Et une touffe d’herbes amères pour Ganymède
DANIEL WALTHER
(1971)
Au Moyen Âge, dans ce temps que les historiens voulaient de ténèbres, des hommes couraient les routes et déploraient en chansons la misère de l’époque, la cruauté des princes et la vanité des guerres.
Au Moyen Age de la Bombe et de la Fusée, des baladins se servent des mêmes armes pour vitupérer le Grand Suicide et le Frénétique Non-Sens du Cauchemar Organisé. Au plus grand de ceux-là, Bob Dylan, cette légende est dédiée.
1
Il passait sa vie dehors, sur les routes, dans la tempête et dans la pluie, dans la grêle et dans le soleil ; vivait au rythme des saisons ; se levait avec le jour, pleurait avec le vent ; se couchait pour dormir au hasard du chemin et, quand il se réveillait, se réjouissait d’être vivant.
Il chantait, quand on l’en priait, des airs très vieux avec des paroles languissantes d’un autre temps. C’était un étrange troubadour.
Autour de lui,
se dressait le monde en béton-verre-chrome-acier-chlorure-de-vinyle-amélioré,
semblable à son propre pastiche,
un monde où les calculatrices électroniques fabriquaient les lois, codes moraux et innombrables interdits que suppose une civilisation avancée.
Mais lui
ne s’était pas souvent soucié de la justice : il chantait ses chansons, pensait ce qu’il pensait et fuyait les villes à cause des terribles crises de claustrophobie qui lui jetaient les yeux hors de la tête.
LES VILLES ! Ces entassements écrasants où l’on n’avait pas assez de ses deux yeux pour pleurer, pas assez de ses deux poings pour cogner sur les murs !
Alors, un matin, il était parti au hasard. C’était une faute mais point encore un crime et on pouvait espérer passer entre les mailles du terrible filet de la justice.
Par deux fois, on l’avait arrêté, interrogé, jeté dans une cage et longuement psychanalysé.
Il avait fait à chaque fois le vide dans son esprit et on l’avait relâché au bout de deux et six mois d’incarcération.
Aujourd’hui encore, il se demandait comment il s’y était pris pour ne pas perdre la raison dans sa cellule dont il ne sortait que deux heures par jour.
Peut-être s’était-il tenu en équilibre sur les bords de la folie à force de composer des chansons à l’intérieur de sa tête. Une foule de chansons bizarres, onomatopéiques, heurtées, dont il n’avait plus retrouvé trace dans sa mémoire dès sa sortie de prison.
Il passait sa vie dehors, sur les routes, loin du cauchemar des villes, dans la tempête et la pluie, dans la grêle et le soleil, vivant au rythme des saisons et chantant à la sauvette pour gagner un peu d’argent.
Un matin, en se réveillant, il sentit le bout pointu d’une botte lui chatouiller désagréablement les côtes. Il ouvrit lentement les yeux et vit deux gendarmes penchés sur lui. Il se dressa sur un coude et leur sourit car il était d’un fort bon naturel.
— « Debout ! » fit sèchement le gendarme qui l’avait houspillé.
— « Bien sûr, naturellement… tout de suite… » dit-il, et il se leva aussi vite qu’il put et ramassa sa guitare.
— « C’est confisqué, » dit l’autre gendarme en tendant sa main gainée de cuir noir et luisant.
— « Confisqué ? » demanda-t-il d’un ton un peu choqué.
— « Confisqué ! » hurla le gendarme qui lui arracha la guitare d’un geste brutal et dit : « En avant marche, allons-y ! »
« Y », c’était une tour de justice édifiée provisoirement en rase campagne et grouillant d’une intense activité. Car, en ces temps bénis, la justice se trouvait partout et se déplaçait agilement en fonction du crime. Pour traquer plus sûrement les criminels, on avait inventé les tours de justice : c’étaient de hautes constructions démontables avec toutes sortes de casemates, de chambres de torture et de salles pour les interrogatoires. On pouvait aisément les transporter par camions et une foule d’automates spécialisés les montait toutes chicanes comprises en moins d’une demi-heure. Au centre de ces bâtiments de rêve, un cerveau électronique triait crimes et délits, prononçait les sentences et livrait les coupables aux bras d’acier ou de simili-chair des bourreaux patentés. Ces mécaniques ultra-perfectionnées valaient tous les orfèvres en la matière et elles ne risquaient guère de se laisser aller à la pitié.
FICHE SIGNALÉTIQUE
Nom : Brunn
Prénom : Ruby (?)
Âge : 32 ans
Sexe : déterminé masculin
Genre : humain
Date de naissance : 2 mars 2002
Lieu de naissance : Dorn (?) – Terra
Domicile : sans domicile fixe
Profession : sans profession avouable
Religion : panthéiste (?)
Q.I. : faible
Signes particuliers : aux 2/3 analphabète, cicatrice sur la joue droite
Peines subies et motifs : 2 et 6 mois de réclusion pour vagabondage
— « C’est bien vous, ça ? »
— « Oui, c’est bien moi, » dit-il en se forçant à sourire encore.
