Une bouteille à la
mer
Christine Renard
(1971)
1
Elle marche vite mais s’arrête devant chaque vitrine, devant chaque miroir, c’est à cause des reflets, le sien et ceux des gens qui passent sur le boulevard en même temps qu’elle ; aucun de ceux-là ne peut la connaître, elle-même ne connaît pas encore bien son propre visage, sa propre silhouette ; aucun de ceux-là ne sait son nom mais il y en a peut-être un parmi eux, plusieurs parmi eux qui pourront voir dans ses yeux une certaine qualité d’anxiété, dans sa démarche une raideur et une tension qui leur diront qu’elle a peur et pourquoi elle a peur. Cet homme au manteau bleu ne la suit-il pas, et cette petite femme en collant verdâtre ?… Pourquoi marchent-ils l’un et l’autre au même rythme qu’elle ? Le commentaire du film le disait bien : « Les oubliés ont toujours peur, et ils ont raison, car un œil exercé peut les reconnaître à une certaine façon d’agir qui leur est propre. » Le film, ses images, son commentaire… une obsession. Depuis qu’elle est éveillée, depuis qu’elle est sortie dans la rue, c’est à cela qu’elle pense. Lorsque, du passé, il ne reste qu’un seul souvenir, comment ne pas le ressasser, le caresser, l’aimer, même s’il est atroce ? Ils lui ont dit qu’elle avait à peu près vingt ans. Mais que lui reste-t-il de ces vingt années ? Juste le souvenir d’un film qui s’appelle Les oubliés. Devant les miroirs, elle répète ces mots qui la fascinent, les seuls qu’elle puisse rattacher au passé. « Les oubliés », ou plutôt « ceux qui ont tout oublié ». Elle est de ceux-là maintenant. Elle est une oubliée. Visage modifié, corps modifié, et aucun souvenir des gestes qu’elle faisait, de ce qu’elle aimait, de la manière dont elle parlait, dont elle riait, aucun souvenir de rien. Avait-elle un père, une mère, des frères, des sœurs, des amis ? Un mari, des enfants ? Elle ne s’en souvient pas. Les mots évoquent de vagues concepts, mais elle n’est sûre de rien. Des cheveux couleur de sable, des épaules larges, de grandes mains ; comment était-elle, celle d’avant, celle qui a voulu mourir et dont on a fait une oubliée ? Un fleuve, un pont, le boulevard continue de l’autre côté. Un fleuve, un pont… au moins se souvient-elle de ces mots, de leur contenu. D’autres images surgissent : petits ponts dans la verdure, immenses ponts suspendus. Ainsi, ils ne lui ont pas tout pris, il y a encore des choses qu’elle peut reconnaître. Un pont, un fleuve… mais quel pont, quel fleuve ? Elle ne sait ni dans quelle ville ni même dans quel pays elle se trouve ; elle ne sait ni la date ni en quelle langue les mots lui viennent à l’esprit, ni quelle langue parlaient les acteurs du film dont elle se souvient. Arrêtée devant une librairie, elle déchiffre les titres et se dit qu’ils ont été relativement gentils puisqu’ils l’ont placée dans le pays dont elle parle la langue, mais quel pays ? Appuyée des coudes à la margelle de pierre, elle regarde couler l’eau. Un autre pont, un autre fleuve… elle est déjà restée ainsi dans cette même attitude… peut-être ici même. Brusquement une phrase fuse dans sa mémoire, résonne longtemps comme dans une salle vide : « Mes amours de l’été dernier ». Cela, le film ne le disait pas. On voyait les oubliés silencieux parcourir les rues, avec leurs regards de bête traquée et leur démarche hésitante. Mais nul ne disait que le grand effaçage ne pouvait les priver de tout. « Mes amours de l’été dernier… » et aussi des ponts et de l’eau, c’est tout ce qui lui reste de ces vingt années vécues quelque part dans le monde, et c’est mieux que ce qui a été laissé à beaucoup d’oubliés. Certains sont largués dans un pays dont ils ne connaissent pas la langue, d’autres se sont vu attribuer un physique repoussant, d’autres souffrent de maux sans gravité mais constants. Peut-être son suicide a-t-il été considéré comme un crime mineur par rapport à d’autres. Le film, toujours le film, souvenir précis, dense, cohérent. Une image particulièrement nette s’impose. C’est le début de la grande répression contre la vague incoercible de suicides qui menaçait l’avenir de l’humanité. Les oubliés se comptaient alors par milliers ; il en surgissait tous les jours, hagards, affolés, et on les filmait dans les rues ; à cette époque, beaucoup se sont fait lyncher par des fanatiques, d’autres étaient exploités comme des esclaves et beaucoup mouraient de mauvais traitements, incapables qu’ils étaient de se défendre. On les filmait et on passait les films dans les écoles. Les suicides se faisaient de plus en plus rares. Quand on avait vu un oublié lynché par une foule furieuse, on essayait de vivre plutôt que de courir un tel risque.
Elle quitte le pont, marche un peu sans but et finit par pénétrer dans un grand magasin. Elle flâne devant les rayons, il lui semble qu’elle reconnaît la plupart des objets, mais ne saurait les nommer tous. Qu’est-ce qu’elle aimait, avant ? Quelles couleurs l’attiraient ? Quel type de vêtements ? Gagner de l’argent, et vite. Il faut survivre, et vivre, pour pouvoir ensuite se réinventer. Des glaces partout qui toutes lui renvoient son image, sous tous les angles. Comment était-elle, l’autre ? Sûrement beaucoup plus belle, puisqu’ils abîment toujours le physique des oubliés. Cela fait partie du châtiment, et tout le monde le sait. Donc elle était plus belle. Belle comment ? Blonde peut-être, avec des yeux bleu marine. Qui avait-elle aimé alors, l’été dernier ? Pour qui, pour quoi avait-elle voulu mourir ? Ils lui ont dit qu’elle était jeune et belle, qu’elle était couverte de diplômes, qu’elle avait beaucoup d’amis, une famille aimante, qu’elle était brillante et très entourée. Ils lui ont dit qu’elle se passionnait pour le travail qu’elle avait choisi, qu’elle gagnait beaucoup d’argent et dépensait sans compter. Pourtant, elle avait voulu mourir. Pour qui ? Pour quoi ? Pour ces amours de l’été dernier ? Faisait-il soleil dehors ce jour-là ? Comment peut-on vouloir mourir ?
