Portés disparus
NATHALIE HENNEBERG
(1971)
C’était un jour comme les autres, les batteries nucléaires ébranlaient les continents. Une cataracte de fer et d’acier se déversait. En haut, dans le grondement du métal, les vibrations ultra-soniques, la puanteur douceâtre des gaz, s’avançait la mort blindée, toxique, explosive. Les soldats venaient de nettoyer la tranchée, dans le sang et les cadavres jusqu’au ventre, et maintenant, sous leurs déguisements atomiques, accroupis ou étendus, ils essayaient d’entrer dans la terre ; leurs corps pétrifiés, tassés, changés en momies, perdaient la faculté de sentir et leurs cerveaux n’étaient plus que de la terre (comme ceux des morts très anciens).
Il n’est pas vrai qu’à de tels moments un cerveau pense à un coin du sol, à un cerisier ou à Marie-Jeanne. À n’importe quoi. Ceux qui pensent essaient de se relever – et ils meurent déchiquetés, crevés d’éclats.
Tout ce qui reste de l’univers, c’est – dans la boue, le sang, les excréments – l’épaule d’un camarade écroulé près de vous, et qui n’est sans doute qu’un cadavre…
Soudain : « Nom de nom ! C’est la bombe Z… qui ne laisse pas de traces ! »
— « On sera tous… »
— « … portés disparus… »
Un soleil de mort, noir, coupe la voix comme un fil. Et c’est la sensation de chute – dans le néant.
1
Leen, cheveux fluorisés, couleur de cattleya labiata, et corps gainé uniquement d’écailles d’or, essayait pour la troisième fois de s’introduire dans la structure fine du disque, juste à l’endroit où le Martien sinurisait le ptérosaure, lorsqu’elle éprouva la plus grande surprise de sa vie. Cela fut précédé d’un sifflement d’air glacé et d’un ultime écho du bang-super-lumière. Le disque de collation éclata en mille aiguilles et les parois lumineuses oscillèrent. Leen eut la chance de s’en tirer à peu près indemne. S’extrayant avec peine des débris du suspense extraplan, elle dit seulement : « U-uh ! » et se trouva face à la plus invraisemblable statue d’argile grise, assise un peu au-dessus de son divan de relaxation. Sur rien. Une seconde plus tard, cependant, elle avait trouvé le niveau réel. Une statue en forme de pyramide, légèrement luisante, couronnée d’une boule et pourvue d’une trompe d’insecte. Des éclats de métal et toutes sortes de débris innommables pleuvaient de toutes parts. Leen voulut s’enfuir et resta pétrifiée : elle était vedette, donc fragile. Cependant, l’apparition levait ses bras (ce qui était censé être ses bras) avec une lenteur robotique et, apparemment, dévissait sa propre tête. Ce n’était qu’un casque. Un visage surgit alors, jeune et barbouillé de sang. « Un visage incroyable, » pensa Leen, « pareil aux fresques très antiques où s’emmêlent des monstres et des anges. » Des tempes étroites, un menton volontaire, des lèvres fermes. Les cils invraisemblables de longueur étaient roussis, la bouche saignait et haletait légèrement.
« Hu-hu-u ! » acheva Leen suivant les meilleures sophistications des élites artistiques. « Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans mon stérédio ? » Une fraction infinitésimale de seconde – et le personnage braquait sur elle un engin bizarre. Un frg’r. Ou un leptozon de poche. Et il la visait !
Leen se montra digne des élites et, en particulier, de la cellule-famille OOAX870. « Baissez ce… cette chose, » fit-elle distinctement, d’une voix enjôleuse. « Nous ne sommes pas au cintel. Vous vous trouvez chez moi – au stéré XZ9. On n’y fait ni films de guerre ni autres vieilles lunes romantiques ! »
— « Des lunes ro… ? » La voix, sur un registre bas, était d’une chaleur et d’une brutalité extraordinaires. Jamais Leen n’avait enregistré une telle musique depuis les vieux cinéramas de Deraï. « Vous voulez dire qu’on ne se bat plus ?… »
— « Parfaitement, » affirma Leen, péremptoire. « C’est démodé comme le vieil astre ! Qui donc a eu l’idée de vous costumer ainsi ? On est en 3707, par Pluton ! »
Elle allait dénigrer férocement la section archéologique de la Cinécité, quand la voix douce et brutale l’interrompit : « En 3707 ? Vous vous payez ma tête ou quoi ? »
(Peut-être payait-on jadis – en des temps antiques – leur tête aux condamnés avant de la couper ? Ou était-ce un figurant du très ancien Européen, devenu fou ?…)
— « Le bloc est à gauche de vous, » dit Leen, brève. « Voyez la date. »
Sans dévier l’engin d’une ligne, il loucha. Jamais elle n’avait vu quelqu’un d’aussi étonné. Une seconde plus tard, son regard balayait le stérédio – ses plaques en cristallon, ses lits de repos bas et ses bacs de tradescanties. Il s’arrêta au mur discollé où s’écranaient les viz et dit avec un profond soupir : « Je rêve… » Ses yeux revenaient à Leen en tenue de travail. Il ajouta : « Pardon ! »
— « Yapak{1} », rétorqua la jeune fille sèchement. « Je me demande seulement comment vous êtes entré ? Les parois sont hermos. »
— « Je me demande aussi. »
— « Enfin, » reprit-elle, agacée, « qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? Quelle époque ? »
— « Je m’appelle Rock Ewald, caporal d’infanterie de la Marine. États-Unis de l’Europe, XXIe siècle. »
Leen, la météorite montante de la Compagnie de Disques Vivants Ltd, faillit s’évanouir comme une vulgaire demoiselle romantique et courut se pendre à son vidéo.
Communication XXXXX. Top confidentiel.
— « Dany ! Danybot ! »
— « Mmm… Choupette ? Guzi-gula ? »
— « Pas d’obscénités. Cellule-sœur OOAX870. Rapplique ! J’en ai un dans mon stéré. »
— « Un quoi ? Zorl ? Imprésario ? »
— « T’es schwark. Qu’est-ce qu’on a dit hier à la coupe dernière ? »
— « On dit tant de choses à la coupe dernière… »
— « Qu’on manquait d’inspiration ! »
— « C’est une plaisanterie ? »
— « Bien sûr. Ce que j’ai ici est aussi une plaisanterie. »
— « C’est… ? »
— « Un-que-je-ne-peux-pas-dire. »
— « Sans blague ? »
— « P’raît. »
— « On ne te monte pas l’astronef ? »
— « Peu prob. »
— « La preuve ? »
— « La preuve ? »
— « Il… il a des cils ! »
Un silence. Puis : « Quel siècle ? »
— « Le XXIe. »
— « J’arrive. » Clapotement rapide. « Laisse pas sortir. Sous aucun prétexte, t’entends ? C’est peut-être notre grande chance de cellule-famille… » Une autre pause, puis : « L’Œil Fed est-il renseigné ? »
— « Pas celui du conduit. Il… enfin, il s’est matérialisé sur mon divan ! Et il a grillé tous les circuits internes. »
— « Phu-u-u ! Formi-fab ! T’approche pas, Leen. Je veux dire du divan : il est peut-être radioactif ou zuicé. Et fais effacer l’intercom. Leen ! Compris ? »
Intercommunication effacée.
Leen revint à l’enregistreur en déroute. Toujours au milieu de la pièce, la statue d’argile essuyait lentement du revers de sa main le sang et la boue sur un visage d’adolescent. « Blessé ? » demanda-t-elle, avec une nuance d’intérêt dans la voix, comme n’importe quelle femme de n’importe quel siècle. L’apparence de Rock rendait d’ailleurs tout possible : elle ouvrait les portes aux réminiscences – tranchées, fusées hurlantes, combattants héroïques, infirmières efficaces et tendres, Miss Nightingale, arcs de triomphe, soldats inconnus, champignons… Et l’intrus la dévorait du regard. À ses yeux, elle était absolument inouïe : une marionnette d’or, nue, un fruit exotique, un lézard luminescent avec une flamme – non, une corolle rose sur la tête. Le visage (mais en était-ce un ?) de pékinois distingué avait des lèvres à peine ourlées, d’un bleu de myosotis, et des yeux à facettes d’insecte. Les mains fuselées étaient, elles, humaines, mais à sept doigts ! « Je dois être fou, » dit lourdement Ewald. « Vous ne pouvez pas avoir sept doigts ! »
— « Pourquoi ? Je suis discolleuse. » Elle avalait toutes les voyelles : c’était déprimant.
— « Cela veut dire ? »
— « Après les galacticiennes et les sourcières, c’est le degré le plus élevé… »
— « Les galac… quoi ? »
— « Oh ! » fit la jeune femme avec un ennui suprême, « il faut venir du XXIe siècle pour ignorer tout cela ! Pardon, je dois vous paraître extrême-grossière ! Ce sont les élites dont on ne parle pas. Elles sont et cela suffit. Certaines sont super, d’autres non. Les étoiles tournent dans le cosmos, les nébuleuses éclatent – il y a un univers – et elles sont. »
— « Et les sourcières ? »
— « Super aussi. La notion est moins étendue mais plus subtile. N’aviez-vous rien de tel dans vos siècles sous-développés ? »
— « Nous avions, je crois, » fit Ewald, cherchant difficilement les mots, « des gens qu’on appelait sourciers ou radiesthésistes. Ils avaient des pendules ou des baguettes de coudrier. Ils trouvaient l’eau ou les trésors, mais c’était plutôt considéré comme une plaisanterie un peu poussée. »
— « Quel schlum ! Chez nous les sourcières (ce sont surtout des femmes) sont des êtres qui cherchent les sources, les portes, les clefs, qui ouvrent et remontent plus haut que la goutte d’eau, qui trouvent des jaillissements nouveaux pour créer les gerbes, les cascades… Cela vient du passé ou de l’avenir. Elles assemblent ou elles recomposent. »
— « Ce serait, en somme, des prêtresses ? Ou des sybilles ? »
— « Quel joli nom ! À propos, je m’appelle Leen. »
— « J’ai fait des études classico-programmées, » s’excusa Rock. « Une sybille de Cumes servait de porte-voix à son dieu. »
— « Oui, oui, vous étiez une société théocratique. Mais, chez nous, les sourcières font partie de la structure d’État. » Elle hésitait visiblement. « J’en connais une assimilée aux Directeurs Fédéraux : Elle cherche à travers le Temps une Source d’Exaltation… »
— « Et elle ne l’a pas trouvée ? »
— « Non. »
— « Et on la rétribue ? »
— « Bien sûr. »
Dès lors il fut à peu près sûr de rêver : de telles choses sont impossibles. Mais il fallait se plier aux règles oniriques. Il s’intéressa poliment au discol un peu détraqué. « C’est votre outil-travail, non ? »
— « Oh ! ce n’est qu’un discol-essai. Il comprend à l’origine un scénario extensible. Je m’insère dans les mailles de structure fine – j’y farfouille un peu. Quand c’est un disque de luxe, je capte l’idée du client. Je suis les variations de son shrenk. Cela fait du bleu ou un guzi-gula… »
— « Ne dites pas d’obscénités ! » répéta machinalement le soldat.
