et Jean avaient à peu près le même âge que nous. Ils nous accueillirent fort aimablement. Nous ne savions pas qu’ils projetaient, en grand secret, une fugue pour visiter les pays d’Occident, au grand dam de leur père. Notre arrivée sur l’île et notre embarquement prochain présentaient pour eux une occasion à saisir.

 

En fait de goûter, un somptueux buffet avait été dressé sur des tréteaux dans la grande salle du château royal. D’innombrables gâteaux, des tartes aux amandes, au miel et aux raisins secs, des dattes goûteuses à souhait, des galettes de riz et de froment, des confitures variées parfumées à la rose, à la cannelle, au gingembre, plusieurs livres de dragées que servaient des pages de courtoisie.

Pour étancher la soif, des échansons apportaient des vins liquoreux et épicés dans des pichets en étain qu’ils versaient dans nos coupes a volo.

Des jongleurs et des troubadours vinrent égayer ce véritable festin. Dans la joie qui régnait, nous dégustâmes un peu de tout, jusqu’à satiété. Nous gouttâmes trop de ces bonnes choses pour notre digestion.

Arnaud en fut incommodé le soir même. Il m’avoua avoir visité les cuisines en compagnie de Pierre et de Jean. Et y avoir découvert de ravissantes créatures parmi les filles de cuisine :

Claire, Béatrice, Éléonore, Axelle et surtout une certaine Raïssa, aux yeux de braise, me confia-t-il.

Je l’invitai expressément, à cette occasion, à éviter la fréquentation de la princesse Échive. Le roi pourrait en prendre ombrage et cela risquait de lui coûter fort cher. Je ne croyais pas si bien dire. Nous l’apprîmes à notre détriment. Quelques mois plus tard.

Le chevalier de Montfort et le père d’Aigrefeuille dépêchèrent un messager pour préparer notre visite à la commanderie hospitalière de Châtel-Rouge. Il devait nous porter la réponse avant huitaine.

 

 

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Au cours des jours qui s’ensuivirent, nous en profitâmes pour parcourir la campagne à cheval et nous détendre après ces longues semaines pendant lesquelles nous n’avions pu faire que les cent pas sur le pont de la nef.

Nous longeâmes au galop des champs d’oliviers et de grenadiers, de citronniers, d’orangers, des vignobles et d’âpres lopins parsemés de caillasse sur lesquels poussaient quelques cyprès.

Lorsque nous approchions du cœur montagneux de l’île, nous mettions nos montures au pas pour escalader les raidillons qui sillonnaient à travers les forêts de pins d’Alep.

Le paysage était d’une beauté époustouflante et silencieuse. Nous savourions avec délices ces rares moments de détente, de paix et de bonheur. À l’abri des corvées et des servitudes du château de Beynac. Nous étions loin de la guerre qui sévissait en notre pays d’Aquitaine et je pensai être encore plus loin de la damoiselle de mon cœur, la belle et fragile Isabeau de Guirande.

L’air était doux et portait le parfum sucré de ces essences d’arbres dont l’odeur, nouvelle pour nous, flattait nos sens.

 

La semaine suivante, le père d’Aigrefeuille et le chevalier de Montfort nous parurent bien soucieux. Interrogés sur les raisons, ils nous apprirent que le trésorier de la commanderie hospitalière ne serait pas de retour d’un voyage qu’il faisait avec le maître de l’Ordre avant deux mois.

Le questeur ne pourrait bailler de fonds plus tôt. Il était tout au plus autorisé à effectuer les dépenses courantes pour le service de bouche de la commanderie. La commanderie comportait une forte garnison. Mais elle devait, à l’en accroire, se contenter des becquées qu’une mère donne à ses oisillons.

Pour faire contre mauvaise fortune, bon cœur, l’aumônier de la Pignotte nous proposa une visite guidée de Nicosie et de plusieurs édifices religieux.

Arnaud ne se fit pas prier. Pour des raisons différentes des miennes : il ne manifestait pour les monuments qu’un intérêt poli. Il avait hâte de connaître les bonnes échoppes où il pourrait toucher du doigt quelques anneaux sertis de diamants et d’émeraudes, et quelques soieries.

