Les hommes d’Algol
 
MARTINE THOMÉ
 
(1971)
 

Je t’ai rencontré un soir de février, alors que j’errais sans but sur un continent morne, traînant après moi ma peine. Plus rien n’avait de sens. Je sentais d’immenses vagues de désespoir s’abattre en silence sur mon rivage. Elles livraient contre moi un assaut furieux, me laissant aussi vide après leur passage que si l’essence de mon être m’avait quittée.

Il avait regagné son univers dans lequel je n’avais su entrer, restant timidement dans le sas, risquant un regard dans l’atome central, sans oser trop m’y aventurer, non par crainte de me perdre, mais par respect pour lui.

Je pris conscience que tu m’observais, alors. Sans doute le faisais-tu depuis longtemps déjà, mais trop absorbée dans mes propres problèmes, je n’y avais pas pris garde. Dans ton regard, je lus beaucoup de douceur, beaucoup de tendresse aussi, un rien de curiosité noyé dans un flot de solitude. Tu t’es approché de moi et sans un mot tu as marché à mes côtés. Nous cheminâmes longtemps ainsi, mêlant nos deux solitudes, nous donnant l’illusion désormais que nous n’étions plus seuls sur ce globe hostile. Petit à petit j’ai appris à te connaître. Ton visage était étrange, très changeant selon les heures ou les angles sous lesquels on l’observait. Par moments presque ingrat, à d’autres bouleversant de jeunesse, une flamme traversant tes yeux et les faisant briller d’un éclat presque insoutenable. J’aimais jouer dans tes cheveux. Ils étaient si souples, d’une texture étrangère et d’une couleur indéfinissable où le noir se mêlait au brun, au roux. Je les caressais longtemps, des heures durant, tandis que nous nous reposions d’un de nos périples à travers la cité ou les champs. J’aimais aussi passer un doigt tendre et discret sur les côtes de ton pant de velvet. Les premières fois, tu semblas surpris, mais très vite tu t’abstins de me poser des questions. J’éprouvais à ton contact – rien qu’en ta présence même – un étonnant sentiment de bien-être, de repos, de calme. Il y avait des années que je ne m’étais plus sentie si apaisée. Ta voix, elle-même, m’émouvait profondément, surtout quand tu m’appelais au vidéo. Tu avais alors une façon à toi de me dire : « Bonjour, c’est Igor » qui restait gravée en moi pendant des heures après ton appel.

Je ne me rendais pas compte moi-même de toute l’importance que tu avais prise pour moi, à mon insu. Sans jamais avoir l’air de t’imposer, tu occupais une place de plus en plus grande en mon esprit et, lorsque nous étions séparés, mes pensées s’envolaient chaque jour plus fréquemment vers toi.

Une nuit le vrombissement du vidéo me réveilla en sursaut. Dès le contact établi, j’entendis : « Bonjour, c’est Igor. »

— « Bonjour, » dis-je tout endormie, « que se passe-t-il ? Quelle heure est-il ? »

— « Je ne sais pas. Je ne sais plus. Il vient de m’arriver une chose terrible. Je ne peux pas t’expliquer. Il faut que tu viennes, immédiatement. »

J’ai senti que c’était grave, et pourtant je n’avais rien compris. Le temps de sauter dans mon glisseur qui prit presque de lui-même le chemin qui me menait vers toi, je me retrouvais à ta porte. J’introduisis machinalement ma carte dans la serrure qui fonctionna instantanément. Tu m’avouas plus tard avoir ôté tous les programmes sauf le mien, de sorte que j’étais la seule à pouvoir entrer chez toi. Mais je l’ignorais alors. Tu étais étendu dans un clair-obscur et tu ne semblas pas m’entendre entrer.

— « Me voici, Igor. Que t’arrive-t-il ? »

— « C’est affreux. Ils m’ont oublié. »

— « Qui t’a oublié ? »

— « Ils sont venus. Je les ai entendus, sans erreur possible. Ils étaient tous là. »

— « Mais de qui parles-tu ? »

— « Wromgs, et Smirka, Kthor aussi et Wzoth, même Rzoouv… »

— « Tu ne m’en as jamais parlé. Ce sont des amis à toi ? »

— « Ils sont partis. Tu ne comprends pas ? »

— « Explique-toi. Tu dis qu’ils t’ont oublié, mais puisqu’ils sont venus, ils ont donc pensé à toi. »

— « Je ne serai pas là pour la ponte. »

— « Quelle ponte ?