Elle ne s’émut pas. « Ce ne sont pas nécessairement… Tout dépend du client. D’ailleurs, les obscénités sont d’un prix prohibitif. Je peux vous montrer… vous n’êtes pas zuicé ? »
— « Je ne suis pas quoi ? »
— « Si vous ne savez pas, vous ne l’êtes pas. C’est un certain degré de refoulement purement psychique, on ne l’a inventé qu’en 2120. Des guzi-gula, par contre, sont des exercices pratiques élémentaires, et si j’en parle, c’est que vous avez une jolie bouche. Que vous arrive-t-il encore ? Le torticolis ? »
— « Non ! J’ai besoin de me laver… »
— « Cela, je ne peux pas. Danybot a dit que vous ne devez quitter le stéré d’aucune façon. Mais, dès qu’il sera là, il vous fera prendre dans ma piscine un bain-peeling qui extrait des pores même la poussière des siècles ! En attendant, je peux vous offrir un… comment dites-vous ? Un verre. Comme Madelon. Vous connaissiez Madelon ? »
— « Cela date de la première guerre mondiale. Je suis de la troisième. »
— « Ah ! je comprends : vous datiez par guerres ! » Bonne hôtesse, elle s’affaira au frix. « Opiacés ? Extraplanétaux ? Alcools terriens ? »
— « Alcool. Sec. »
Les boissons, grâce… en fait, grâce à quoi ?… n’avaient guère changé. Du vodsky, bien tassé. Il avala son verre en poilu conscient et organisé. Puis un autre. Leen le secondait, avec inconscience. « Cela ne suffit pas à votre sourcière ? » prononça-t-il d’une voix pâteuse. « Comme source d’exaltation, je veux dire ? »
— « Quoi ? Les exci-stups ? Non, bien sûr. Nous sommes tous… comment dit-on ? Mithridatisés, dès la naissance. Pour donner un sens nouveau à la vie, il faut qu’elle ouvre le temps et le déchire. Qu’elle en extraie ce qu’elle cherche. Cela seul donne la valeur aux œuvres. »
— « Oui, » fit Ewald, semi-conscient. « Qu’elle donne le sang de son cœur. De mon temps… Eschyle, Dostoïevsky… La foule a toujours été cannibale… » Il n’acheva pas : la pièce tournait autour de lui et Leen jonchait le tapis comme un phalène brisé.
… Il revint à lui, allongé sur un lit de repos. Ses armes et sa combinaison anti-radiations faisaient un tas disgracieux à ses pieds. Il se sentait frais et pur comme au sortir d’un bain vivifiant, par contre la fille nommée Leen gisait dans un fauteuil en face, avec les symptômes les plus flagrants de la naupathie (mal répandu à l’époque où l’on voyageait sur l’eau). Cependant un personnage ostensiblement mécanique, crâne en pain de sucre, yeux chaussés de microscopes électroniques et embryons de membres doublés de pinces extensibles, promenait sur les patients un faisceau d’ultraviolets. En bon combattant, Ewald se dressa d’un bloc et envoya l’intrus dans le bac aux tradescanties, où le malheureux s’embarrassa dans ses tentacules. Des étincelles crépitèrent un peu partout.
— « Vous n’auriez pas dû… » murmura Leen d’une langue pâteuse. « Dan est psycho. Il vous a mis dans la piscine… »
— « Vous m’avez drogué tous les deux ! »
— « Abominations de billevisées ! » crachota la chose dans le bac.
— « Veut-il que je lui casse les mandibules ? »
— « Certainement pas ! » Leen s’était redressée avec quelque peine et elle dédia à Ewald un regard de franche admiration. « Oh… Pour un anthropopithèque, vous ne vous en tirez vraiment pas mal ! Quoi, de votre temps c’était déjà l’homo sapiens ? Aucunimport. Danybot, expliquez-lui ce qui nous est arrivé… »
— « Drogue dans les alcs, » repartit le bac. « Frix trafiqué. Quelqu’un s’attendait au temporissage. »
— « À quoi ? »
— « Difficulté d’explicature. Plans différents. Notre cultivation élevée ne permet pas communiquer avec demeurés… » L’être semi-robotique arriva enfin à surgir hors des tradescanties, mais il devait avoir quelques circuits grillés.
— « Demeuré vous-même ! » répliqua Ewald, poliment. « Voyez votre charabia ! Je ne permettrai pas à un gobelin de votre espèce d’asticoter un comb’ même ancien. Garez vos pinceaux ! » Ceci dit, il se mit à se rhabiller fiévreusement. Mais il se trouvait que son linge était remplacé par des bandelettes, très commodes à l’usage, et son uniforme par une combinaison à la texture et au parfum d’œillet des Indes, qu’il renifla rageusement avant de la passer. Elle se révéla, suivant qu’il se tournait à droite ou à gauche, d’un mauve irisé ou d’une pourpre riche, çà et là traversés de phosphorescences. Il finit par crier : « C’est ridicule ! Je ne peux pas sortir travesti en guignol ! Rendez-moi mes vêtements ! »
— « Impossible, » articula Danybot, lugubre. « Expliquez-lui, Leen. »
— « Nous avons dû, » confirma la jeune femme d’une voix presque tendre, « les jeter à l’incinérateur. À cause des parasites, chéri. Il y en avait des milliards ! »
Il n’y avait rien à redire à cela !
— « De toute façon, » reprit le semi-robot avec rancune, « vous ne pouvez sortir. Vous serez arrêté dès le palier et acheminé sur le vectorium. À moins que vous ne soyez proprement vivisecté par la foule. Et nous, par la même occasion, quilchés. »
— « Pourquoi ? »
— « Leen, expliquez-lui. »
Visiblement le « gobelin » était à bout de patience. La fille-libellule vint s’accrocher au bras du combattant. « Chéri, » répéta-t-elle (ou quelque chose d’approchant – Ewald ne comprenait pas toujours ce qu’ils disaient avec leurs substantifs à tiroirs et leurs verbes à radicaux inconnus, mais enfin l’inflexion vocale expliquait bien des choses), « c’est la loi du 13 juil’ 3005. Elle a été promulguée par le Parl-Fed » (probablement Parlement Fédéral) « depuis que de nombreux voyageurs sont tombés dans notre temps, avec incohérence. Certains étaient adorables comme vous, mais d’autres ont provoqué des dégâts effrayants – par exemple les di… les dinosaures, et un petit goulin nommé Attila. Il criait partout que l’herbe ne poussait pas sous les sabots de son cheval… qu’est-ce qu’un cheval ? Et il en tombait toujours, on eût dit que les digues du Fleuve-Temps étaient trouées comme des passoires… »
— « Elles le sont, » affirma sombrement Danybot.
— « Alors, à la fin, on s’organisa… »
— « Qui ? »
— « Le Parl. Les Feds. Le gouvernement Omni-Terre. Il a bien fallu, surtout depuis que des gens qui se disaient chrétiens (est-ce une nationalité ou une origine planétaire ?) ont essayé de mettre le feu à R.O.M.E. – je veux dire à la Réunion-Omnium-Moléculaire-d’Éléments… Le centre était une si jolie reproduction d’une ville ancienne ! Enfin tu comprends, dès lors, l’Opération Chasse aux Voyageurs a commencé. »
— « Ils auraient mieux fait de boucher les trous dans le temps, » dit Ewald, sombre. « Nous ne venons pas de notre plein gré… »
— « Justement, chéri, ils ne savent pas encore ce qui vous fait venir ! Cependant, certains sont si utiles ! Un filtrage sera bientôt mis au point. En attendant, il y a, dans tous les blocs un Œil Fed (béni soit-il !). Et des astuces. Tu as vu : mes alcools étaient drogués. En fait, presque personne n’utilise ces choses : nos appareils digestifs sont si réduits ! Nous prenons des capsules, des concentrés, quelquefois des vapeurs… Tu ne devrais pas traiter Danybot de pinceau, tu sais ! Une chance qu’il soit accouru, sinon le contrôle de soir nous trouvait dans le bleu ! »
— « Einstein ! » hurla le semi-robot d’une voix perçante, bondissant hors de son bac avec une singulière légèreté. « Nous avons oublié le contrôle ! Courons… Vite-vite-vite… »
— « Courir ? » s’exclama Leen. « Avec sa figure ? Tu es pfif ! »
Mais l’avorton lui lança avec agilité une sarbacane au bout de laquelle moussait une bulle irisée. Une bulle de savon, eût-on dit. Leen se souleva sur la pointe des pieds et souffla au visage de Rock. Une sorte de pellicule mince et lisse s’étendit, colla à ses traits. Surpris, aveuglé, Ewald riposta par une gifle qui envoya la jeune femme dans les tentacules de Danybot. Rock voulut arracher cette sorte de masque et ne parvint qu’à se griffer : le tissu impalpable plaquait sur ses traits, c’était une caresse, une douceur. Simultanément, sa vision oculaire changea, toutes choses se multiplièrent, s’irisèrent exquisement, l’univers devint iridescent et mystérieux. Il comprit que mille facettes interposées entre ses yeux et le monde réel absorbaient et décomposaient la lumière, rendaient visible la partie secrète du spectre – les ultraviolets et les infrarouges cachés. C’était à la fois délicieux et effrayant ; Ewald hésita entre l’admiration et de vigoureuses injures. Profitant de cette transition, Leen le traîna vers la paroi la plus claire où il découvrit le reflet d’un splendide insecte fluorescent. « Ainsi personne ne vous reconnaîtra ! » fit-elle, essuyant un sang incolore sur sa bouche. Elle ajouta : « Vous êtes tout de même très beau… » La honte rendit Rock muet.
Sur la paroi turquoise, les cadrans rouges se mirent à clignoter.
— « Sauf erreurosurprise, ce sont les Feds ! » chuchota Danybot.