Je lui fis remarquer discrètement que nos bourses étaient plates. Il me répondit d’un air assuré que cela ne l’empêchait point de passer commande. Il était convaincu que lorsque le chevalier de Montfort aurait perçu son dû, il ne manquerait pas de nous bailler quelques monnaies sonnantes et trébuchantes.

Non sans malice, le père d’Aigrefeuille proposa au chevalier de Montfort de commencer la visite par l’étude de quelques chefs-d’œuvre de l’architecture locale.

Arnaud tenta bien d’inverser le sens de la visite ou à défaut, de pouvoir vaquer librement à ses occupations. Le chevalier de Montfort n’était pas dupe. Il lui rappela vertement qu’il était à son service et non au service des filles de cuisine du roi Hugues. Arnaud dut s’incliner.

 

Pendant une quinzaine de jours durant, nous parcourûmes l’île en tous sens. Pour admirer de petites églises isolées, des sanctuaires comme la Pangia Phorbotissa avec ses superbes peintures, des églises, comme celle de la Panagia tou Arakou à Lagoudera, ou découvrir des monastères accrochés à flanc de montagne. Nous y fûmes toujours bien accueillis.

Il est vrai que le chapeau de messager pontifical dont se coiffait le père d’Aigrefeuille ouvrait bien des portes. Il remit d’ailleurs à l’évêque de Nicosie une bulle de notre Saint-Père le pape Clément qui recommandait à la piété et à la générosité des fidèles la restauration de l’édifice qui avait été victime d’un violent tremblement de terre, dix-sept ans plus tôt, comme il s’en produisait fréquemment.

Arnaud dépérissait à vue d’œil. Tel un maroufle qui tentait de se rebiquer, il se remochina, puis il se déclara chaffouré. Son nez était pris par un gros catarrhe. Il fit semblant de toussir. Il prétendit aussi avoir une rage de dents (ça ne l’empêchait pas de clabauder à tout va).

Une fièvre de cheval le saisit qui lui faisait claquer les dents, tant elle était forte. Son corps était parcouru de frissons. Puis il se plaignit de fortes douleurs aux boyaux.

Il eut des spasmes d’agonie. Arnaud était la proie d’une epydemie rare aux sinthomes contradictoires. Il était victime de tous les maux de la terre. Mais il était le seul.

L’epydemie ne nous avait pas contaminés. Nous nous portions comme des charmes. Le père d’Aigrefeuille lui conseilla quelques décoctions à base de plantes, lui prescrivit des tisanes de thym et de romarin. Rien n’y fit. Arnaud était moribond. Il demanda les derniers sacrements.

L’aumônier attendit qu’il le suppliât de les lui administrer, pour annoncer une visite dans les quartiers marchands de Nicosie. En un clin d’œil, Arnaud retrouva des couleurs, se redressa, sourit et cria au miracle.

Le père d’Aigrefeuille le pria de ne point abuser de sa patience et d’éviter de blasphémer à l’avenir. Faute de quoi il se verrait contraint de prier le chevalier de Montfort de bien vouloir le consigner dans sa cellule. Plus exactement dans une cellule loquée à double tour. Arnaud comprit qu’il avait intérêt à s’accorder. Ce qu’il fit.

 

Le quartier des artisans de Nicosie regorgeait d’échoppes et de boutiques de toute taille. Tous les métiers y étaient exercés : des herboristes sur les rayonnages desquels s’alignaient des bocaux de bois ou de céramique décorée, des mortiers avec pilons et palettes pour préparer de savants mélanges dosés avec une demi-coquille d’œuf, des tailleurs, des menuisiers, des savetiers, des ferblantiers.

Ruelles et places s’enchevêtraient jusqu’au quartier qui offrait tous les trésors d’Orient dont rêvait Arnaud. La plupart des marchands envoûtaient leurs chalands par des parfums qu’ils brûlaient dans des cassolettes de terre cuite. Bourgeois, chevaliers, servantes et nobles dames se côtoyaient librement et échangeaient sourires et saluts.

Arnaud se fit présenter moult pièces de soie, des tapis et des tentures d’Orient, plus moelleux les uns que les autres (que diable pensait-il en faire ?) Pour protéger notre chambrette des vents coulis, me dit-il en toute innocence.

 

Chez l’un des orfèvres, j’admirai une petite boîte ciselée en argent. Le marchand me la tendit et me permit de l’examiner sous toutes ses coutures. Le travail d’orfèvrerie était d’une finesse remarquable.

