Une pierre tomba du ciel
 
CLAUDE BOLLE
 
(1971)
 

La houle oscillait au rythme des forces assoupies au cœur de l’étoile.

Le cataclysme se déchaîna. Effroyable.

L’équateur solaire jeta des flammes dans l’espace. Une lame écarlate s’enfla, se souleva, se tendit vers le ciel. L’une d’entre elles mordit le vide sur une distance couvrant vingt Terres. Puis déchira le cordon infernal qui la reliait encore au globe stellaire.

Ainsi libérée, flottant comme un vaisseau, bientôt écartelée par les forces de gravitation, elle finit par se scinder en sphères incandescentes qui s’éparpillèrent en tournoyant autour du Soleil.

Ainsi naquirent les neuf planètes du système solaire.

 

« Ainsi naquirent les neuf planètes… »

Voix posée, sereine, indifférente au grondement de l’océan. Valse du vent. Soleil incisif dessinant des ombres agressives sur une terrasse au carrelage usé. Voix monotone emportée dans une ruelle ouverte sur la plage. Volets battant sous la tempête.

Ville morte. Le sable cingle ses murs écaillés, crépite, s’ouvre en éventails, se replie en fils d’or, ondule. Et, fébrile, la tempête à travers la grand-rue dévide rageusement son écheveau de sable inépuisable qui décrit des arabesques sur l’asphalte. La voici hurlant dans la carcasse d’un autobus effondré, lacérant avec insistance l’affiche où une bouteille de limonade anémiée ne cesse de s’écouler.

La voix surgit, régénérée. Miracle de la réamplification.

Elle s’agrippe à une maison qui crache par ses fenêtres sa tuyauterie dépiautée. Elle inonde la Place du 28 août.

28 août. Un jalon dans l’histoire de l’homme.

L’homme ? L’homme oublié des pierres sans mémoire.

La voix s’élève, imperturbable.

Sa voix.

Le soleil ne l’incommode jamais. Ni le vent. Le vent éternel. Son coffre de plastique protège ses deux bobines qui pivotent dans leurs alvéoles comme les yeux d’un automate. Son antenne chromée défie le ciel.

Implacable, le magnétophone raconte le maître jeu de l’univers.

« Ainsi naquirent les neuf planètes du système solaire… »

Il énumère les grandes hypothèses soulevées par l’homme à la recherche de son origine : les astres, étoiles et planètes, issus sans doute de la condensation de l’univers en étranges grumeaux.

Il raconte comment, il y a quelque deux milliards cinq cents millions d’années, la Terre, globe lumineux, incandescent, vit son éclat s’atténuer et se couvrit d’une couche opaque plus froide.

En cette époque reculée, nulle conscience n’était là pour enregistrer les grands bouleversements qui allaient déchirer notre monde.

La croûte s’épaississait, se renforçait, atténuant les déchaînements possibles de la nature. En vérité, c’était le calme avant la plus terrible des tempêtes.

Le Soleil orchestrait le drame. Sa puissante attraction souleva deux fois par jour – des jours de quelques heures seulement – la surface de la Terre qui ondulait comme un ventre gigantesque. Pendant cinq siècles, le sol s’éleva et s’abaissa tous les jours à midi et à minuit, provoquant à chaque amplitude d’effroyables déchirements qui, en un instant, eussent tué une population comme celle de la France.

Et ce fut le cataclysme. Une partie de la surface monta plus haut que de coutume, traversa les vapeurs qui l’enveloppaient et, portée par son élan, s’arracha totalement à l’astre. Ainsi lancé dans l’espace, cet amas rocheux se mit à graviter autour de la Terre. La Lune venait de naître.

« La Lune venait de naître… »

La voix soudain s’étrangle. Son débit ralentit, les mots s’empâtent, les phrases s’embourbent dans les tons graves, meurent dans un soupir.

Soupir répercuté dans la ville entière, noyé dans le vent. Avec colère, le souffle atmosphérique roule dans un rugissement d’express.