2
Ce fut la dernière pensée distincte qui impressionna Ewald. Le reste ne fut que fuite échevelée, chute en vrille, descente aux miroitants enfers. Comme ils se trouvaient tous les trois sur un carreau scintillant au milieu de la pièce, Leen appuya sur un ressort invisible et la dalle élastique se mit à descendre sous leur poids. Elle glissait le long d’un tube noir, phosphorescent. Çà et là des cadrans rosâtres s’allumaient, mais ils devaient avoir une signification moins menaçante, car ni Leen ni Danybot n’y prenaient garde. Le descenseur stoppa dans un couloir, également éclairé de lumière noire, équivalent probable des abris atomiques de jadis, énorme dépotoir d’un immeuble qui était une ville, et où s’entassaient les décors pittoresques de très anciens films d’épouvante, des praticables, des malles de costumes, des robots et des mannequins désarticulés. À un certain moment, Ewald buta contre une rampe et des néons bleus s’allumèrent – une aube froide de quelque exploration sur les planètes glacées. Danybot, qui avait déplié ses tentacules inférieurs et progressait sur des échasses, sursauta et se mit à écraser les ampoules. « Chut ! » modula Leen ; elle avait l’oreille contre une bouche d’aération et fit signe à Ewald d’écouter avec elle. Il reconnut sans erreur possible, en haut, très haut, amorti par les murs insonorisés, le sifflement des jets d’alertes… « Gloire à Einstein, ils ne nous cherchent pas en bas, » murmura la jeune femme, « mais les stérés d’en haut, qu’est-ce qu’ils prennent ! »
— « Vite-vite-vite ! » cliquetait Danybot. Ce fut cependant lui qui cala inopinément : ses échasses s’enfoncèrent dans un praticable qui couvrait une fosse, et il resta stupidement à sautiller, comme un héron pris dans un étang glacé, en poussant de petits cris idiots. Leen essaya de le dégager en le tirant par un des tentacules supérieurs, et elle finit elle-même par basculer dans le décor. Rock la rattrapa par sa chevelure d’orchidée, sentit vaguement que cette parure ne tenait guère et finit de la hisser par les aisselles. Elle échoua entre ses bras. Durant un instant elle y resta attentive, muette ; sans doute attendait-elle la séquence suivante du très ancien film d’épouvante : le héros mystérieux et viril sauve la belle infirmière d’une trappe, d’une sape – et tandis qu’il la maintient au-dessus des mines explosant, leurs lèvres s’unissent… « Rien n’est plus idiot que ces films de guerre ! » pensa Leen vaguement, « puisqu’ils portaient ces casques à trompes d’insectes ! » Rock la déposa sur le sol ferme. Un cadran rouge s’alluma dans la voûte. Un cri retentit dans la fosse à l’échassier : « Cellule photo-électrique ! Courons ! »
Mais, évidemment, Danybot ne pouvait courir et s’épuisait en de vains efforts. « Dépêchons-nous, » dit Ewald à Leen. Sous la lumière pourpre, il tournait vers elle un beau visage dur et brillant, et Leen saisit tout à coup le sens de tous ces disques, de tous ces cadres orientés vers le passé, elle crut même comprendre qu’on fît des trous dans le fleuve-temps… « Mais nous ne pouvons pas le laisser ainsi ! » fit-elle, tordant ses sept doigts sous leurs écailles d’or. « Les Feds le trouveront et le sinuriseront ! Enfin, je veux dire, ils le mettront aux déchets ! »
— « Et puis après ? Ce n’est après tout qu’une machine ! »
— « Une machine ! » suffoqua le héron dans la fosse. « Une machine, moi ! Demandez-le-lui un peu, si elle ose dire… »
— « Mais non, » cria Leen au comble d’irritation, « je n’ai jamais prétendu ! Danybot fait partie de notre cellule-famille en qualité de frère, pas d’outil ! »
Ewald recula. « Votre frère ? Mais il a six bras ! »
— « Il en a besoin dans sa profession ! »
Après tout, elle avait sept doigts elle aussi ! Rock haussa les épaules, découvrit derrière une malle une forte corde, en fit un nœud coulant, le jeta au « frère » en lui enjoignant de s’y cramponner. Sortir un copain d’une sape, ça le connaissait après tout. Il tira, Danybot se cramponna, mais cela ne donnait rien, la matière élastique du praticable s’était refermée sur les échasses. « Elle s’est strictement soudée, » pleurnicha le semi-robot. « Glomérée. Polymères visqueux et tout ça ! Malheureux Danybot va être assimilé atrocement ! » Il commençait à être plus compréhensible, mais pas pour Leen…
— « Il prétend qu’il a été happé par un piège polymérique, » expliqua Ewald. « On en parlait de notre temps – les matériaux macromoléculaires qui s’attirent… Mais est-ce que ses échasses font réellement partie de son corps ? Non ? Ce sont des prolongements ? Alors, il n’a qu’à les lâcher ! »
— « Lâcher mes échasses ! » cria le petit monstre. « Il est fou ! Totalement fou ! Les meilleures échasses vivantes récupérées du siècle prochain ! Une partie de moi ! Je préfère me désintégrer ! »
— « Alors, désintégrez-vous ! » décida Ewald à bout de patience. « Les cellules virent au noir, je suppose que cela promet la fin de tout ça ! Allons-nous en, Leen ! »
— « Danybot, » cria Leen, désespérée, « tu sais que je ne peux pas te laisser ainsi. Alors quoi ? Tu veux que je sois quilchée, rien que pour conserver tes échasses ? Vobish ! Hementan ! »
Un gargouillement suivit ces paroles, puis la voix dans la fosse chuchota : « J’ai décroché… »
— « Bon, » dit Ewald. « Maintenant nous tirons. » Ils tirèrent et hissèrent hors des débris un Danybot réduit de deux tiers et se terminant par deux moignons. Le voyageur dut le prendre à son cou. Ils aboutirent à la sortie des souterrains juste comme les cloisons électromagnétisées bloquaient les issues.
Une bulle d’or les enveloppa, s’éleva. Leen et Danybot s’effondrèrent en désordre sur les parois lisses.
Vu d’en haut, ce nouveau monde parut à Ewald encore plus étonnant.
Ils se trouvaient au-dessus d’une avenue – de ce qui semblait être une avenue – car elle comportait six niveaux se distinguant par leurs colorations éclatantes que Leen nomma : le pourpre, le vert-lézard, le mordoré, l’indigo, la topaze brûlée, le zaminthe. « Celui-ci est ma couleur préférée, » ajouta la jeune femme. « Elle a été importée par quelqu’un de notre cellule-famille. » C’était un mélange d’orange et de mauve, avec de légères coulées d’argent. Pas à proprement dire une couleur : une mosaïque. Tous les niveaux étaient pleins de bulles aux teintes variables et, chose étrange, cette bigarrure avait un effet apaisant sur les nerfs. Il y avait, dans ces véhicules, des personnages aussi fantastiques que Leen et Danybot, ailés, tentaculaires, parés d’ocelles et d’antennes – un vrai carnaval. Longeant l’avenue, il y avait des édifices étranges, tours multicolores, maisons vastes à un seul étage qui planaient au-dessus des bacs violâtres, porches luminescents qui semblaient posés sur des nuages. Des palmes ou des ombres de palmes se reflétaient dans les façades. À mesure que la bulle montait, elle se condensait, devenait opaque ; bientôt les courants zaminthe l’enveloppèrent. Danybot soupira bruyamment et se détendit, la tête orchidée de Leen glissa sur l’épaule du voyageur. « Bon, » fit ce dernier, « nous voici hors de la souricière. Où allons-nous ? » Il s’adressait à Leen.
— « Mais, » fit-elle, « chez nous… chez vous. Vous comprenez, l’unique moyen de vous donner le temps moral de vous insérer, c’est de vous englober dans une cellule-famille. La nôtre. »
— « N’est-ce pas insensé ? Votre famille doit être assez connue. On doit savoir combien de membres elle comprend et à quoi ils ressemblent ! »
— « Ça, » ronchonna Danybot, secrètement humilié de se trouver au niveau des genoux de Rock, « c’est le moindre des soucis fédéraux ! Tout le monde passe aux moules de beauté à peu près chaque semaine et toute cellule-famille comporte un couple père-mère et un autre frère-sœur… »
— « Et justement, » dit Leen, « Mukor vient d’être résilié par Kara ! C’est une chance. »
— « Heu… je doute que Kara… »
La bulle vint se poser mollement sur une sorte de perron en cumuli. Sur la façade d’un Angkor-Vat planant, le zaminthe devenait dangereusement rose.
— « Ce n’est pas le moment de discuter, » trancha Leen. « Danybot, voici le gardien. Dis-lui que tu as confié tes extrémités au pédicure, pour révision complète. Nous nous faufilerons derrière vous. »
— « Il sait que je ne laisse jamais mes appareils orthopédiques chez le… »
— « N’importe. Le voici. »
Un robot très stylé et nettement polypode reçut Danybot dans ses bras pneumatiques.
Les autres suivirent.
Par le tube montant.
Ce devait être l’heure du dernier top, car à chaque étage des écrans s’allumaient, des voix métalliques lançaient à la tête des fugitifs la récente et incroyable nouvelle : les Voyageurs se révoltaient ! Ils avaient noyauté la ville ; un Temporel avait pénétré dans la Cinécité, ravagé des stérés, projeté des figurants dans des bacs à tradescanties et vraisemblablement enlevé une météorite du discol. Mais le plus grave était que dans les sous-sols un circuit d’Œil Fed se trouvait entièrement paralysé, sectionné à l’acier ; les cadrans éclairaient, ils n’émettaient plus.
— « Les échasses de Danybot ! » gémit Leen. « C’est ce qui nous a permis de quitter la fosse ! » Elle chancelait et Rock la reçut dans ses bras, tandis que l’unique cellule photoélectrique qui avait fonctionné avant l’éclatement du discol projetait une vision de pyramide grise, sommée d’une trompe :
— « Cet individu est dangereux ! »
— « La complicité dans la destruction d’un circuit Fed est punie d’hibernation perpétuelle ! »
— « L’assistance et le recel du coupable sont susceptibles de psychoprogrammation ! »
Les lèvres myosotis de Leen avaient un goût d’anciens bonbons à la vanille… Lorsque leurs deux ombres se furent disjointes, il demanda : « Leen, pourquoi risquez-vous votre vie pour moi ? »
Pensive, elle passait ses doigts sur sa bouche. « Je… je ne connaissais pas ceci, » dit-elle tout à coup. « Encore une fois, s’il vous plaît. »
Heureusement, le tube venait de les déposer dans une salle verte comme une fraîche émeraude. Les parois translucides balançaient une forêt aquatique, à frix individuels, enfermés dans des cubes de glace. Il n’y avait pas de meubles, seulement un tapis d’algues et de lunes d’eau, des coquillages roses et des coussins surgissant automatiquement. Au centre, une immense harpe des vents captait les mélodies tempo-spatiales.