Les douze apôtres étaient sculptés dans le métal sur les quatre côtés. Les angles étaient renforcés par des coins en or, sans fioriture. Le couvercle ne comportait aucun meuble. Il était de la couleur de l’argent, lisse et brillant.

J’en demandai le prix au marchand. Vingt besants d’or ! ! ! Holà ! trop cher pour ma bourse qui ne contenait que trois écus.

« Tiens, tiens, aurais-tu à présent des goûts de luxe ? s’enquit Arnaud.

— J’ai un présent à offrir.

— Un présent ? À qui ? Ah, oui, je vois. À ta chimère. Isabeau de Guirande ! Tu es complètement fol, mon pauvre Bertrand !

— Oh ! il suffit, Arnaud. Tu fais les questions et les réponses.

— Parce que je connais les réponses, répliqua-t-il.

— Tu fais les réponses parce que tu crois tout savoir. Occupe-toi plutôt de tes drôlettes, de tes filles de cuisine ! Et ne te mêle point de mes affaires, je te prie ! »

Arnaud me tourna le dos. Je reposai la précieuse boîte. Il n’avait pas tort. J’étais fol. Fou d’amour. Mais sans un radis dans l’escarcelle.

 

Le dernier jour avant carême-prenant, la veille du mercredi des Cendres, ayant été prévenus de son retour par un messager, nous fûmes reçus par le trésorier de l’Ordre de l’Hôpital en sa commanderie sur la petite île de Châtel-Rouge.

Nous lui remîmes la cotte d’armes, la ceinture et l’épée du chevalier Gilles de Sainte-Croix. Il nous en remercia avec grande tristesse.

Il nous apprit qu’Hélion de Villeneuve venait de rendre son âme à Dieu. Il remettrait ces reliques à son successeur dès que le consistoire des prieurs, réuni en Langues, aurait élu le nouveau grand maître de l’Ordre, à Rhodes.

Alors que nous retenions notre souffle, contre toute attente, le trésorier ne fit aucune difficulté pour nous remettre les lettres à changer.

Il fit certes examiner avec moult attentions les sceaux et les seings qui étaient apposés sur les trois documents et nous pria d’apposer les nôtres sur un document qu’il conserva. Ce document, une sorte de reçu, attestait de la bonne fin d’une transaction dont il n’était dorénavant plus responsable.

Il proposa de remettre au père d’Aigrefeuille, en sa qualité de messager pontifical, les trois dernières reliques qui contenaient l’eau et le sang du Christ selon la légende que frère Joseph avait accréditée.

Arnaud s’en montra fort contrit. N’était-il pas le seul d’entre nous qui ne se soit vu confier la sauvegarde d’une chose précieuse ?

Comme il jouait bien du plat de la langue, il fit remarquer au père aumônier que ces fioles appartenaient au chevalier et qu’il était prêt à les conserver lui-même en sûreté. Se tournant vers le chevalier de Montfort, il lui affirma qu’il en répondait sur son honneur et sur sa vie.

Foulques coupa court à son discours en lui ordonnant d’en laisser la garde au père Louis-Jean. Ce dernier s’en saisit, remercia le chevalier, enveloppa consciencieusement les fioles dans un linge qu’on lui remit, les rangea dans sa boîte à malices et en verrouilla le couvercle.

Quel intérêt Arnaud pouvait-il avoir à conserver par-devers lui des fioles empoisonnées dont il ne saurait faire usage ?

 

 

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À dater de ce jour, les événements se précipitèrent bien que nous ne sachions pas encore que nous serions cloués sur l’île de Chypre jusqu’à l’automne. Par des événements imprévisibles dont nous ne mesurions pas encore la portée.

Le soir même de la remise des lettres à changer, le chevalier de Montfort nous invita dans une taverne pour fêter la réussite de notre mission. Le père d’Aigrefeuille ne se fît pas prier. La période de jeûne commençait le lendemain. Il était temps de prendre quelques réserves avant carême-prenant.

Pour la première fois depuis que nous avions quitté la citadelle royale d’Aigues-Mortes, Foulques but du vin de la commanderie. Il n’y était point habitué.