Maintenant, elle n’a rien, juste l’argent qu’ils lui ont donné, lui permettant de vivre chichement pendant un mois, cela et les vêtements qu’elle a sur le dos et qui ne sont ni beaux ni laids, juste bons à passer inaperçus. À part ça, pas de famille, pas de logement, pas d’amis, pas d’emplois, pas de diplômes, rien, mais envie de vivre. Comment avait-elle pu avoir envie de mourir avec un soleil pareil ? Mais peut-être bien, justement, qu’il ne faisait pas soleil. Ce doit être plus facile de mourir quand il pleut. Un écho dans la mémoire, à peine perceptible, comme un bruissement léger… « doux est le bruit de la pluie… » Ils ne lui ont pas tout pris, mais qu’est-ce que c’est ?… Elle n’a pas le temps de s’étonner, de s’émerveiller, qu’un autre souvenir surgit, celui d’une pièce petite, avec des murs crépis, une fenêtre minuscule. Il semble bien qu’elle était enfermée là. Une prison alors ? Elle voyait le ciel par-dessus le toit, un ciel bleu, un ciel calme. Elle voyait aussi un arbre, elle s’en souvient. En prison, pourquoi ? Était-ce pour cela qu’elle avait voulu mourir ? Qui décrira la quête d’un oublié à la recherche de lui-même et d’un passé qui lui est étranger ?
De nouveau appuyée des coudes à la margelle du pont. Trouver du travail, un logement, trouver, trouver, trouver… trouver surtout ce qu’elle était et pourquoi elle a voulu mourir, pourquoi, mais pourquoi… un homme peut-être, un espoir détruit… Et cette prison, cet arbre par-dessus le toit… mais pourquoi… jeunesse perdue, génération perdue… dis, qu’as-tu fait… assez, assez !
Elle pose ses mains bien à plat sur la margelle de pierre. Mains larges, solides, aux doigts carrés, aux ongles coupés courts. Les regarder lui procure un étrange malaise. Il lui semble qu’elles sont anormales, que des mains ne sont pas comme ça. Un autre souvenir, confus et douloureux, se fraye péniblement un chemin… le pouce, c’est cela, elle devrait avoir deux pouces opposables. Des mains fines et longues et d’un blanc marmoréen, avec un pouce de chaque côté, douze doigts au total, douze doigts si minces qu’ils donnaient l’impression d’être flexibles. C’était ses mains, avant. Peut-être son nouveau corps présente-t-il d’autres anomalies… Comment le savoir ?
Envie de s’asseoir, mais où ? Elle reprend sa marche hésitante, les mains dans ses poches où elle sent un portefeuille et un porte-cartes, ses seules possessions. La tentation des fauteuils d’osier devant les tables de couleurs vives d’un café. « Je voudrais boire une menthe à l’eau. » Brusquement, elle a envie de rire, de chanter. Il lui reste aussi les menthes à l’eau glacée qu’on boit dans de hauts verres à la terrasse des cafés. Elle s’assied, s’appuie au dossier mais n’ose sortir ses mains de ses poches, ses mains qui n’ont qu’un seul pouce. Un garçon arrive, donne un coup de chiffon à la table : « Ce sera ? »
— « Une menthe à l’eau. »
— « Comment ? »
Un battement de cœur. Serait-ce un faux souvenir, un souvenir implanté par les techniciens des Services de l’Oubli ? Il paraît qu’ils font ça quelquefois. Comment savoir ? Le garçon s’est penché en avant, appuyé des deux mains à la table, et elle voit qu’il n’a que cinq doigts. Elle sort lentement ses mains de ses poches, les pose sur la table largement ouvertes.
« Ça n’a pas l’air d’aller, » dit le garçon. « Un alcool, ça vous ferait pas de mal. »
Elle incline la tête sans rien dire. Il ne semble pas avoir remarqué ses mains. Un jeune homme et une jeune fille se sont arrêtés sur le boulevard, tout près de sa table ; elle se penche pour voir leurs mains ; la jeune fille les agite en parlant, elle n’a que cinq doigts. Elle aperçoit aussi la main gauche du jeune homme, cinq doigts aussi. Alors, ce pouce opposable supplémentaire, ce serait un faux souvenir, comme les menthes à l’eau, puisque le garçon n’a pas paru comprendre. À moins qu’elle ne parle pas la langue d’ici correctement, bien qu’elle comprenne tout. Il faudra faire d’autres expériences.
Un crieur de journaux passe. Elle lui fait signe, prend un quotidien et deux magazines illustrés. Quand l’homme s’est éloigné, elle s’aperçoit qu’elle a mené toute l’opération sans même s’en rendre compte. Elle n’a pas songé à contrôler sa voix, à mesurer ses gestes. Il faut donc laisser agir le corps qui, lui, se souvient. Pendant tout ce temps, elle n’a fait qu’examiner les mains du vendeur qui, lui aussi, n’a que cinq doigts.
Elle repousse son verre, ouvre un magazine : des photos d’actualité, des noms… Bien regarder les visages, les pieds, les mains, le ventre et les seins des filles en costume de bain. Elle ressent une sorte de malaise à la vue de ces corps presque nus. Il lui semble qu’il manque quelque chose, même sur les photos où l’on ne voit pas les mains ; donc ce n’est pas le deuxième pouce qui manque, c’est autre chose, encore autre chose.
Elle sort sa carte d’identité, la déplie, examine attentivement sa propre description, la taille, le poids, le teint, le groupe sanguin… elle s’arrête fatiguée ; c’est trop long. Elle saute des lignes, arrive aux signes particuliers, apprend qu’elle a une cicatrice sur la cuisse gauche. À l’intérieur du café, sur un mur, elle aperçoit une grosse pendule qui marque quatre heures. Il n’y a donc que deux heures qu’elle est née, deux heures qu’elle sait son nom. Elle le relit attentivement, il ne faut pas l’oublier, elle s’appelle Valérie Duval. Les mots n’éveillent aucun écho, est-ce joli ? est-ce ridicule ? Elle range soigneusement ses papiers, elle a assez traîné maintenant. Il faut partir, trouver à se loger, à gagner sa vie, acheter l’indispensable : une trousse de toilette, une montre, un calendrier, une valise, des livres, du linge, des vêtements. Il faut, coûte que coûte, s’insérer dans ce monde étranger. Car enfin, si elle se sent moins désorientée que beaucoup d’oubliés à leur seconde naissance, le fait est qu’elle ne se sent pas chez elle, qu’elle a l’impression d’être simplement de passage, comme si ce monde, comme si cette planète n’était pas la sienne, comme si elle avait vécu ailleurs. Cependant, c’est impossible. Les journaux parlent en gros titres de la première implantation d’un astrolaboratoire sur Mars, copié sur celui qui fonctionne depuis dix ans sur la Lune. Il est donc impossible qu’elle ait vécu ailleurs. Pourtant…
Pourtant, ici, ils marchent d’un pas pesant.