— « Ils m’ont pris mon enfant. »

— « Je ne savais pas que tu avais un enfant. Où est ta femme ? Je ne l’ai jamais vue ici. »

— « Là-bas, bien sûr. Où veux-tu qu’elle soit ? »

— « Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? Ton enfant, est-ce un garçon ou une fille ? »

— « Comment le saurais-je puisqu’ils me l’ont pris ? »

— « Tu ne l’as donc jamais vu ? C’est encore un bébé ? »

— « Je n’arriverai pas à temps. »

— « Mais où n’arriveras-tu pas ? »

— « Chez moi. »

— « Tu es chez toi, Igor. Explique-toi. Que se passe-t-il ? »

— « C’est pourtant clair. Je viens de te le dire. »

— « Igor, regarde-moi. Que t’est-il arrivé ? J’entends ta voix, si j’étends ma main vers la tienne je sens ta main, et pourtant j’ai l’impression que tu n’es pas à mes côtés. Tu sembles parti dans un monde étrange. C’est comme si nous parlions tout en étant chacun dans un univers différent. Tu réponds à ma voix, mais pas à mes questions. Que puis-je faire pour toi, Igor ? Tu m’as appelée, je suis venue. Tu as l’air de souffrir mais je ne sais pas de quoi. Dis-moi ce que je peux faire pour t’aider. »

— « Ils sont partis sans moi. Je ne pourrai jamais les rejoindre. »

— « Tu ne sais donc pas où ils allaient ? »

— « Ils rentraient chez nous. »

— « Chez vous ? Mais où es-tu donc, ici ? »

— « J’étais en mission. »

— « Où habites-tu ? »

— « À Brozk, sur Algol. »

— « Igor, s’il te plaît… Je ne joue pas. Je veux t’aider. Je suis venue pour cela. »

— « Ils sont partis sans moi. Ils sont venus me le dire. »

— « S’ils étaient là, pourquoi ne les as-tu pas suivis ? »

— « Mais ils étaient déjà partis lorsqu’ils sont venus me le dire ! »

— « Igor, qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas dans ton état normal. Je vais faire venir un médecin. Tu ne peux pas rester ainsi. »

— « Un médecin ? Pour quoi faire ? Puisque je te dis qu’ils sont partis, tu n’as donc pas compris ? »

— « Justement. Je vois bien que je ne peux rien toute seule. Ce n’est plus de ma compétence. Ne t’inquiète pas, va. Les choses s’arrangeront. Laisse-toi soigner, c’est tout ce que je te demande. »

— « Je suis seul désormais. Épouvantablement seul, à jamais. Je n’arriverai pas pour la ponte. Ne me regarde pas ainsi ! Va-t’en ! Sors d’ici ! Ils reviennent… Je veux être seul pour les recevoir. Mais sors donc, qu’attends-tu ? »

Quand je me suis éloignée, je t’ai entendu hurler soudain. C’était des cris rauques, inarticulés, comme je n’en avais jamais perçus. Un seul mot était audible : la ponte. Revenir pour la ponte. J’entrouvris discrètement la porte. Tout ton corps était arqué, comme si dans un dernier sursaut tu voulais t’évader de ce monde. Pour entrer dans quel autre ?

J’ai fait venir l’ambulance. Je ne pouvais rien.

Tu es resté en clinique trois mois. Tous les jours je suis allée te voir. Au début, c’était terrible. Nous parlions. Mais nous étions chacun dans un univers. Le dialogue se poursuivait, semblable à la dernière conversation que nous avions eue chez toi. Les mots étaient ceux de tous les jours, mais lorsqu’on les assemblait les uns avec les autres, ils ne voulaient plus rien dire de cohérent. Tu luttais contre je ne sais quel ennemi. J’ai vu ton corps s’arquer à nouveau. Tes cris inhumains ont résonné une fois encore à mes oreilles. Tu te débattais, tu voulais à tout prix être là-bas pour la ponte. Et puis, un jour, je t’ai trouvé calme, trop calme. Que t’avait-on fait ? Tu n’as plus jamais parlé de tes amis ni de la ponte, tu t’es appliqué à faire exactement ce qu’on te demandait, à te montrer aux yeux de tous sous le jour sous lequel on s’attendait à te voir. Tu t’es si bien comporté qu’ils t’ont laissé sortir au bout de trois mois, avouant que, malgré les nombreuses analyses et les contrôles, certains aspects de ton cas leur échappaient. Pourtant il n’y avait pas de raison de te garder plus longtemps hospitalisé. Tu étais cliniquement guéri. Que demander de plus ?