— « Leen, pourquoi vous appelle-t-on météorite ? »
— « Parce que j’ai réussi très vite. Parce qu’il est possible que je ne serve pas longtemps. »
— « Une idole, quoi ! »
— « Chez vous, on disait idole ? »
— « Et Danybot ? »
— « Oh… lui, c’est un mutant-thalidomide et le meilleur psycho du continent ! »
— « Cela signifie ? »
— « Qu’il lave les cerveaux. Qu’il établit des psychogrammes. Il a mis au point le système du choc transitoire… »
— « Et les autres membres de votre famille ? »
— « Il y a Kara. Et Mukor. Il vient des Ascelli. »
— « C’est votre père ? Je veux dire, le mari de Kara ? »
Leen le considéra, si scandalisée que ses écailles verdirent. « U-uh ! Vous êtes extrême-insultant ! Rien d’aussi visqueux, je vous prie ! Kara est une super. » Elle récita : « Aucune notion sexuelle ni génétique n’est admise dans l’organisation d’une cellule-famille, dont les membres fonctionnent symbiotiquement et synthétiquement. La cellule est organisée par le Grand Calculateur et résiliable sur modification d’indices de compatibilité, par le super qui en est le gzell… »
— « Leen, par pitié… »
— « Instituée à l’issue des Conflits Stellaires Raciaux, la cellule-famille est un barrage contre les horreurs sadiques. Elle a pour but l’intégration et la promotion des mutants, artistes, semi-androïdes et étrangers. Elle perpétue les glorieuses créations de la Terre. Une cellule-famille appelée à fonctionner normalement comprend donc : un individ super, un esthétique, un praticien et un étranger. Une cellule est un Gestalt. »
— « Oh ! ma tête ! » gémit Rock.
— « Tu as bien fait de le situer, » déclara la voix de Danybot. « Cette chose – je veux dire le baiser – est une ancienne coutume agréable… infini-agréable, mais pour autant que je sache, elle ne tire pas à conséquence… »
— « Pour ce que cela vous regarde, guignol ! » jura Ewald. « Vous avez sectionné l’Œil Fed et nous voici dans le pétrin ! »
— « Cela nous regarde, » rectifia l’autre, se balançant au bout d’une fibre dorée aux cintres. « Nous avons sectionné, etc. Ne comprenez-vous pas qu’un Gestalt est entièrement solidaire ? Quand vous embrassez Leen, j’en suis. Vous m’envoyez dans un bac, elle crépite. »
— « C’est vrai, Leen ? » Rock paraissait outré, comme d’une trahison imprévisible.
— « U-uh, c’est à peu près cela, sauf pour un super qui est… incoercible et imprime ses propres variations. C’est pourquoi… »
— « C’est pourquoi elle ne m’a pas laissé dans les décors, » affirma Danybot, suffisant. « Et maintenant vous avez raison, nous avons énormément risqué, nous devons nous assurer si ça valait la peine – enfin, si vous pouvez servir… »
— « Ce n’est que juste, » dit Ewald, après une brève réflexion. « Une sorte d’examen ? »
— « On peut l’appeler ainsi. » Danybot descendit vers le sol comme une énorme araignée et récita avec satisfaction : « La raison d’être d’un Gestalt est la création. C’est par là qu’il s’insère dans le corps universel et en devient l’organe. Depuis que l’homme a été rendu à son destin par l’automatisation raisonnée, la création des Gestalts est purement cérébrale. Il y a différentes spécialisations… Nous, nous sommes les manieurs – je veux dire, des cerveaux. Leen les peuple d’images esthétiques ; j’inflige aux insuffisants une longue et ineffaçable cicatrisure guérisseuse, Mukor apportait des compensations étranges, plus qu’étranges… »
— « Et Kara ? »
— « Marx-Engels, pourquoi en venir toujours à Kara ? Elle est ce qui est le plus loin de vous. Mais nous en sommes à l’examen probatoire. Nous sommes un Gestalt hautement constitué, nos créations sont infiniment appréciables. Avant de vous laisser vous intégrer à la cellule, nous voulons savoir comment vous fonctionnez. »
— « Faites, » dit Rock poliment.
Et la harpe des vents oscilla sur son socle comme une entité vivante. Elle vint vers le Voyageur. Cet instrument à l’image des barbytos antiques avait une multitude de cordes et une quantité incroyable de chevilles : or, nacre, onyx rose, ivoire, ébène, perles et autres matières rarissimes. Un escabeau mobile l’accompagnait, permettant de monter au faîte, couronné d’une petite sirène d’Altaïr.
— « C’est de là que vient le principe, » expliqua Leen, « mais Kara l’a perfectionné. Cela recueille et transhotte notre psychisme. Vous ne comprenez pas ? Je ne vois pas un autre terme… Mettons que ce soit une pompe qui aspire nos souvenirs et nos… nos prémonitions. Enfin, le conscient et l’inconscient, comme un chalumeau. Et puis une bulle, au bout, prend forme. »
— « C’est très désagréable, » dit Rock, pensant au masque.
— « Mais non ! » protesta Leen. « Voyez le premier stade : on appuie sur une cheville, sans penser à rien de précis… » Elle toucha une manette. Sur le mur servant d’écran surgirent, se lovèrent, se fondirent deux silhouettes. Une odeur de vanille flotta, un trille étira un zigzag myosotis… « Notre… comment dit Danybot ? Notre baiser. Vous voyez : un thème tout simple, comme une glace vanillée… »
« Nullement inquiétant, » pensa le semi-robot.
— « Plus tard, » dit-il en remontant sur son fil d’or, « on apprend à chercher plus loin, on modifie les séquences. Je ne vous conseille pas pour la première fois, mais moi je peux. Voici une variation transposée sur trois jours en arrière… Plan professionnel. Configuration en spirale. Couleurs naturelles… » Il pinça une corde et provoqua une assez hideuse dissonance. Au niveau du mur opalin, Rock vit un cerveau ouvert, des neurones nus, une aiguille. Non, un talon aiguille. Cela dansait sur la matière rosâtre, se prolongeait par une cheville gainée de résille noire, une flèche, une volute de fumée noire… « Très XIXe siècle, » fit Danybot, quand tout s’effaça. Ewald s’essuyait le front. « Lavé ce matin-là le cerveau d’un archéologue schizophrène. Voulez-vous essayer maintenant ? »
— « Pourquoi pas ? » dit le Voyageur.
Rock était debout devant l’énorme énigme. Les cordes brillaient comme un chemin de lune. Se pouvait-il qu’un appareil contînt en lui un univers perdu, épouvantable, férocement aimé – des visages – des noms ?… Il tendit timidement la main, effleura l’ivoire jauni. Aussitôt une odeur fraîche, presque intolérable, de foin coupé flotta dans la salle, ressuscitant une vallée qu’il ne reverrait jamais, un creux de lueur verte, un soir entre tous les soirs. Il y avait des pétales de cerisier sur l’escalier qu’il allait gravir, devant une porte qu’il ouvrirait… Une étoile s’alluma dans le ciel mauve de son enfance, un ciel délicat, proche et cruel ; elle vint se balancer parmi les roseaux du lac et le paysage entier se stylisa, devint une arabesque simple, une seule branche fleurie, la note fragile d’une petite flûte de roseau…
L’étoile tomba.
— « Oh ! c’est joli ! » dit Leen, en télépathie.
— « Primitif-joli, » trancha Danybot. « J’ai dit : essentiel, le contrôle. Savoir ce qu’il a dans le tiroir. Avec ces grosses machines crochant sur les deux millénaires, on ne sait jamais si cela donnera les grandes orgues ou les cuivres martiens… Et voilà : c’est une petite flûte ! Lamentable… »
— « Écoute ! » interrompit Leen.
Très loin d’eux, Ewald caressait une autre cheville, de chrysoprase celle-là, il effleurait une corde… La mélodie qui filtra suscita l’image floue d’une chimère, belle, improbable, dangereuse… un mythe très ancien surgissait pour sombrer irrémédiablement parmi les flonflons d’une fête populaire – Circé devenue Lili Marlène, la mort d’Yseult jouée à l’orgue de Barbarie…
La note lancinante se brisa net.
— « Grand dommage ! » susurra Danybot. « Il y avait là quelque chose d’indiciblement faux… pouvant servir de source d’inspiration, d’exaltation même… »
— « Pour toi, » coupa sèchement Leen. « Pas au niveau de Kara. »
Et lui, suave : « Que savons-nous de Kara ?… »
Pour Rock maintenant l’aire s’élargissait. Il était comme libéré, emporté par les flots d’un océan sans borne, et maniait les cordes avec témérité. Le ciel fut rouge et noir, une ville tentaculaire surgit dans sa majesté pétrifiée, tours et terrasses d’acier, fondements en polymères minéraux, une cité atomique avec ses odeurs de gaz et de métal, la lumière morne de ses néons et sa musique de Chostakovitch, balayant l’horizon de ses vastes ailes. L’énorme mouvement des foules dures, compactes, écrasant la chair vive, leur propre chair. Des foules hérissées de drapeaux et de slogans.
Des voix rauques versèrent un alcool âpre. D’étranges ombres s’agitèrent sur les murs de béton : une main dardait un fulgur sur une nuque offerte, un poing martelait les masques ravagés. Un être se glissait, laissant tomber dans son sillage des ampoules qui se brisaient sur les dalles, dans l’eau. Et des faces devenaient bleues ou noires, des foules vacillaient, suffoquaient, frappées d’un fléau. D’autres montaient à l’assaut, écumant de rage. D’autres… Rock frappa une corde voisine. Une colonne de flammes s’éleva, le ciel s’ouvrit, éclata en discordances atroces. Un visage de femme vint s’écraser contre une barrière invisible : elle eût été belle sans la grimace hagarde, sans la bouche béant sur un cri d’horreur…
Et les étoiles roulèrent, la Terre se fendit, en flammes.
La femme tendant à bout de bras, à l’avenir, son enfant mort…
Tout cela était encore si près – cela avait accompagné ou précédé les trois dernières guerres, fleuves et air empoisonnés, peste atomique, rage psychique – que Rock Ewald, de l’Infanterie de la Marine Européenne, brusquement revenu dans sa tranchée, voulut s’élancer au secours, martela violemment la grande harpe, et que son poing saigna.
Et là, ce fut l’inénarrable, l’indicible : les cordes à moitié arrachées vibrèrent toutes à la fois dans un chaos d’images, de sons, d’odeurs, une cathédrale flamboya sur un ciel fumeux, une bombe H balaya un continent, un océan roula ses vagues tumultueuses. Le chant des sirènes monta jusqu’aux étoiles, et les étoiles répondirent, elles invoquaient, appelaient. Durant un instant l’homme et l’instrument ne firent qu’un, et dans la vaste salle invisible le mutant et la « météorite » sentirent leur mental s’arracher de la terre, tourbillonner avec les flux des particules… L’imprévisible se produisait : le barbare, l’enfant des siècles passés auquel ils assignaient dédaigneusement le rôle d’une matière première, dressait une création au-delà de tout, jouait une symphonie délirante. L’espace ne fut plus que le fleuve-temps de pourpre et de zaminthe, une incroyable mêlée de navires spatiaux, des gouffres noirs où roulaient les univers, où s’affrontaient des galaxies. Un chant furieux déversait une apocalypse d’avant les âges. La harpe était un astre, l’air un torrent de phosphore et d’encens.
