Les grandes manœuvres
 
Pierre Versins
 
(1971)
 

Ils sont repartis enfin. Ils étaient gênants, à la longue. Ils s’imposaient, quoi. Et maintenant on les regrette. On s’y était fait. Ils apportaient un peu d’animation.

Et moi, je suis marquée. Les gens m’évitent, enfin ceux dont je ne voudrais pas qu’ils m’évitent. Et les autres, ceux qui s’intéressent trop à moi, je voudrais les voir moins insinuants.

Je l’appellerai A. Pour le distinguer de B et de C. À première vue ils se ressemblent mais pas quand on regarde mieux. Pourtant ils sont tous grands, tous jeunes, beaux (à mon goût) et forts. Mais A était plus beau que B ou C. Et à plus forte raison que tous les autres.

Ils sont arrivés la nuit, ils sont repartis la nuit. Comme un cirque. Quand le soleil s’est levé sur la colline, ils avaient monté leur chapiteau. Enfin je veux dire : ils étaient là, survenus sans bruit, sans fanfare. Soixante hommes en tenue légère, bleus comme la nuit d’où ils venaient.

Des gens ont parlé « éclaireurs », « commando », « force d’occupation » même. Soixante hommes pour occuper notre globe. Alors qu’un seul aurait suffi. A, par exemple. J’aimerais être occupée par A.

Je suis pleine de bon sens. Je n’ai été qu’une escale. Mais pourquoi ne rêverais-je pas ? Peut-être A rêve-t-il ? De moi ? Peut-être suis-je la seule image qu’il a gardée de la Terre ? Une fille de vingt ans, du soleil sur la peau et des étoiles plein les yeux. Parmi ces étoiles, où est la sienne ? Je ne le saurai jamais.

Et je vis en paix, pourtant.

Père a dit : « Qu’est-ce que c’est ? » J’ai répondu que je ne savais pas, que c’était un groupe de Sénégalais parachuté pendant la nuit. Il a pris son fusil et, du seuil, prudent, il a visé le plus proche. « Un pas de plus… » Il avait l’air menaçant. B s’est avancé, pas de promenade, regardant autour de lui comme s’il flânait. Il a saisi d’une main le fusil, est entré dans la maison et l’a remis à son clou. Père n’a pas protesté. N’a pas fait un geste. « C’est drôle, » a-t-il dit. « Je suis fatigué. » Il est monté se coucher.

Une heure après il est descendu, est sorti, s’est immobilisé. Il a dit : « Qu’est-ce que c’est ? » Il a repris son fusil. B est revenu du même pas flâneur et lui a pris le fusil des mains, puis il l’a cassé sur son genou et l’a jeté dans l’herbe. Père est remonté, fatigué encore, se coucher. Quand il est redescendu, vers 11 heures cette fois, il a dit : « Qu’est-ce que c’est ? », il a cherché son fusil des yeux, a vu le clou vide et n’a pas insisté.

Entre-temps, les hélicoptères étaient passés. Ils avaient tourné autour de notre ferme et j’avais distingué quelques visages blancs penchés vers le groupe des bleus qui, allongés dans l’herbe, rêvassaient en mâchonnant des fleurs. A seul était debout près du puits, absorbé dans ses pensées. Par trois fois, je l’avais frôlé en prétendant aller quérir de l’eau que nous avons au robinet dans la cuisine. Mais lui ne le savait pas. Mes passages ne l’avaient distrait que fugitivement. Il ne m’avait pas suivie des yeux. La seconde fois, il me tournait le dos et pourtant il s’est écarté de mon chemin, d’un pas à gauche, alors que je croyais le surprendre, et le voir au moins tressaillir.

Je ne les ai jamais vus étonnés.

Après les hélicoptères, quelques avions rapides. Ils rasaient le toit, suivis de leur grondement. Moi, je sursautais, pas eux. Ils restaient de pierre.

La ferme est en dehors du village, près d’une éminence de laquelle le soleil s’élève le matin. Quelqu’un avait dû les voir, et téléphoner la chose en ville. À midi une colonne de blindés encombrait la Grand-Rue, et un officier, un capitaine je crois, avait frappé à la porte de derrière. Il les observa un long moment de la lucarne du grenier, puis s’en alla.