Au troisième pichet, sa langue devint chargée. Il promit de bailler à ses deux écuyers la somme incroyable de cent vingt besants d’or chacun ! Plus d’un an de solde. C’était plus que nous ne l’avions imaginé dans nos rêves les plus fous.

Était-ce l’effet de l’alcool ? Au quatrième, il n’était plus dans la capacité d’articuler. Au cinquième godet, il s’effondra sur la table. Nous dûmes le soutenir, Arnaud et moi, et l’allonger sur le lit de sa cellule dès notre retour chez les frères qui nous avaient offert l’hospitalité.

 

Le lendemain, il avait la gueule de bois et le teint cireux. Mais il était conscient. Il nous remit à chacun ce qu’il s’était engagé à nous bailler, la veille. Pour nous remercier de nos services depuis notre départ du château de Beynac.

Nous n’en crûmes pas nos yeux. Mais nous en crûmes nos mains lorsque nous soupesâmes nos bogettes. Elles craquaient de toutes leurs coutures.

Nous plantâmes là le chevalier de Montfort pour lui laisser cuver son vin en paix. Sans lui demander son avis, nous galopâmes à brides avalées vers le quartier marchand de Nicosie. Pour y faire quelques achats…

Nous en revînmes de longues heures plus tard. Arnaud, avec moult habits en soie et un superbe tapis d’Orient aux couleurs vives. Moi, avec une simple commande que je ne pourrais récupérer avant huitaine. J’avais baillé une fraction du prix et apposé mon petit sceau sur le registre marchand de l’orfèvre.

Le dimanche des Rameaux, nous fûmes priés de nous rendre auprès du roi Hugues. En grand harnois. Au lever du jour, nous dit-on d’un ton sans réplique qui nous prit sans vert.

Je remuai ma cellule sens dessus dessous à la recherche de ma cotte aux armes du baron de Beynac. Sans parvenir à mettre la main dessus. Arnaud n’avait pas revêtu la sienne non plus.

Il me pressa de nous rendre incontinent à l’invitation du roi Hugues. Nous aurions tout loisir de les chercher à notre retour. Bien que nerveux pour cause du désordre dont je pressentais Arnaud responsable, je m’exécutai et sautai en selle en même temps que lui, revêtu d’un simple pourpoint.

 

 

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Nous fûmes, Foulques, Arnaud et moi, sur la place à l’heure dite. Le chevalier nous accompagnait. Sitôt arrivés, un capitaine d’armes ordonna d’une voix cinglante :

« Gardes, saisissez la personne de ces deux écuyers ! » Avant que nous eussions pu envisager un repli stratégique, deux gardes nous saisirent les bras d’une main ferme. Je tentai de me dégager. Arnaud aussi. En resserrant leur pression, ils nous firent comprendre qu’il ne saurait en être question. Nous nous regardâmes, éberlués, mon ami et moi.

Avant que nous eussions pu échanger la moindre parole ou reprendre nos esprits que nous avions fort agités, nous fûmes conduits dans la grande salle du château. Le roi Hugues avait levé ses fesses du trône sur lequel il était assis.

« Messire Brachet et vous, messire de la Vigerie, je vous accuse du crime de sodomie. Sur la personne de… de ma bien-aimée fille Échive, la fleur de ma vie. Les mires qui l’ont examinée confirment que vous ne l’avez certes point déflorée. Mais vous l’avez sodomisée ! Pour tenter de cacher votre… votre… Le crime que vous avez commis sur sa personne royale !

« Elle n’était point consentante. Vous le savez ! Quand bien même ! Vous lui avez ligoté les poignets et les chevilles pour mieux la soumettre ! Vous l’avez bâillonnée pour qu’elle ne crie ! Vous l’avez forcée ! Elle demeure dans un état d’hébétude et de prostration depuis ce jour. Elle ne fait plus ripaille, elle ne boit plus, elle ne parle plus. Son regard est fixe, ses yeux hagards ! Vous serez châtiés pour ce crime de lèse-majesté !

— Mais, Sire, comment pouvez-vous nous accuser d’un tel forfait ? bafouillai-je. En vertu de quoi vous permettez-vous de nous accuser, messire Arnaud et moi ?

— Ne niez pas ce crime odieux, messires. Les surcots à vos armes, des surcots aux armes du baron de Beynac ont été saisis aux pieds de ma tendre Échive. Les vôtres !