Pourtant, ici, ils ne savent pas voler.
Lentement, elle ferme le magazine. Elle sait maintenant ce qui manque aux jeunes filles photographiées dans ses pages.
Il leur manque des ailes dans le dos.
2
Le soleil étincelle sur les dalles blanches des rues. Les trottoirs, les terrasses croulent sous les fleurs. Les rues sont pleines d’une foule joyeuse et oisive.
Mais Valérie Duval, qui pourtant n’a que vingt ans, reste dans la cellule à équipement multiple qu’elle a loué le jour même de sa naissance, il y a moins d’un mois. Avant de sortir, elle veut apprendre le monde où elle a été jetée. Elle programme un ordinateur pendant quelques heures par jour, cela paye largement et la location de la cellule et les plats qu’elle prend au distributeur, comme l’eau, le café, les boissons variées, la chaleur, la musique, les vêtements de papier que l’on jette quotidiennement. Elle s’est habituée très vite à tout cela : pour l’ordinateur, quelques jours ; pour les tableaux de bord qui assurent sa subsistance, à peine quelques hésitations, et tout a semblé extrêmement facile. Elle ne sort pas, jamais ; elle ne parle à personne, jamais ; mais elle regarde la tridi avec application, tous les jours, pendant plusieurs heures. Elle lit les journaux, elle apprend, elle apprend, puisqu’il lui faut, pour l’instant, vivre dans ce monde.
La cellule s’ouvre sur une terrasse immense, pleine de fleurs et d’arbustes ; tous ceux qui habitent des cellules semblables à la sienne dans le même bloc y passent de longues heures. Mais elle n’ose s’y risquer, pas encore. Pour l’instant, elle écoute. Elle ne ferme pas le battant insonorisant car elle ne veut pas être isolée. Elle veut les entendre parler, ceux-là qui lui sont tellement, tellement étrangers. Elle écoute, elle comprend. Ce n’est pas difficile. Qu’ils parlent d’argent, de communications, de politique, d’astronautique, elle retient tout ce qui se dit. Rien n’est plus déconcertant d’ailleurs que cette facilité. Signifie-t-elle qu’elle a vécu ici quelque temps, longtemps peut-être, et que les souvenirs pas effacés mais seulement enfouis ressurgissent ? Dès le début de sa quête à travers ce monde nouveau, elle a retrouvé des souvenirs isolés qu’elle ressassait avec amour… un pont, de l’eau… et puis cette phrase obsédante : « mes amours de l’été dernier ». Et puis il y avait cette pièce minuscule avec un arbre par-dessus le toit et un ciel si bleu, si calme. Cette pièce, c’était une prison, elle en est sûre, et comment était-elle celle qu’on y avait enfermée ?… Blonde, des yeux bleu marine, un corps très long, très mince, des mains blanches et souples avec deux pouces opposables, et dans le dos, et dans le dos…
Ses larges mains solides se promènent habilement sur le clavier de l’ordinateur. C’est toujours un émerveillement neuf de voir combien cela lui est facile.
— « On dirait que vous avez fait ça toute votre vie, » lui avait dit son guide de stage. « Ne me racontez pas que vous ne l’aviez jamais fait. »
— « Je croyais avoir oublié complètement, » avait-elle répondu. « J’ai abandonné pendant longtemps. »
— « Ah ! c’est ça… » Il semblait soulagé. « En fait, vous savez, ça ne se perd pas vraiment, on se rouille un peu, c’est tout. »
Mais où et quand avait-elle pu apprendre à programmer un ordinateur de ce type ? La raison dictait une réponse raisonnable : elle savait programmer un ordinateur parce qu’elle avait vécu ici, et elle avait vécu ici parce qu’elle était née ici. Elle était née lourde et robuste, avec un seul pouce opposable, elle était une jeune fille comme les autres, comme toutes celles qu’elle avait croisées les premier jours avant de s’enfermer dans cette cellule à équipement multiple, devant son ordinateur et ses distributeurs, une jeune fille comme toutes celles qu’elle voyait sur l’écran de la tridi… une jeune fille comme les autres qui avait sans doute trop aimé et trop souffert, et, à cause d’un malheur obscur, avait voulu mourir.
Le monde qui l’entoure lui est à la fois étranger et familier. Lorsqu’elle se laisse aller, elle agit avec précision et justesse. Ce n’est que lorsqu’elle essaie de se souvenir, de réfléchir, qu’elle ne sait comment se comporter. Ainsi, les automatismes semblent avoir résisté au grand effaçage.
Une jeune fille comme les autres, une jeune fille d’ici… Mais où sont mes ailes, et qui me les a coupées ? D’autres souvenirs beaux et amers, de vastes étendues d’eau calme, des cimes glacées, de grandes fleurs dangereuses, couvertes de neige, des animaux qui parlent le langage des hommes, et ses frères de race, si longs, si minces, avec leurs larges ailes… J’ai volé au-dessus des eaux calmes avec des compagnons brillants et légers. Nos maisons rondes et duveteuses n’avaient pas de porte ni de fenêtres. On y entrait par le sommet. Un jour j’ai retiré de mon ventre gonflé deux œufs, ronds et brillants. Mon orgueil, mon espoir, ma joie, mes œufs ! Ils étaient translucides et je regardais dans la lumière l’ombre de la minuscule silhouette ailée qui s’agitait à l’intérieur. Deux œufs, tous deux beaux, tous deux bien vivants. Je les ai posés dans une niche creusée dans le mur, bien au chaud, bien protégés. Cette niche m’appartenait, je ne sais plus pourquoi maintenant, mais je sais bien que c’était la mienne, et personne n’aurait dû venir jusque-là. Les œufs étaient chauds, vivants. C’est ainsi que je les ai laissés. Chauds et vivants. Quelqu’un est venu. Quelqu’un les a brisés, tous les deux.