Le fonctionnaire se leva et ébranla la table d’un solide coup de poing. Ruby se dit qu’il s’agissait certainement d’un humain puisqu’il réagissait aussi violemment. « Nous allons être forcés de sévir, cela ne peut plus durer ! »
Ruby ouvrit de grands yeux. « Qu’est-ce que j’ai encore fait ? » demanda-t-il.
— « Vous le savez aussi bien que moi ! Cette fois-ci ce sera la piqûre, et hop ! »
… Et hop !
Jadis, bien des siècles avant la naissance des villes d’acier, les dieux gouvernaient le monde. Ils étaient assis au sommet d’une montagne noyée dans la brume, l’Olympe, et passaient le plus clair de leur temps à boire, à manger et à faire des enfants illégitimes. Parfois ils jetaient des regards salaces sur le monde et pourchassaient les beaux rejetons des hommes. Un jour, Zeus, le président-directeur-général des dieux, remarqua le fils de Tros et de la nymphe Callirrhoé, et ce jeune et splendide bâtard lui sembla trop original pour parcourir les chemins poudreux de la plaine. Il se changea lui-même en aigle et emporta le jeune homme vers les pentes mystérieuses de la montagne sacrée.
… Et ce fut ainsi que Ganymède devint l’échanson des dieux.
2
On le suspendit par les bras dans le trou venteux qui descendait tout le long de la tour de justice. Il souffrit atrocement durant toute l’interminable plongée, ne comprenant toujours pas pourquoi on prenait tant de peine à s’acharner sur lui.
Les androïdes-bourreaux se laissèrent du temps…
Ils ne ressentaient rien, ni haine ni compassion, mais on leur avait enfoncé les subtilités de la cruauté humaine dans les méandres archi-complexes de leur cerveau artificiel.
Enfin, enfin, enfin, il chut dans les bras d’un fauteuil de torture, les épaules broyées, les poignets mordus jusqu’à l’os par les chaînettes voraces.
— « Vous chantez la LIBERTÉ ! »
— « Vous chantez la PAIX ! »
— « Vous chantez l’AMOUR ! »
… vous chantez, c’est tout ce que vous savez faire !
— « Je ne sais pas, je ne sais pas ! »
Des menottes lui encastrèrent les mains dans le fauteuil de métal. « On va vous rafraîchir la mémoire ! Écoutez ! Ouvrez bien vos oreilles et dites-moi quel est l’auteur de ces prétentieuses cochonneries ! »
Sa propre voix lui jaillit dans les tympans et il se demanda comment ils avaient pu faire pour enregistrer les comptines réprobatrices qu’il chantait en secret à ceux qui voulaient les entendre.
Une affolante nausée lui tordit les mâchoires, sa bouche s’ouvrit toute grande et il se mit à crier : « Oh ! je vous prie, laissez-moi m’en aller ! Je vous prie, je vous prie, je vous prie, je ne sais pas de quoi vous voulez parler ! »
La lumière lui éclata au visage comme un pétard et il constata qu’il était assis au centre d’une fosse ronde aux murailles nues, sans porte ni fenêtres ni…
Un diable lumineux surgit d’une invisible boîte à malice et lui agita sa guitare sous le nez tandis que des griffes minuscules mais tellement aiguës s’enfonçaient toutes à la fois sous ses ongles. Cela lui rappela en pire les fourmillements douloureux au bout des doigts, en hiver, au temps de son enfance, quand il pétrissait des boules de neige.
— « Ah ! tu ne sais pas de quoi nous voulons parler ! »
Une voix énorme roula dans la fosse cylindrique :
« LA PIQÛRE !!! LA PIQÛRE !!! FILS DE PUTE !!! »
Et, oh ! il savait – même s’il essayait à présent de jouer au débile mental ! – ce que signifiait le sinistre mot piqûre. Une condamnation à s’en aller dormir dans l’espace interplanétaire jusqu’au moment où il se réveillerait seul, dérivant dans une nacelle abandonnée, sans cartes ni boussole, quelque part dans l’infini glacé. C’était un jeu cruel, un jeu qui trouvait sa fin en soi, qui n’avait d’autre raison d’être que la cruauté.
— « Vous voulez plaisanter ! Je n’ai fait que des petites strophes de rien du tout ! Vous n’allez tout de même pas me piquer ! »
L’androïde lumineux fracassa la guitare sur ses genoux qui brillaient comme des phares et il lui sembla qu’avec ce geste il lui brisait le cœur, puis les cercles de métal étincelants dégagèrent ses avant-bras et le fauteuil se renversa de lui-même, le projetant brutalement sur le sol dallé. L’androïde se pencha et sa main phosphorescente agrippa le poignet de Ruby qui hurla sous l’impact de la douleur. « Ce sera vite fini, à présent, » dit le robot. Puis il ajouta après une courte hésitation : « Encore quelque chose à dire ? »
— « Oui, oui, oui, j’ai encore un tas de choses à dire, et d’abord que j’ai le droit de parler avec un homme, de m’expliquer, de passer devant un vrai tribunal ! »
Alors le robot de lumière le saisit par le devant de sa chemise trempée de sueur et par sa ceinture fantaisie et le traîna tout gesticulant vers la muraille où s’ouvrit presque aussitôt une porte trapézoïdale fort adroitement dissimulée.