— « Heisenberg ! » réalisa la cellule OOAX870, dans une extase. « Avec une force… une source pareille, nous CRÉERIONS DES UNIVERS ! »
3
Hé ! hé ! » modula une voix dont semblaient sortir des bulles, parmi les flots des sons, « pas tant de bruit, mes cocellulaires ! »
— « Mukor ! » s’exclama Leen, avec dégoût. Elle-même et le mutant se dressèrent entre cela et la harpe, cela et Rock. Une sorte de fougère s’était insérée entre deux cloisons. Un ricanement parvint du cornet enroulé au sommet de cette plante grasse et Rock se retourna. Il était absolument inadmissible, malsain, qu’un végétal s’exprimât sur ce ton aigu et que sa cime balançât aussi expressivement trois boutons – ocre, rose bonbon et bleu livide. Ces monstruosités palpitaient. Spasmodiquement.
— « Quelle est cette brute, » flûta le bouton bleuâtre, « qui démolit notre senzorythme ? Vous introduisez maintenant des inconnus dans notre tissu cellulaire ? »
— « Rock n’est pas un inconnu ! » riposta Leen. « Vous avez entendu le senz qu’il vient de fournir ? Repliez vos vrilles, Mukor ! C’est une rhapsodie zaminthe digne de Kara et de nous ! Celui-là a au moins du sang et non de la sève dans ses veines ! »
— « Sans compter, » appuya Danybot, « qu’il y a là les éléments parfaits d’un psycho-choc ! Vous ne m’avez jamais donné d’anesthésie valable, Mukor ! D’ailleurs, vous êtes résilié. »
— « Moi… moi… résilié ? »
Ewald assista à un spectacle assez étonnant, mais il était blasé là-dessus : la plante verte devint grise. Progressivement : la tige moisit, le feuillage tourna en plaques molles. Et le sommet se nécrosa. Sans parler des boutons. « Comment… com… ment ?… »
— « Comme ceci, » dit Leen avec une précise cruauté. « La loi est la loi : un Gestalt est fait pour créer. Le super prospecte les sources, les extrait, les synthétise. Les cellules esthético-pratiques modèlent, appliquent, parachèvent. Et l’étranger sert de matière, d’ouverture, d’élément brut, quoi ! »
— « Moi, d’élément brut ! »
— « Sûr, » affirma Danybot. « Et puis, vous vous répétez, Mukor. « Moi ! Moi ! Comment ? Comment ? » parodia-t-il. « Au fond c’est une preuve de plus de votre inutilité : vous n’avez jamais vraiment rempli vos fonctions d’ouvre-monde. Aucune perspective, juste un panorama figé de l’Anon Austral… Un inapte ! »
— « Et vous, chère cellule-frère ? Et Leen ? » siffla en se reprenant un bouton fumeux.
— « Moi ? » se hérissa Leen. « Je discolle. »
— « Parfaitement. Sauf que votre production semestrielle a été jetée à la poubelle. Mention : Remâchages. Autant que sur les psychogrammes de ce brave Danybot. Qu’un polyflic fasse une inspection, et vous voici bons pour les déchets ! »
— « Non ! Non… Non ! » C’était Leen qui avait crié.
Cela agaçait un peu Ewald, ces répliques furieuses se croisant au-dessus de lui, mais cela l’instruisait. Il apparaissait que la cellule-famille était une société à responsabilité limitée : un trust de création. Ce n’était pas nouveau, cela existait un siècle au moins avant sa naissance – des états totalitaires exigeant : « Crée ou crève ! » Il y avait le labo, l’équipe de savants et de prospecteurs, l’usine expérimentale et… mais oui, la matière première. On en usait, on rejetait les déchets. Quelquefois c’était de l’énergie ou du carburant. L’automatisme ayant débarrassé l’humanité de ses soucis matériaux et pratiques, seule subsistait la création esthétique et psychique, dont Kara, Leen et Danybot étaient les tenants…
Et lui (Mukor était rejeté, résilié) ?…
Subitement, il eut froid.
L’énergie, le carburant, c’était lui.
Au loin, dans le monde concret, près du seuil, l’incroyable végétal faisait le bilan de la situation : « Vous voulez savoir d’où je tiens mes renseignements ? Un peu de logique. Je n’ai pas été incinéré : donc je sers. Or, que peut devenir (réfléchissez un peu) un ptéridophyte mis au rebut, un flicaria (pas de jeux de mots déplacés : cela vient de flix, latin populaire) ?… »
— « Vous êtes devenu un polyflic, » dit Dany, « je m’en doutais. Notre milice est tombée bien bas pour recruter de telles espèces ! »
Et Leen, drapée dans sa dignité d’héroïne du dernier acte de Ptérosauriade : « Allons, faites votre besogne d’indigène de l’Anon Boréal : trahissez-nous ! »
— « Qui vous dit que je cherche à vous dénoncer ? » siffla légèrement le nommé Mukor. Un peu de bave coulait de ses trois boutons. Il était… horrible. Il expliqua : « Un service d’état est honorable, mais peu lucratif. Résilié par Kara, j’aurais encore du terreau, mais pas d’engrais exotiques. Donnant donnant. »
— « Cela veut dire ? » interrogea Danybot, circonspect.
— « Vous avez trouvé un magot, une source. On partage. »
— « Tu as maintenant besoin d’inspiration ? » C’était trop fort pour Leen. Elle s’assit sur un coussin automatique. La plante émit une vibration qui devait simuler un rire :
— « Mais non, mais non ! Je laisse cela aux créateurs humains. Pompez le fond d’images, videz le cerveau… Je m’arrangerai de la carcasse. Par le Grand Âne ! C’est encore un travail de symbiose ! Marché conclu ? Sinon, gare à la polyflexion. »
— « Mais Kara n’admettrait jamais… » protesta Leen.
Le bouton bleu se fendit : « Qui parle d’affranchir notre super ? Kara devient vraiment envahissante : il n’y en a que pour elle, avec ces trous dans le néant ! Cette fois, vous aussi pourrez faire des expériences. Sensationnelles, inédites ! Vous cacherez l’objet à votre usage personnel. L’instrument paraît… réceptif. »
Que n’aurait donné Rock pour une protestation de Leen !
Mais Danybot, dur : « Je crois que Mukor a raison. J’ai toujours cru que libre dans mes psychogrammes… »
— « Vous auriez produit des énormités, » dit rapidement la plante. « Ou me serais-je trompé de mot ? Enfin, des choses immenses. Et Leen aussi. »
— « L’essentiel, » dit la jeune femme, passant sur ses lèvres minces une langue dorée, « serait de trouver une cachette… »
— « Les bacs d’orangerie, sous le premier niveau de l’avenue, » proposa l’obligeant végétal. « Ils communiquent avec notre cumulus par la tour du contrôle et ils dégorgent leurs résidus dans le port. Tout le confort, non ? Sécurité assurée. Mais pressez-vous, le bloc est cerné par les Feds, je l’entends par mon autophone. »
Danybot, hésitant encore : « Vous rendez-vous seulement compte qu’il est plus fort que nous trois réunis ?… »
— « Laissez-moi agir, » dit la plante. Et elle se mit en marche. Inexorablement.
Pour Rock, le cauchemar qui avait débuté dans une tranchée pleine de cadavres continuait simplement. Il regardait la fougère avec curiosité. Elle se déplaçait par pulsations profondes qui parcouraient ses racines pareilles à des serpents élastiques et les boutons de sa cime se gonflaient légèrement. Ils éclatèrent tout à coup ; les calices avaient une forme de ventouses. Qu’avait-elle dit tout à l’heure ? « Du terreau, mais pas d’engrais exotiques. » Engrais – nourriture – vie – sang. La mémoire très ancienne de l’humanité recélait, en ses obscures profondeurs d’innommables légendes de monstres, d’entités se nourrissant de la mort et du sang. Des légendes venues d’autres constellations… Comme Mukor.
Une plante-vampire ?…
Ewald voulut reculer et resta cloué sur place. Il voulut se battre et demeura figé. Une sorte de réseau hypnotique s’était abattu sur lui, si serré qu’il pouvait à peine baisser les cils pour ne pas voir trois affreuses fleurs, redevenues éclatantes, qui le visaient. Et il n’était pas le seul à subir l’insidieux maléfice : Leen et le mutant semblaient également hypnotisés, leurs corps vacillaient au rythme des calices. Un peu d’écume blanche monta aux lèvres de Danybot et Ewald se rappela un très vieux conte qu’il avait lu tout enfant : un boa tenant sous son emprise des troupeaux de singes hallucinés. Cette image suffit, avec celle de la tranchée aux morts, pour le galvaniser d’une colère salutaire : il n’était pas une bête, lui, mais un glorieux combattant du XXIe siècle, et l’on allait voir ce qu’on allait voir ! Du coup, il sentit qu’il pouvait se déplacer – oh ! à peine – et juste au moment où le troisième tentacule, livide et laissant suinter une bave jaune, se détendait pour le souffleter en plein visage, il s’accrocha des deux mains à la harpe et la fit basculer.
Ce fut instantané, effrayant, irrépressible ; un chaos de sons et de couleurs, des formes fantastiques s’enchevêtrant, explosant, roulant dans un gouffre noir, nuit et jour liés, des parfums dissolvants, charnels, et d’autres purs et acides comme des lames d’épée, des trilles si aigus qu’ils perçaient la matière, des contrepoints profonds qui étaient des chutes dans le néant – tout se mêla. Aucun système nerveux humain, végétal ou robotique ne pouvait supporter cela… La dernière sensation, avant le passage à travers un crible spatio-temporel, fut le glissement mou, à côté, d’une plante broyée par les ultra-sons.
4
Lorsqu’il sortit en rampant (comme d’une tranchée) du fameux dépotoir sous la tour de contrôle, Rock Ewald se félicita d’avoir récupéré dans les sous-sols de la Cinécité un ancien poignard de para. Un peu rouillé, mais pouvant tout de même servir à dévisser une grille au-dessus du niveau d’eau. Quelques efforts encore, et il respira avec précaution. La sueur et les vapeurs délétères avaient eu raison du masque appliqué par Leen, celui-ci se détachait par bandes, et la tunique iridescente était en lambeaux. Ewald nagea un peu entre deux eaux, puis émergea à la surface. Eh bien, il était dans le port le mieux ozonisé du monde ; l’eau noire reflétait d’étranges configurations d’étoiles, plus jeunes ou plus vieilles d’environ deux mille ans, et balançait des nefs amphibies et des hélicos. S’accrochant à une chaîne d’ancre, il essaya de monter le long d’une coque en plastique lisse. Mais, à peine au niveau des quais, un champ de force à centuple puissance le rejeta à l’eau où déjà tournoyaient les corps aérodynamiques de requins-robots. Il y eût sombré si, au ras du bord, d’une yole insignifiante, une main noire et sèche ne s’était agrippée à son poignet. Cette main le maintint durement au-dessus des vagues et il put éventrer un requin-robot qui s’élançait. La même main secourable et noueuse (on eût dit que des cordes pétrifiées formaient son poignet) l’aida à se hisser lentement, en évitant le champ de force. Et il tomba, la face au ras des sandales de palme.