Il m’avait interrogée : « Comment sont-ils arrivés ? »

— « Je n’ai rien vu ni entendu. »

— « À pied ? »

— « Je pense. Ils n’ont pas de véhicule. » Ils n’avaient rien, que leurs vêtements légers.

— « Qu’ont-ils dit ? »

— « Ils n’ont rien dit. »

— « Qu’ont-ils fait ? »

— « Ils n’ont rien fait. »

— « Rien ? »

— « Si. L’un d’eux a cassé notre fusil en deux. »

— « Comme ça ? »

— « Mon père l’en menaçait. »

— « Il n’a pas pu tirer ? »

— « Je ne sais pas s’il en avait l’intention. »

— « Ils ne vous ont pas brutalisée ? »

— « Non. Pourquoi ? »

— « D’où viennent-ils ? »

— « Je ne sais pas. »

— « Vous ne leur avez pas posé de questions ? »

— « Non. Pourquoi ? »

— « Cela ne vous a pas intriguée ? »

— « Si. »

— « Et alors ? »

— « Alors, quoi ? »

Il a battu l’air des mains, excédé. Il est reparti. Ses questions, il n’avait qu’à les poser lui-même.

À la télé, ils ont parlé de nous. On voyait la ferme. Ils avaient pris leur film au téléobjectif, depuis la colline. J’étais là, puisant de l’eau sous l’œil inattentif de A. A ne regardait ni moi ni l’hélicoptère qui nous surplombait. Commentaire : « L’accorte fermière, intrépide et souriante (souriais-je ?), va quérir de l’eau sous la garde d’un envahisseur. »

C’étaient des envahisseurs. Nous étions leurs prisonniers, père et moi. Je leur ai téléphoné, ils m’ont répondu que cela ne me regardait pas, qu’ils connaissaient leur métier et, après tout, qui leur prouvait que j’étais moi ? J’aurais peut-être dû m’énerver.

Après cela, ils m’ont rappelée. Ils s’excusaient. Ce que j’avais à leur dire était de la plus haute importance. Mais je leur ai proposé un œuf de notre basse-cour, tout frais. Pourquoi ? Pour aller se le faire cuire. Ils étaient furieux.

Près du puits, toujours debout et immobile, A souriait aux anges. Quand je suis sortie, il a tourné son visage vers moi. Il avait des yeux très doux, j’ai vu. Et il souriait encore, inépuisablement. Mais un sourire vivant. Pas figé comme un sourire dont on ne sait plus à quoi il répond, qu’on laisse s’évaporer tout seul sans le suivre. Non. Un sourire qui savait pourquoi il était là, si durable. Parce que, sans doute, la raison en subsistait. J’ai tout de suite aimé ce sourire. Je le lui ai fait savoir en souriant aussi. J’étais assise sur le muret du potager. J’y suis restée, inoccupée, jusqu’à 4 heures. Père refendait du bois, devant le bûcher, avec sa belle cognée italienne. De temps à autre il s’arrêtait, s’appuyait à demi sur le manche et rêvait en considérant A. Il ne me regardait pas mais il sait que je suis toujours là. À sa portée.

Vers 5 heures, B et C se sont levés. Ils se sont dirigés vers A, et vers moi, donc. Ils marchaient, très souples, beaux comme des arbres. Ils sont passés près de moi et m’ont souri aussi. Mais c’est A que je préfère.

A les a suivis jusqu’au milieu du pré. Il s’est allongé aussi. Il a cueilli une fleur et l’a portée à sa bouche.

À la tombée de la nuit est revenu le capitaine, avec un plus haut gradé, un colonel sans doute car le temps des généraux n’était pas encore là. Et deux civils. Ils sont entrés par derrière sans frapper. Père les a très mal accueillis. Le colonel a ouvert la bouche, l’air méchant, puis s’est ravisé. Un civil s’est excusé de l’intrusion.