Ruby vit une salle brillamment éclairée remplie d’êtres souriants et immobiles, avec, tout au fond, un lit muni de sangles de cuir et…
3
Il ne dérivait pas. Il tombait. Le hasard de la cruauté des hommes et des machines l’avait projeté dans la zone d’attraction d’une lointaine petite planète, une toute petite planète comme il en existe des centaines de milliards dans les innombrables archipels de l’univers. Peut-être mourrait-il tout de suite en touchant le sol, peut-être tomberait-il en douceur et pourrait-il survivre quelque temps. Rien n’était fonction de sa volonté. Ni la vie ni la mort ; ni l’espoir ni le désespoir. Il tombait. On ne lui avait laissé aucune chance. Mais ils avaient veillé à ce qu’il pût voir le paysage se rapprocher de lui, afin qu’il fût à même de goûter la vertigineuse approche de la mort, de l’éclatement final. Et c’était naturel dans une société où tout était devenu un art sine peccatis.
Des montagnes escarpées s’offraient pour le recevoir et il détourna les yeux, suppliant quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur de sa tête de bien vouloir lui faire perdre au moins connaissance juste avant l’inévitable choc.
Puis, d’une manière tout à fait imprévisible, sa chute se trouva freinée, les montagnes au-dessous de lui s’immobilisèrent, les nuages rentrèrent dans l’ordre et se remirent à filer horizontalement. Un doux balancement rectiligne commença d’agiter l’appareil et Ruby comprit que, jusqu’à nouvel ordre et pour des raisons qu’il ne pouvait pas encore s’expliquer, il ne mourrait pas.
Tout doucement les monts en dents de scie se rapprochèrent de lui, se couvrirent de neige, puis de détails rocheux bien précis, d’arbres…
Une fois même, un énorme oiseau prit son envol, passa tout près de la nef qui flottait toujours doucement dans l’atmosphère de la planète inconnue. Un plumage d’encre s’agita dans le ciel, se jeta bien vite dans la cachette d’un nuage. Ruby peu à peu se remit à respirer normalement. Il se sentait encore passablement ankylosé car le gel n’avait pas tout à fait quitté ses phalanges. Il souffla dans ses doigts comme il le faisait jadis par les hivers glacés qui le surprenaient sur les froides routes de la Terre, et ce geste familier lui serra le cœur.
« REGARDE, GANYMÈDE, LES DIEUX TE REPÊCHENT COMME UN GARDON FRÉTILLANT DANS LA GRANDE NASSE DE L’UNIVERS. TON FRONT SE COUVRE DE SUEUR ET TES MAINS TREMBLENT. TU NE VAS PAS MOURIR MAIS TU IGNORES ENCORE CE QU’IL VA EN ÊTRE DE TA VIE. TU NE SAIS PAS QUELLES SONT LES VÉRITABLES INTENTIONS DE ZEUS ! SONT-ELLES BONNES ? SONT-ELLES MAUVAISES ? »
La nacelle se posa en douceur et souplesse entre deux éperons rocheux crénelés comme des crêtes de coq en colère et vraisemblablement effilés comme des rasoirs, dans une sorte de canyon éclaboussé d’une lumière rougeâtre. Ruby secoua lentement ses mains, étendit ses jambes, respira profondément et revint petit à petit à la vie.
Dans le ciel brillait un épais soleil pourpre poinçonnant de gouttelettes de feu les larges traînées nuageuses striées d’ombres violettes.
Ruby mit en marche les appareils de mesure et les sondes atmosphériques et constata que la pression extérieure était pratiquement la même que sur Terre, que la température ambiante oscillait autour de 25°centigrades – ce qui lui sembla « bien comme il faut » – et que l’air se révélait parfaitement respirable et tonique. Il actionna donc le mécanisme d’ouverture de la porte du sas.
Il se leva avec peine et sa silhouette s’encadra dans l’écoutille hexagonale, chancelante, encore dans le flou de la terrible anesthésie que Ruby avait dû subir là-bas sur la Terre, dans cette effroyable tour de justice.
L’ennui dans tout cela, c’était qu’il ignorait totalement où il se trouvait et quel genre d’accueil lui réservait ce planétoïde inconnu.
Une longue mèche de cheveux lui pendait dans la figure et la combinaison qu’on lui avait fait endosser le faisait cruellement souffrir de la chaleur. Il devait faire bien pauvre mine…
Devant lui s’étendait une chaîne de hautes montagnes et, à ses pieds, il apercevait une vallée jaune, violemment éclairée par le soleil. Mais nulle part il ne pouvait discerner de signes de vie. Un silence envoûtant régnait sur ce décor d’herbe dorée, de rochers miroitants et de neiges immaculées.
