Que richesse, sagesse et beauté te soient données.

Mais garde-toi de l’orgueil qui souille tout le reste.

 

Salle capitulaire du krak des Chevaliers hospitaliers, plaine de la Bouquaïa (traduction de l’inscription en latin)

 

 

 

 

Chapitre 9

Escale à Tyr, à quinze jours des calendes de janvier, en l’an de grâce MCCCXLVI{xii}.

 

« Le roi est mort, messire Foulques ! Al-shah-mat ! »

Je prenais enfin ma revanche. Pour la première fois. Pour la dernière aussi. Mais ça, je l’ignorais encore ce jour-là. Le chevalier de Montfort coucha le roi noir.

« Vous avez gagné cette bataille, messire Bertrand et vous en félicite. Vive les blancs !

— Je n’y ai point de mérite ! Vous étiez plus occupé à surveiller la vigie sur le panier de hune qu’à suivre l’évolution des pièces sur l’eschaquier… »

Il était vrai que le chevalier avait déplacé ses pièces sans réfléchir, l’esprit manifestement occupé ailleurs. Au point que j’avais été obligé d’attirer son attention sur une erreur grossière de déplacement du chevalier de la fierge, indigne d’un joueur de la qualité de mon adversaire.

Si Arnaud maîtrisait les arcanes de ce jeu complexe, je l’ignorais. Nous n’avions jamais disputé de partie ensemble. Curieusement, pour avoir joué à d’autres jeux avec lui, je ne savais s’il pratiquait l’art des échecs.

Pour l’instant, il ne pouvait commenter ce tournoi. Il croupissait toujours à fond de cale. Tout au mieux aurait-il pu jouer contre lui-même. En imaginant la position des pièces sur l’eschaquier. Au risque d’en devenir fol.

 

Thunes, Alexandrie, Acre. Un bon mois déjà s’était écoulé depuis que la Santa Rosa avait appareillé d’Aigues-Mortes. Trois bonnes semaines de navigation et trois escales de deux à trois jours chacune dont nous n’avions pu profiter : nous avions toujours été consignés à bord, pour notre sûreté.

Depuis la violente tempête que nous avions essuyée aux approches de Thunes, la mer était calme, le vent faible à modéré, le froid de plus en plus vif. Nous avions essuyé quelques grains tout au plus, lâchés par un ciel gris. Nous naviguions cap au nord vers le port de la ville de Tyr. Depuis Alexandrie, le mestre-capitaine ne traçait plus sa route à l’aide de son astrolabe. Et pour cause : nous longions la côte à vue.

Lorsque la mer était calme, nous disputions, messire Foulques et moi, moult parties d’échecs pour tuer le temps. Sous l’œil attentif de frère Jean qui s’instruisait de la science du chevalier de Montfort.

Autant de parties jouées, autant de parties que j’avais perdues. Je ne devais, ma vie durant, connaître de meilleur joueur que lui. À ce jeu, tout au moins. Foulques était passé maître en cet art. Lorsque je lui avais demandé d’où il tenait cette science, il avait répondu laconiquement :

« L’entraînement, messire Bertrand, l’entraînement assidu. Comme l’exercice que vous pratiquez de mieux en mieux au poteau de quintaine ! »

À l’instant précis où le chevalier de Montfort me félicitait d’avoir gagné cette partie, victoire trop facile pour en tirer quelque gloire, le mestre-capitaine repéra une tour à feu qu’il reconnaissait, sur la côte au loin, et annonça que nous étions à environ huit milles marins de Tyr, à moins de trois heures de notre destination.

 

Foulques prit congé incontinent. Il attendait ce moment depuis notre départ. Il se précipita dans sa cabine pour se raser et faire un brin de toilette.

Il est vrai que nous avions tous une barbe récente, moins belle que celle, poivre et sel, du mestre-capitaine et du mestre de manœuvre. Plus brune, pour Foulques de Montfort, plus grise pour frère Jean, plus blonde pour moi.

Nous ne pouvions bien évidemment pas recourir à bord aux services de notre barbier. Il rasait d’autres barbes en d’autres lieux. Avec les quatre nouveaux écuyers et les six pages qu’avait recrutés le baron de Beynac, il ne devait point chômer, notre barbier préféré ! Les sentences en latin dont il ponctuait ses phrases me manquaient aussi.

La barbe d’Arnaud devait être châtain clair. Mais Arnaud était toujours en cale sèche. Sa paillasse restait vide. Le chevalier l’aurait-il oublié ? Ce serait peu dire qu’il n’avait pas apprécié d’entendre traiter de bagasse égyptienne, Joseph, le protégé de son ancêtre, le comte Philippe de Montfort.

Une heure ou deux plus tard, nous surgîmes tous les trois à peu près au même instant sur le pont et nous esbouffâmes : nous portions de légères entailles sous les oreilles et le bas du visage, encore fraîches. Le léger tangage de la nef avait rendu le maniement du rasoir, délicat et inconfortable. Et les lames étaient émoussées.

Frère Jean s’était contenté de se raser sans changer de robe. Moi aussi. J’avais changé de chemise et de chausses, mais point de surcot. Ne disposant, en ce qui nous concernait d’aucun sauf alant et venant pour pénétrer en la ville de Tyr et nous rendre au comptoir génois de la place, nous ne pouvions ni l’un ni l’autre accompagner Foulques de Montfort.

En revanche, ce dernier était à présent sanglé dans un long pourpoint gris de marchand, aux manches bouffantes et aux extrémités doublées d’une bande de fourrure de castor du plus beau bistre.

Son doublet de laine bleue était garni d’une doublure de lin blanc, fermé par des boutons d’étain. Il mettait discrètement en évidence les poignets d’une chainse qui étaient d’un blanc plus éclatant que l’amidon.

On ne disposait bien évidemment pas d’amidon à bord, mais l’eau de mer dans laquelle elle avait été nettoyée par les mousses avait déposé de fines particules de sel d’un blanc un peu raide mais du plus bel effet.

Un chaperon de feutre orné d’un écusson tissé aux armes des marchands de Gênes le coiffait avec élégance. Ses chausses rouges, nouées sous la tunique par des jarretières, s’inséraient par des pattes glissées sous les pieds dans de coûteuses bottines en cuir de veau brunes et souples.

