Propter opacitatem nemorum
« En souvenir de l’opacité des lieux{i} »
Abbaye d’Obazine, en l’an de grâce MCCCLXXXI, le jour des nones de Janvier, jour de l’Épiphanie, à l’heure des vêpres{ii}.
Dans la cheminée des cuisines, de grosses bûches de chêne sec rugissaient, se fendaient, crépitaient, aspiraient goulûment l’air pour diffuser une douce chaleur. Les flammes jaunes, orangées et bleutées léchaient le bois avant de se précipiter vers l’orifice noir et glauque du conduit qui les aspirait. Elles virevoltaient plus vite que des théophores, fumaient parfois et singeaient toujours les diables rouges. Un feu d’enfer.
Les grandes voûtes d’arêtes séparées par un doubleau reposaient sur des consoles composées de quatre quarts-de-rond superposés. De rares figurines ciselées encadraient les consoles, humaient les relents de soupe au lard et aux fèves, galbaient les structures et transformaient les visages angéliques en fantômes tantôt monstrueux, tantôt béats et souriants. Les anges grimaçants du bien et du mal se livraient un combat sans merci, un combat de titans, dans un jeu d’ombres et de lumière.
Une porte donnait sur le réfectoire. Elle était fermée. Par l’autre porte entrebâillée, un courant d’air tiède filtrait avant d’être happé par l’escalier qui conduisait à la grande cave située sous les cuisines et le réfectoire des moines. Dans cette petite pièce qui jouxtait les cuisines, voûtée d’arêtes comme elle, une main fine, à l’ossature prononcée, à la peau parcheminée, grattait une feuille sur un modeste lutrin.
La plume plongeait régulièrement dans un petit encrier en étain, biffait une lettre, cerclait un mot, en soulignait un autre. Des rouleaux de parchemin jonchaient le sol, recroquevillés sur eux-mêmes en cette nuit glaciale de l’Épiphanie. Dans un coffre, quelques anciens traités des chiffres et des manières secrètes d’écrire jonchaient le sol après avoir été consultés.
Vêpres venaient de sonner au clocher octogonal de la chapelle dont les angles coïncidaient avec l’axe de la nef et du transept. Pour appeler à la prière les quelques moines qui survivaient encore dans ce pays meurtri par la guerre.
Sur le document, un récit étrange prenait vie. Il surgissait, tel Jonas recraché par la baleine. Un récit incroyable que son auteur avait cru bon de masquer sous un système complexe qui exigeait de se reporter à des chiffres et à des lettres. Un système qui s’inspirait de la méthode de chiffrement utilisée par Jules César pour acheminer ses messages diplomatiques ou militaires les plus confidentiels. Pour que personne ne puisse en prendre connaissance. Sauf un initié au plus haut degré.
La main qui tenait la plume, ce soir-là, était élue. Après avoir été sur le point d’abandonner à plusieurs reprises, elle était enfin parvenue, après neuf jours de recherches approfondies, à découvrir les clefs de cette mécanique complexe pour traduire le document en langage clair. Un texte surprenant prenait vie sous sa plume.