Il se souvint de ce que disaient ses « frères » les hommes sur ce qui se passait dans l’univers : « C’est une immense caverne de voleurs ! Chaque recoin cache un couteau ouvert. Nous avons voyagé, beaucoup voyagé, et notre existence n’a jamais tenu qu’à un fil ! » Ils disaient cela et leurs mains s’ouvraient et se refermaient comme pour étrangler quelqu’un de vague et d’informe.
C’était ce que racontaient les hommes. Pourtant ce monde-ci ne lui semblait pas hostile : il n’y avait là ni villes, ni bruit, ni tours de justice, ni chevalets de torture, rien que ce magnifique et profond silence.
Il fit quelques pas en avant et trébucha sur une pierre, ricana nerveusement. Son corps ne lui obéissait pas encore et ses gestes demeuraient raides et maladroits. Puis le vent se leva, frais, presque amical, et lui brassa les cheveux avec une affectueuse application. Il ouvrit toute grande la bouche, dilata les narines, aspira cet air piquant et parfumé. Ses pieds crissèrent dans une herbe lancéolée, rêche et poussant dru. Une herbe sauvage. Et il se souvint de la Terre et de sa longue solitude.
Était-ce bien prudent de s’éloigner de l’appareil ? Il ne possédait ni armes ni bagages et ne savait pas quand tomberait la nuit ni où il trouverait un abri… Il s’arrêta, indécis, les mains pendant le long du corps, silhouette grise sur le fond bleu laqué du ciel.
« NE CRAINS RIEN, GANYMÈDE, NOUS TE VOYONS D’ICI ! NOUS TE SUIVONS DES YEUX ET AUCUN DE TES GESTES NE PEUT NOUS ÉCHAPPER ! »
Dans un soudain accès de lyrisme, Ruby regretta sa guitare brisée par l’androïde lumineux et un frisson le parcourut quand il revit en pensée la table chromée, les sangles de cuir et la longue aiguille d’acier qui s’approchait de son bras en faisant gicler déjà deux petites gouttes sombres. Puis soudain une grande douceur descendit en lui et, reprenant confiance, il marcha à longues enjambées vers les montagnes.
Elles étaient si hautes que leur sommet se perdait dans les nuages et il se souvint des vieilles, vieilles civilisations de la Terre qui se nichaient dans les vallées imprenables des Andes et adoraient Pachachamac le Soleil Vivant. Il se mit à chanter une mélopée lourde de nostalgie avec des paroles tragiques et étincelantes. Peut-être même, sans s’en douter, essayait-il de s’attirer les bonnes grâces des dieux qui vivaient dans le sanctuaire de la montagne.
Un éclair lumineux traça un escalier de feu dans le ciel et un oiseau géant jaillit du flanc du mont le plus élevé. Sous les pieds de Ruby, l’herbe se froissait avec un bruit d’étoffe. Et l’aigle envolé de la montagne se mit à grandir, à remplir l’espace de toute son envergure soyeuse, et l’oiseau devint aéronef qui se posa sans heurt, comme un gros insecte, à quelques mètres de Ruby qui comprit que les dieux s’étaient dérangés jusqu’à lui. Une soudaine angoisse se mit à lui mordiller le cœur quand une voix douce lui demanda de s’installer à bord et de chasser ses dernières craintes.
Il s’avança lentement vers l’oiseau artificiel et il comprit que l’univers naïf et paisible qu’il avait patiemment construit à l’intérieur de son esprit avait son pendant dans ce monde. Il était le microcosme d’un rêve dans le macrocosme d’un autre rêve à la semblance du sien.
Il s’installa dans le siège, confortablement, et l’aéronef prit son envol vers la montagne dont le sommet se dissimulait dans les nuages.
4
L’intérieur de l’aéronef était douillet et bien climatisé. Il s’étira, complètement rassuré à présent, et regarda les vallées ocres et les profonds canyons rocheux défiler sous l’appareil. Il aurait aimé chanter à présent et rendre hommage à l’air et au vent, à la liberté et à la vie. Puis les nuages se coulèrent autour de l’oiseau mécanique et noyèrent toute chose dans une confusion livide semblable à une rosée surnaturelle.
Et, quand le voile de brume et de silence se déchira, il contempla les dieux eux-mêmes et il les reconnut : ils se tenaient au centre d’un vaste plateau rocheux, sur un immense damier de marbre, parmi un péristyle de colonnes émeraude, et le vent jetait le désordre dans leur longue chevelure. Il vit leurs gestes alanguis et leurs vêtements lâches qu’une courte brise faisait bouffer à son plaisir. Les femmes, hiératiques, se muraient dans une pâle dignité tandis que les hommes souriaient à demi comme s’ils se racontaient des histoires. Ruby les reconnut : ils étaient là, tous ceux qu’on avait chassés de la Terre, qu’on avait expédiés dans la nuit de l’oubli et de l’espace afin qu’ils y perdissent la raison puis la vie… Mais étaient-ce bien eux, n’étaient-ce pas des dieux indigènes retirés dans la tour d’ivoire de leurs rêves profonds au sommet de la montagne couronnée de nuages ? Ruby était en proie à une grave incertitude. Devait-il se prosterner ou au contraire demeurer droit comme un I ? Devait-il sourire ou rester grave ?