En guise d’armes et de munition, il portait, accroché à sa ceinture, un petit cotel de table, une grosse aumônière de cuir bien gonflée, décorée et patinée par le temps, et un trébuchet, sorte de petite balance permettant de peser la valeur des monnaies en leur poids d’argent.

Bref, tout l’aspect du riche marchand génois qu’il n’était pas. Sa haute stature, sa grande noblesse, son air fendant et hautain, ses traits burinés en imposaient. En imposaient peut-être un peu trop, mais que diable, on ne se refait pas !

 

« Messire Foulques, quelle prestance ! Ces habits doivent valoir leurs besants d’or ! » m’exclamai-je, en me permettant un jeu de mots facile. Le chevalier se contenta d’esquisser un léger sourire et nous dit :

« Cette fois, nous approchons du but : la famille Al-Hâkim tient comptoir de change et de courtage en la ville de Tyr et je ne tarderai pas à récupérer le trésor de mes ancêtres ! Je possède ici le document original revêtu des doubles seings et des sceaux de Joseph et de Philippe de Montfort, qui attestent mes droits de propriété », déclara le chevalier en portant une main sur sa bourse.

— Croyez-vous, messire Foulques ? En êtes-vous vraiment sûr ?

— Évidemment, frère Jean : mes informations sont précises. En douteriez-vous ? Aux dernières nouvelles…

— Aux dernières nouvelles ? À quand remonteraient ces dernières nouvelles ?

— Cela ne vous regarde point ! » répondit sèchement le chevalier de Montfort. Puis se ravisant :

« Allons, allons, frère Jean. Ne gâtez point une aussi belle journée par des propos aussi déplacés que décourageants ! Soyez confiant. Bien qu’au fond, cela vous importe peu, n’est-il pas ?

— Pardonnez, mais cela m’importe plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je ne doute pas de l’existence de quelques biens que vous revendiquez ici-bas. Je doute seulement de l’usage qui pourrait être fait d’iceux.

— Je reconnais bien là votre esprit de charité, ironisa le chevalier, un pli narquois à la lèvre.

— Je doute aussi que ces biens se trouvent à Tyr. Les voies du Seigneur sont impénétrables, messire Foulques. Celles de notre Sainte-Mère l’Église aussi, vous savez…

— Cela suffit à la parfin, frère Jean ! Votre air innocent et vos insinuations m’exaspèrent. Ne mettez donc point ma patience à bout. Allez plutôt grabeler les articles de la foi sur d’autres terres ! À tantôt ! »

 

Le chevalier avait rugi de colère. Il nous salua avec roideur, nous tourna les talons et se dirigea d’un pas vif vers le château de proue. Moins pour surveiller la manœuvre d’accostage, qu’à la suite du mestre-capitaine, le mestre de manœuvre transmettait incontinent à coups de sifflet et à gueule bec dans le porte-voix, que pour calmer ses nerfs qu’il avait à vif. Avant de débarquer, je me tournai alors vers frère Jean pour quérir quelques commentaires sur les raisons des doutes qu’il avait perfidement laissé planer.

Mais le dominicain avait disparu de la surface du pont. Je ne devais pas le revoir avant le retour de Foulques. Le chevalier de Montfort était convaincu de son droit. Il devait déchanter. Bientôt. Tantôt. Trop tard.

 

 

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Le jour déclinait. De gros nuages noirs envahissaient le ciel. Les rayons du soleil couchant les heurtaient par moments, tentaient sans succès de freiner leur déplacement, doraient leurs contours.

Non loin de là, la cité de Tyr se parait d’ombres et de lumière au gré des nuages : tantôt ocre, tantôt grise. Elle s’assombrissait au passage d’un épais nuage, se rapprochait et brillait de tous ses feux. L’instant suivant, elle s’éloignait pour plonger dans l’obscurité avant de revenir à la lumière.

Je sentais le souffle des chevaliers aller et venir, lutter, mourir, revenir, vaincre, succomber sous le nombre au rythme des batailles gagnées ou perdues, des cités assiégées, conquises, reconquises, puis abandonnées depuis un demi-siècle.

J’entendais le hurlement de ces chevaliers qui chargeaient par échelons, des cris d’agonie, le râle des mourants de fervêtus, le déplacement grinçant et chaotique des beffrois qui montaient à l’assaut, le sifflement aigu des flèches sarrasines, le lourd feulement des pierrières.

Je voyais le sang chrétien répandu, mélangé au sang des Sarrasins. Tantôt assaillants, tantôt assiégés, souvent capturés, rançonnés ou occis. Le sang des Croyants et le sang des Infidèles avait la même couleur, la même viscosité brunâtre.

Je respirais l’odeur écœurante des corps en décomposition sur le champ de bataille. Avant qu’ils ne soient enterrés sommairement ou brûlés à la chaux. Ô Jérusalem !

 

Le froid mordait sous un ciel de plomb lorsque les deux canots, de retour, furent hissés à bord, emboîtés dans la chaloupe et solidement arrimés sur le pont de la nef.

Sans me jeter un regard, le chevalier Foulques de Montfort, un peu voûté, les traits tirés, le corps grelottant (nous approchions des fêtes de la Nativité), se dirigea vers sa cabine.

À voir son air abattu, sa figure lasse et ses mains vides, je me gardai bien de l’interpeller. J’avais compris que la fortune n’avait pas été au rendez-vous, ce jour. Il rentrait bredouille. Échec et mat ! Plus d’un mois pour en arriver là ! Échouerai-je aussi dans ma propre conquête d’Isabeau de Guirande ? Dieu seul le savait.

Le soir tombait à présent. Le chevalier m’avait rejoint dans la pièce du mestre-capitaine. Il avait quitté ses habits de riche marchand génois pour revêtir son pourpoint, son surcot et ses bottes de tous les jours.

Il s’assit en face de moi. Nous étions seuls. Il leva sur moi des yeux de chien battu. Dieu, que son regard était triste. J’en eus grand’peine pour lui. Il ne dit mot. Il savait que j’avais compris.

Je baissai les yeux pour écraser une larme amère. En un geste inattendu, il me prit la main qu’il serra dans la sienne un bref instant. Je relevai la tête. Il ôta sa main, ses yeux brillaient. J’éprouvai de la pitié pour ce fier chevalier qui, par ce simple geste, avait baissé la garde et s’avouait vaincu par le sort.

« Je compatis, messire Foulques. Je compatis. Mais tout espoir est-il perdu ? »

Après un instant de silence, il me confirma :

« Oui. Je suis ruiné. Plus ruiné que forteresse humiliée.