Une jeune fille d’ici. Une jeune fille comme les autres… Mais je me souviens de mon ventre qui formait deux replis autour du nid où se formaient les œufs. De mes mains aux deux pouces opposables, je les ai retirés quand le temps fut venu, mais quelqu’un… Est-ce pour cela que j’ai voulu mourir dans cet autre monde ? Est-ce pour cela qu’ils ont coupé et mes pouces et mes ailes, et qu’ils m’ont laissée ici ? Mais je sais programmer un ordinateur, mais je sais boire et manger et me laver comme ceux d’ici ; je marche comme eux aussi, et mes mains à cinq doigts sont habiles. Comment cela serait-il possible si je n’avais pas vécu ici ?
On peut implanter des souvenirs, et ceux de l’Oubli le font, dit-on, fréquemment. Des ponts, de l’eau, un ciel par-dessus le toit, des ailes, des menthes à l’eau bues à la terrasse de cafés au soleil, des œufs translucides, des cheveux blonds et les deux mains sur le ventre vide, qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui a été implanté ? Et implanté par qui, par ceux de l’Oubli ou par les autres, ceux qui ont des ailes ?
Il fut un temps où j’étais blonde, je m’en souviens, je m’en souviens. Je me revois, les mains posées sur mon ventre vide. Mes amours de l’été dernier.
Ne plus jamais voler, ne plus jamais les revoir… Le vent faisait bruire nos ailes poudrées de lumière rose, des flocons de neige se posaient souvent sur nos ailes, sur nos cheveux, et c’était un grand bonheur pour nous ; nous aimions la neige, nous aimions la glace des cimes, et notre soleil rose ne la faisait jamais fondre. C’est fini. Pourquoi m’ont-ils laissée ici après m’avoir coupé les ailes ? Pour que j’apprenne ce monde ? Pour que je le comprenne et que je leur dise en revenant chez moi ce qui se passe sur cette planète et comment vivent et meurent ceux d’ici ? Une espionne, je serais une espionne à l’image de ceux de la Terre, avec un ventre lisse et de grands pieds, bien à plat, pesant lourd sur le sol, et des cheveux de sable tout plats et tout ternes. Les miens ont des boucles d’or et des ailes dans le dos, les miens sont légers et aériens, les miens, mon peuple… mon peuple ailé où les petits naissent dans les œufs sans attouchements répugnants comme dans ce monde-ci. Elle ne peut penser sans horreur et sans angoisse aux cours d’éducation sexuelle que diffuse la tridi. Elle voit dans sa répulsion une preuve supplémentaire de sa non-appartenance à cette race sans ailes. En pensée, elle se réfugie dans la pureté du peuple ailé où les individus non sexués voient se former dans leur ventre, protégé par deux replis de chair, des œufs ronds et translucides qui seront fécondés sans apport étranger, lorsque surviendra une émotion assez intense… beauté, pureté de ces conceptions d’où tout désir charnel est exclu. Fécondations pures et glacées comme la neige. Comme la neige… Elle soupèse les mots, les images surgissent, des phrases aussi où il est question de « blanc linceul » et de « toits encapuchonnés ». C’est un paysage de la Terre que lui restituent les souvenirs qui viennent de la vie antérieure. « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques… » Qu’est-ce encore que cette phrase, que cette image sortie de nulle part, qu’elle ne peut rattacher à rien ? Les images de neige sont plus stables, plus cohérentes ; elle essaie de les retrouver. Elle en a vu de semblables à la tridi, pourtant ces souvenirs-là ne sortent pas d’un écran mais d’un paysage réel. Elle a vu des paysages d’hiver ici, elle a marché dans la neige, elle a glissé sur des skis, et sans ailes aux épaules. Souvenir véritable ou souvenir implanté ?
Elle imagine avec désespoir qu’elle pourrait bien n’être qu’une jeune fille d’ici qui se souvient des lieux où elle a réellement vécu : la prison avec son ciel par-dessus le toit, et les vastes portiques, et les paysages de neige, semés des toits pointus des maisons qui ne sont jamais rondes. Et puis des ponts, et puis de l’eau, et de mystérieuses amours l’été dernier. Est-ce pour cela qu’elle a voulu mourir dans ce monde-ci ou parce qu’on lui a cassé ses œufs dans l’autre ? Est-ce une expérience des Services de l’Oubli qui en ce moment même l’observent pour voir ce qu’elle fera de ses souvenirs implantés ?
Mais pourtant, je m’en souviens, je me revois arrivant devant cette niche tiède où je les avais laissés tous les deux, si brillants, si ronds, si vivants. Mais les coquilles translucides étaient brisées et les deux minuscules fœtus ailés étaient morts au milieu d’un abominable liquide rougeâtre. Ils sont morts, c’étaient mes enfants. Peut-on implanter le souvenir d’une douleur aussi intense ? Le peut-on ?
Peut-être l’attendent-ils là-bas, ses compagnons légers et dorés avec leurs grandes ailes. Peut-être se demandent-ils pourquoi elle ne leur fait pas signe comme il avait été convenu. Mais elle ne connaît plus le code, les Services de l’Oubli ont tout effacé. Il faut les joindre cependant, il faut trouver un moyen de les appeler, de leur dire où elle est. Peut-être sont-ils télépathes, peut-être peuvent-ils entendre ses cris muets, s’ils sont assez puissants.
Mon peuple, mes amis, mes parents, mes proches, mon peuple, mes frères, mes sœurs, déployez vos ailes et venez me chercher. Mon peuple, je n’en peux plus. Je n’aime pas ceux d’ici. Ils sont lourds, ils sont sales, ils ont des mœurs dégoûtantes. Je ne m’habitue pas à leur manière de vivre, à leurs maisons anguleuses, à leur ciel bleu. Je n’en peux plus, je n’en peux plus. Mon peuple, viens me chercher.
3
Valérie marche sur le boulevard d’un pas rapide et régulier. Elle veut aller jusqu’au pont pour y réfléchir en regardant couler l’eau… Ce pont, c’est là qu’elle a senti frémir le premier souvenir de sa vie antérieure, ayant même que ses épaules se souviennent des ailes, avant même que ses mains cherchent leur deuxième pouce.
Comme il y a six mois, appuyée des deux coudes à la margelle de pierre, comme il y a six mois, cherchant une direction ou au moins un indice. Certes, elle a un logement, un travail, des vêtements, un peu d’argent, mais cela n’est rien. Ce qu’elle veut, c’est retrouver son peuple, ou plutôt que ceux de son peuple la retrouvent.