« Qui aurait pu les porter ? Vous vous êtes dévêtus de clic et de clac pour commettre votre forfait ! Des serviteurs vous ont vu vous enfuir à toutes jambes, à la chaude. Nus comme des vers, je n’ai que dépris pour vous !

— Sire, c’est impossible ! Ce ne pouvait être nous ! Je vois là grande batellerie et grande piperie ! »

 

L’esprit en grand émeuvement, je me rebiquai et songeai un instant à solliciter une confrontation immédiate avec la princesse Échive. Mais le roi Hugues la déclarait hébétée et prostrée, incapable d’articuler une parole. Ou exiger une confrontation avec les serviteurs qui osaient affirmer qu’ils nous avaient reconnus. Comment pouvaient-ils m’avoir reconnu ? !

J’hésitai. Car si le coup était bien monté, c’en serait fait de nous. Sur l’instant, il me parut plus sage de s’accoiser. Pour réfléchir plus avant. Difficile quand on a le corps et l’esprit en grande agitation face à tous ces remuements.

Et si tout cela n’était qu’un rêve ? Si c’était un rêve, c’était un véritable cauchemar. J’eus soudain l’impression d’avoir déjà vécu cette scène, en d’autres lieux, en d’autres temps. Lorsque le prévôt d’armes de Sarlat, puis le sire de Castelnaud voulurent faire mainmise sur ma personne en le château de Beynac. Un an plus tôt.

Le roi ordonna d’une voix blanche et sèche :

« Gardes, mettez ces criminels hors de ma vue. Au cachot ! »

Je réalisai qu’il n’y avait point de baron de Beynac pour me protéger céans. Je me trompais. Il y avait le chevalier de Montfort. Il était devenu plus blanc qu’un poulet casher.

Il s’avança vers le roi de Chypre. Deux gardes s’interposèrent. Ils ne purent l’empêcher de rugir, tel un lion :

« Non, sire Hugues ! Ces écuyers sont sous ma protection. Je ne lèverai point ma main de dessus eux ! J’en réponds !

— De quel droit, messire Foulques ?

— Les preuves que vous rapportez contre eux n’ont point de signifiance. De simples cottes aux armes des Beynac ! N’importe qui aurait pu les dérober !

— Messire de Montfort, si tel avait été le cas, vos écuyers auraient dû signaler le vol. S’ils ne s’étaient sus coupables !

— Sire, vous savez que nous ne portons nos cottes d’armes que bien rarement en cette île. Leur disparition a pu leur échapper.

— Messire, ne portez-vous pas la vôtre, ce jour ? Alors que vos écuyers sont revêtus de simples pourpoints. Et pour cause ! La Haute Cour de notre parlement, siégeant à huis clos, jugera s’ils sont coupables du crime qui leur est reproché. Vous n’avez point d’autre droit que de vous soumettre au jugement qu’elle rendra, messire de Montfort !

— Sire, acceptez au moins d’écouter leur défense selon le droit coutumier. Au nom des usances et coutumes de notre royaume de France et du duché d’Aquitaine. Mes écuyers vous prouveront qu’ils ne sont point coupables.

— Le droit occitan n’a point valeur en nos terres d’Orient, messire de Montfort. Moi seul suis maître en ce royaume !

— Ce royaume ? Chypre, un royaume ? Ce territoire plus modeste que la comté de Pierregord ? Cette île, un royaume ? Votre emportement, Sire, montre bien que vous êtes un roi sans couronne, un roi sans terre. »

Ça me rappelait quelque chose, un roi sans terre : un certain Jean d’Angleterre ? Tout de même, le chevalier y allait un peu fort du dos de la cuiller. Mais l’heure n’était point à la saillie.

 

Le roi Hugues de Lusignan haussa le ton, non sans grandiloquence :

« Nous repartirons à la conquête de Jérusalem. Nous vaincrons comme Godefroi de Bouillon ! Nous prendrons la ville et bouterons les Sarrasins hors de mon royaume ! Une reconquista ! répondit-il (il était aussi roi de Jérusalem ; mais Jérusalem demeurait aux mains des Incroyants).

— Vous, Sire ? Seul ?

— Vous m’insultez, messire de Montfort.