Sur la plage, une feuille de journal, revenant insolite du passé, vient se plaquer sur le miroir solaire coiffant l’appareil. Ses lambeaux l’enlacent et battent avec fougue. Étreinte absurde.

Privé de la lumière nourricière où il puise son énergie, le robot s’est assoupi.

Le bras de papier, tatoué de manchettes, maintenant se déchire. Le vent l’agite comme une marionnette et l’oblige à saluer le carrelage avant son départ vers l’inconnu.

Mais, à peine libéré, le chiffon s’accroche sur une main. Une main figée. Celle d’un homme effondré près de l’appareil.

Un cadavre gît, en effet, sur la terrasse. Il tressaille sous le rythme des rafales. Son visage sourit de ses yeux de sable au ciel sans nuage. Il dort d’un sommeil décisif, le magnétophone, son œuvre ultime, posé à ses côtés.

Il attend son linceul de sable. Mais le vent sans cesse le lui arrache.

Il attend de se décomposer. Mais aucun animal ne lui a survécu en ce monde aseptisé où l’Inerte parodie maintenant la Vie.

Ciel vide et bleu comme la bêtise des gens. Vent râlant contre les dépouilles des hommes recroquevillés comme de monstrueux corinthes. Mers glauques et vitreuses, sans plancton et sans espoir.

Où règne la Vie ? Où sont les hommes et leurs œuvres ?

Éteints sont les hauts-fourneaux. Anéantis, Bach et les pyramides. Les express ont rouillé sur leurs voies de garages et les fusées ont achevé de se disloquer sur leurs rampes délabrées.

Mais une feuille jaunie danse toujours. Misérable et dérisoire vestige du grand feu d’artifice dont le bouquet fut l’homme.

Sur la plage, le lambeau de journal a bondi, libérant ainsi la batterie solaire. La lumière inonde à nouveau le robot. Généreuse. Bienfaisante.

Et la voix s’éparpille sous les gifles de l’air. Profonde. Sépulcrale d’abord. Puis la voici raffermie, revenue à ses descriptions. Épique. Grandiose.

Paroles vaines, obstinées, racontant la naissance de la Lune. Car – faut-il le rappeler ? – l’arrachement de la Lune à la Terre secoua la surface de notre monde au point qu’il se déchira, se fendit, et dans les crevasses séparant ses vastes débris, la lave suinta, gonfla et s’épancha sur le sol, modelant ainsi les futurs continents. Dans les fosses béantes intermédiaires, l’eau allait bientôt se déverser.

L’eau pourtant, n’existait point sur Terre. Mais d’épaisses couches de vapeur et de cendres cachaient éternellement le Soleil. Des milliers et des milliers d’années s’écoulèrent sans que l’intense chaleur régnant au sol ne permît à la vapeur d’eau de retomber en pluie sur terre.

Un jour, cependant, une petite sphère liquide se détacha de la masse nuageuse et fonça, souple et translucide, vers le sol. Elle vint s’y aplatir, modeste, et aussi vite effacée par la tiédeur des roches.

Première goutte de pluie.

D’autres la suivirent. Et bientôt, il se mit à pleuvoir lourdement. Il plut des jours, il plut des semaines. Il plut violemment. Des mois, des années s’ajoutèrent aux années sans que cessât jamais ce cataclysme hors de mesure.

Guidées par la pesanteur, les eaux se ruèrent goulûment vers des régions toujours plus basses, entraînant dans leur élan, pierres et rochers qu’elles roulaient vers les précipices. L’eau agissait comme une meule géante, omniprésente, universelle, ravinant toujours plus profondément les vallées jusqu’aux grandes cavités intercontinentales où elle s’accumulait sans répit. Avec une lenteur inexorable, elle monta dans ces réservoirs qui grandirent, gonflèrent, s’élargirent au-delà de toute mesure jusqu’à devenir un jour des mers et enfin des océans.