Ils se sont permis de nous poser des questions. Mais que pouvions-nous répondre ? Père enfoui dans le silence, ils se sont tournés vers moi. Alors j’ai dit qu’ils avaient des visages d’innocents, étaient bleu sombre de peau peut-être mais bleu ciel d’âme, qu’ils étaient plutôt des arbres que des combattants, qu’en guise d’armes ils avaient à la bouche des fleurs, et que de toute manière il était si simple d’aller demander là-bas réponse à leurs questions. Je ne voyais pas pourquoi on s’en prenait à moi.

— « Mais nul n’a pu les approcher, » dit alors le colonel. « Que votre père et vous ! » Il a énoncé cela comme si nous étions complices, mais non, nous étions un pont, un contact entre ces hommes bleus et la Terre. J’ai eu l’air très étonnée, aussi l’étais-je. Je n’avais pas remarqué de mur entre A et moi. Juste une distance. Et quand B avait, des mains de Père, pris notre fusil pour le rependre au clou puis le briser, par deux fois ses doigts avaient touché ceux de mon père.

Il faisait nuit claire. J’ai ouvert la porte de devant et j’ai marché vers la prairie en pente. M’entendant venir peut-être, A s’est dressé puis s’est levé. J’ai fait mon chemin entre les corps éparpillés et je suis allée vers lui. Il me regardait venir. Avait-il l’air perplexe ? La seule lueur de la lune ne permettait pas d’en être sûre. Mais il m’a souri et m’a laissé le toucher. Une main sur son épaule, je l’ai bien examiné. Il ne bougeait pas, respirant très lentement, comme s’il se retenait.

Il y a eu un juron derrière moi. J’ai tourné la tête vers la ferme. Les deux militaires étaient sur le seuil, tâtant l’air de notre cour avec des doigts précautionneux. Une vitre, en apparence, les empêchait d’avancer, ils l’exploraient.

A s’est mis à rire calmement puis, de la main, il m’a repoussée avec douceur. Quand j’ai dû lâcher l’épaule tendre, quand j’ai dû, sous son regard, reculer d’un pas, il s’est rallongé et m’a fait signe de partir.

J’ai enjambé quelques corps étendus sur l’herbe et je suis rentrée dans la maison. L’un des deux civils m’a prise par le coude comme s’il pensait que j’étais lasse, que j’aurais du mal à franchir seule le seuil. Mais c’était pour voir si son bras pouvait passer l’obstacle. Il le pouvait. Alors il s’est jeté par la porte ouverte vers la cour et il s’est heurté à une substance invisible, élastique, qui l’a envoyé jusqu’au four à pain. Il est tombé. Il s’est foulé le poignet, il le méritait bien.

Et soudain A était là. Parmi nous, dans la cuisine. Il n’a rien dit et personne n’a bougé. Il m’a regardée d’un air rieur et s’est dirigé vers le civil. Un pas. Il lui a saisi le bras, sa main a glissé sur l’avant-bras puis le poignet où elle s’est attardée, et la main. Et il l’a lâchée. Le civil a poussé un soupir. A a disparu en me montrant sa joie.

J’avais un peu peur soudain. Cela a vite passé. Je n’avais qu’à penser à A qui riait dans la nuit bleue pour rire aussi d’aise. Et la tête renfrognée de père, les visages furibonds des militaires, des civils, ne me peinaient guère. J’étais satisfaite.

C’est alors que j’ai pensé aux Grooms. Mais ce n’étaient pas des Grooms, qui parlent en général les langues de la Terre. Eux ne parlaient pas. Et j’ai compris pourquoi les militaires étaient sur les dents. Ils n’avaient pas oublié les Guerres Incertaines, ni l’Informateur Total ni l’Échiquier des Dieux. Et ils croyaient que tout allait recommencer, ces combats exténuants contre des ombres qui sont là et puis ne sont pas là et sont de nouveau là quand on les croit parties. Ils avaient peur de recommencer une guerre sans morts.