Sur le pont désert, dans le scintillement d’une lune divisée, il y avait un vieillard vêtu d’une sorte de chemise de nuit.
Un vrai vieillard. Depuis qu’il avait échoué dans cet univers imprévu, Rock Ewald avait rencontré n’importe quoi : une fille-lézard, un mutant mécanique, une plante-vampire – et un nombre incalculable de phalènes dans des bulles. Mais pas un seul vieil homme. Ledit vieillard, d’ailleurs, faisait preuve d’une parfaite indifférence à l’égard de l’homme qu’il avait sauvé. Il détourna son sombre visage crevassé et revint s’asseoir devant un petit feu crépitant à la poupe de la yole. Un véritable petit feu, dans un réchaud d’argile. D’une casserole suspendue au-dessus des braises montait une odeur à damner les saints. Rock se rappela qu’il n’avait pas mangé depuis… une éternité.
— « J’y mets du thym et une pointe de safran, » dit le vieil homme avec satisfaction. « Pour le poisson, c’est un peu maigre : ils ont tout empoisonné avec leur radioactivité. J’ai tout de même pêché une belle daurade. Le pain, je le cuis dans la poêle. Tu peux en prendre. Frotte-le avec de l’ail : je le fais pousser dans une caisse. Ça fait plaisir de voir un homme qui a un estomac normal. »
— « Mais comment savez-vous… » commença Ewald.
— « Tu n’as pas l’air d’être nourri de pilules, toi. Prends la louche, on manque de bols. »
Ils mangèrent en silence.
Dans l’eau noire se renversait une lune divisée. L’odeur des algues, le baume salin de la mer montaient des flots. Cela aussi n’avait pas changé.
— « Je m’appelle Nicostrate, » dit le vieillard, « et je viens de Crète, du VIe siècle avant le Christ, ils disent. Qui était ce Christ ? »
— « Les uns ont dit un Dieu et les autres un sage. Enfin, c’est sans importance : on a tant fait depuis… »
— « Toi, tu es qui ? Et tu viens d’où ? »
— « Un soldat. Du XXIe siècle après le Christ. »
— « Oh ! si loin ? » s’attrista le vieillard. Et regardant l’eau sombre : « Ils tombent, ils tombent tout le temps. Les gens d’autrefois, je veux dire. Il y en a de toutes sortes – des rouges, des blancs, des noirs. Je me demande si ce n’est pas la fin des âges qui est venue. Car il est dit : Et les morts verront cela… »
— « Mais, » dit Ewald avec simplicité, « nous ne sommes pas des morts, vieux père ! »
— « Quoi alors ? »
— « Je ne me rappelle pas être mort, moi ! Et vous ? Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ? »
Les sourcils broussailleux se froncèrent. « Tu ne le diras à personne ? Par Zeus ? »
— « Par qui tu veux. »
— « Eh bien… je me suis jeté à l’eau. Mais, comme je savais nager mieux qu’un rouget grondin, je ne vois pas comment j’ai pu couler. »
— « Tu vois. »
— « Je ne vois rien. Peut-être ai-je suffoqué. Ou un requin est venu. Il y en avait, sous le cap de Leucate. Mais… » Il regarda pensivement ses bras et ses genoux noueux. « Je suis là. Tout entier. »
— « Moi, » dit Ewald, « j’ai dû être atomisé par la bombe Z. Et je me porte bien. Non, il doit y avoir quelque chose. Nous ne sommes pas des morts ; ceux-là dorment tranquillement dans une terre ancienne, ils ont été pleurés, brûlés sur des bûchers avec des aromates, on leur a chanté des psaumes ou des nénies, leurs mères ou leurs veuves venaient se recueillir devant leurs tombes ou leurs urnes. Nous n’avons rien eu de tout cela ; nous sommes « portés disparus ». Il y a, probablement, une justice… »
Après un silence, Nicostrate dit : « Il est possible qu’une porte soit ouverte à ceux qui n’ont pas passé le seuil… Mais pourquoi aujourd’hui ? Par Hécate, je n’ai jamais vu temps plus stupide ! »
— « Tu m’en demandes trop ! »
— « Voici un temps où l’on ne vit ni sur la Terre ni dans le ciel. Où l’on ne mange pas, où l’on ne dort pas, où les enfants naissent dans des bouteilles. On ne sait même pas haïr et l’on supprime les gens par prophylaxie. Je ne vois pas ce que nos mots grecs viennent faire là. Et leurs figures donc ! Des masques, des bulles, des… Cependant… »
— « Oui, cependant ? »
— « Je me demande s’ils ont des dieux. Non, tu ne me comprends pas ; il ne s’agit pas d’un Éon universel, suivant Éleusis, ni même d’Ammon d’Égypte qui renaît chaque matin de la mer. Mais des multitudes de divinités bonnes ou méchantes, sommées de croissants ou foulant des vipères, des dieux qui ne le sont que parce qu’ils ont été plus beaux, plus forts ou plus astucieux que des hommes… des héros, des nymphes bocagères, des poètes, enfin ?… »
— « Pourquoi me le demandes-tu ? »
— « Parce que, » dit Nicostrate en se levant, « au moment d’émerger ici, j’ai entrevu un visage… J’ai cru alors… »
— « Quoi ? »
— « … que quelqu’un m’appelait ici. Dors, maintenant. Voici une natte et une couverture. Elle est en leur affreux plastique dit « chevrette ». Il lui manque d’être rêche et de sentir le lait et la menthe. Dors. Je te réveillerai quand il sera temps d’aller voir les autres. »
Pour ceci, il fallut attendre la marge étroite d’ombre complète qui cerne l’aube. En attendant, Nicostrate avait rassemblé dans un mouchoir sa marchandise habituelle – colliers de coquillages, ceintures d’algues tressées, petites poupées d’argile où tinte un caillou, le tout teint des plus vives couleurs et par les procédés les plus élémentaires. Il avait repris un de ses anciens métiers et le commerce allait bien, merci. Mais cette fois il revint crachotant des injures. Dans le port, les revendeurs de pilules et les tenanciers de fumeries, gens pourtant honnêtes et auxquels il était habitué, lui avaient battu froid. À tous les carrefours, à tous les niveaux s’allumaient des yeux rouges et la Mégalopole vivait dans l’attente des événements.
— « C’est encore leur dieu qui ne sait pas se rendre invisible. Il les affole. Leur dieu Fed ! »
— « Mais que redoutent-ils ? »
— « Tout et rien, » répondit Nicostrate. « Ils sont très forts, alors ils redoutent les faibles. Ils ne connaissent plus les guerres, alors ils ont peur de ceux qui ont souffert. Ils leur défendent leurs paradis, dont les autres n’ont que faire, et quand ils les rencontrent, ils les lynchent ou les quilchent. Et le reste. »
— « Bon, » dit Rock. « Alors il faut nous organiser pour nous défendre. »
— « Nous ? Qui nous ? »
— « Mais les faibles, les demeurés, les sources. Les tombés de nulle part… ceux qui viennent par les trous du temps ! »
— « Zeus ! » grommela le Crétois. « Tu verras si c’est facile. Voici l’heure la plus sombre. Viens. »
La grande ville dormait enfin, les niveaux s’étaient mélangés. De longues bandes de zaminthe (décidément cette couleur était en vogue) flottaient au ras du sol. Comme elles étaient imperméables aux radiations, Nicostrate apprit à Rock à les suivre, courbé, de manière à échapper aux Yeux Feds. Finalement, ils plongèrent dans une ruelle totalement noire, où il n’y avait aucun circuit phosphorescent. Alors, ils se prirent par la main et coururent. La paume de l’ancien était étonnamment sèche et chaude, vigoureuse à force de tirer les orins, les filets, de pétrir la glaise, tresser les algues, tordre les éponges espériopsis. « Tenons-nous le plus près possible des murs, » souffla le Crétois, « sinon ils vont se plaindre encore demain qu’ils ne peuvent pas nous piffer, parce qu’il y a en nous trop de choses différentes… »
— « Et eux, avec leur puanteur synthétique ? »
— « Tu es trop jeune encore, tu ne sais pas cette vérité première : le plus humilié ne sent pas sa crotte. »
Ils arrivèrent enfin à une entrée basse, au ras du sol : c’étaient d’anciennes fortifications, tranchées et blockhaus, ayant probablement servi plus tard de fumeries ; cela ressemblait à l’enfer d’une imagerie romantique : un hall polygonal, en toile d’araignée, quelques marches glissantes, puis d’antiques tables, pas même en plastique, des bancs durs où voyageaient des ronds de clarté, une odeur invétérée de bière sûrie, de vin âpre, et des personnages indistincts entassés le long des murs. Oui, cela ne fleurait pas les arômes de l’Éden ; les êtres n’étaient ni luminescents ni montés sur des squelettes en polymère, les peaux étaient rêches, les cheveux hirsutes, on était entre humains, quoi ! Strictement entre humains ! Et de tous les temps. Un inconnu au faciès couturé de cicatrices noires, une turquoise à l’oreille, se recula un peu ; une fille aux cheveux bleus, blême, mais drue, charnelle, qui n’avait ni facettes ni doigts palmés, laissa au Crétois un bout du banc. « Voici le seul endroit de la Terre où l’on boive autre chose que de l’ambroisie, » grommela l’homme. Il parlait l’anglais du XVIIe siècle. La fille murmura : « On trouve même des crevettes frites… et même si ce ne sont pas de vraies crevettes… » – « Pardon, » dit Nicostrate poliment, « je les pêche un peu loin, dans la fosse des Sargasses, je sais qu’elles sont… » Subitement, Rock se rendit compte que tous ces gens parlaient des idiomes différents, mais tout le monde se comprenait – c’était certainement encore une invention de « cette damnée époque », disait le corsaire à l’anneau de turquoise. La jeune femme parlait un toscan très doux, Rock l’uni terre du XXIe siècle, et le Crétois probablement le crétois ! Un rond de lumière se promenant au-dessus des tables arracha des ténèbres une invraisemblable perruque bouclée, un péplum, un vertugadin… Même les vêtements modernes prenaient sur ces gens une forme incroyablement ancienne.
— « Ils se promènent comme ça en ville, habillés en arlequins ? » demanda Ewald à Nicostrate (il en oubliait sa chemise de nuit).
— « Oh ! » fit l’autre, pincé, « on les travestira plus tard en papillons ou en machines. C’est ici le centre d’accueil. »
— « Et tout le monde vient ici ? » Rock se rappelait Attila et les dinosaures.
— « Vous êtes trop gourmand, vous voulez tout savoir, » opina un vieux monsieur à manchettes de dentelles (quelque chouan vendéen, perdu dans les causses).