— Non ! » affirma une voix péremptoire. Une voix forte que nous reconnûmes aussitôt nous parvint du haut de l’écoutille qui donnait accès au carré. Celle de frère Jean.

 

Nous vîmes d’abord des souliers à l’apostolique écraser les marches de l’échelle. Puis des chausses blanches, suivies d’une robe de même couleur. Puis les pans d’un mantel noir, qui dansaient d’un côté à l’autre, se balançant au rythme de la descente.

Le mantel à capuchon était rabattu sur les épaules à hauteur du col. À la ceinture, une boîte à messages en forme de chilindre, garnie de cuir noir. Les plis de la robe étaient amples, mais la bedaine de frère Jean avait dégonflé comme par enchantement, comme un ballon de baudruche qu’on pique et qu’on crève.

Frère Jean n’en finissait pas de descendre. Il paraissait soudain plus grand. Son visage était encore masqué par le chevêtre qui enchâssait l’écoutille. Il descendit lentement les dernières marches.

Le moine rubicond et bedonnant avait fait place à un homme de belle stature, aussi roide qu’un inquisiteur, à la tonsure parfaite. Ses yeux gris se posèrent sur nous. Foulques de Montfort l’accueillit sans aménité :

« Diable, que faites-vous là en cet accoutrement, frère Jean ? Auriez-vous jeûné pour dégonfler à ce point ?

— Je viens grabeler les articles de votre ignorance ! Ceux du bonheur aussi. Le bonheur des pauvres gens que notre Sainte-Mère l’Église protège, dans leur immense désarroi. À qui vous allez pouvoir venir en aide en leur portant assistance et secours.

« Quant à ma bedaine, sachez que nous avons coutume de porter certains habits sous notre bure. Lorsque nous n’en avons pas l’usage. Ne sauriez-vous pas que les pères et les frères dominicains vont par tous les temps, sur tous les chemins, prêcher la bonne parole ? Sans porter sur leur bâton de pèlerin, des impedimenta superflus ? Ma bedaine était gonflée de ces habits. De ces habits, tout simplement. »

Le chevalier avait retrouvé sa fierté et son air fendant. Il se leva et le morgua de haut :

« Porter assistance et secours à de pauvres gens ? De quel droit, en vertu de quelle ordonnance venez-vous me dicter ma conduite, à la parfin ?

— En vertu de l’ordonnance promulguée par Papa Nostro, messire Foulques.

— Je ne connais qu’un seul père pour me dicter ma conduite. Le mien. Et il repose en paix.

— Ah ? Seriez-vous renégat ? Voilà de bien graves paroles dont vous ne mesurez peut-être pas céans, la portée : elles sont passibles d’excommunication. Point de sacrement, point de sépulture, point de fréquentation des lieux du culte. L’excommunication, c’est la relégation ici-bas et la mort de la vie éternelle, là-haut ! Vous ne l’ignorez point, je pense, messire Foulques ?

— Abrégez votre sermon, frère Jean et venez-en aux faits !

— Un autre ton, chevalier, je vous prie. Vous parlez au père Jean, Louis-Jean d’Aigrefeuille, messager de Notre Saint-Père le pape Clément.

— Légat du pape ! ? dit le chevalier en ricanant. Vous ne portez ni le chapeau ni l’habit d’un légat pontifical. Vous seriez-vous exposé plus que de raison au soleil ?

— Habitus non facit monachum, sed professio regularis. L’habit ne fait point le moine, mais témoigne d’une pratique continue. Brisons là, chevalier. Je suis le père dominicain Louis-Jean d’Aigrefeuille, aumônier général de la Pignotte, Elemosina pauperum, l’Aumônerie des pauvres à la cour du Souverain pontife.

« Je dispose de tous les pouvoirs, signés par la Chancellerie pour mener cette affaire comme je l’entends. Vous en prendrez connaissance dans quelques instants, déclara-t-il en tapotant sa boîte à messages.

« J’ai aussi pouvoir d’inquisition. Or donc, mettez-vous à genoux incontinent, messire Foulques, que je vous donne ma bénédiction, au nom du Saint-Père, en signe de pardon et de rémission pour vos paroles insolentes.

« Si toutefois vous souhaitez recouvrer vos biens, messire, et ne point comparaître devant les auditeurs de la Rote. Dans le meilleur des cas. À moins que je ne décide de vous assigner à comparaître devant le tribunal de la sainte Inquisition où vous pourriez être jugé coupable d’hérésie. Avant d’être brûlé vif sur le bûcher ! »

Le père Louis-Jean ne plaisantait plus. Son regard était devenu gris clair, froid, dangereux. Le chevalier le comprit incontinent. Outre ses fonctions à la cour pontificale, le dominicain jouissait d’un privilège inquisitorial, bien plus terrible qu’une excommunication. Personne ne s’aviserait d’encourir une comparution devant le tribunal de la sainte Inquisition. On savait toujours dans quel état on y entrait. Jamais dans quel état on en sortirait.

Je demandai au Père d’Aigrefeuille de partager le bénéfice de sa bénédiction avec le chevalier de Montfort. Il approuva d’un geste de la main et nous mîmes tous deux un genou au sol.

In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti…

« À présent, relevez-vous, messires, et prenez place séants. Nous ne serons pas dérangés par le mestre-capitaine. Je me suis arrangé pour qu’il soit occupé ailleurs. Nous avons à parler. À parler sérieusement. Un mousse nous apportera un léger souper dans quelque temps. »

 

Je me levai et m’apprêtai à quitter la place. Les confidences du père Louis-Jean d’Aigrefeuille ne me concernaient point.

À mon grand étonnement, il m’invita à rester en qualité de témoin, sous l’œil désapprobateur du chevalier qui n’approuva qu’à contrecœur d’un signe de tête.

Je pris donc place sur le siège boulonné en face du père Louis-Jean et à la senestre du chevalier. J’ouvris toutes grandes mes écoutilles individuelles et portatives.

« Messire Foulques, votre fortune est faite. Sous certaines conditions, toutefois… » Le père dominicain avait l’intention de mener le débat, cette fois.