La nuit passée là-dessus ne leur a pas porté conseil. Dès l’aube ils ont envahi la ferme. Ils étaient trente au moins, du grenier jusqu’à la cave où ils tentaient de creuser une mine. Ils avaient voulu forcer l’obstacle avec les chars les plus lourds de leur armement dérisoire, ils avaient lancé des bombes qui n’éclataient pas, ils avaient la face d’hommes qui n’ont pas dormi et qui ne savent pas pourquoi, ou qui du moins ne veulent pas en accepter la raison. Pour un peu, le colonel aurait gémi.

Il me semblait qu’on n’avait nul droit d’attaquer ainsi un groupe d’hommes qui ne faisaient rien de mal.

— « En apparence, en apparence, » me rétorqua un civil. « Ils sont dangereux. »

— « En quoi ? »

— « En ce qu’ils sont là et qu’on ne peut les chasser. »

— « Pourquoi les chasser ? »

— « Parce qu’ils sont là. »

J’ai attendu un moment et puis une idée m’a frappée. « Vous aussi, vous êtes là. »

— « Pardon ? »

— « Oui. Vous êtes là, comme eux, chez nous, et je ne vous chasse pas. »

— « Il ne manquerait plus que cela ! »

Mais aussi, cette prairie où ils étaient, ne nous appartenait-elle pas ? N’étaient-ils pas en quelque sorte mes hôtes ?

Il paraît que non. Que votre propriété n’est plus à vous dès lors qu’il plaît à l’État d’en juger autrement. Ceux qui possédaient les champs où les guerriers de la première grande guerre ont creusé tranchées et boyaux n’ont jamais eu leur mot à dire. On y plantait des cadavres désormais.

L’ennemi est là, chez moi, et je n’ai plus qu’à me taire. Même si cet ennemi ne m’est pas inamical. Tout au contraire.

— « Et puis nous vous protégeons. »

— « De qui ? »

— « D’eux. »

— « À qui font-ils du mal ? »

Le civil, de la gêne plein le front, a réfléchi, et il a trouvé ceci : « À l’idée même de propriété. Si tout le monde… »

J’ai coupé : « Si tout le monde était gendarme, tous les gendarmes mourraient. »

— « Ah ? Pourquoi ? » a-t-il demandé d’un air imperturbable.

— « Parce qu’ils n’auraient rien à manger. »

Il a retourné l’argument dans sa tête plusieurs fois, très sérieusement, comme si c’était utile, nécessaire, et il l’a trouvé intéressant, voire sans faille. Cela ne changeait rien.

« Mais que font-ils là ? » s’entêtaient à demander les gens, civils et militaires. Dans le village même on murmurait. Ils s’énervaient tous et leurs pensées tournaient à vide.

— « Je crois qu’ils attendent, » ai-je dit à Père qui m’a regardée sans paraître entendre.

S’ils entendent nous réduire en esclavage, ils en ont les moyens. S’ils désirent qu’on les aime, on les aimera. Si c’est nos trésors qu’ils convoitent en secret, ils les obtiendront. Un geste. Je pense qu’ils peuvent tout, ou presque tout. Nous ne sommes, devant eux, que peu de choses. Et ils le savent si bien qu’ils attendent. Mais ne se trompent-ils pas ? Serons-nous mûrs quelque jour ? Pour qu’ils nous cueillent.

Ils attendent qu’on leur offre. Qu’on se donne. Qu’on ne lutte pas, au moins, contre eux, c’est un de leurs premiers buts. Je sais. Qu’on les aide à nous aider, peut-être est-ce aussi dans leurs projets, mais pas pour l’instant, je crois. Je ne sais pas tout. Et ce que je connais d’eux, j’y crois à peine. Des images dérobées, ou me seraient-elles imposées ?

J’aimerais vivre pour A. Un second soleil s’est couché derrière la maison depuis leur apparition, et un troisième soleil s’est élevé sur eux le lendemain. J’étais dans la cour, à les deviner. Ils étaient debout, éparpillés, et chantaient ensemble, sans que le son porte loin. Un chant sans paroles, un bruit de vent dans les branches, un hymne à la discrétion. J’ai fermé les yeux quand le soleil a effleuré le grand sapin.

