Monsieur seul
 
Michel Rosencranz
 
(1971)
 

Je n’ai pu terminer mon travail qu’à quatre heures. Chaque jour, maintenant, j’en attends la fin avec une impatience que je ne peux même plus dissimuler. J’ai rabroué Hector. Je rabroue tout le monde. Il se dandinait devant moi, l’air vaguement réprobateur, avec dans la bouche le « Mais monsieur… » près d’éclore.

La fenêtre du bureau donne sur la grande artère. Dehors, il y a foule. Il y a toujours foule : des cohortes de gens qui déambulent sans fin. Les vacances de la Quinzaine de Prospérité ont commencé. Achats : 1°) les petits fours ; 2°) le châle pour mère ; 3°) les confettis et les pétards.

Tout le ministère des Statistiques fait des heures supplémentaires. La fête fait augmenter les besoins, la production, et les statistiques sont à remanier continuellement. Fabrication de vin synthétique : 7 millions de bouteilles (+ 20 %). Demandes pour une croisière spatiale : 35 000 par jour (+ 25 %). Petits fours : 3 millions d’unités par jour (+ 95 % depuis hier).

C’est cela qui est insupportable : cette impression d’être frustré de sa vie. Dans mon bureau, j’étouffe de ces heures qu’on me vole. Mais au-dehors ? Le travail fini, je suis rendu à moi-même. Moi-même. Depuis des années, cela se résume à ce malaise, à ce sentiment oppressant d’inutilité, qui me pousse chaque soir à fuir – tout fuir : les êtres, les choses – à me calfeutrer chez moi, avec la nostalgie de quelque chose d’autre, l’intolérable et absurde envie d’être malgré tout ailleurs.

Dehors, j’étouffe plus encore. C’est cela, ma vie : cette angoisse et cette vacuité. Quand tout paraîtra irrémédiablement inutile, ce sera la solitude vraie, totale. Peut-être la mort.

Ce à quoi je ne me dérobe pas encore : les réunions du Parti. C’est obligatoire.

 

J’avais, ce soir, moins envie que jamais de retrouver mon appartement. Il est maintenant entièrement insonorisé, nanti à souhait de téléviseurs, débordant de moquettes et de rotondes de délassement. Plus le moindre semblant d’aménagement même à y imaginer. Je suis rentré quand même. Il y a une petite carte d’invitation dans la boîte aux lettres : les Ambrosi donnent une réception. Toilette, s’habiller : une heure. Soirée : deux heures. C’est autant d’arraché à moi-même, à l’ennui.

 

La réception aussi suintait l’ennui. Petits fours (achetés dans l’après-midi), jeunes gens du ministère des Statistiques, comme moi. Ils ont d’ailleurs le même gilet de flanelle rose. Tout le monde, cet été, porte un gilet de flanelle rose : c’est un label. Label d’aisance et d’ennui. On danse, Mademoiselle Ambrosi est ravissante, pleine de labels d’un peu partout. Elle me présente son fiancé. Il a un gilet qui n’est pas rose (c’est trop juvénile). Il travaille au ministère des Statistiques. On redanse. Pas de robots à musique : les Ambrosi n’en louent que quand le secrétaire du Parti est là.

 

Le lendemain, dîner chez madame Hose (semaine faste). Depuis qu’elle est veuve, elle paraît renaître. Elle babille sans arrêt, tout en me tendant des petits fours (achetés la veille dans l’après-midi). Sa cousine Hélène est passée au Comité de Recherches des Loisirs. Ces écharpes pailletées du magasin III – en crytol – sont une merveille. Je mange consciencieusement des petits fours.

Le dîner est excellent, comme d’habitude. Madame Hose a tous les derniers modèles de cuisinières automatiques. Veuve, elle est prioritaire sur toutes les listes de livraison. Madame Hose va changer ses meubles : liste prioritaire. Délicieux oiseau.

Après le repas, elle insiste pour que je monte dans sa chambre : elle veut me montrer la « chose ». La chose est superbe, en effet. C’est un androïde mâle, une extraordinaire machine à plaisir, dernier modèle des usines de Mâcon-ville, modèle A2 série « blonds », livré depuis deux semaines (listes des veuves prioritaires). Seuls les gens mariés y ont aussi droit, quoique dans le cas, dûment certifié, d’insatisfaction d’un des conjoints, m’explique – avec réticence – madame Hose. Car madame Hose en est presque silencieuse. Il doit lui faire très bien l’amour.

 

Impossible, ce soir, de faire quoi que ce soit. J’ai beau avoir mis en marche mes trois téléviseurs, ils ne suffisent pas à chasser un fantasme, toujours le même : madame Hose dansant frénétiquement une sarabande grotesque. Une madame Hose nue et grasse (est-elle vraiment aussi replète ?) qui monte en tournoyant jusque dans sa chambre où elle s’empare – avec avidité – de son androïde à plaisir, modèle A2, série « blonds ».


*
 

Comme toujours, cohue indescriptible devant le magasin Roum. Il faut acheter les derniers petits fours avant le dîner de prospérité demain soir. File A : alimentation. La production de vin synthétique est passée à + 30 %. On lancera beaucoup de confetti : + 55 %. File B : vêtements, lingerie.