Au moment où Foulques de Montfort allait ouvrir la bouche pour parler, il nous fit comprendre de façon très explicite qu’il ne souffrirait aucune interruption, sauf à répondre à ses questions. Comme le sultan Turan-shah, pensais-je. J’espérais qu’il ne finirait pas comme lui, pour autant…

Le visage du chevalier était plus blanc qu’un navet. Il resta de marbre, la mâchoire crispée, ses yeux rivés sur celui du père dominicain. Ce dernier soutenait son regard, apparemment sans gêne aucune.

Frère Jean avait cédé la place au père Louis-Jean d’Aigrefeuille, doté de terribles pouvoirs. La flamme du bûcher dansait dans les yeux du chevalier. Il se tint coi. Le père Louis-Jean était devenu notre nouveau maître à tous deux. Un maître investi d’une mission pontificale.

 

Le dominicain me pria d’allumer les lampes à huile, détacha la boîte à messages qu’il portait à la ceinture, la posa sur la table, en ouvrit le couvercle à l’aide d’une petite clef en forme de croix papale et en sortit un rouleau de parchemin avec moult précautions. Il me le tendit en m’enjoignant :

« Messire Brachet, vous êtes mon témoin. Et celui de messire Foulques. Observez le ruban pourpre qui entoure cette minuta et la cire du grand sceau de la chancellerie pontificale, je vous prie, avant que le chevalier, ici présent, ne le rompe. »

Je me saisis délicatement du précieux rouleau. À la lumière vacillante de la lampe à huile, le nom du clerc convers, le bullateur qui avait cacheté le parchemin, était gravé sur la cire et sous l’effigie de notre pape, Clément le sixième. J’en ressentis une forte émotion.

Le père d’Aigrefeuille, aumônier général de la Pignotte, me laissa examiner le sceau à loisir. Après quoi, je lui rendis le rouleau. Il le tendit au chevalier de Montfort en le priant de décacheter le document. Ce dernier ne put s’empêcher de l’examiner à son tour avec attention avant d’en briser le sceau, de dérouler le parchemin et de le poser sur la table. Le rouleau contenait en fait deux parchemins.

L’aumônier général se saisit du second, le roula et le remit dans sa boîte à messages. Il déroula le premier parchemin, posa lui-même des galets aux quatre extrémités pour nous permettre une lecture à plat.

Je m’approchai du chevalier, à le frôler. Je le sentis plus tendu que la corde d’un arc par temps sec. Ce n’était pourtant pas le cas. L’humidité envahissait l’intérieur de la cabine. Dehors, la pluie martelait le pont de la nef.

La minute pontificale, un document original et secret que nous avions sous les yeux, portait de senestre à dextre les seings et les sceaux du secrétaire pontifical qui l’avait rédigé (et non ceux d’un simple scriptore papae, nous précisa le prélat), ceux du moine convers agissant en qualité de clerc correcteur, du clerc notaire et celui du cardinal, vice-chancelier de la chancellerie apostolique. L’affaire était grave.

Notre aumônier des pauvres avait croisé les mains sur sa robe, sur son ventre devenu plus plat qu’une limande. Il scrutait nos réactions avec la plus grande attention. Nous lûmes, Foulques et moi, le document qui était rédigé en latin. Avec une attention toute religieuse.

En résumé, il y était stipulé que le porteur de la présente renonçait de façon irrévocable à contester le fond ou la forme de la présente minute et s’engageait à partager de façon équitable les biens qui faisaient l’objet du décompte, soit environ quatre-vingt mil besants d’or, dans l’ordre ci-dessous :

 

I. Le dixième à ceux qui en avaient assuré la garde, pour les dédommager de leur conservation en bon père de famille ;

II. Une moitié de la somme encore disponible à l’Aumônerie générale de la Pignotte, pour le service des pauvres, des miséreux et des malades pris en charge par icelle ;

III. Sur le solde, la moitié reviendrait au baron de Beynac pour le “remercier” des avances qu’il avait consenties à l’intéressé pour lui permettre de financer son entreprise outremer.

 

En lisant cet article, le chevalier faillit s’étrangler en déglutissant sa propre salive. Il s’écria :

« Ce document est une contre-lettre inacceptable ! Il n’existe point détournement aussi félon ! Je suis certes redevable envers le baron de Beynac des débours qu’il a baillé par avance pour m’aider à entreprendre ce voyage, mais de là à partager… à partager quelque chose qui n’existe probablement plus ou que des esprits graveleux et dispendieux auront dilapidé en d’autres temps, il ne saurait en être question ! Je refuse tout à plat ! »

Le chevalier s’était levé, en grande colère. Un tempérament sanguin, peut-être. Le père Louis-Jean lui susurra d’une voix calme où sourdait toutefois une menace à peine voilée :

« Messire Foulques, restez séant et prenez la peine d’en lire la suite plus avant. Et de faire quelque arithmétique : cette contre-lettre, comme vous le dites fort bien, vous rapporte plus que vous n’en espériez.

« Près de dix-huit mil livres tournois, alors que vous n’en attendiez que quinze mil au mieux, une fois que vous vous seriez acquitté de votre dette de cinq mil livres tournois, si je ne m’abuse, envers votre suzerain, le baron de Beynac… »

On reconnaissait bien là l’aumônier ; il connaissait son dossier, il prêchait la charité mais disposait des prébendes et des oboles. Moi, j’avais déjà lu la suite et je sentais que, quelque part, le chevalier ne tarderait pas à se soumettre à l’autorité pontificale.

Il se verrait bailler une somme de trente-six mil livres tournois (il me sembla que les yeux du chevalier sortirent de leurs orbites lorsqu’il lut cette phrase ; ses pupilles durent cependant se rétrécir l’instant suivant), à charge pour le bénéficiaire de tenir les engagements susmentionnés sous peine de comparution devant les auditeurs de la Rote.

Contrairement à ce que je pensais, le chevalier ne s’avoua pas vaincu pour autant :

« Admettons, père d’Aigrefeuille, mais…

— Appelez-moi Louis-Jean.

— Mon père, tout cela est fort beau. En admettant que j’accepte d’honorer ce document et porte mon sceau sur ce parchemin, il n’y est point fait mention du lieu où je pourrais rentrer en possession de ces biens. Au fond, je vais vous dire ce que je pense : tout cela n’est que batellerie ! »

Le chevalier s’emporta à nouveau et balaya le parchemin d’un violent revers de la main. Il chut au sol et les galets qui le maintenaient à plat furent projetés à dix pas. L’un d’eux ricocha sur l’épontille fixée à la cloison. Il heurta une demi-dame-jeanne d’eau-de-vie. Si elle s’était brisée, son contenu se serait répandu sur le sol en exhalant de doux effluves de prune. Par un fait du hasard, la nef prit soudain une gîte considérable.