Tout naturellement tu es venu vivre avec moi. J’attendais depuis si longtemps cette heure. Je savais maintenant que je t’aimais. J’avais cru comprendre qu’il en était de même pour toi et je rêvais de l’instant où nous serions enfin seuls et où tu me prendrais dans tes bras. J’avais remarqué une certaine contradiction entre tes propos et tes gestes, mais j’avais mis sur le compte de ta maladie l’étrangeté de ton comportement et ta froideur apparente, qui ne coïncidait pas avec ce que je lisais souvent dans tes yeux.

Un jour, j’ai fini par te poser la question : « Dis-moi, Igor, est-ce que tu m’aimes ? »

— « Tu en doutes ? »

— « Je ne sais pas. Tu es si froid avec moi. »

— « Si froid ? »

— « J’attends depuis des mois un geste de ta part, un simple geste, comme celui de mettre ton bras autour de mes épaules. J’aimerais sentir le poids de ta main sur mon bras, il me serait doux. J’aimerais poser ma tête au creux de ton cou, où les hommes ont une place réservée pour accueillir la femme qu’ils aiment. J’aimerais sentir l’odeur de ta peau contre la mienne. »

— « Quel rapport cela a-t-il avec l’amour ? »

— « Igor, pourquoi te moques-tu ? »

— « Je ne me moque pas, je ne te comprends pas. »

— « C’est pourtant simple. Si tu savais ce que tu es devenu beau… »

— « Mais tu parles de l’amour ! »

Je restai sans voix. Et puis : « Qu’est-ce donc, pour toi, l’amour ? »

— « Tu ne le sais pas ? Tu n’as pas senti depuis des semaines que j’essaie de pénétrer en toi ? Mais j’ai cru que tu ne m’aimais pas, car malgré tous mes efforts je n’arrive pas à entrer en communion avec ton cerveau. »

— « Avec mon cerveau ? »

— « J’ai rêvé au jour où nous accorderions nos pensées, où nous serions tous deux ensemble à écouter la même musique, à penser aux mêmes choses, à nous communiquer nos expériences, nos rêves, nos désirs, où tu m’ouvrirais enfin tes pensées comme je t’envoie les miennes depuis longtemps déjà. Mais tu n’as pas l’air d’apprécier la pensée. Je me heurte à tes barrages, qui empêchent toute communion réelle. Pourquoi restes-tu fermée à mon amour ? »

— « Fermée ? Mais je t’aime, Igor ! Je viens de te le dire ! »

— « Alors laisse ma pensée entrer en toi. Ouvre-toi, détends-toi. Depuis que j’ai quitté Algol, je n’ai plus jamais partagé mes pensées. »

— « Tu as bien dit Algol ? »

— « Oui, c’est ma planète. C’est de là que je viens. Mais maintenant je sais que je n’y retournerai jamais. Mes amis sont partis sans moi, un accident au dernier moment. Ils n’ont pu m’attendre, c’est pourquoi ils sont venus me prévenir ensuite. »

— « Igor… tu m’as déjà dit cela. Rappelle-toi. »

— « Je sais. Ce jour-là j’étais épouvanté. Je t’ai appelée, que pouvais-tu faire ? Il était trop tard et tu n’as pas compris. Tu as pensé que je délirais, alors que j’étais lucide, très lucide. »

— « Mais enfin, Igor, rappelle-toi ! Tu as fini par perdre connaissance. Tu hurlais… »

— « Je hurlais de solitude, je n’acceptais pas qu’ils partent. J’ai essayé de les rejoindre mais n’y suis pas parvenu. L’effort avait été trop grand. Je ne suis pas arrivé à m’arracher à la Terre. Si, sur Algol, nous pratiquons la transmission de pensée, d’abord entre hommes et femmes qui s’aiment – c’est même la seule façon que nous ayons de « faire l’amour » comme vous dites sur Terre – et puis entre amis ou encore entre compagnons de travail, il nous est très difficile d’accéder à la lévitation. Cet art n’en est encore qu’à ses balbutiements. Bien que nous ayons groupé nos forces, mes amis et moi, pour que je parvienne à les rejoindre, nous avons échoué. »