— « Et trop bien fringué, » ajouta le corsaire. « Vous ne seriez pas, par hasard, un polyflic ? »
La foule se mit à bruire comme une marée montante. Mais Nicostrate coupa court à l’agitation. « Par le Minotaure, vous êtes fous ! Vous aurais-je amené un Œillé ? Je viens de repêcher celui-ci dans le port, il avait après lui tous les requins de garde ! C’est un des nôtres, même s’il ne connaît pas les usages : il n’a que vingt ans, et il a été soldat. »
— « Oh… un soldat ! » La fille bâilla et, avec une confiance touchante, posa sa tête sur l’épaule de Rock. « C’est ce qui nous arrive le plus souvent, non ? Des déportés, des soldats et des sorcières. C’est sans doute le métier qui veut ça. Moi, ils m’avaient attachée à un chevalet et ils m’enfonçaient des aiguilles partout, quand je sentis que le monde éclatait. Et je me suis retrouvée ici. »
— « Moi, je conduisais une charrette quand le soleil de mort m’est tombé dessus, à Hiroshima. Mon ombre est restée sur le mur… »
— « J’ai vu le S.S. jeter une grenade. Juste en face. »
— « J’ai reçu une balle dans la nuque, avenue Sobornaya, à Sébastopol… »
— « Moi, je… moi, je… »
La salle était pleine d’agonies terribles. Mais à droite de Nicostrate, un grand bel homme à barbe blonde, vêtu d’une cape pourpre, comme les savants ou les artistes du grand moyen âge, passait distraitement sur son front une main digne de statuaire. « Taisez-vous tous ! » fit-il tout à coup, sans élever la voix. Un silence tomba – avec l’aide d’immenses plateaux de poulpes frits, de chiche-kébab, de pel’meni et autres plats exotiques que faisaient circuler d’antiques robots sourds et muets. Nicostrate versa dans des gobelets d’étain, épais aux lèvres, un vin résineux contenu dans des cruches de vraie argile. « Écoute cet homme, fils, » conseilla-t-il à Rock. « De tous les humains proches des dieux qui opérèrent dans les siècles passés, c’est le plus extraordinaire : jamais homme ne fut plus loué ni décrié. Il eût changé le monde s’il n’était pas venu trop tôt dans un siècle trop jeune ; il a été le commensal des rois, le maître des sages, il a tout prévu, tout rêvé et tout essayé, et un jour, a-t-on dit, il a été apporté ivre et empoisonné dans un lazaret et enterré dans une fosse aux lépreux… »
— « Disparu comme nous tous, » dit Ewald. « Comment s’appelle-t-il ? »
— « Philippus Aurcolus Theophrastus Bombast von Hohenheim, dit le Paracelse. »
— « C’est un nom bien long. »
L’homme reprenait, d’une voix qui avait un charme inexprimable : « Ô vous, réunis en ce lieu ! Vous, mes frères et mes sœurs dans l’éternité ! Je ne puis me taire. L’heure est venue de parler, une heure prévue depuis des millénaires !
» Ô vous dont la fin a été subite et mystérieuse, la mort inexpliquée à jamais, vous sans tombeau, sans mémoire et sans os, vous qui ne fûtes jamais pleurés par les familles en deuil qui attendaient ou redoutaient votre retour… fauchés en pleine gloire ou en pleine jeunesse, noms barrés sur des bulletins de guerre, visages effacés dans une tragédie universelle, empoisonnés dans des lieux publics, disparus sous des machines diligentes, explosés, éclatés… vous dont les noms sont inscrits sur les monuments qui ne renferment pas vos cendres…
» Vous les portés disparus… vous les navigateurs, les sorciers, les bagnards, les vagabonds, les soldats (surtout les soldats : n’y eut-il pas toute une armée couchée dans un seul cercueil de neige ?)…
» Estimables alchimistes dont les alambics sautèrent, explorateurs dont on rencontra les radeaux errants à la dérive, et d’autres qui laissèrent tourner autour des planètes leurs satellites artificiels où rien ne révélait une présence humaine, pas une parcelle de chair, pas un lambeau de tissu…
» les atomisés dont une pierre seule garde l’ombre, et seulement l’ombre…
» vous les morts vivants, dis-je !
» Votre condition actuelle vous étonne et vous déconcerte, je le sais. En ces temps sans âme, beaucoup se croient définitivement perdus et prennent pour l’enfer une Terre qu’ils ne reconnaissent pas. Beaucoup sont prêts à renoncer à cette vie qui est un miracle ! Le pire et le meilleur, je sais, car par lui nous avons tout perdu : détachés de notre temps et de notre planète, nous ne reverrons plus les visages chers. Nous ne monterons plus les degrés et ne frapperons plus à notre porte. Ce qui était notre devoir ou notre joie, nos religions, nos patries, nos amours, tout est mort avant nous… Parmi les fardeaux à porter, n’est-ce pas le plus terrible qu’un absolu abandon ?…
» Cependant, frères et sœurs, je vous le dis : ce miracle qui nous a été donné, nous devons le conserver comme une hostie, car il est le don et la preuve évidente d’une Justice supérieure… et il doit servir. »
Le silence était si profond dans la salle aux voûtes de crypte, les visages blêmes si figés, pareils aux pierres, qu’Ewald ne put y tenir et qu’il éleva la voix. « Servir à quoi ? » demanda-t-il.
La foule gronda et il précisa sa pensée. « Nous ne savons même pas comment cela nous est arrivé ! J’étais dans cette sacrée bon Dieu de tranchée. On allait être réduits en purée, et on le savait. Mais après tout, avec les poumons gazés, le bacille anthracis, la boue, les poux, les macchabées, c’était tout de même la vie, dans cette pagaille de cochonnerie internationale ! Bon, le truc est tombé. Je suppose que les autres ont été réduits en hachis. Pourquoi pas moi ? J’ai sué autant que les autres, je me suis comme eux vidé de courage, d’humanité, de tout, et nous avons tous reçu sur la gueule la fin du monde. Alors, ils en ont fini. Ils sont tranquilles… Pourquoi pas moi ? Je ne marche pas ! »
Par un revirement étrange, la foule soutint sa voix. Une femme cria : « Ils ont écrasé mon petit contre le mur ! La cervelle a giclé… et je vis ! Pourquoi ? »
Un homme, se tordant les mains : « Ils m’ont obligé à jeter tous ces corps au four crématoire. Elle était dessous, blanche dans ses cheveux répandus. Elle était plus que ma vie… »
Et un autre : « Il ne reste rien de ma maison, de ma ville, de mon pays… Et je vis ! Je suis damné… »
Mais Paracelse tonna : « Non… non ! NON ! » Et la masse fut soulevée comme par une houle. « Oui, nous avons souffert plus que notre part, et la rédemption a été méritée ! La Justice sera faite, mes frères ! Je vous la promets… » Hissé hors des ténèbres agglutinées à ses pieds, il paraissait tel un Christ saint-sulpicien, bien peigné, la barbe bifide et annelée. Mais c’était Paracelse, celui qui avait puisé sa science jusque dans les ténèbres cimmériennes où erraient les Tartares, l’homme qui avait combattu Galien, Averroès et Razès, l’initié enfin, le créateur d’humanités artificielles. Son orgueil était sans bornes, comme son savoir.
« Frères, » répéta-t-il, « nos souffrances n’auront pas été vaines : chacun d’entre vous a racheté la Terre, chacun est un Christ, entendez-moi ! La matière est une et susceptible d’évolution. Jadis, lorsque Adam et les patriarches usaient de la Teinture miraculeuse, la vie humaine durait des siècles et les configurations privilégiées des astres revenaient maintes fois dans une seule existence : aussi le juste était-il toujours racheté et récompensé. Il arrivait à la fin de son millénaire, comme Mathusalem, comblé d’ans et de bonheurs, et il s’endormait doucement dans le sein de son Maître. Mais dès nos naissances, que de fils rompus brusquement, que d’énergies perdues !
» Cependant, rien ne se perd, rien ne se crée dans cette vaste hypersphère ; le microcosme qu’est chacun de nous reflète le macrocosme, la destinée de l’homme est parallèle à celle de l’Univers… Un jour, la coupe de pleurs et d’exactions a été pleine, le plateau de la balance où s’accumulaient nos douleurs l’emporta sur l’autre, et la justice divine dut intervenir. Nous dont les peines ont pesé lourd, nous avons reçu ce don inestimable : une nouvelle marge de vie. Mais pas en vain, frères et sœurs, pas en vain ! Une grande rédemption est en marche, elle a été prédite, rappelez-vous : « Voici que le rideau du temple a été déchiré en deux, du haut jusqu’en bas… et les cercueils se sont ouverts, et beaucoup de saints endormis ressuscitèrent. Et, sortis des sépultures, ils sont entrés dans la ville sainte, où ils apparurent à un grand nombre de gens… » Et dans l’Apocalypse de saint Jean : « J’ai vu une immense multitude de gens, innombrable, de toutes tribus, peuples et langues, qui se tenait devant le trône… C’étaient ceux qui venaient de la grande tribulation et qui ont lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l’Agneau. Ils n’auront jamais faim ni soif, le soleil ne les frappera plus et l’Agneau les mènera aux fontaines de la vie. » Ceux-là sont justes et ils rendront justice. Frères, je vous le dis en vérité… »
Il décrivit les arrêts qui seraient prononcés, les supplices et les plaies, la faucille qui coupe les ceps et les êtres foulés dans les cuves, le sang découlant et montant jusqu’aux mors des chevaux à 1 600 stades, et l’étoile Absinthe qui rend les eaux amères, les sauterelles d’airain, les îles qui fuient et le ciel roulé comme un parchemin. Et la géhenne de feu où seraient jetés ceux qui avaient péché avec les machines, les étrangers et les apparences bestiales. Fascinée, la foule écoutait. Il eût dit bien autre chose encore, mais conforme en ceci aux hommes de son temps et livrant un inutile baroud d’honneur, Ewald protesta : « Qui donc nous a confié le droit de faire la justice ? »
Ce fut instantané : les mains se trouvèrent armées de lourds gobelets d’étain, de bancs, d’anciennes armes rouillées. Et toute cette grêle s’abattit sur l’intrus et ses voisins censés être ses supporters. Le corsaire tomba, le front fendu par un ais de bois antique. La jeune sorcière s’écroula, la bouche en sang. « Courons, mon frère, » balbutia Nicostrate. « Donnez-moi la main et courons. » Ils ne pouvaient plus rien pour l’homme nommé Morgan, coulé et disparu dans les siècles, mais Rock ramassa la jeune femme, qu’il jeta en travers de son épaule comme un chiffon. À eux trois ils s’engouffrèrent dans une trappe, ouverte sous leurs pieds. La dalle retomba sur eux, comme pour clore un sépulcre. En haut, la foule des justes se levait dans un sourd piétinement, un chant grave, elle avançait comme un mur vers quel triomphe ? Quel combat ? Tandis que Paracelse avait parlé, le cadran pourpre – l’Œil Fed – s’était allumé au-dessus de sa tête et une lueur sanglante, puis noire remplit le souterrain.