Inlassable, l’élément liquide charriait vers la mer les matières arrachées au sol. Cette poussière ainsi drainée contenait toutes les richesses minérales de notre globe. Surtout le sel.

Le sel. Mêlé au sable, il griffe au passage la carcasse de l’appareil insensible. Mais, imperturbable, le robot poursuit sa litanie. Sans hâte, sans accroc.

Solidement conçu, bien protégé des intempéries, il déchire le pack du temps comme l’étrave d’un brise-glace.

Rien, hormis l’ombre, ne peut l’empêcher de raconter maintenant comment le sel contenu au cœur de la terre, lancé jusqu’au ciel par les volcans sous-marins, retombait sur les continents et comment les cours d’eau, l’entraînant ainsi vers la mer, salèrent davantage les océans.

Combien de fois le mince ruban magnétique a-t-il parcouru son long circuit ? Nul ne le sait et il ne se trouve sur Terre une seule oreille, une seule âme pour entendre cette oraison éternellement répétée.

Ainsi parle-t-il une fois de plus de cette période glorieuse où les nuages, enfin allégés, se dissipèrent quelque peu, se déchirèrent lentement, laissant entrevoir un morceau de ciel bleu. Pour la première fois, les rochers, encore ruisselants de pluie, rutilèrent sous de timides rayons de soleil.

Aucun être humain n’était là pour admirer ce spectacle, aucun poète pour s’émerveiller de ces premiers jeux de lumière et d’ombre sur les pierres, aucun oiseau non plus pour se réjouir de la fin du Déluge. Cette fantastique évocation était jouée en salle vide. Sans témoin.

Pourtant, au fur et à mesure de l’écoulement des millénaires, notre monde se préparait à une fracassante succession de scènes grandioses.

En se refroidissant, l’écorce se contracta, se plissa. Des monts gigantesques s’élevèrent résolument jusqu’aux confins de l’atmosphère. Les forces qui érigèrent ces monuments se déployèrent avec lenteur. Pourtant, quand les pics eurent achevé leur croissance, le vent, la pluie, la glace et la neige s’employèrent à les éroder du haut jusqu’à la base. Aujourd’hui, il n’en reste plus aucune trace. Trois fois, des vagues de roches se soulevèrent jusqu’à 8 000 mètres au-dessus des mers, dressant leurs chaînes altières, vastes comme des continents. Trois fois, les éléments les firent disparaître complètement. Du troisième plissement, il ne subsiste que de modestes fondations.

Et dans le crépuscule, l’instrument égrène son discours. Obstiné, son timbre descend sur la ville lunaire, sur ces rues profondes comme des tranchées, sur ces places obscures comme des cratères. Aux immeubles patinés, aux fenêtres béantes, aux gouttières déchirées, aux toits squelettiques, le robot raconte comment le décor suprême fut mis en place pour l’entrée finale de la vedette qui allait bouleverser le monde ; la vedette qui allait l’adoucir parfois et aussi le colorer d’humanité : la Vie.

Jour solennel où la Vie fut apportée par le ciel. Le ciel qui, toujours, étreint la Terre.

L’aérolithe mâle tomba dans les flots.

Et une fois encore, le ruban d’oxyde de fer révèle aux pierres endormies comment, de ces débris célestes, les premières cellules vivantes, filles de la semence cosmique, proliférèrent dans la matrice océanique, recouvrirent la mer d’un manteau de plancton, la meublèrent bientôt de monstres ; comment, un jour, ces êtres partirent à l’assaut des continents.

En de longues et émouvantes périodes, il relate comment, sur le sol devenu plus accueillant, le fleuve de vie préparait le berceau de l’Élu, attendrissant vallées et plaines d’une végétation plus abondante.

Et voici la fin du message.

L’« homme », répètent les diffuseurs.

L’homme entre en scène, l’évolution, enfin, s’accomplit et se retrouve elle-même : être Homme.

Homme, étoile aux mille branches, kaléidoscope, facette sur le rubis de la vie, modalité du Réel.