C’est pour cela qu’elle a écrit son histoire, c’est un récit autobiographique et c’est en même temps, et surtout, un appel au secours, une bouteille à la mer. Le manuscrit pèse lourd dans son sac en bandoulière, le manuscrit que l’éditeur vient de lui rendre, car il ne veut pas le publier. Un auteur de science-fiction a déjà déposé un manuscrit très comparable il y a quelques mois, et le texte est sous presse. Les différences sont minimes. Le début est exactement le même. C’est l’appel d’une exilée à son peuple lointain. « Vous comprenez » avait dit le directeur de collection qui l’avait reçue, « les deux romans se recoupent dans les moindres détails. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit d’une planète au ciel rose, à la gravité faible, peuplée d’êtres qui ont toutes les caractéristiques qu’on prête en général aux anges : diaphanes, ailés, lumineux, sans sexe. Ils ont à lutter contre des envahisseurs très semblables à nous. Pour mieux comprendre leurs ennemis, ils envoient quelques-uns des leurs ici sur Terre, en modifiant leur aspect pour qu’ils puissent espionner sans danger. Cependant, il arrive qu’un de ces exilés ou plutôt une, puisque cet extra-terrestre qui, lui, n’a pas de sexe s’est vu attribuer la forme d’une femme, cette exilée, donc, a le mal du pays et, souffrant d’une amnésie partielle, ne sait plus comment faire savoir aux siens qu’elle voudrait bien rentrer, qu’elle est rodée maintenant, que ça suffit, et que vite, vite, il faut venir la chercher. »
— « C’est bon comme idée, » avait dit un jeune homme qui, assis devant un bureau, corrigeait des épreuves. « Ça finit comment ? »
— « Comme ça, » avait dit l’éditeur, « je veux dire, ça ne finit pas vraiment. Les deux romans sont présentés comme une autobiographie, comme s’il s’agissait de l’appel au secours de l’exilée elle-même. Le pire étant que cette malheureuse enfant a accepté ce rôle par patriotisme et aussi par désespoir, car on lui a tué ses enfants dans l’œuf. Enfin, vous comprenez, c’est un appel au secours, ce n’est pas construit comme un roman, mais c’est saisissant. »
Valérie s’était levée ; on ne faisait plus attention à elle. Depuis un moment déjà, elle avait repris son manuscrit, l’avait enfermé dans son sac ; ce que l’éditeur racontait, c’était l’autre roman, il le faisait tout en feuilletant le manuscrit de l’autre auteur, qui avait dit la même chose mais écrivait de la science-fiction depuis des années. Donc il attendait le peuple depuis plus longtemps qu’elle.
Elle avait trouvé le courage de parler, d’interrompre. « Qui est cet auteur ? Pourrais-je le rencontrer ? »
L’éditeur avait paru embarrassé, avait échangé un regard avec le jeune homme. Certes, ils l’accusaient de plagiat ; certes, ils ne soupçonnaient la vérité ni l’un ni l’autre. Ils ne pouvaient penser qu’elle était une extra-terrestre pleurant ses ailes. « Après tout, » avait enfin dit l’éditeur, « vous pouvez toujours aller la voir, mais je crois qu’elle est en voyage. »
— « Elle ? » avait murmuré Valérie. « C’est une femme ? »
— « Oui. Elle s’appelle Ludmilla Valère. Elle est très jeune, vingt-trois, vingt-quatre ans. Vous avez dû lire de ses romans. Tenez en voici un. » Il avait pris un volume sur un rayon. « C’est le dernier paru. Quant à celui-ci, » avait-il ajouté, la main à plat sur le manuscrit, « il paraîtra très prochainement. J’ai fait corriger les épreuves par quelqu’un, car Ludmilla a encore disparu ; elle est très fantasque et part fréquemment en voyage sans prévenir personne. » Au dos du livre, la photo de Ludmilla, blonde, souriante, très jolie. « Emportez donc cet exemplaire, » disait l’éditeur, mais elle n’écoutait pas, le posait sur le bureau, partait sans dire au revoir, les yeux brouillés de larmes.
Elle avait emprunté au hasard des couloirs, des escaliers, s’était trompée, avait tourné en rond, pour se retrouver finalement au même endroit devant la porte du bureau restée ouverte. Les deux hommes lui tournaient le dos. Ils parlaient d’elle, et elle n’avait pu s’empêcher d’écouter avant de manifester sa présence. « Drôle d’histoire, » disait l’éditeur. « Savez-vous, Charles, je me demande, je sais que c’est idiot et je ne le dirais qu’à vous, je me demande si ce n’est pas Ludmilla. »
De la porte, Valérie avait vu le jeune homme sursauter. « Comment ça, Ludmilla ? »
— « Eh bien, » avait dit l’éditeur en bredouillant, « supposons que cette chère petite folle de Ludmilla se soit suicidée et qu’on l’ait suffisamment transformée aux Services de l’Oubli pour que ça donne cette fille que nous venons de voir. »
La voix du jeune homme, rapide, un peu haut perchée. « C’est impossible, voyons. D’abord Ludmilla n’était pas fille à se suicider. »
— « Est-ce qu’on sait jamais avec les jeunes filles… »
— « Et puis, enfin, » avait dit le jeune homme nommé Charles, « si elle ne se souvient pas de sa vie antérieure, si elle ne se souvient même pas qu’elle était Ludmilla, comment voulez-vous qu’elle récrive ce livre ? »
Ils s’étaient retournés au bruit léger qu’avait fait Valérie pour signaler sa présence et aussitôt avaient pris l’air coupable en la voyant. « J’ai oublié le livre, » avait-elle dit timidement, « et aussi l’adresse de Ludmilla Valère. » L’éditeur avait gribouillé une fiche et la lui avait remise tout en disant que ce n’était guère dans les règles mais que, Ludmilla étant dans l’annuaire, cela n’avait en fait aucune importance.
Comme il y a six mois, appuyée des deux coudes à la margelle de pierre, comme il y a six mois, à la recherche d’un indice, à la recherche de son peuple. C’est pour cela qu’elle a voulu lancer cet appel, mais on ne veut pas qu’elle jette sa bouteille à la mer, car quelqu’un d’autre l’a déjà fait avant elle.