— Je ne vous insulte point, Sire ! Portez votre regard autour de vous : ce sont vos chevaliers qui vous insultent. Ils festoient, boivent, se sodomisent les uns les autres mais ne guerroient point. Ce ne sont point là chevaliers de la Croix. De simples fantoches qui s’apitoient sur leur sort, se revêtent d’habits de soie, se pimplochent, se pavanent à la cour, le corps parfumé sans pouvoir masquer leur haleine fétide. »

 

En affirmant cela, Foulques de Montfort souleva un remuement digne de… digne de… je ne sais pas de quoi cet émeuvement était digne, tellement j’étais bouleversé.

Plusieurs chevaliers mirent la main sur la poignée de leur épée. Sans oser dégainer toutefois. Enfin, d’aucuns parmi eux. Parmi ceux qui portaient une épée.

« Cela suffit, messire. Je ne puis tolérer plus avant. Gardes, conduisez ces écuyers dans le cachot du donjon.

Non, sire Hugues ! Vous ne pouvez commettre telle injustice. Je demande réparation. Sire Hugues, reconnaissez-vous le droit des Croisés envers la sainte Foi, le reconnaissez-vous ? » Foulques avait repris contrôle de sa personne. Notre vie en dépendait.

« Je ne connais d’autre droit que celui que le comte de Jaffa, l’un de nos ancêtres, a codifié en ses Assises ! Chaque pays a ses coutumes et chaque individu doit y être jugé selon.

Je ne connais point vos usances, ni vos coutumes. Je refuse de m’y soumettre.

Peu importe, messire. Les écuyers Brachet de Born et La Vigerie seront déférés devant les jugeurs de notre Haute Cour dès ses prochaines assises.

« La sentence ne fait aucun doute. Elle sera exécutée dans les trois jours qui s’en suivront. Le temps pour eux de faire pénitence et de recommander leur âme à Dieu.

Sire, quelle peine peuvent-ils encourir pour un crime de lèse-majesté dont ils ne sont pas coupables ?

— S’ils sont jugés coupables et ils le seront, croyez-moi, ils seront punis de la même manière qu’ils ont péché. Ils seront condamnés au supplice du pal. En place publique !

« Pour servir d’exemples ! Pour montrer à tous qu’on ne s’attaque pas impunément à la famille d’un roi ! À la famille des Lusignan ! À la famille des rois de Chypre et de Jérusalem ! »

Le supplice du pal ? Je tournai la tête du côté d’Arnaud. Je le sentis au bord de l’epilence. Ou au bord d’un nouveau fou rire surprenant en ces circonstances dramatiques. Je lui lançai un regard suppliant :

« Tu n’as pas fait ça, au moins ? Dis-moi, tu n’as pas commis un acte aussi ignoble ? Je hurlai presque : réponds, nom de Dieu ! » Il murmura : « Je suis responsable, pas vraiment coupable ! »

En fait de réponse, il ne put retenir sa vessie. Elle lâcha et une petite flaque s’élargit lentement à ses pieds. Ses chausses, d’un bleu du plus bel indigo, prenaient une couleur de plus en plus sombre. Je fus moi-même à deux gouttes d’en faire autant. Je lançai un regard de supplique au chevalier de Montfort.

 

« Reconnaissez-vous au moins les lois de notre Sainte-Mère l’Église apostolique et romaine, Sire ? lança-t-il d’une voix haute et forte pour que tout le monde l’ouït.

— Sa loi prime sur les autres, messire. Je la reconnais céans. Le roi Hugues s’était radouci.

— Si tel est le cas, acceptez-vous de relever le défi que moi, Foulques de Montfort, chevalier banneret, je vous lance ?

— Quel défi, messire ?

— Le défi de l’honneur, Sire ! Pour l’honneur de mes écuyers. Et pour la sauvegarde du mien ! Acceptez de vous soumettre au jugement de Dieu ! Sauf pour vous à reconnaître votre erreur incontinent devant tous vos barons ici présents !

— Je n’ai point entendu votre réponse, messire de Montfort. Un défi ? Quel défi, par Saint-Christophe ?

— Le défi de vous battre contre moi lors d’un tournoi, Sire Hugues ! Je demande le bénéfice de l’ordalie ! D’un combat à mort ! Dieu seul jugera qui est coupable ou ne l’est pas, à la parfin !