Lorsque j’ai rouvert les yeux, ils n’étaient plus là, mais le silence. J’ai caché de mes mains mon visage un instant, ils étaient là de nouveau et ils chantaient sans remuer les lèvres. Je n’ai pas pensé avoir rêvé. Ni que mes yeux me trompaient.

J’aimerais que A me touche, que ses mains s’appesantissent sur moi, et que mes épaules cèdent, que mes genoux ploient, que mes bras ne pendent plus vers la terre qui n’en a que faire. Que mes joues s’empourprent un instant et que mon ventre se creuse. Qu’un souffle embue mes cheveux dès le matin, que mes yeux renvoient la nuit d’une peau sombre. J’aimerais cela et tant d’autres choses que les mots peuvent transcrire, mais il ne les lira pas.

J’ai fait quelques pas vers A, C m’a écartée d’un geste et je suis revenue vers la maison, vers mon père et ces hommes odieux qui portent la mort dans leur bouche et dans leur tête. Ils me haïssent ouvertement mais ils croient avoir besoin de moi.

Moi je n’ai pas besoin d’eux.

Je ne les hais pas.

C’est à peine s’ils me gênent. Comme un obstacle à éviter, une porte que l’on doit ouvrir pour aller plus loin. Moi je veux aller vers les hommes bleus et surtout vers un. Est-ce donc si étonnant, que tous me regardent d’un œil rond lorsque je traverse le village en allant aux commissions ?

Et le grand Fureau me regarde de travers, mais c’est naturel. Il y a longtemps qu’il veut unir ses propriétés aux miennes ou le contraire, mais je ne veux pas. C’est son petit frère qu’ils ont envoyé, Blaisot.

— « Je peux venir chez toi ? »

— « Il y a beaucoup de monde, Blaise. »

— « Je sais, fille, j’ai des yeux. Mais ils veulent que je touche un monstre. »

— « Un monstre, Blaise ? »

— « Un homme bleu. Ils en ont peur. »

— « Toi pas ? »

— « Pourquoi j’en aurais peur ? Ils ont l’air gentils. »

— « Ils sont gentils. »

— « Tu vois ! Je peux venir ? »

Il est venu. Je n’avais aucune raison de l’en empêcher. Il est un peu bête, sauf quand il s’agit de se glisser, sournois, vers moi pour lancer sa main vers ma poitrine (je peux toucher ?) ou vers mes fesses. Il croit que c’est ainsi qu’on plaît aux femmes. À 12-13 ans, c’est permis, ce l’est moins aux 22 ans de son grand frère. Comme dénicheur d’oiseaux, braconnier d’écureuil, aussi, il se pose un peu là. Mais il n’est pas méchant. Et c’est peut-être parce qu’il louche qu’il a l’air sournois.

Nous sommes entrés par derrière. Arrivés à la cuisine, j’ai ouvert la porte de la cour et j’ai dit : « Vas-y, Blaisot. Et que Dieu t’ait en Sa sainte garde. »

Il m’a regardé, interloqué. Mais il est insensible à l’humour. Si ce sont des « monstres » venus d’ailleurs, Dieu n’a pas prise sur eux. L’imbécillité !

Blaisot a franchi la porte, il a fait un pas, deux pas, hésitant. Il s’est arrêté, il s’est retourné, il m’a regardé, il louchait à peine. Il avait l’air misérable et nu. Je lui ai souri en signe d’encouragement. Il a haussé ses épaules maigrichonnes, il a remonté son pantalon, il a fait un pas, deux pas encore.

Il a vacillé, a failli tomber, comme sous un coup, est revenu en courant. Sa joue gauche était d’un rouge flamboyant. Je crois qu’ils lui ont donné la gifle maîtresse de son existence. Mais je n’ai pas vu tomber la gifle et ils étaient au moins à vingt mètres de lui. Il m’a dit l’avoir sentie. Et pas qu’un peu…

Le colonel l’a pris à part, mais je doute qu’il en ait tiré beaucoup. Il pleurait et reniflait. « Plus souvent ! » l’ai-je entendu dire. Il s’est enfui et de trois jours je ne l’ai pas revu.