Ludmilla ! Se peut-il qu’elle soit Ludmilla, se peut-il qu’elle ait déjà appelé son peuple ? Et pourquoi aurait-elle voulu mourir avant même d’avoir lancé sa bouteille à la mer ? À moins encore qu’elle ne soit qu’une jeune fille d’ici, Ludmilla Valère, qui se serait suicidée par amour, par exemple. Elle étale ses mains sur la margelle. Ce choc quand elle s’est souvenue du deuxième pouce, et puis de ses frères si purs, si lumineux, comme des anges. On n’invente pas de telles choses, on s’en souvient, c’est tout, et on se torture du désir de retrouver les siens et son pays.
Ludmilla n’en pouvait plus, elle aussi. Elle en avait assez de son corps lourd, de ses mamelles rondes, de ses épaules privées d’ailes. C’est pourquoi elle avait lancé son appel. Il fallait la retrouver à tout prix, car en ce moment même elle attendait qu’un ange vienne la chercher. Elle se souvient de l’appel qui commence son récit et celui de Ludmilla Valère.
Vous qui lisez ces lignes, si vous rencontrez un jour un de mes frères de race, dites-lui que j’ai besoin de lui et donnez-lui cette lettre. Vous reconnaîtrez ceux de mon peuple avec facilité, car ils se ressemblent tous, et tous ressemblent à des anges : longs corps minces et flexibles, têtes petites couronnées de cheveux d’or roux ; ils vous dissimuleront leurs mains, ils vous dissimuleront leur ventre, mais regardez-les marcher ! Ils ont eu l’habitude d’une pesanteur moindre, regardez-les traîner leurs pieds maladroits sur ce sol qui n’est pas le leur, et regardez aussi la bosse légère qui gonfle leur dos trop mince ; c’est que les vêtements qu’ils portent ici, masculins ou féminins selon leur humeur, dissimulent mal leurs grandes ailes repliées. Si vous voyez l’un d’eux, je vous en prie, parlez-lui de moi et donnez-lui cette lettre, car c’est une bouteille à la mer.
Ludmilla aussi a écrit ces lignes… Le ciel par-dessus le toit, une pièce minuscule. Était-elle emprisonnée, pour quelle faute ? « Qu’est-ce qu’elle a donc fait, la petite hirondelle ? » Ritournelle lancinante. Qu’est-ce que c’est ? D’où surgit-il, ce souvenir frais comme une pelouse ombragée ? De quelle enfance, de quelle adolescence ailée ou non l’a-t-elle tiré ?
Il faut retrouver Ludmilla. Elle quitte à regret le pont, l’eau fascinante, la margelle accueillante. À quelques pas de là, un plan de la ville. Elle pose la question dans le micro, la réponse lui parvient d’une voix douce, persuasive, en même temps que s’allume le trajet qu’elle doit suivre. « Allez-y à pied, » dit la jolie voix, « vous en avez pour dix minutes, et les rues où vous passerez croulent sous les fleurs. Bonne route. »
L’immeuble où habite Ludmilla croule aussi sous les fleurs. Dans le hall, ce sont des plantes tropicales et des bassins et des jets d’eau. Elle suit les indications données à l’entrée. Ludmilla ne semble pas être absente, à moins qu’elle n’ait oublié de reprogrammer la bande magnétique au moment de son départ.
La porte s’ouvre devant elle avant même qu’elle se soit annoncée.
Une silhouette en pleine lumière, une silhouette longiligne, une tête petite couronnée de cheveux d’or, des épaules légèrement courbées comme une tige trop flexible…
Valérie avance d’un pas, la porte se referme dans son dos. La silhouette semble briller dans la lumière. Un ange, enfin !
4
Bonjour, Ludmilla, » dit l’ange. Valérie reste immobile, regardant les mains longues et blanches de celui qui l’accueille. Elles n’ont que cinq doigts. « Viens vite, » dit-il. « Les nôtres sont là. Ils t’attendent. On nous a téléphoné de la maison d’édition. »
Les nôtres sont là… enfin !
Elle l’a suivi dans la pièce voisine.
Et ils étaient bien là.
Accueillants et chaleureux. Mais ils n’avaient rien d’angélique. Des garçons et des filles de la Terre, juste des garçons et des filles avec cinq doigts et pas d’ailes dans le dos, des garçons et des filles lourds et bruyants qui ne mirent pas longtemps à lui conter la vie de Ludmilla Valère, née et morte sur la planète Terre, ou plutôt transformée en oubliée après un suicide bien organisé.
— « Quelle aventure, » disaient-ils. « Notre projet s’est parfaitement réalisé puisque tu t’es souvenue de ton texte au bon moment comme un acteur. Six mois, cela fait six mois que nous attendons ce moment. Quand Charles nous a téléphoné de la maison d’édition, nous étions fous de joie. Génial, cette bouteille à la mer. »
Des yeux elle cherche l’ange. Il s’est assis par terre ; une fille est venue à côté de lui et il lui a passé un bras autour des épaules. Il n’est plus rayonnant ; il a plutôt l’air un peu malingre, un peu malsain. Un petit jeune homme boutonneux occupé à pétrir les seins lourds d’une Walkyrie à l’œil bovin, un petit jeune homme qui n’a rien d’un ange… Et les autres ? Lourds, bruyants, sans grâce, ils parlent sans arrêt, veulent lui donner des cigarettes, de l’alcool, la pressent de s’asseoir, de poser son sac, de quitter ses chaussures, comme ils font tous. Elle secoue la tête sans rien dire, reste immobile, appuyée des épaules au mur.
Au fait, que disent-ils ? C’est l’histoire de Ludmilla qu’ils racontent. Ludmilla qui était entrée très jeune au parti libertarien, à la cause duquel elle donnait tout son temps, toute sa peine. Elle avait quitté sa famille pour ne pas les compromettre par ses activités. Les livres même qu’elle écrivait étaient toujours la traduction de ses préoccupations politiques et sociales. On y trouvait toujours des oppresseurs, et des opprimés, et toujours aussi des défenseurs des libertés de tous. Elle avait tant fait qu’il avait fallu trouver un moyen d’échapper à la police. Elle était restée longtemps enfermée dans une chambre minuscule à l’intérieur d’une maison réputée insalubre et inhabitable. Mais cela ne pouvait pas durer, il fallait trouver une autre solution. Personne ne savait plus qui avait eu le premier l’idée : quelle cachette serait meilleure que la peau et les papiers de quelqu’un d’autre ? Et quel tour meilleur à jouer à la police que de profiter des Services de l’Oubli pour se camoufler ?