— Savez-vous, messire Foulques, que ma tendre Échive, ma bien-aimée fille, est à l’instant entre la vie et la mort ? Après avoir été atrocement forcée (Plus bas : atrocement sodomisée) ? » Le roi Hugues de Lusignan exagérait certainement l’état d’hébétitude dans lequel se tenait la princesse. Montfort ne releva pas :

— Je sais, Sire. Je l’ai ouï dire (il se signa). Mais je ne puis accepter que des gentilshommes de ma suite en soient injustement tenus pour responsables. Les écuyers Brachet de Born et La Vigerie étaient près de moi, le jour où votre bien-aimée Échive fut forcée.

— Ah ? J’en doute, messire. Vous mentez pour les protéger. Les violenteurs de ma tendre et bien-aimée Échive relèvent de ma justice. Ils connaîtront le châtiment réservé aux sodomites !

— Sire Hugues, vous doutez de ma parole et m’en voyez très fort contrit. » Foulques de Montfort avait encore élevé le ton.

Avec grande braverie, il lança son gant aux pieds du roi de Chypre. Ce dernier ne broncha pas. Le chevalier surenchérit :

« Vous m’offensez grandement. Par Saint-Christophe, acceptez l’ordalie ! Sauf à commettre récréance ! »

Le mot était de trop. Pour une telle insulte, il aurait bien pu finir à dix pieds du sol, pendu au gibet ou plus probablement décolé à la hache. Et nous, empalés.

Le roi Hugues se maîtrisa. Il conserva son calme. Il fut sur l’heur plus sage qu’il n’y paraissait. Il rétorqua, en s’adressant à notre champion le chevalier de Montfort :

« Par le sang que nos ancêtres ont versé, nous sommes de même famille, messire chevalier. Pourquoi nous battre jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

— Pour l’honneur, sire Hugues ! Si vous êtes aussi du sang de ces valeureux croisés. Du sang des Lusignan ! À moins que vous ne préfériez vous complaire parmi ces fols qui s’agitent en votre cour, déguisés en femmes ou en nonnes, vêtus de soierie ? Incapables de manier la lance ou l’épée ? Sont-ils seulement encore capables de se hisser sur un destrier ? Ou bien préfèrent-ils chevaucher une haquenée ? »

Le roi de Chypre, plus attaché aux choses de la vie qu’au risque d’un jugement de Dieu, s’apazima. L’ordalie n’avait-elle pas été interdite par le concile de Latran ?

Il demanda le conseil des quelques chevaliers qui l’entouraient. Le doute envahissait visiblement son esprit mais il restait vigilant et prudent. Ne sait-on jamais. Il ne voulait pas courir les risques mortels d’un jugement de Dieu. Mais il ne pouvait point ne pas relever l’affront. Son prestige en dépendait.

Alors qu’il hésitait et temporisait, ne sachant trop quelle attitude adopter, une voix forte et gutturale s’éleva :

« Moi, chevalier Geoffroy de Sidon, relève votre défi, messire de Montfort ! Et vais rabattre votre braverie de ce pas ! »

Le chevalier de Sidon n’était point enguenillé, ni bougre ni malingre. Ou, s’il l’était, il le cachait bien. Il avait un fort accent rocailleux. Région de Grèce ou pays levantin ? Je ne sus pas alors.

 

 

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J’avais déjà remarqué ce personnage lugubre. Il se tenait sur le côté du roi Hugues. Tout près de lui mais il n’avait point pipé mot jusqu’alors. Un géant.

Il s’approcha, gifla avec violence le chevalier de Montfort et lui lança à la poitrine son gant clouté de fer. La poitrine du chevalier de Sidon arrivait à la hauteur de la tête de Foulques. Il essuya des perles de sang sur sa joue. Là où le gant l’avait atteint.

Le chevalier de Montfort était de ma taille. Un peu plus petit que moi. Geoffroy de Sidon devait bien toiser dix pouces de plus que le baron de Beynac. Je l’observai plus avant. Il portait un surcot sans manches.

 

Un front étroit sous des cheveux coupés courts, en brosse, aussi noirs que l’ébène, la nuque rasée de près de part et d’autre des oreilles. Des sourcils qui ne formaient qu’une seule ligne drue, épaisse, qui surmontaient un regard d’aigle. Des oreilles en chou-navet dont sortaient des poils, par touffes.