5
Se tenant par la main, les trois fugitifs coururent. « Cela devait finir ainsi, » disait le Crétois, un peu haletant. « Dommage, je regretterai ma barque ; elle était finement gréée. Je commençais à m’habituer à cette mer. Ils vont tout casser naturellement, puisqu’ils veulent faire la justice… »
— « Et vous, » demanda la sorcière, ardente, « vous ne voulez pas ? »
— « Comment pourrais-je ? Je n’ai jamais étudié les lois… »
— « Et vous ? »
— « Je ne crois pas, » dit Rock. « Il y a déjà suffisamment de pagaille dans ce monde. Là où les rois et les sages n’ont pas réussi, que ferait un soldat ? Je me souviens dans ma vie courte d’avoir brûlé, détruit, tué. Et le reste. Non… je ne crois vraiment pas qu’un dieu – n’importe lequel – m’ait fait tomber sur un divan de la Cinécité pour que je rende la justice. »
— « Mais pourquoi alors ? »
— « Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. »
— « Que croyez-vous qu’il leur arrive là-haut ? »
— « Il vaut mieux n’y pas penser. Vous avez vu l’Œil Fed allumé ? Ils ont le choix entre les ultra-chocs, les infrasons, les rayons cosmiques et tout cela. »
— « Pourtant Paracelse disait vrai, nous avons tant souffert ! Moi, je… enfin, je ne vais pas vous raconter mon histoire ! »
— « Pourquoi pas ? » dit Nicostrate. « Mes vieilles jambes flageolent. Asseyons-nous sur cette borne, nous arriverons toujours sur la scène pour l’entrée des Euménides. Vous avez souffert et aimé, dites-vous ?… »
— « Jusqu’à l’abomination ! » fit la sorcière, tordant ses doigts minces. « Il était beau comme Lucifer, blond, génial, escrimeur et, de surcroît, fils d’un pape. Vous lui ressemblez un peu, tenez, » fit-elle en s’adressant à Rock avec rancune. « Mais naturellement vous êtes moins intelligent. Je me suis damnée pour lui (car j’ai été aussi, il y a très longtemps, une fille innocente qui courait pieds nus dans la rosée et rêvait d’anges et d’étoiles)… Je savais bien pourtant ce qu’il voulait de moi : du poison. Je préparais les décoctions comme personne à Florence, mieux que ma tante, Toffania la vieille. Eh bien, je lui ai donné mon secret, une eau incolore, insapide, qui a tué en trois, en cinq mois je ne sais combien de cardinaux ayant testé en faveur d’Alexandre VI Borgia. Quand ce pape est mort – empoisonné lui aussi – on m’a condamnée au bûcher. Bien sûr, j’étais une sorcière ! Cela m’amusait de voler plus haut que les Monts Albains ! Le chevalier blond au masque noir n’est jamais revenu lui. J’ai entendu dire qu’il était mort, simple mercenaire, dans une bataille perdue, en riant… C’était sa façon de mourir… Plus tard on a déterré son cadavre, on l’a brûlé et on a jeté les cendres au vent. Celui-ci est bien mort et je ne le reverrai jamais. »
— « Moi, » fit Nicostrate, couvrant sa tête du pan de sa chlamyde, « cela a été encore plus simple : je ne lui ai jamais parlé. Seulement j’ai lu ses vers où elle versait « le vin des fleurs et des étoiles »… C’était une grande jeune fille mystérieuse et belle, ses mots étaient des conjurations et sa voix un chant, elle aimait les divinités rustiques, les nymphes, les oréades, les petits enfants gracieux et aussi les jeunes vierges. On a beaucoup daubé là-dessus. La dernière fois que je l’aie vue, c’était aux fêtes de Mythilène où elle officiait : on eût dit un grand lys sauvage. J’eusse voulu baiser ses talons teints au murex et leur trace dans le sable. On disait alors cependant qu’une folie l’avait prise et qu’elle aimait un jeune matelot. Faon… il s’appelait Faon. Elle l’a suivi jusqu’au cap de Leucate et là, ayant vu son vaisseau cingler, elle se jeta dans la mer… D’autres accusèrent les prêtres de la Fécondité, dont le temple était tout près, de l’avoir tuée, car elle était celle pour qui l’amour n’est pas un arbre chargé de fruits mais un abîme, un cyclone, un éclair. En tout cas, on n’a jamais retrouvé son cadavre et moi, je l’ai suivie. Peut-être vit-elle encore, comme nous. »
— « Il a de la chance, » dit Toffania la jeune, amère. « Les hommes ont toujours de la chance, ils se font si facilement des illusions ! Comment s’appelait-elle, ta très chère ? »
— « Psapphâ. Et ton mercenaire ? »
— « César de Llanzol. »
— « Tiens, » murmura Ewald, un peu gêné (car il n’avait aucune histoire d’amour à raconter), « on dirait que nous sommes assis sous la tour de contrôle. Et voici l’entrée des bacs… »
Par quel hasard, par quelle loi inéluctable revenait-il à son point de départ ? Ces bacs d’orangerie ressemblaient aux tombeaux individuels des tranchées, et c’est ici qu’il s’était retrouvé, tandis que le réseau hypnotique avait volé en éclats et que la plante morte s’était mollement repliée sous les ultrasons. C’est pour quitter cette prison qu’il avait rampé le long des égouts. Et tout à coup il comprit : il avait bouclé la boucle, la harpe était là et l’attendait, son choc psychique égalait, surpassait les catastrophes atomiques. Oui, la harpe seule pouvait, en inondant d’une lueur éblouissante les abîmes de l’inconscient, lui apprendre la cause de sa chute dans le fleuve-temps, lui dire à quel appel – de quelle divinité – il avait obéi. Il l’expliqua aux deux voyageurs qui l’avaient suivi dans les sous-sols. Ici régnait une douce pénombre incolore, les bacs ressemblaient aux couchettes de décélération et la ventilation était parfaite, tant pour les végétaux que pour les morts.
Toffania la jeune haussa les épaules : les siècles commençaient à lui peser tout à coup. « Je reste ici, » fit-elle. « Je suis lasse de parcourir la Terre et le temps, et je ne le verrai jamais. Jamais… Dans un sens, Paracelse avait raison : c’est notre douleur qui nous a projetés dans le continuum. Mais désormais je ne souffre plus. Je veux seulement le rejoindre. »
— « Même si c’est en enfer ? » demanda Ewald, avec une curiosité paisible.
— « L’enfer, » dit-elle, « c’est ici. C’est d’attendre sans espérer. C’est de survivre. »
— « À la réflexion, » opina Nicostrate, « je reste aussi. Personne ne m’attend nulle part. Je suis fatigué. Et Psapphâ… eh bien, elle n’a jamais su que j’existe. »
— « Mais, » s’écria Ewald, « si l’on vous découvrait ici ? Les justes… ou l’Œil Fed ? On vous poursuivrait, on vous… »
Ayant retiré ses épingles de cheveux et arrangé les plis de sa robe, Toffania s’était déjà allongée dans le plus petit des bacs. Il y avait sur son visage, soudain très beau, une singulière expression d’apaisement, presque d’avidité. Et Nicostrate leva vers Rock un regard clair et sage. « Les morts n’ont rien à craindre, frère, » dit-il. « Nous ne souffrons plus, donc nous sommes morts. Toi, va-t’en. La route est longue devant toi. On t’appelle. »
Comment il remonta, comment il retrouva le tube phosphorescent, Ewald n’aurait jamais su le dire. Mais il se sentait tenu de faire surface. Il devait atteindre ce niveau zaminthe où plongeait la tour – désormais niveau pourpre enflammé d’incendies – puisque le dernier combat des justes se livrait dans la ville. Cependant, ici, un grand calme régnait ; aucun cri d’agonie, aucun appel de sirène ne parvenait à cette altitude. Ouverte en terrasse, la salle haute planait dans la lueur des satellites errants. L’ultime effort porta Rock devant la harpe intacte sur son socle. Miracle : les cordes frémissaient seules… C’était un vaste appel stellaire, au-delà de la terre ravagée, des tranchées pleines de cadavres, des jardins vénéneux de Toscane, des rochers du Cap Leucate…
Ewald sentit qu’il était arrivé.
Une présence était là, sans écailles de lézard ni tentacules d’androïde. Cela aurait pu être une jeune fille attendant au bord de la mer. C’était, en fait, un nuage étincelant. « Vous êtes Kara, n’est-ce pas ? » demanda-t-il en se laissant glisser à la base du socle.
— « Oui, je suis Kara. »
— « Vous m’avez appelé. »
— « Depuis longtemps. Par-delà les siècles et les millénaires. En fait, depuis que j’ai appris cette vérité terrible : la douleur humaine est une force, notre quête peut rompre toutes les barrières, l’espace et le temps. Comme la balle lancée avec violence brise son orbite, l’être humain à l’heure suprême échappe au monde concret : telle est l’origine de toutes les visions, des fantômes, des phénomènes parapsychologiques qui entourent la mort. Il s’agissait seulement de guider, de montrer le chemin. D’autres ont simplement traversé le temps. Toi, je t’ai appelé, je savais que tu devais exister. »
— « Toutes les époques ont leurs portés disparus ? »
— « Non. Parfois la douleur est la plus forte, la barrière est moins fragile. Il y a des remous dans le fleuve-temps. Pardonne-moi de t’avoir transporté dans cet univers incohérent : c’était le plus proche. »
— « Les ocelles ne sont pas mal. Et les coquillages. »
— « Je savais qu’ils te plairaient. »
— « Tu ne pourrais pas prendre… je n’ose le dire, Kara. Enfin… une apparence humaine ? »
— « Oh ! je peux à peu près tout, » fit-elle avec une certaine tristesse. « Je peux être cette petite fille au creux du chemin, sous les cerisiers, si blonde, qui te souriait quand tu partais, te rappelles-tu ? Ou l’incroyable sirène sous les faux néons. Ou encore cette femme aux lèvres noires de sang, folle et belle, dont tu as porté l’enfant mort… Le mal est là : nous ne savons jamais ce qui vous contentera parmi les richesses offertes en gerbe, vous, les disparus, les appelés… »
— « Je veux que tu aies ton visage, Kara. »
— « C’est difficile, » dit-elle. Un rire léger courut sur les cordes de la harpe, des traits charmants s’esquissèrent dans le nuage éclatant. « J’essaierai. Laisse-moi te regarder. Tu comprends, je ne savais rien de ton époque ni de la Terre…
» Je vais vivre dans un million d’années – et je ne sais encore sur quelle planète de l’avenir. »