Un homme barbu s’avança vers lui et lui tendit la main. « Salut, vieux, » dit-il en anglais, et Ruby trouva que c’était une drôle de façon de s’exprimer pour un dieu. « On t’a vu venir, » poursuivit la divinité barbue, « et on t’a repêché avant que tu ailles te perdre dans la vallée. La vallée, c’est un endroit où il faut faire attention où on met ses pieds. »
— « Ah ! » s’étonna Ruby qui ne pouvait pas imaginer que ce monde paisible pût receler quelque danger.
— « Oui, » dit le dieu barbu, « cette vallée est la vallée du désespoir et de la mort et personne n’en revient jamais. Jadis quelques-uns des nôtres s’y sont aventurés… et nous ne les avons pas revus ! »
La foule des dieux pâles, aux longs cheveux, le dévisageait avidement, et il voulut savoir où il se trouvait. « Quelque part dans l’espace, vieux ; nous n’en savons guère plus que toi. Nous sommes tombés du ciel et nous nous sommes posés près de cette montagne… et cette montagne nous offre l’hospitalité, la nourriture et des drogues hallucigènes… »
Ruby se dit que les dieux étaient bien singuliers et qu’ils parlaient une langue difficilement compréhensible. « Viens, » déclara Zeus, « nous avons préparé une fête pour te recevoir. » Ils s’avancèrent vers le centre du plateau et Ruby vit qu’on avait dressé une table en fer à cheval avec des lits disposés alentour. Les hommes et les femmes murmuraient derrière eux tandis que Zeus passait un bras sous le sien et le guidait avec une majestueuse lenteur vers les lieux du banquet. Mais Ruby se demandait toujours pourquoi il n’arrivait pas à se réjouir de l’issue apparemment heureuse d’une aventure si tristement commencée.
Tout à coup, un hurlement monta de la vallée, fractura l’épaisseur des nuages, et Ruby sentit littéralement ses cheveux se dresser sur sa tête. La pression des doigts de son compagnon se fit si forte sur son avant-bras qu’il ne put réprimer un cri de douleur et de surprise. « Qu’est-ce que c’est, mon Dieu ? »
— « Ce sont ceux de la vallée… ce sont nos ennemis ! » Il vit que le visage de Zeus était recouvert d’un film de sueur et il comprit qu’il arrivait aussi aux dieux d’avoir peur. « Assieds-toi, mange et bois. »
Tout le monde s’installa et les dieux dévorèrent Ruby avec des regards fiévreux qui le firent frissonner d’une effroyable appréhension. Ensuite des esclaves vinrent les servir et il constata qu’il s’agissait d’êtres grossiers, vêtus de laine épaisse et chaussés de bottes de mauvais cuir brunâtre.
— « Que faisais-tu là-bas ? »
— « J’allais sur les routes et je chantais. »
— « Et que chantais-tu ? »
— « Je chantais contre les villes, les prisons, la guerre et tout… et tout… »
— « Et tu as chanté ainsi jusqu’au sacré jour de la piqûre ! »
— « Oui. »
Le dieu sourit et remua sur sa couche. « Ici, c’est autre chose, » dit-il. « Sur cette montagne, nous sommes en sécurité ; nous sommes libres ; nous pouvons faire exactement ce que nous désirons et rêver tous nos rêves. »
— « Qui sont ces gens ? » demanda Ruby en désignant les serviteurs vêtus de laine et de cuir. Mais Zeus haussa les épaules.
— « Aucune importance, » dit-il, et dans ses yeux brilla une étincelle de mépris mêlé de peur. Cette sèche réponse surprit Ruby qui préféra pourtant se taire, craignant de déplaire à ceux qui l’avaient si fraternellement reçu. « Et maintenant, vieux, on va fumer quelques bouffées ensemble, histoire de fêter ton arrivée parmi nous ! » Les esclaves distribuèrent de longues pipes gracieuses et un tabac étrangement parfumé. « Vieux, mets-t’en plein les narines, il n’y a que ça de vrai, là-bas, ici ou ailleurs ; il n’y a que ça pour oublier ! »
Ruby aurait bien voulu demander ce qu’il devait oublier mais il n’osa pas. Peut-être ses bras tirés dans son dos et la corde le promenant lentement vers le fond des ténèbres, peut-être l’androïde lumineux brisant sa guitare sur son genou, peut-être le fauteuil aux bracelets de métal ou bien l’infernal lit d’acier chromé. Peut-être la froide giclée du poison dans ses veines. Peut-être les routes de la Terre et les femmes rencontrées au hasard des chemins, peut-être la nuit, le vent, le soleil, la maladie et la souffrance, peut-être le fait qu’il avait été un homme !