Homme, sentinelle partie à la relève de Dieu.

Les haut-parleurs se sont tus. Vent dans les charpentes dénudées, gémissements dans les fils arrachés.

Minute de recueillement. Un sang d’espoir bat soudain dans les veines des choses, tressaillant, attentif, avide d’un message. Message éternellement ressassé : « La houle oscillait au rythme des forces assoupies au cœur de l’étoile… »

Sur l’asphalte, tableau noir tourné vers le ciel, l’ombre du soir s’allonge, effleure une marelle dessinée à la craie. Elle recouvre les jambes, pliées en chien de fusil, d’une fillette endormie.

Caresse de l’air sur l’or de ses cheveux.

Ombres de la balustrade, étirées sur la terrasse. Soleil boursouflé de fatigue plongeant une épée de feu dans la mer qui bouillonne.

Le ciel s’éteint, indifférent au sort du monde.

Privé de sa nourriture lumineuse, le robot balbutie puis, dans un dernier hoquet, s’endort.

Et le vent continue de hurler, et la mer de mugir et la marée d’assaillir la rive.

Lune ronde, impavide dans le soir. Sa lumière effleure le miroir du magnétophone, cimier du dernier des automates. Nectar de lune, elle se laisse boire et s’accumule des heures durant.

Alors, au cœur de la nuit, le robot, d’une voix à peine audible, irréelle, entame son étrange dialogue. Aux morts, il chuchote la gloire des temps vivants. L’héritier mécanique de l’homme rêve tout haut.

Il rêve jusqu’aux petites heures. Puis s’assoupit, épuisé.

Quand l’horizon enfin s’enflamme, il a retrouvé son timbre clair qui s’en va rebondir sur les murs du silence.

Et l’évocation insensée recommence, se répète, machinale, et pourtant réglée par le cosmos lui-même, comme jadis la première goutte de pluie, la première déchirure dans le ciel, la première naissance. Et il dit une fois encore comment une pierre tomba du ciel. Dix fois le jour, la voix émue raconte l’instant prodigieux où la vie, dans un aérolithe, descendit sur l’ovule terrestre. Et chaque nuit il le dit dans un souffle.

Cette nuit encore, il le répète.

Soudain, les cieux s’entrouvrent, s’arrachent du nord au sud, de l’est à l’ouest. Dramatique et céleste césarienne.

Une boule de feu en jaillit, inonde la ville, la plage, la mer. Le sol frémit, l’air tressaille, les habitations tremblent. Le monde ébranlé craque de toutes parts, le sol crépite, gémit. Contorsion d’apocalypse.

La terrasse, lézardée, secoue son cadavre. Des pierres éclatent sur les façades, font sonner les dernières vitres en mille carillons plaintifs. L’une d’elles a transpercé l’instrument de plastique dont les bobines, indifférentes, continuent de tourner.

Dans ses entrailles, pourtant, un déclic. Et brusquement, les diffuseurs ont cessé leur évocation.

Fin du grand discours cosmique. Silence.

Un chant nouveau, maintenant, a pris sa place, chant de l’autre piste, branchée sur le monde. Chant d’espoir.

Lever de soleil sur une mer apaisée. Brise du matin, riche de promesse. L’astre s’élève, majestueux. Et les ombres s’en vont se cacher sous leurs objets.

La terrasse, criblée, brille d’un éclat intense. La marée lèche le sable, sans hâte.

Tout est calme.

Sur la ville, les haut-parleurs chantent encore, chantent toujours. Chant du passé, chant d’avenir. Chant du merle, heureux, insouciant.

Du haut d’un balcon délabré, l’oiseau chante sa joie.

Du haut de l’hôtel de ville osseux, l’oiseau du printemps se réjouit. Son timbre émouvant caresse le marché sous le soleil et embrasse la petite fille près de sa marelle. Tendrement.

Et sur la terrasse qui resplendit, enfin, le cadavre de l’homme commence à se décomposer.