Les droits fondamentaux à l’épreuve du filtrage
L’article 227-23 du Code Pénal punit « le fait de diffuser, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur, lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ». Jusqu’à présent, seuls les tribunaux ont la charge de définir le « caractère pornographique » d’une image, et de constater avant toute condamnation si la personne filmée, photographiée ou autrement représentée est bien mineure.
Au nom du respect des droits et des libertés fondamentaux, qui ont valeur constitutionnelle dans notre pays, nul ne peut être condamné sans procès équitable. Le premier rôle d’un juge n’est pas de condamner le prévenu présent dans le box des accusés, mais bien de lui assurer le droit de présenter une défense. Nous sommes tous présumés innocents avant d’être déclarés coupables. Il s’agit d’un principe intangible du droit, qui ne s’arrête pas aux frontières du cyberespace.
Or avec le projet de loi LOPPSI, le gouvernement prévoit à l’article 4 que « lorsque les nécessités de la lutte contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs relevant des dispositions de l’article 227-23 du Code Pénal le justifient, l’autorité administrative notifie [aux FAI] les adresses Internet des services de communications au public en ligne entrant dans les prévisions de cet article, et auxquelles ces personnes doivent empêcher l’accès sans délai ».
Sous prétexte que nous sommes là sur Internet, et qui plus est sur le sujet hautement passionnel de la pédophilie, les droits de la défense disparaissent. Le juge n’a plus son mot à dire. C’est l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLCTIC), directement rattaché au Ministère de l’Intérieur, qui devrait avoir la charge d’établir la liste noire des sites à bloquer, et qui la transmettra aux FAI.
Tel que prévu par le gouvernement, le filtrage se fera sans que les juges vérifient au préalable que les sites accusés sont effectivement coupables, et ni les fournisseurs d’accès à Internet ni les sites concernés ne pourront s’opposer aux demandes de blocage qu’ils estimeraient abusives.
En principe, et paradoxalement, la censure est publique. Dans le bon vieux monde de l’imprimerie, la liste des imprimés interdits en France est publiée au Journal Officiel, pour que chacun puisse savoir ce qui est autorisé ou non, et pour que chacun soit informé des motifs qui ont conduit à son interdiction sur le territoire français. La publicité est d’ailleurs la règle pour tous les documents administratifs.
Mais il est permis de douter qu’avec la loi LOPPSI la liste noire établie par arrêté du Ministère de l’Intérieur suivra la règle de la publicité. Dans l’univers numérique, publier une blacklist c’est mettre au grand jour la liste des sites pédopornographiques qui seront alors facilement accessibles en contournant les outils de filtrage, notamment en passant par des proxys hébergés à l’étranger.
Inversement, ne pas publier la liste alors qu’il n’y a aucun contrôle judiciaire préalable, c’est aussi s’exposer à l’arbitraire et prendre le risque que des sites parfaitement légitimes soient bloqués.
En Grande-Bretagne, une page de l’encyclopédie collaborative Wikipedia a ainsi été bloquée parce qu’elle reproduisait la pochette de l’album Virgin Killer de Scorpions (de 1976), sur laquelle une fillette pose nue, le sexe toutefois dissimulé derrière l’effet graphique d’un éclat de verre. Choquée, l’Internet Watch Foundation (IWF) avait souverainement décidé d’ajouter l’URL de la page de Wikipedia à sa liste noire des sites soupçonnés d’abriter des contenus pédophiles. L’organisme britannique, financé par l’Union Européenne et plus de 80 entreprises de télécoms, transmet régulièrement son listing aux FAI britanniques, qui bloquent immédiatement les URL sur simple requête. Sans vérification préalable. Or même si déjà en son temps la pochette avait fait scandale et avait été interdite dans certains pays, l’illustration de Virgin Killer n’est pas une image pédopornographique. C’est au mieux une œuvre d’art provocatrice, au pire une image de mauvais goût. Mais aucune fillette n’a été violée pour sa réalisation, et l’on imagine mal que l’image puisse réveiller des pulsions chez les pédo-criminels en puissance. Et quand bien même il y aurait un doute, ça n’est pas à un organisme d’en décider, mais à la Justice.