Je me levai en titubant pour ramasser le parchemin et les galets, lorsque l’aumônier général trancha d’une voix douce que démentait son regard acéré :

« Messire de Montfort, veuillez saisir ce parchemin là où votre humeur l’a laissé choir ! »

Après un instant d’hésitation, sous la pression du regard glacial que posait sur lui le père dominicain, le chevalier obtempéra, se leva, tituba à son tour et remit la contre-lettre sur la table, sans les galets.

Le parchemin reprit sa position naturelle et s’enroula sur lui-même. L’aumônier général s’en saisit :

« Merci. Je détiens là un autre parchemin qui indique le lieu exact où vos biens ont été gérés depuis l’anno Domine mil deux cent soixante-dix, dit-il en tapotant sa boîte à messages. Ils valent, ce jour, quatre-vingt mil besants d’or sarrasinois.

« Avant de vous le montrer, je vous prie de bien vouloir apposer votre seing et votre sceau sur la minute, ainsi que messire Bertrand. Alors, messire Foulques, votre décision ?

— Soit, mon Père, je vois là moult remuements, mais je m’incline.

— Bien messire, bien. Vous avez recouvré la raison. »

 

Le chevalier venait de se rendre, en effet, non sans feindre une grande fâcherie. Mais il n’était point sot. Au fond, il valait mieux recevoir dix-huit mil livres tournois, que d’être occis en terre d’Allah. Ou conduit sur le bûcher.

D’un rapide calcul, il résultait que le gardien du trésor des Montfort estourbirait huit mil livres, l’Aumônerie des pauvres glisserait trente-six mil livres dans ses caisses, soit la moitié du solde. À parité de change entre les besants d’or et la livre tournois.

Mais le plus grand gagnant dans ce partage serait le baron de Beynac. Il se verrait remettre par le chevalier une somme équivalente à celle que ce dernier recevrait, soit dix-huit mil livres tournois, alors qu’il n’en avait baillé que cinq mil… L’opération avait été finement et secrètement négociée. Et rondement menée.

 

Le père d’Aigrefeuille sortit de sa boîte à messages un petit encrier de poche, une plume et un récipient en cuivre dont la circonférence était à peine plus large que celle d’une hostie. Je crus qu’il voulait nous administrer le sacrement de la communion. Le récipient contenait de la cire qu’il réchauffa sur la flamme de la lampe à huile.

Nous saisîmes la plume que nous trempâmes à tour de rôle dans l’encrier pour apposer notre seing sur le parchemin. Le père aumônier versa ensuite deux cachets de cire molle, et de l’index invita le chevalier à sceller son accord à l’endroit qu’il lui indiqua.

Je retirai de mon doigt l’anneau qui portait mon sceau pour faire de même. La cire s’écrasa. Le parchemin était de bonne qualité. Il frémit un peu mais ne grésilla point.

« Voyez-vous, messire Bertrand, il n’est point nécessaire de retirer sa bague pour apposer son petit sceau, insinua-t-il en pliant sa main pour écraser ses armes sur le troisième cachet de cire. Cela peut éviter bien des malheurs si, par le plus grand des hasards, vous veniez à l’égarer. N’est-il pas ? » surenchérit-il en me lançant un regard appuyé et perçant.

Je baissai les yeux et me signai. Quel diable de moine pouvait avoir connaissance de telles choses ?

L’aumônier général plia la minute pontificale in octavo et la brandit en me disant :

« C’est à vous, messire Bertrand, que revient le privilège de conserver ce document en sûreté. Il supporte d’être mis en plis. Comme vous avez pu le constater, le parchemin utilisé par la Chancellerie pontificale est de bonne qualité.

« Prenez-en grand soin. Si vous veniez à le perdre, personne ne pourrait rentrer en possession de ce qui revient à chacun des bénéficiaires. Il en va d’ailleurs de même de l’acte dont messire Foulques est porteur, et du troisième document dont je vais vous donner lecture et que je conserverai dorénavant par-devers moi.

« Or donc, aucun fonds ne pourra être baillé sans que soient présentés simultanément les trois parchemins. Cette clause particulière est précisée sur l’acte que je vais porter à votre connaissance à présent que les formalités requises ont été accomplies. Et ne regrettez rien, messire Foulques. Votre obole aidera l’Aumônerie des pauvres à financer son activité charitable.

« Nous distribuons entre six mil et trente mil petits pains par jour aux plus démunis, plus de quatre cents repas complets aux plus miséreux : des bouillies de pois et de fèves, un quart de livre de fromage, du poisson ou une demi-livre de mouton ainsi qu’une mesure de vin, sans compter les trois cents tuniques dont nous revêtons, chaque mois, les plus misérables…

— J’ignorai l’existence d’une Aumônerie des pauvres. À fortiori, qu’elle administrât une telle œuvre de charité. Veuillez pardonner, père Louis-Jean, mon incrédulité. Mais tout de même, le baron de Beynac ! Il n’est point seigneur plus pécunieux que lui. Peut-être aurait-il pu modérer quelque peu ses exigences !

— Vous savez bien que ce ne sont pas les gentilshommes ou les bourgeois les plus riches qui sont les plus généreux. Sinon ils ne seraient point aussi pécunieux.

« Cependant, vous n’êtes point sans savoir que le baron de Beynac distribue aussi de généreuses oboles à ses sujets lorsqu’ils sont en grande misère, suite à mauvaise récolte ou en raison de quelque epydemie.

« En outre, le baron de Beynac entend peut-être quelques projets dont nous ignorons tout… glissa-t-il, en me jetant un coup d’œil dont je ne compris pas le sens sur l’instant.

— Pour sûr, nous les ignorons tous deux, messire Bertrand et moi, mais vo… »

Le chevalier ne termina pas sa phrase. Juste à temps. Au moment où il allait exprimer des doutes sur l’ignorance du moine. Le père d’Aigrefeuille feignit de ne pas avoir saisi l’allusion. Il glissa deux doigts dans sa boîte à messages, se saisit de l’autre parchemin, et nous donna lecture de plusieurs nouvelles plus stupéfiantes les unes que les autres.