— « Tu ne t’en souviens pas ? Vraiment ? » disaient-ils. « Ça ne te rappelle rien du tout quand on te le dit ? »
Elle secouait négativement la tête, sans dire un mot.
Ainsi il avait été décidé qu’elle absorberait une quantité de poison suffisante pour entrer dans un coma léger qui ne poserait aucun problème grave de réanimation mais amènerait immanquablement les Services de l’Oubli à la modifier et à la priver de ses souvenirs.
— « J’ai accepté ? » dit-elle, la voix à peine audible.
Mais oui, bien sûr, elle avait accepté, et d’enthousiasme. Elle en avait tellement assez de cette séquestration. Elle avait tellement peur de livrer des noms si elle se faisait prendre. Ce simulacre de suicide, c’était une sorte de libération.
Valérie ressent un bonheur fugitif. C’est un réconfort de savoir qu’elle n’a pas voulu mourir.
Un garçon très seul, très laid, prend la parole d’une voix pleine de rancune. « Moi, je n’étais pas d’accord. Je l’ai dit, je l’ai dit. Mais ce que je dis ou rien, c’est pareil. Il y en a qu’on n’écoute jamais, Ludmilla, et je suis de ceux-là. Rappelle-toi ça, moi je n’étais pas d’accord. »
— « Pourquoi ? » dit-elle sans bouger, à la limite de la lassitude totale.
— « Parce que je me disais qu’on te priverait de tout, que tu ne te souviendrais de rien. Mais, n’est-ce pas, le beau Malik qui travaille dans un centre de recherches appliquées dépendant des Services de l’Oubli se faisait fort de veiller à ce que tu ne gardes que les souvenirs utiles ! Ah ! ah ! ah ! »
Ils devinrent plus bruyants que jamais, attaquant tous celui qui n’était pas d’accord. À les entendre, Malik avait parfaitement réussi. Il s’était même arrangé pour qu’elle garde le souvenir du dernier roman qu’elle avait écrit. Valérie apprend ainsi qu’elle a passé des soirées entières à lire, relire, réciter et récrire son texte pour le garder en mémoire, récrire le tout et le porter à la maison d’édition, où Charles attendait. Et tout était arrivé comme prévu.
Ainsi ce n’était que cela. Elle avait gardé en mémoire les visions imaginaires mais pas les souvenirs de la réalité. Ce n’était que cela. Elle n’était qu’une fille d’ici qui avait pris le rêve pour la réalité.
Elle entend vaguement leurs explications, ils parlent de circuits cérébraux, de zones intellectuelles, disent qu’elle a sans doute tous les souvenirs de ce qu’elle a appris à la multi-université.
— « Seulement, » reprend celui qui n’était pas d’accord, « seulement elle ne sait même plus ce que veut dire le mot « libertarien », elle ignore même peut-être aussi ce qu’est la Liberté. Et vous vous congratulez, bande de crétins. » Certains poussèrent des soupirs excédés, d’autres se frappèrent le front, d’autres lui dirent de la fermer, que ça vaudrait mieux. Mais il ne le fit pas, se mit à parler d’un certain Frédéric. Tous essayaient de le faire taire. Mais il continuait. « Tu l’as aimé, Ludmilla, » disait-il, « tu l’as aimé, et on t’a volé tous ces souvenirs-là. Merveilleux, comme ils disent, tu ne trouves pas ? »
Ce fut un beau tollé. « Mais qu’il la ferme, » disaient les plus modérés. « Sortez-le donc, » disaient les autres, mais personne ne bougeait.
C’est à ce moment-là qu’il entra.
Il était grand et beau et arborait un air hautain, un regard las.
Tout le monde se tut, sauf celui qui n’était pas d’accord.
Il se leva et fit les présentations.
Frédéric et Valérie se regardèrent quelques instants immobiles. Puis Frédéric parla, d’une voix lente, un peu rauque, avec un accent étranger. « Tu ne me reconnais pas, Ludmilla ? » Elle secoua la tête sans un mot.
Frédéric se dirigea vers la porte. Là il se retourna. « Nous avons réussi, » dit-il, la voix triste, comme détimbrée. « Nous avons très bien réussi. » La porte se referma.
— « De toute façon, » lança une fille, « c’était fini avant. »
— « Oui, » reprit une autre, « c’est même pour ça qu’ils ne l’ont pas trop abîmée à l’Oubli. »
Valérie pensa à son visage auquel elle s’est habituée maintenant, à ses cheveux de sable, à son corps robuste. Pas trop abîmée… Tous parlent à la fois maintenant. Elle apprend qu’elle doit d’avoir été si bien traitée au malheur qu’elle avait subi avant. Elle avait officiellement de bonnes raisons de vouloir mourir, des raisons hautement morales. Elle ne s’était jamais consolée de n’avoir pu mettre au monde le bébé qu’elle attendait. Elle écoute. Petit à petit, l’histoire prend corps, le puzzle se constitue. Elle attendait un enfant de Frédéric. Elle était heureuse, il y avait si longtemps qu’elle avait envie d’avoir un bébé. Mais Frédéric n’était pas content. Il parlait sans arrêt d’interrompre la grossesse. Elle tenait bon et ne pensait qu’à la naissance. Et puis, il y avait eu ce voyage en voiture sur une route dangereuse, Frédéric au volant, l’accident, et le bébé mort-né le soir même. Elle ne s’en souvient pas, mais il semble que les mots réveillent une intolérable douleur. Ils en parlent comme si elle n’était pas là, comme s’il ne s’agissait pas d’elle.
— « Vous vous souvenez, ça l’avait rendue complètement allergique aux hommes, à Frédéric et aux autres. »
— « Ce n’était tout de même pas la faute de Frédéric ! »
— « Bien sûr, quoique… »
— « Oui, mais il a dit qu’il était content, ça c’est monstrueux. »
Les œufs brisés dans la maison duveteuse, et Frédéric était content ! C’était peut-être lui qui les avait cassés.
— « C’est cela qu’elle n’a pas pu pardonner. »
— « Mais maintenant, maintenant qu’elle est différente, maintenant qu’elle a oublié… »
Elle écoute immobile. Maintenant qu’elle est différente, elle pense à des œufs brisés dans une maison duveteuse, et elle ne pardonne pas non plus, elle ne pardonnera jamais.