C’était là leur seconde expérience. Une grosse tête, à Berne, avait pensé. Moi je ne pensais qu’à A. Non que la ferme aille à vau-l’eau. Je faisais ce qu’il fallait quand il le fallait, mais c’était automatisme pur. Et mon père et moi ne nous parlions ni plus ni moins.

Je vois le raisonnement : une fille passe, c’est la pureté qui passe. Essayons l’enfant, essayons l’idiot, essayons le vieux savant à cheveux blancs, la sœur de chanté, tous êtres purs et simples… Comme il n’y a pas d’idiot dans le village, j’attends le vieux savant et la petite sœur des pauvres. Quant à ma pureté, à ma simplicité, on en reparlera. A se fait sans doute moins d’illusions que le colonel à ce sujet. À moins que les yeux n’aient un langage différent suivant le monde.

Et j’ai plus changé en ces trois jours que dans les vingt années qui précédaient.

La nuit suivante, ils ont rêvé des formes. Je crois que le son est tout. C’était un murmure qui créait. D’abord une brume. Je ne dormais pas, j’étais accoudée à ma fenêtre, au premier, et je dominais le pré. Une brume lente et molle s’enroulant sur elle-même en une spirale ascendante. Puis la brume s’est solidifiée en un coquillage nacré, éclairé de l’intérieur, et à chaque étage des ombres passaient. J’ai vu À et C monter jusqu’au sommet. Je les entendais chanter à bouche close et j’étais en paix avec moi-même. J’avais envie de vivre là et le capitaine, survenu derrière moi, ne m’a pas gênée. Je ne lui ai pas demandé comment il avait osé. Le coquillage palpitait, et ce n’était pas de la lumière seulement. Il changeait de forme. Il s’est fait losange un temps, comme un diamant géant, il éclaboussait le pré d’éclairs de toutes les couleurs, et la façade de la ferme. Je devais fermer les yeux de temps à autre, éblouie. Était-ce à mon intention ?

Dire les choses, c’est leur accorder une certaine existence. Il y a des gens, dès qu’ils croient, ce qu’ils croient existe. Pour eux. Et s’ils parlent, s’ils en parlent, cette chose dont ils parlent acquiert un peu de réalité. Peut-être dans l’infini, quelque part, la parole crée ? Le murmure crée ? Le craquement crée ? Le cri crée ? La clameur, les pleurs hauts, le rire aux éclats ? Peut-être sont-ils ainsi ? Peut-être ont-ils transporté leur foi ici ? Sur la Terre…

Ou serait-ce pour moi seule ? Non. Le capitaine, près de moi, voit aussi les formes se défaire, évoluer, il entend les variations du chant, si c’est un chant, de l’hymne constructeur. Je le sais à sa respiration, qui subit les changements que ses yeux voient, à ses sursauts à chaque saute brusque. Quand l’obscurité s’étale, il retient son souffle. Quand l’éclat devient insoutenable, il halète. Il soupire lorsque ce qu’il voit est beau au point de me faire gémir. Est-ce pour moi seule, tout cela ? Ou une de leurs fonctions, tout simplement ?

Ils s’exprimeraient par la musique et par les formes. Une musique extrême, des formes extrêmes. Parfois c’est insupportable : le murmure s’enfle jusqu’à envahir le ciel comme la voûte d’une cathédrale vide. Avec des cris sibilants qui percent l’air de flèches lumineuses. Des vagissements, parfois, des plaintes, des coups. Des coups sourds, profonds, qui font vibrer la ferme entière. Et je vibre aussi.

Ou bien ils agissent. Je ne verrais de leurs actes que des sous-produits. L’apparence. Ce serait l’écume de la mer ? La feuille que le vent agite ? Leur tout-à-l’égout, peut-être même. Et je trouverais bouleversants leurs immondices. Le produit serait hideux lui-même. Une huître, ce n’est pas tellement beau.