En Australie, c’est l’Autorité Australienne des Communications et des Médias (ACMA) qui est chargée d’établir la liste des sites à contenus pédopornographiques interdits sur le territoire, et la liste est gardée secrète. Elle est utilisée y compris pour poursuivre les sites Internet qui pointent vers d’autres sites aux contenus censurés, sous peine d’astreinte de 11 000 $ par jour pour ceux qui ne retirent pas les liens après notification. Dans la liste des liens proscrits en Australie figurent ainsi également des pages de sites étrangers qui se contentent eux-mêmes de lister les adresses bloquées dans leur propre pays6. Les liens vers les pages de Wikileaks qui listent les sites bloqués au Danemark (3 863 sites), en Thaïlande (11 329 sites) ou encore en Finlande (797 sites) sont ainsi interdits en Australie.
En Finlande, un homme qui protestait contre le filtrage et qui publiait sur son site « une centaine de sites censurés » a lui-même vu son site ajouté à la liste des sites interdits aux finlandais. Selon un site local, pourtant, la plupart des noms de domaine référencés dans la blacklist seraient des sites pornographiques légaux.
En Allemagne, la ministre des affaires familiales Ursula von der Leyen avait fait voter au Bundestag une loi qui, à l’instar de la Loppsi en France, prévoyait de faire obligation aux FAI de bloquer l’accès à des sites dont la liste serait établie par le BKA, l’office fédéral de police criminelle allemand. Mais le Président a finalement bloqué la promulgation du texte. D’après des études menées en Allemagne, sur 8 000 adresses présentes dans les listes noires présumées de la police, seuls 110 sites web contenaient effectivement des images pornographiques impliquant des mineurs. Après notification à l’hébergeur, seulement 7% de ces contenus pédo-criminels hébergés dans des pays non-membres d’Inhope (un réseau international de signalement) étaient toujours accessibles après 14 jours. La plupart ont été supprimés dans les 48h00 après notification. Dit autrement, sur 8 000 adresses référencées par la police sans contrôle judiciaire, seules 1,37 % des URL avaient un caractère pédopornographique avéré ! Et sur ces 1,37 %, 93 % ont fait l’objet d’un retrait sur simple signalement en moins de deux semaines.
Ainsi l’extrême majorité des sites soupçonnés par la police allemande étaient soit légaux, soit régulés par les hébergeurs eux-mêmes qui acceptent de supprimer les contenus dès notification, même lorsqu’ils sont à l’étranger. L’Allemagne en a conclu logiquement qu’elle n’avait pas besoin de filtrage, qui serait à la fois coûteux (nous y reviendrons), inefficace et injuste.
Malheureusement, tant que le filtrage se cantonne aux contenus pédopornographiques, ces problèmes restent inaudibles pour la majeure partie de la population, pour laquelle l’émotion prendsystématiquement le dessus sur la raison. Mais une fois que le principe du filtrage secret sera accepté pour les contenus pédophiles, le risque pourra s’étendre à d’autres champs de contenus moins chargés en émotion, en toute discrétion.
C’est pourquoi nous craignons que la pédophilie ne soit qu’instrumentalisée pour ouvrir la porte au filtrage sans contrôle judiciaire.
Un précédent d’une telle exploitation des crimes sexuels comme cheval de Troie existe en France. Le FNAEG10, le Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques, avait été créé en 1998 pour permettre à la police et à la gendarmerie d’accéder aux traces ADN des seuls délinquants sexuels. Depuis, le FNAEG a été étendu à de multiples reprises, et s’applique aujourd’hui selon le Syndicat de la Magistrature aux « trois-quarts des affaires traitées dans les tribunaux (...) à l’exception notable de la délinquance financière, ou encore de l’alcoolisme au volant ». En 2008, seulement 10 ans après sa création, le fichier comptait déjà plus de 800 000 empreintes génétiques.
Il en sera de même pour le filtrage, qui se généralisera. L’industrie du divertissement par exemple n’attend que la porte s’entrouvre pour s’y engouffrer. « Le débat nous intéresse de très près car les engagements qui seraient pris concernant les contenus pédophiles peuvent effectivement passer par du filtrage », avait confessé Jérôme Roger, le patron de la SPPF (Société Civile des Producteurs de Phonogrammes en France), au sujet de la loi Loppsi11. « Les problématiques de l’industrie musicale ne sont pas éloignées de ces autres préoccupations qui peuvent paraître évidemment beaucoup plus graves et urgentes à traiter. »