 

 

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Tout d’abord, et ce n’était pas la moindre, Joseph avait confié son trésor à la garde des chevaliers de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem.

À charge pour eux de le fructifier puis d’en faire remise, à sa mort, au comte Philippe de Montfort ou à ses héritiers. Il y était conservé et administré par le trésorier de la commanderie de Tyr, depuis l’an de grâce 1270, à seize jours des calendes de septembre, c’est-à-dire depuis le 16 août.

Le parchemin ordonnait au trésorier de la commanderie hospitalière sise à Châtel-Rouge, sur l’île de Chypre, de remettre aux porteurs des documents trois lettres, dites à changer.

L’une au bénéfice de l’Aumônerie des pauvres en la cour pontificale qui résidait en Avignon ; l’autre au bénéfice du baron Fulbert Pons de Beynac, sire de Commarque, et la troisième au profit de l’aîné de cette branche de la famille des Montfort s’il se présentait et soumettait le prime acte original signé par Joseph Al-Hâkim et le comte de Montfort.

Le chevalier Foulques détenait cet acte. Le porteur devrait, outre cet acte, soumettre deux autres minutes. La présentation des actes devait être faite avant le jour de l’Assomption de l’an 1347. Faute de quoi les fonds demeureraient la propriété définitive de l’Ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem.

Après un examen attentif et la vérification de l’authenticité des sceaux et des seings, tel qu’il était stipulé dans l’un d’entre eux, la minuta apostolica, établie par la chancellerie pontificale, le trésorier avait ordre de bailler les fonds.

La nouvelle la plus ahurissante, la plus incroyable, le père d’Aigrefeuille nous la livra lorsqu’il annonça les noms et qualités des signataires : le chevalier Gilles de Sainte-Croix, commandeur de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem pour l’Aquitaine et la Saintonge, monseigneur Arnaud de Royard, évêque de Sarlat, et monseigneur Guillaume d’Aigrefeuille, frère du père Louis-Jean et évêque représentant le cardinal, grand pénitencier à la cour pontificale, en mission en Aquitaine. Le tout était rédigé et scellé en l’an de grâce 1345, à quatre jours des nones de mars, soit le 3 mars.

 

L’affaire avait été chaude, puis croustillante. Au fond, elle ne m’avait guère concerné jusqu’alors. À l’annonce de ces noms, je devins blanc comme un linge.

Je revivais, comme un mourant, paraît-il, au moment où il croit passer de vie à trépas, une succession d’images plus rapides qu’un coursier au galop. Ces souvenirs m’avaient profondément meurtri. Ils se bousculèrent dans ma tête. Ils avaient bien failli me coûter la vie.

Mes visites au sire de Castelnaud de Beynac et au forgeron des Mirandes. Notre repas en la taverne du village. Mon arrestation par le prévôt de Sarlat. Ma mise en sûreté dans l’antichambre de la librairie, la planche du salut, la visite de Marguerite. La décollace du forgeron, considérée comme accidentelle. La tentative du sire de Castelnaud de faire, à son tour, mainmise sur ma personne. La proclamation de mon innocence lors de l’office de l’Ascension. Ma conversation avec le seigneur Thibaut de Melun dans la citadelle de Camp’réal après la chute de la bastide royale du Mont-de-Domme. Le franchissement des souterrains du château, l’attentat dont René le Passeur avait été victime… Le destin me rattrapait toujours derechef.

Me serais-je égaré sur le mobile à l’origine de l’assassinat du chevalier de Sainte-Croix ? Sur l’impunité du véritable criminel, après la pendaison sommaire d’un routier au Bois des Dames ?

Certes, un routier de plus ou de moins, cela n’avait guère d’importance. Ces gens n’avaient ni foi ni loi. Puisse Dieu avoir pitié de leur âme. L’affaire avait été classée, archivée, et ma bague, restituée. Mais le meurtrier ne courrait-il pas encore ?

Le sire de Castelnaud n’avait-il pas tenté, en tuant ou en faisant tuer ignominieusement le chevalier de Sainte-Croix, faire d’une pierre deux coups et me faire porter le chaperon pour ce crime crapuleux ? Pour me faire pendre au gibet du Mont-de-Domme ? Pour m’éloigner d’Isabeau de Guirande ? De ma quête du Graal ? ? ?

 

Réveillez-vous, sombres heures de la nuit,

La mort revient comme un corbeau noir,

Ses ailes, avec l’écho de minuit,

Se confondent en un triste territoire.

 

Le souffle de l’air pressentant malheur,

Est devenu lui-même l’âme de la peur,

Car la porte des ténèbres s’est ouverte,

Libérant ce vent qui veut notre perte.

 

Engourdi par la morsure du froid,

Le cœur de la vie s’est arrêté.

Le mal creusant un couloir étroit,

Dans une cage nous retient prisonniers.

 

Je sais pourtant que veille une lumière,

Notre espérance, c’est son fragile foyer

Que tentent d’étouffer des mains de fer

Dans un funèbre combat sans pitié.

 

Si un doute subsistait encore en moi, à mon corps défendant, sur l’improbable culpabilité d’Arnaud, je l’abandonnai incontinent : comment aurait-il pu être tenu au courant de ces accords confidentiels, négociés en secret dans la profondeur d’obscurs cabinets ? Une seule chose était sûre. La cour du Souverain pontife était omniprésente dans notre vie et toute puissante pour nous inciter à prendre les bonnes décisions.

 

 

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Le chevalier de Montfort, vers qui je me tournai à défaut de pouvoir le faire vers mon ami, Arnaud, qui gisait toujours à fond de cale, était passé du gris au vert comme un vieux chêne au printemps. Mais nous n’étions qu’en hiver. La pluie martelait toujours le pont.

D’autres raisons étaient, contrairement à ce que je crus penser, à l’origine de ce changement de teint :

« Mon père, serait-ce à dire que le baron de Beynac et moi-même ne recevrons, le moment venu, que quelques bouts de parchemin en guise d’écus sonnants et trébuchants ?

— Messire Foulques, vous êtes de la vieille école. Croyez-moi, le baron quant à lui, s’en accommodera fort bien. C’est un grand seigneur. Il est mieux averti que vous des affaires de finance et il en maîtrise les us et coutumes.