Des narines dilatées sur un nez écrasé. Il en sortait aussi des poils, raides comme des crins de cheval. Une bouche en lame de couteau, aussi affûtée qu’un rasoir du barbier de Beynac.

De lèvres, point. Une fente. Une simple fente. Plus étroite que celle qui filtre à travers le mézail d’un bacinet. Lorsqu’il ouvrit ce qui ressemblait à la bouche d’un cheval pour la tordre en un rictus monstrueux, je découvris des dents carnassières, plus longues que celles de ma jument, plus larges aussi. Et moins propres. Un menton proéminent, en galoche.

Un col de taureau. Des bras aussi forts que des jambons. Des avant-bras velus et puissants, si puissants que je ne pouvais distinguer les poignets tant les attaches étaient épaisses. Tel un chêne centenaire, son tronc était posé sur des jambes puissantes mais étonnamment courtes.

À voir la dimension de ses mollets, j’imaginais, sous le pourpoint, des cuisses qui devaient plus ressembler à des cuisseaux de cheval qu’à des cuisses de gazelle.

Des pieds démesurés. Il devait avoir des poulaines confectionnées à des mesures d’exception. Comme ses solerets. Tiens, les solerets ! Ils me donnaient une idée. Je devrais tenter d’en loucher un mot au chevalier de Montfort à la première occasion. Notre vie en dépendait peut-être. Las, l’occasion ne se présenta pus avant l’ordalie.

Le chevalier Geoffroy de Sidon se dressait devant le chevalier de Montfort, telle une bête de combat. Il se campait telle une bête fauve. Avant d’attaquer et de dévorer sa proie. Il aurait pu en faire des ravages contre les Godons ! À moins qu’il ne fût gascon d’origine ? Il eut mieux valu l’avoir pour ami que pour ennemi.

Peu me challait sur l’heure. Il ne s’apprêtait point à guerroyer en Aquitaine. Il s’apprêtait à écraser un roseau : le noble et courageux chevalier de Montfort qui allait tenter de sauver notre vie. Au prix de la sienne. Bien que le chevalier ait menti, me sembla-t-il : je n’avais point vu Arnaud en notre compagnie, ce jour.

Quelque chose me disait pourtant qu’entre David et Goliath… La force ne primait pas toujours. Or le chevalier de Montfort n’était point niquedouille. Il savait se battre aussi. N’était-il pas mieux entraîné que ce gorille noiraud et prétentieux ? Je ne pus cependant empêcher un frisson me parcourir le corps de la tête aux pieds. Mes gardes durent le sentir car ils resserrèrent avec force leur étreinte sur mes bras.

À la parfin, je ne donnais pas cher de la vie de notre champion. Ni de la nôtre, a fortiori. Quels que soient les talents que j’avais pu observer chez icelui lorsqu’il avait tranché du Godon avec son épée à deux mains. Lors de la bataille dans les faubourgs de la Madeleine, en notre ville de Bergerac.

Je craignais qu’il ne fût servi comme un cerf à l’hallali. Ce court sur pattes au torse de géant, à la tête de centaure, n’en ferait-il pas qu’une bouchée ?

 

Le roi Hugues de Lusignan, quatrième du nom, ordonna aux gardes qui nous avaient saisis de nous relâcher : le chevalier de Montfort répondait de nous sur sa vie.

Il précisa que nous devions être séparés et mis au secret. Bien traités toutefois. Jusqu’au jour de l’ordalie. Jusqu’au samedi qui précédait le dimanche des fêtes de Pâques. Il ponctua sa sentence sur ces mots :

« Qui a menti sera châtié par Dieu, qui a dit vrai sera établi en son bon droit. C’est là, bonne et grande justice. » C’est là justice bien expéditive, pensai-je. Passer ainsi de vie à trépas !

Devrions-nous finir notre courte vie, embrochés comme des cochons que nous n’étions pas. Que je n’étais pas ?

 

Le supplice du pal ! Embrochés du trou du cul jusqu’à la gorge ! La mort la plus indigne, la plus dégradante, la plus atroce qui soit. Pire que le supplice de la roue !

 

Mon Dieu pour un crime que moi, en tout cas, n’avais point commis.