Un serviteur lui présenta une longue tige enflammée et il aspira prudemment une première bouffée. Une sensation agréable se glissa au creux de sa tête et il tira régulièrement sur sa pipe, les membres pénétrés d’une douce langueur. « Vas-y, fils, vas-y ! » murmura Zeus. Ruby vit une route, et sur cette route, il se regardait marcher avec sa guitare sur le dos, sale et boueux, la chevelure graissée par la sueur, les épaules rentrées à cause de la pluie. Et il se dit que ce n’était pas une vie pour quelqu’un qui veut prendre ses responsabilités. Une fille jaune parut et l’attira dans la cour d’une ferme coopérative en lui disant : « Y a que ça de vrai, là-bas, ici ou ailleurs ! » Mais elle ne parlait pas de la même chose que Zeus. Puis l’univers devint rouge et se remplit de clameurs et de hurlements tandis qu’il chavirait jusqu’au centre d’un monde en ignition, plongeait dans des limons multicolores et des laves brûlantes. Il poussa un cri qui résonna longtemps, longtemps, longtemps…
Même la montagne était rouge et les nuages avaient disparu. Les dieux hébétés regardaient dans la direction de la vallée, et de la vallée ocre montaient ce qu’il jugea être d’inlassables cris de colère. Il n’aurait su dire, à présent, s’il rêvait ou s’il se trouvait encore en état d’éveil.
5
Plusieurs semaines passées parmi les dieux l’amenèrent à la stupéfiante conclusion qu’ils s’ennuyaient à mourir et qu’ils se nourrissaient péniblement d’herbes hallucigènes et de pis-aller. Et plusieurs semaines passées à rôder autour des esclaves le firent entrer dans le secret des dieux.
Ils étaient venus jadis quand le monde les avait chassés comme des malpropres et ils s’étaient installés sur cette montagne. Avec les débris de leur science et de leurs astronefs, ils avaient bricolé une piètre civilisation de cocagne. Quelque chose qui justifierait leur existence, mais leur existence n’était pas indispensable à la vie de ce monde. Ils avaient cadenassé leurs rêves rouges à l’intérieur d’un cordon de mitrailleuses lourdes arrachés aux sabords des vaisseaux de l’espace et ils se défendaient contre ceux d’en bas du mieux qu’ils pouvaient.
En bas, régnaient les « monstres » qui parfois, comme les Titans, montaient à l’assaut de la montagne au mépris des grêles de balles crachées par les nids de mitrailleuses juchés dans les avant-postes rocheux. Parfois quelques agresseurs légèrement blessés tombaient aux mains des dieux qui, s’ils tuaient à distance avec énormément de facilité, s’enorgueillissaient de trop de délicatesse pour recourir au meurtre pur et simple et se contentaient de les réduire en esclavage.
Les dieux étaient malheureux et seuls.
Les dieux étaient des pantins.
Le hasard seul l’avait fait tomber parmi eux, le hasard ou le calcul de quelqu’un d’autre, de l’immense cerveau électronique qui se cachait dans la vague géométrie du ciel.
Malgré les prévenances de ses nouveaux compagnons, Ruby n’était pas heureux…
Et il commença de regarder la vallée avec des yeux d’envie. Assis sur les bords du plateau, il contemplait au loin, par-delà la frontière des nuages, les moutonnements jaunes de l’herbe et se souvenait des paroles de Zeus : « Cette vallée est la vallée du désespoir et de la mort et personne n’en revient jamais. Jadis quelques-uns des nôtres s’y sont aventurés… et nous ne les avons pas revus ! » Il y en avait donc eu parmi les dieux que le vide de leur existence avait poussés à tout abandonner pour aller se jeter tête baissée dans les pièges inconnus de la « vallée des monstres » ! Comme la tentation était violente de s’enfuir, de dégringoler le long des pentes de la montagne vers la mystérieuse étendue d’herbes jaunes ! Pourtant des sentinelles veillaient, avec un air faussement absent, et il savait qu’on leur avait donné de strictes consignes.
Il chantonnait doucement en arrachant des touffes de gazon mêlé de fleurs. La vieille claustrophobie menaçait de le reprendre : ici c’était trop petit pour lui, trop triste et trop étroit, et la fumée hallucinogène le rendait plus malade que content. « Foutue saloperie ! » se surprit-il à dire. Il essaya vainement de se faire une idée des dangers guettant dans la vallée et il se demanda jusqu’à quel point les dieux étaient capables d’un jugement sain et équilibré. Puis il se souvint de l’horrible cri venu vers eux du fond des ténèbres, aux premières heures de son séjour sur la montagne, et l’insinuante peur de l’inconnu lui retomba sur les épaules.
Des pas sonnèrent sur les dalles derrière lui et, avant même qu’il se fût retourné, la voix d’une sentinelle s’éleva : « Faut pas rester là, vieux. C’est dangereux de regarder la vallée de cette manière-là, très dangereux ! »
— « Oui, oui, » dit-il, « je ne voulais rien faire de mal. »
L’autre le regarda attentivement puis il secoua ses longs cheveux dans un mouvement de tête un peu équivoque. « Tu ne fais rien de mal, vieux, rien de mal. » Il se mit à rire d’une manière que Ruby jugea sale et s’éloigna en balançant son fusil d’un air négligent.