— « Pourquoi sont-ils partis sans toi ? »

— « Un accident de machine. Le pépin stupide, imprévisible. »

— « C’est donc par transmission de pensée qu’ils sont venus te prévenir de leur départ ? »

— « Comment l’auraient-ils pu autrement ? Mais ils étaient déjà trop éloignés de la Terre pour que je puisse leur répondre. Ce n’est qu’en se groupant qu’ils ont pu m’atteindre. Une fois prévenu, j’ai suivi leurs directives pour les retrouver, mais comme je viens de te le dire, nous avons échoué et ils n’ont pas reçu mon message. »

— « Pourquoi ne sont-ils pas revenus te chercher ? »

— « C’est impossible. Notre mission était terminée. Les ordres sont stricts : on ne revient jamais sur un monde dont l’exploration est achevée. Ce serait trop dangereux et pour nous et pour les habitants de ce monde, qui doivent ignorer notre passage. »

— « Pourquoi me révèles-tu tout ceci ? »

— « Parce que je t’aime et que je ne retournerai jamais sur Algol. Je voudrais parvenir avec toi à une parfaite harmonie de pensées. Ainsi seulement je m’adapterai pleinement à la vie sur la Terre, je m’intégrerai à ton monde. C’est toi qui feras tomber les barrières qui existent encore entre la Terre et moi. C’est toi qui me permettras de retrouver un sens à l’existence, qui me feras renaître vraiment à la vie. »

— « Qu’est devenu ton enfant ? »

— « Je ne pourrai jamais en avoir, puisque je ne suis pas revenu à l’époque de la ponte. »

— « Sur Algol, vous n’avez pas des enfants lorsque vous le désirez ? »

— « Non. Si apparemment les hommes et les femmes de la Terre sont constitués physiquement comme les Algoliens, en réalité notre mode de reproduction diffère. Nos femmes sont ovipares. Mais la ponte n’a lieu qu’une fois par année – nos années comportent cinq cents de vos jours – puis nous fécondons l’œuf, un peu à la manière dont les poissons ici déposent la laitance. »

— « Vous ignorez donc l’union des corps, l’amour physique ? »

— « Totalement. La ponte et la fécondation ne sont pour nous que des actes nécessaires à la continuité de l’espèce. Mais il ne viendrait à personne l’idée de rabaisser son partenaire en le ravalant à ce niveau. »

— « Le plaisir n’a rien d’humiliant. C’est notre manière à nous, Terriens, d’entrer en contact, le plus parfaitement possible, avec l’être que nous aimons. Je t’apprendrai le plaisir et tu m’enseigneras l’art de te transmettre mes pensées. Mon corps aussi hurle de solitude. Je voudrais jouer dans tes cheveux, t’effleurer les mains, être caressée par toi, sentir tout mon être vibrer sous tes doigts, et mourir et renaître à chaque instant d’amour. »

— « Si je t’ai laissé jouer dans mes cheveux, c’est que j’avais vu d’autres humains le faire. Mais, pour moi, ce n’est qu’un simple geste. »

— « Il me paraît aussi étrange de ne pas t’émouvoir que tu as peine à concevoir que mon esprit ne s’ouvre pas à tes pensées. Mais quand tu es à mes côtés, je me sens capable de soulever des montagnes. Si nous unissons nos volontés, peut-être arriverons-nous, moi à connaître la télépathie et toi à apprendre tout le bonheur que peuvent procurer à chacun deux corps qui s’aiment et sont attirés l’un par l’autre. C’est probablement la seule manière d’abolir la solitude dans laquelle chaque être demeure muré, la seule manière de se comprendre vraiment, de réaliser une symbiose du corps et de l’esprit. »

 

Pour toi ce fut la découverte d’un monde qui t’était demeuré inconnu jusqu’à ce jour. C’était un émerveillement, semblable au mien lorsque je sentis pour la première fois ton esprit pénétrer le mien, ta pensée s’insinuer parmi la mienne. Une explosion de joie, un éclatement, un éblouissement où mille lumières scintillaient en toi. Nous avions enfin accès à la connaissance, ce n’était qu’un premier pas, chancelant encore, il nous mènerait très loin, à des profondeurs inconnues auprès desquelles la distance de la Terre à Algol est infime.