« Il est temps de vous mettre à la mode, messire chevalier : vous recevrez des mains du trésorier de l’Ordre de l’Hôpital des lettres dont le change sera assuré par les services dépensiers de la cour pontificale, moyennant une modeste contributio ad limina, pour vous acquitter des droits de chancellerie, et d’un modique pallium au profit de l’évêque de Sarlat.

« Vous serez exonéré de décime et de subsides curatifs, bien que la chancellerie et ses questeurs eussent été en droit d’en revendiquer le bénéfice eu égard à l’urgence de la situation… » affirma-t-il très pince-sans-rire.

 

Le chevalier ne riait point. Il s’escumait à grosses gouttes. Il voyait sa fortune se réduire comme une peau de chagrin. Mais il avait apposé son seing et son sceau. Aurait-il d’ailleurs pu négocier une affaire montée de main de maître et parfaitement ficelée d’avance ? Le père d’Aigrefeuille le rassura :

« Les routes sont dangereuses. Le son des pièces d’or ou d’argent, lorsqu’elles s’entrechoquent dans une bougette, attire l’ouïe et suscite bien des convoitises sur terre ou sur mer. Or en l’espèce, point d’espèces mais des parchemins de grande valeur qui ne sont point monnayables ailleurs qu’en Avignon. Les pirates barbaresques qui hantent ces détroits, savent-ils seulement lire le latin ?

« Lorsque nous serons rendus, il vous sera baillé leur contre-valeur en florins pontificaux si vous le souhaitez. Bien que vos routes soient peu sûres : les routiers qui sévissent sur vos chemins n’attendent qu’une occasion pour s’emparer du moindre écu au péril de la vie d’autrui.

« Mais soyez rassurés, messires, pour différentes raisons dont je n’ai point à faire état. Vous serez accompagnés, tout au long de la route qui vous mènera du fort Saint-André au village de Beynac, par une escorte de gardes pontificaux et royaux. Ils répondront de votre sécurité. Et de la bonne fin de cette belle mission.

— Serez-vous de ce voyage, mon père ? lui demandai-je.

— Hélas, non. Je devrai reprendre ma charge au service des pauvres. Et veiller au bon usage qui sera fait de la généreuse offrande dont nous gratifie messire de Montfort. Fonction oblige. Elle pèse parfois bien lourdement sur mes frêles épaules », dit-il non sans humour, en bâillant discrètement et en nous souhaitant le bon soir.

Un discret sourire plissa la commissure de ses lèvres. Le chevalier ne fut pas dupe, mais il s’accoisa. Il attendrait sa revanche. Le moment venu. Il avait été tenu en échec mais n’était point mat, croyait-il alors.

 

 

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Morphée me berçait dans ses bras lorsque j’entendis la vigie hucher à gueule bec : « Panico generale ! Panico generale ! Trirème sur bâbord ! »

Arnaud et moi, réveillés en sursaut, basculâmes de nos châlits articulés, enfilâmes un surcot, chaussâmes nos heuses, bouclâmes notre ceinturon, saisîmes notre écu et nous précipitâmes sur le pont. Foulques de Montfort s’y tenait déjà, la main sur le pommeau de son épée :

« Une trirème fonce sur nous par bâbord avant, nous informa-t-il, impavide. Impossible de distinguer son pavillon pour l’instant. Le mestre-capitaine redoute une attaque des pirates barbaresques. Il a ordonné de prendre le branle. Attendons ses ordres et préparons-nous à repousser un abordage. Cette trirème est terriblement rapide et surgit de nulle part. »

Arnaud et moi écarquillions les yeux. Pour ma part, je ne distinguai qu’un vague reflet dans le soleil levant.

« Des pirates ? Nous allons les tailler en pièces ! s’écria Arnaud en desforant son épée d’une main, l’autre plaquée sur le fourreau.

— Que Dieu vous entende, messire Arnaud ! Les pirates, lorsqu’ils prennent un navire marchand, ne font point de quartier, m’a-t-on dit. La mort au mieux ! La captivité au pire : leurs rameurs sont certainement des chrétiens capturés et réduits à l’esclavage ! Mais on ne survit guère longtemps à bord de ces drômons. » Le visage d’Arnaud se rembrunit.

L’homme de barre s’inquiéta vivement. Il en fut de même du mestre de manœuvre qui s’adressa au mestre-capitaine en ces termes, d’une voix aux accents de désespoir :

« Cap’taine, par ce temps de curé, nous sommes encalminés ! Le navire n’est pas manœuvrant ! Nous ne filons pas un demi-nœud !

— Per Neptuna, je le vois bien ! Arbalétriers, sur le panier de hune ! commanda le mestre-capitaine. Armez la bouche à feu sur bâbord arrière !

« Vous, messire de Montfort, tenez-vous sur le château de proue avec vos écuyers ! Parés à repousser l’abordage de ces mécréants !

— Sur le château de proue ? C’est pure folie ! Les pirates vont investir le sabord à dix contre un. Sans arc ni flèche, nous serons impuissants à les repousser ! Nous allons nous faire tirer comme des lapins ! Il faut remparer les lisses ! » se lamenta le chevalier de Montfort.

 

La trirème glissait sur la mer, dans le soleil levant. On entendait maintenant le martèlement du tambour qui imposait leur allure de nage. La galée barbaresque fendait la surface de l’eau, droit sur nous, par bâbord avant.

« Arbalétriers parés à tirer, cap’taine ! Bouche à feu en position sur le gaillard d’arrière par bâbord ! ! !

— Préparez les grappins ! Distribuez à l’équipage les haches d’abordage !

— Protégez la bordée par des targes, mestre-capitaine ! Pour permettre à vos hommes de s’abriter si ceux d’en face décochent des flèches ! Pour l’amour du ciel ! Et préparez des seaux d’eau pour éteindre les feux ! » tenta de se faire entendre messire Foulques.

— Messire, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Le maître, ici, c’est moi ! rugit le capitaine. Un rictus tordait sa bouche. Nous n’avons point de targes ! Ni d’ordres à recevoir d’un seigneur étranger !

— Nous serons seuls, mes amis. Cela risque d’être pire que la bataille des Vénètes ! En moins grandiose. Notre mestre-capitaine est plus habile à manœuvrer par gros temps qu’à briser un assaut. À la grâce de Dieu ! À nous trois, nous en valons bien trente ! nous exhorta le chevalier.

— Mais ils sont peut-être dix fois plus nombreux ! m’écriai je, un tantinet inquiet.