— « Maintenant qu’elle a oublié… peut-être… »
— « Pensez-vous, » dit un garçon d’un ton léger, « même différente, ça, ça lui restera. Les femmes sont toutes comme ça quand on touche à leurs œufs. »
Elle s’est précipitée vers la porte, griffant ceux qui essaient de la retenir, hurlant qu’on la laisse tranquille et qu’on ne la touche pas, qu’on ne la touche pas.
Elle a couru d’une traite jusqu’au pont, celui de ses premiers souvenirs.
5
Appuyée des coudes à la margelle, elle regarde couler les eaux lentes… Son premier souvenir, le souvenir d’un pont, de plusieurs ponts et d’autres eaux aussi… Elle pose ses larges mains sur la margelle, les regarde attentivement, ces mains qui n’ont que cinq doigts, qui n’en ont jamais eu six. Le manuscrit pèse lourd dans son sac. Lentement elle le remonte, le pose sur la margelle de pierre, sort l’épais volume. Elle l’ouvre avec précaution, comme s’il risquait d’exploser. Les mots lui semblent une dérision, une insulte faite par un visage grimaçant. « Ceci est une bouteille à la mer… » Maintenant, elle n’appellera plus son peuple ailé, il ne viendra jamais, personne de là-bas ne viendra jamais la chercher. Bonjour, Ludmilla.
Mais Ludmilla était une libertarienne, et maintenant le concept n’éveille chez elle aucun écho. Qu’est-ce même que la liberté, et comment lutter pour elle ? Et pour qui, pour quoi lutter, contre qui ? Ceux du peuple ailé luttaient contre les hommes, mais qui sont les oppresseurs ici ?
Mais Ludmilla aimait Frédéric, et elle ne peut comprendre maintenant comment elle avait pu être enceinte de lui, donc l’aimer comme font les Terriennes.
Elle ne se souvient pas du bébé mort, rien que des œufs brisés dans la niche de la maison duveteuse, mais elle sait maintenant que Frédéric était content. Elle sait maintenant qu’elle l’a haï pour cette parole, lui et tous les hommes et l’amour charnel des habitants de la Terre.
Mes frères diaphanes, vous n’étiez que cela, que les enfants de ma frigidité, de mon désespoir et de ma haine pour un homme, à cause d’un bébé qui n’est jamais né… des œufs brisés qui ne vivront jamais… mes frères diaphanes avec vos grandes ailes, vous n’étiez que cela. Rien de tout cela n’était vrai, ni l’arbre par-dessus le toit, ni les vastes portiques, si je crois retrouver un souvenir, c’est qu’il n’a jamais appartenu à la réalité, je n’ai retenu que les rêves, les miens et ceux des autres. Des amours l’été dernier, et ensuite l’hiver, la glace et la neige. Mes frères aux grandes ailes, vous êtes des enfants d’hiver, bonjour Ludmilla… On m’a tué mon bébé avant qu’il naisse, et je me suis réfugiée dans la saison froide, là où vivent les anges qui, comme chacun sait, n’ont pas de sexe… Et nous volions dans le ciel rose, légers et aériens, et nos cohortes réunies chassaient les envahisseurs qui étaient tous des hommes comme Frédéric. Est-ce cela la lutte pour la liberté, dis-le-moi, Ludmilla ?
Rêver encore serait reposant, délicieux. Pour certains savants tout est possible, tout peut exister. Quelque part dans l’univers il y aurait un monde aussi réel que la Terre, où des anges sortis des fantasmes et des frustrations de Ludmilla Valère entendraient son appel et viendraient la chercher. Accoudée à la margelle, elle imagine son retour chez elle, découragée, ternie. Elle ouvre la porte de la cellule, et il est là. Il l’attend. Il dira : « Les nôtres sont là. »
Elle pose ses grandes mains sur la margelle, bien à plat, les cinq doigts écartés. Jamais il n’y en a eu six. Elle redresse ses épaules qui ne sont pas fragiles, mais larges et robustes, des épaules qui n’ont jamais eu d’ailes et qui devraient bien le savoir. Une fille de la Terre, née il y a vingt-quatre ans. Une fille de la Terre lourde et solide qui devrait essayer de comprendre l’amour de ceux qui n’ont pas d’ailes, qui devrait essayer de comprendre la liberté, les autres, et tout ce qu’ils racontaient tout à l’heure.
« Les nôtres sont là, ils t’attendent… » Mais c’était Ludmilla qu’ils attendaient. Elle aurait dû leur dire qu’elle était Valérie, pas Ludmilla, et qu’elle n’avait jamais rien fait, ni bien ni mal, et jamais rien écrit non plus ; elle n’avait fait que réciter une histoire inventée par une autre qu’elle ne connaissait pas. Les amours de l’été dernier et l’enfant mort avant de naître, et la lutte pour la liberté des autres, c’était à Ludmilla, pas à Valérie. Valérie n’avait rien fait, ne possédait rien. Ceux de l’Oubli avaient effacé tous les souvenirs de la vie antérieure ; ne lui restaient que les fantasmes : anges diaphanes qui chassent les hommes de leur territoire.
Elle n’avait rien reconnu, ni ses amis anciens, ni leurs idées, ni leur amitié. Bonjour, Valérie. Juste les souvenirs des fantasmes d’une autre. Elle entre dans sa chambre, et il est là toutes ailes déployées : « Les nôtres sont là, ils t’attendent. » Juste un rêve, le rêve d’une fille de la Terre qui ferait mieux d’oublier les ailes qu’elle n’a jamais eues, et les ciels roses et les maisons duveteuses qu’elle n’a jamais connues.
Lentement, elle arrache une page du manuscrit, puis deux, puis trois. Elle les laisse tomber dans l’eau, depuis la margelle. Une brise légère les fait flotter comme des oiseaux, comme des anges. Enfin, elle lâche au-dessus de l’eau le manuscrit qui tombe tout droit et s’enfonce d’un seul coup. Elle écrira d’autres histoires. Elle inventera d’autres horizons.
Elle quitte rapidement le pont. Son sac est léger à son épaule, et elle marche vite, sans regarder les miroirs. Elle veut rentrer chez elle. Elle a envie d’y être pour se mettre à écrire tout de suite. Une idée lui est venue en regardant couler l’eau. Il faut rentrer vite. Et puis il paraît que tout est possible. Peut-être, en ouvrant sa porte, sera-t-elle accueillie par une éblouissante lumière. Il sera là toutes ailes déployées… « Bonjour, Valérie. Les nôtres sont là. »