Ce fut le lendemain que Ruby se mit à saigner du nez et à se trouver mal. On lui envoya une femme pour s’occuper de lui, mais il la renvoya car il détestait que quelqu’un le vît souffrir. Quand la jeune déesse se fut éloignée après lui avoir doucement caressé le visage, il sentit ses pommettes se durcir et les larmes lui jaillirent des yeux. C’était vraiment trop petit ici, trop étroit, et il n’aimait pas le goût de la fumée d’herbe. « Je veux descendre dans la vallée, je veux partir, » se répétait-il avec acharnement, presque avec colère. « Qui sont ces gens qui passent leur temps à fumer du foin et à trembler dès qu’ils regardent en bas ? » Il frissonnait de fièvre et, quand il vit Zeus soulever le rideau qui fermait la porte de sa chambre, il s’écria : « Laissez-moi descendre dans la vallée ! »
— « Bien sûr, mon vieux, bien sûr… Tu ne te sens pas bien ? » Et il ajouta stupidement : « Ça doit être le changement d’air… »
Ruby avait la bouche pleine de sang. « Laissez-moi partir, » dit-il. « Je ne suis pas d’ici, je ne suis pas heureux ici, je suis malade ! »
— « Mais oui, » dit Zeus, « tu es malade… Nous en étions tous là au début, c’est l’altitude, je te dis, mon vieux… » Il saisit l’épaule de Ruby et se mit à la secouer, à la secouer sans fin, comme si la solution de tous les problèmes avait résidé dans ce simple geste. « Écoute, je vais aller te bourrer une pipe d’herbe et ça ira mieux. »
Ruby n’avait jamais été spécialement contrariant sauf dans ses chansons. Il avala une gorgée de sang, hoqueta et dit : « S’il vous plaît, laissez-moi seul ! »
Zeus soupira : « Comme tu voudras, vieux, comme tu voudras. Tu es sûr que tu ne veux pas fumer un peu ? »
— « Non, » dit Ruby, et sa tête se mit à rouler de droite à gauche puis de gauche à droite. « Non, laissez-moi ! »
Zeus haussa les épaules, souleva le rideau de la porte, hésita un instant et sortit.
Ruby se força à la patience et attendit la nuit.
6
Il se sentait mieux à présent et les quintes de toux avaient presque cessé. Il guettait les bruits du dehors, se demandant avec angoisse si on avait placé une sentinelle devant la maison qui l’abritait. Sa décision était prise : dès cette nuit, il fausserait compagnie à Zeus et à ses acolytes. Il s’inquiéta de savoir si, passé le plateau soigneusement entretenu par les dieux, il parviendrait à déjouer les pièges de la montagne : neiges, crevasses et vents furieux… Ne valait-il pas mieux remettre sa tentative au lendemain ? Puis la peur soudaine de mourir là, tout de suite, le cœur bloqué net, étouffé par sa captivité, le reprit et il alla regarder au-dehors. La nuit était presque tombée, les lunes bleuâtres se montraient déjà dans le ciel, argentant les cubes de métal où demeuraient les dieux et silhouettant les colonnades sur la pénombre de l’espace. Et il n’y avait personne en vue.
Il s’emmitoufla dans une couverture sombre et attendit. « Maudite montagne, maudite montagne, » répétait-il. Le ciel s’obscurcit rapidement et, avec la nuit, le calme descendit sur Ruby, et il eut l’impression qu’un cri prolongé montait vers lui du fond de la vallée.
Il marcha à longues enjambées vers le bord du plateau.
— « Bouge pas, vieux, » dit une voix douce.
7
« Pourvu que je ne l’aie pas tué, pourvu que je ne l’aie pas tué ! »
Mais quand la balle siffla près de sa tête et qu’il entendit du remue-ménage du côté de l’endroit qu’il venait de quitter, il se sentit soulagé.
Il avait été surpris par sa propre force, par la façon dont il avait frappé… Quand la sentinelle s’était écroulée, une vague de terreur l’avait submergé : « Je vais être puni, je vais être puni, foudroyé par la mort à l’endroit même où je me trouve ! » Mais rien ne s’était passé, tout reposait dans le silence, et sans un regard pour sa victime il s’était mis à courir en direction de la vallée. Un terrible sentiment de culpabilité l’écrasait. Les dieux avaient été bons pour lui ; ils l’avaient recueilli, traité comme l’un des leurs, et maintenant il ne trouvait rien de mieux à faire que de les trahir de la plus odieuse manière, de les blasphémer par son inqualifiable conduite.