J’ai dû imposer silence au capitaine que le colonel avait rejoint. Ils sont allés chuchoter dans le couloir. Puis ils sont partis. J’ai continué à regarder, à écouter. Je n’ai pas ouvert mon lit. La nuit entière. Sur le matin, les dernières formes, des cristaux étincelants qui transperçaient le ciel, se sont affaissées sur elles-mêmes, en une lente décomposition rythmée par un grondement lourd qui s’effaçait en s’élevant, qui planait sur la ferme au tout premier soleil et cassa net, d’un coup sec, comme une branche morte de l’hiver passé, lorsque le disque fut visible en son entier.

Mais l’intelligence est-elle un sous-produit de l’homme ? Plutôt la sensibilité. Enfin une certaine forme de la sensibilité. Quelque chose qu’on utilisera plus tard, peut-être, comme les aberrations électroniques. Et eux l’utiliseraient ?

Je précède.

Car j’ignore tout. Je sens, crois sentir des liens. J’organise. Je régente, légifère où il n’y a peut-être rien. Et le vrai, et l’essentiel, je ne le percevrais pas. Je serais aveugle et sourde, si ce n’est aux ultrasons, aux infrarouges d’une culture inconnue. Je précède parce que je suis un être humain pour qui l’intelligence compte. Oui, mais je subis d’abord. Une expérience. Des faits. J’enregistre. De ma fenêtre bien située, je vois et j’entends. J’imagine une causalité, et si la causalité n’était qu’un leurre ? Si j’étais une alouette ?

Je chanterai la nuit prochaine, moi aussi. Moi avec eux. Moi avec A. Je créerai des formes, une au moins. Un entrelacs. Un symbole éminent, évident, émouvant. A me résoudra.

À 8 h 1/4, le savant fou. Il a heurté à la porte, de la cour. Il se couvrait les oreilles de ses mains. « On m’a parlé d’une barrière électrique, ou de quelque chose d’élastique, » m’a-t-il dit, « mais ce n’est pas ça, ce n’est plus ça. Ils utilisent les sons pour briser la résistance. J’ai voulu dépasser le bûcher, par là, je n’ai pas pu. Je souffrais trop. Et ma souffrance augmentait depuis la route. Ils la dosent à merveille, exquise. Épuisante. Sans faille ni faiblesse. »

— « J’aimerais savoir… »

— « Professeur Baruch. Aucune parenté, que je sache, avec Spinoza, à moins que par les femmes… » Il rit d’un rire candide. Il m’énerve.

Je vois A devant le puits, qui fait des signes incompréhensibles avec ses mains. Mais ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. J’aimerais, pourtant. Baruch suit mon regard. « C’est votre amoureux ? »

Il ne vivra pas longtemps aux alentours, ce vieil imbécile prétentieux. « Non, mais !… »

— « Oh ! pardon, » dit-il en se rapetissant. « Je ne voulais pas… »

Je me suis effacée devant lui. Il a rencontré dans la cuisine le colonel qui arrivait par derrière. « Alors ?… »

Je leur ai dit « Au revoir », mais c’est par politesse, c’était « Adieu » que je pensais, et je les ai guidés par le couloir jusqu’à la porte. Ils ont hésité, ont fait comme un pas pour revenir, outrés, et n’ont pas insisté. Quand je me suis retournée, A était dans la cuisine. C’est lui qui leur a fait peur. Reste la petite sœur des pauvres.

A m’a regardée un long moment, je ne bougeais pas, puis il est parti dans le soleil. Je l’ai regardé du seuil. Je ne chanterai pas cette nuit. Il allait vers la prairie. À mesure qu’il passait près d’un corps bleu allongé, ce corps bleu disparaissait, s’évanouissait, seule sa trace, son poids absent, couchait encore les herbes. Il écrivait une ligne sinueuse sur le pré, frôlant un à un tous les corps bleus étendus, assoupis peut-être, brisés par leur nuit de veille, et il les renvoyait au néant, ou plutôt chez eux. Quand il n’est resté que B et C, debout au milieu du pré, A s’est retourné vers moi, il m’a fait un signe de la main, et tous trois ont disparu.

J’ai compris ce signe.

Il fait plus froid maintenant.

J’ai fermé la porte de la cour.