Ils sont là-haut, tout en haut, dans deux entrepôts interdits au public : ma carte du ministère des Statistiques m’en a ouvert les portes. Lui aussi est là : ce vieux sentiment de gêne qui me torturait, adolescent. Depuis qu’il y a deux jours, j’ai décidé d’aller voir le rayon des androïdes à plaisir, je le sens croître en moi, s’installer, me posséder. C’était cela : une envie adolescente du fruit défendu. Peut-être aussi le goût un peu morbide de les voir là – les femelles en chien de fusil, les mâles étendus – gisant dans leurs caisses ? La vieille vendeuse qui m’accompagne me regarde à la dérobée, de temps à autre. Je fais semblant de compter.

 

J’ai erré, ce soir, longuement dans les rues en sortant de mon travail : il y a longtemps que ce ne m’était pas arrivé. Dans la grande artère, les gens se retournaient sur une vieille femme édentée, monstrueuse. La laideur est maintenant une rareté, depuis la fondation de l’office Bléniaud de chirurgie esthétique. Celle-là porte une laideur sans remède : celle qu’on a décidé d’oublier et qu’on a oubliée.

Pour la première fois depuis longtemps aussi, j’ai eu envie de me rendre au Centre des Loisirs : trois files d’attente en bloquaient l’entrée. Queue aussi devant le Palais de la Vision Nox. Queue devant chez Tun. Queue partout. Je suis rentré chez moi,

 

C’est une nuit très étrange. Mes nuits, je les neutralise par un sommeil de bête, à la fois pesant et ouaté. Mais cette nuit a été pleine d’une espèce de jubilation ; avec des rêves qui tournoyaient, sans cesse, comme dans cette lanterne magique qu’on voit au Musée IV. Et puis quelque chose d’autre, enivrant, si fugitif que je l’avais oublié à mon réveil.

 

Au bureau, je me suis souvenu. Tout à coup. Absurdement : je regardais le presse-papier. Je suis allé vers la fenêtre. La tête me tournait.

 

Je n’y ai plus rêvé. Mais j’y repense, sans arrêt. Quand je sens que la pensée va naître, je cours à la cuisine avaler gloutonnement tout ce qu’il y a dans le réfrigérateur. Mais elle est tapie partout : jusque dans cette aile de poulet.

 

Je le ferai. L’envie maintenant me submerge de dénouer cette solitude, de sortir de moi-même. De vivre. Enfin.

En marchant dans la rue, aujourd’hui, j’ai tout à coup oublié les gens. Ou plutôt non : oublié qu’ils sont poids, contrainte. C’était une impression indéfinissable : ils existaient mais ils n’avaient plus d’épaisseur. Non pas annihilés, mais inoffensifs. Depuis que ma décision est prise, il me semble être allégé et presque délivré. Je n’arrive plus à raviver mes vieilles irritations.

 

Je pensais que ce serait insupportable. Je m’imaginais devant le portail, vaguement gêné d’abord, puis tout à coup saisi de panique, prenant – grotesquement – mes jambes à mon cou. Mais non. J’ai franchi le portail du secrétariat aux mariages sans même un tressaillement. D’ailleurs, l’hôtesse est charmante. Elle m’explique ; une fiche : toutes vos coordonnées ; une autre fiche : toutes ses coordonnées. Coordonnées A et B complémentairement triées dans la machine électronique : mariage réussi à 100 %.


*
 

Je l’ai vue. Jolie, oui. Nous avons dîné ensemble au Tealary. Elle mange avec application. Moi aussi. Douce (aurais-je donc des qualités d’autorité ?). « Non, je n’ai pas vu la pièce… un travail accaparant : avec la Fête, la production qui augmente… petits fours : + 50 %. Un travail jusque-là accaparant. » Elle sourit. Joli sourire, oui. Elle me parle de son travail : elle encadre une brigade de jeunes pionniers : il y faut beaucoup, beaucoup de calme. Au Palais de la Vision, pendant la projection, je lui ai pris la main avant de lui donner un baiser, qu’elle me rend. Avec douceur.

 

Nous nous sommes mariés il y a un mois. J’ai tenu à ce qu’il y ait peu de formalités. Et que tout soit rapidement fait : c’était devenu une obsession. La cérémonie a été brève, sans pompe : pas même de représentant du Parti. Peu d’invités : les Ambrosi naturellement. Flanqués du nouveau fiancé de mademoiselle Ambrosi (aurait-elle recours au tri électronique ?). Et madame Hose, les bras chargés de paquets, de petits fours et de confetti.

 

Jamais de heurts entre nous. Geneviève et moi, nous nous entendons très bien. Elle est, je crois, éperdument amoureuse. Elle m’adore : elle me le répète sur tous les tons, au réveil, au coucher, à table. Elle me passera tout.

Elle me passera ça.

Ce soir, j’ai ouvert le dernier tiroir de la commode, dans le salon, là où sont mes papiers. J’ai farfouillé dans les siens – ma main tremblait un peu. J’ai rempli la fiche de commande d’un androïde mâle, modèle A2, série « blonds ». Elle signera.

Dans deux semaines, il me sera livré.