Il trébucha dans la neige épaisse, tomba à de nombreuses reprises, se retint aux rochers, roula, cria, se releva, se remit à courir, à courir, à courir… dans un nuage compact de nuit et de sang. Dans le ciel noir, les lunes minuscules éclairaient vaguement la scène, parsemant la pente de la montagne de parcimonieuses flaques de clarté. Et il ne s’arrêta pas de courir, se tordant les chevilles dans les creux des pierres, s’enfonçant jusqu’à mi-cuisses dans de traîtreuses congères tandis que les balles continuaient de siffler méchamment autour de lui. Sa respiration haletante lui tirait la langue entre les dents et une insistante douleur lui brisait la poitrine, lui brûlait les poumons, lui martelait les tempes. Il courut encore environ une demi-heure puis il s’abattit d’un seul coup comme un arbre, face contre terre, et ne bougea plus.
Dans sa tête, quelque part, au sein d’un orage aux sept couleurs du prisme, un aigle géant s’envola, plana au-dessus de son corps allongé dans la neige moelleuse, et il se poussa hors du rêve dans un cri de colère : un avion descendait vers lui, l’encerclant dans l’auréole de lumière citron de son projecteur. « Non, » cria-t-il, « non ! » Il se retrouva en train de courir le long d’une terrasse rocheuse, les oreilles bourdonnantes et la bouche amère. « Oh ! non, oh ! non, oh ! non, » suppliait-il tout en trébuchant vers la vallée maudite sous la lumière grêle du projecteur de l’avion.
« GANYMÈDE, REVIENS ! QUE VAS-TU FAIRE DANS LE PAYS DES MONSTRES ? N’ENTENDS-TU PAS LEUR HORRIBLE VOIX QUI DÉJÀ S’ÉLÈVE JUSQU’À TOI ? »
Ruby n’entendait rien. Les rumeurs qui montaient des ténèbres n’étaient dues qu’aux jeux sauvages du vent et elles ne résonnaient que d’une manière bien dérisoire dans sa tête. Il courait.
« REVIENS, GANYMÈDE, IL N’Y A PAS DE SALUT POUR NOUS AUTRES DANS LA VALLÉE DES MONSTRES ! »
Il courait. Il descendait tout droit, se débattant au beau milieu d’un brouillard rouge, hachant la nuit avec de grands moulinets furieux des bras et poussant parfois des cris perçants qui roulaient de neige en rocher, réveillant dans la montagne des échos retentissants.
« REVIENS, GANYMÈDE, REVIENS CAR NOUS AVONS BESOIN DE TOI ! QUE FERIONS-NOUS SANS TOI, GANYMÈDE, TOI QUE NOUS AVONS RECUEILLI SUR LES FLANCS DE LA MONTAGNE ? NE VEUX-TU PAS REVENIR AVEC NOUS FUMER LA BONNE FUMÉE D’HERBE ET OUBLIER ?… »
Il courait. Rien n’avait plus d’importance que sa course folle et désordonnée vers la vallée obscure, vers ce trou noir où il prévoyait de vagues présences, lointaines, si lointaines encore. Il leva la tête vers le ciel, mais celui-ci était vide de tout oiseau fabriqué et seules y brillaient, d’entre les aventurines spatiales, les deux petites lunes de la planète inconnue.
Bien plus tard, il s’allongea dans l’herbe, cherchant son souffle, et, vaincu par la fatigue, s’endormit pour de bon.
Ce fut le plein jour de la planète qui le réveilla avec de grandes gifles de soleil en pleine figure. Son corps était engourdi par le froid de la nuit et il ne comprit pas tout de suite où il se trouvait. Il lui fallut tourner la tête et apercevoir au loin le sommet de la montagne encapuchonnée de brouillard pour que lui revînt le souvenir de sa fuite insensée. « J’ai trahi les dieux, » se dit-il, repris soudain par l’horreur de sa situation, « j’ai trahi les dieux et je n’ai plus d’autre route que l’enfer ! »
Il se releva pourtant et, tournant le dos à la montagne, se remit à descendre tant bien que mal vers la vallée jaune. Sa marche incertaine dura longtemps. Il avait la bouche gonflée de soif et l’estomac retourné par la faim. Chaque nouveau pas tordait son cœur à pleines mains, transperçait ses poumons d’une brûlure pointue. « C’est la punition de mes fautes, c’est le châtiment de mes transgressions ! » se disait-il. Mais il n’en continuait pas moins de se hâter vers la vallée des monstres.
Bien longtemps après, presque à bout de forces, à demi mort de fatigue, de soif et de faim, le corps rompu par une souffrance tenace, la gorge grésillante de sang, il les aperçut…
Ils montaient vers lui du fond de la vallée ocre. Certains étaient courts sur pattes ou lourds des membres, d’autres trop maigres et trop osseux, mais pour des monstres ils ne lui semblèrent guère plus inhumains que ceux qui avaient ordonné qu’on le suspendît par les bras dans le trou venteux de la tour de justice et qu’on lui enfonçât sous les ongles de minuscules flèches d’acier. Il sentit son cœur battre encore plus fort et une dernière vigueur agiter ses jambes, puis un immense espoir le remplit tout entier lorsqu’une voix grave s’éleva vers lui du fond de la vallée.
Et cette voix disait : « Sois le bienvenu parmi les hommes ! »