— Peut-être, et alors ? Notre victoire n’en sera que plus belle ! Restez quiet ! Observez l’adversaire ; voyez ses faiblesses et soyez prompt à réagir, à vous battre sans jamais douter de votre courage ! »

 

Les mains en visière au-dessus des yeux, éblouis par le soleil, nous distinguions à présent le pavillon qui flottait en haut d’un mât unique, voile ferlée : de sable à la tête de mort d’argent et à deux sabres passés en sautoir sur croissant de lune aux mêmes. Il n’y avait plus de doute sur les intentions de nos visiteurs.

Leurs trois rangées de rames plongeaient et pourfendaient l’eau en suivant les battements endiablés et de plus en plus rapides, du tambour qui commandait l’allure. Une allure de charge.

Le ciel était d’un bleu délavé, la mer d’un calme plat. Les pirates bénéficiaient de trois avantages sur nous : la position du soleil, l’avantage de la rame sur la voile par temps de curé, et le nombre. Malgré la froidure, je sentis des gouttes de sueur de plus en plus nombreuses perler sur ma nuque, mouiller mes aisselles et ruisseler dans mon dos.

Nous entendions à présent les claquements secs des coups de fouet que les gardes-chiourme distribuaient généreusement sur le dos des esclaves. De plus en plus forts. De plus en plus proches

Sur la nef, un coup de sifflet déchira l’air, suivi d’un ordre de changement de cap et d’une question inquiétante :

« La barre sur bâbord ! Parés à être éperonnés ! Le mestre-charpentier est-il à son poste ?

Paré à calfeutrer, cap’taine. Mais à quoi bon ? Nous allons tous périr ! Les barbaresques sont trop rapides et trop nombreux ! hoqueta le mestre de manœuvre. »

 

Un gigantesque éperon d’acier, forgé comme un harpon, fendait les flots à l’avant de la ligne de flottaison de la trirème, à moins de cinq ou six bordées.

Des boules de feux grégeois, projetées par des catapultes, s’abattirent sur nous, suivies par des nuées de flèches. Je jetai un œil sur le pont. Une douzaine de marins agonisaient. Sur le panier de hune, les trois arbalétriers avaient disparu. Ils gisaient désarticulés, en contrebas, une flèche ou deux fichées en pleine poitrine.

Des brandons mordaient déjà les haubans, enflammaient les voiles, la mâture et le pont. Des matelots gesticulaient en tous sens pour tenter d’éteindre avec des couvertures le feu qui se propageait partout. Une nouvelle grêle de flèches les cloua au sol.

« Bombarda ! Allumez la mèche ! Feu ! »

Nous portâmes instinctivement les mains à nos oreilles, espérant un miracle. Nous n’avions encore jamais vu de pot-à-feu. Nous étions attentifs, émerveillés à l’idée de découvrir l’efficacité de ce tout nouvel engin d’artillerie dont nous avions seulement ouï parler.

Il terrifiait plus l’ennemi, paraît-il, par le bruit assourdissant du coup de tonnerre qui suivait la mise à feu, que par la puissance, pourtant redoutable, des projectiles qu’il expédiait à une vitesse vertigineuse.

Nous ne serions pas instruits de la puissance de cette arme nouvelle, ce jour d’hui. On n’entendit rien. Rien d’autre que la voix dépitée du mestre de manœuvre :

« La mèche a fait long feu. Poudre trop humide ! E molto pericoloso !

— Sauve qui peut ! hucha le mestre-capitaine, la barbe roussie par quelque brûlot. Chacun pour soi ! » Lui, si sûr, si adroit dans la tourmente, nous avait habitués à mieux. Il semblait désemparé, impuissant à donner un ordre cohérent, paralysé par l’angoisse face à ce combat d’une autre nature.

 

Un craquement sinistre se produisit lorsque l’éperon d’acier de la trirème embrocha, aussi aisément qu’on enfile un cochon sur une broche, la frêle coque de notre nef avant d’en pénétrer profondément les entrailles pour en faire ripaille. Il ouvrit une formidable voie d’eau après avoir brisé les carènes en chêne.

Nous entendîmes les gémissements du bois déchiqueté lorsque l’éperon poursuivit sa course meurtrière à l’intérieur de la coque du navire. La carène, brisée en autant d’échardes mortelles, ne pouvait retenir sa pénétration dans le cœur même de notre pauvre nef.

Sous la violence du choc, elle gîta alors fortement par tribord avant. Au point que la lisse d’icelui côté embrassa les flots en un dernier baiser d’adieu. Seul le château du gaillard d’avant émergeait encore. Cette fois, c’en était fait du navire et de son équipage.

Plusieurs dizaines de grappins sifflèrent avant d’accrocher la lisse de notre navire. Des monstres barbus se lancèrent aussitôt à l’abordage sur un pont terriblement incliné. Ils vociféraient :

“Allah akbar ! Allah akbar !” cimeterres brandis. Ils se ruèrent sur nous, telle cette nuée de sauterelles lors des plaies d’Égypte. Mais Moïse n’était pas de notre camp.

Déséquilibré par la gîte du navire, Foulques de Montfort glissa sur le pont et perdit son épée. Il leva la main qui tenait fermement son bouclier. Il eut juste le temps d’implorer :

« Montfort ! Saint-Denis ! À moi les écuyers ! » avant de s’effondrer, le crâne ouvert, sa cervelle projetée à trois pas, sur mon surcot d’armes.

Arnaud râlait faiblement, recroquevillé, à côté de lui. Une flèche plantée jusqu’à l’empennage, en pleine poitrine. Son bras dextre sanguinolait à une coudée du reste de son corps, proprement tranché. Je n’eus pas le temps de pleurer la mort de mes valeureux compains d’armes.

Dans un cri de fureur, je huchai à gueule à bec, de toutes mes forces : « Brachet ! La Vigerie ! Montfort ! » et me jetai dans la mêlée, l’épée haute. Je décolai la tête du premier assaillant et ouvris le ventre du second, pointai mon épée sur le troisième…

C’est alors que je reçus un violent coup sur le crâne. Mes jambes se dérobèrent sous moi. Je chus à genoux. Mes yeux se fermèrent, puis s’entrouvrirent un trop court instant.

 

Le temps de voir s’abattre sur ma tête les lames bleues de plusieurs cimeterres.

 

Adieu m’amie ! Te connaîtrais-je un jour dans un autre monde ?