Préface

-

Robert Ménard

 

Le texte dont nous présentons ici des extraits – commentés par Fabrice Epelboin, l’un des spécialistes d’Internet à la tête du combat contre Hadopi – a été mis en ligne, pour la première fois, en allemand début 2009, puis traduit en anglais. Il a alors été publié par Wikileaks, un site spécialisé dans les analyses politiques et les questions de société mais aussi dans la divulgation d’informations confidentielles, de « fuites » en provenance de régimes autoritaires.

Il nous a semblé opportun, et même nécessaire, d’en rendre publique une version en français, tout en prenant soin de n’en garder que les parties utiles pour le débat qui entoure aujourd’hui la question du filtrage d’Internet. Même si ce texte vous révulse. L’auteur de An insight into child porn comme il se présente « pudiquement » lui-même – est, à n’en pas douter, pédophile. Il a beau s’en défendre – mollement d’ailleurs – et établir des nuances qui résonnent comme autant d’excuses à des pratiques révoltantes, il ne doit manifestement pas ce qu’il sait à un travail d’investigation, comme un journaliste peut en conduire, mais à des liens, des connexions, des fréquentations dont il n’est pas difficile d’imaginer qu’ils sont ceux d’un client ou même d’un organisateur de ces réseaux.

Alors pourquoi en publier des extraits ? On n’invoquera pas, en l’occurrence, la liberté d’expression. Faire l’apologie de la pédophilie ne relève pas du légitime droit à la parole, et nous ne plaidons pas ici pour que certains puissent promouvoir des pratiques qui sont, au sens propre, des crimes et autant de malheurs pour les enfants qui en sont victimes.

Non, ce texte est intéressant et même passionnant en ce qu’il dit du savoir-faire des réseaux de la pédopornographie pour éviter, contourner, se jouer des filtres et des stratégies mis en place pour les empêcher de prospérer et arrêter ceux qui se livrent à ces sordides trafics.

En l’éditant, Fabrice Epelboin a pris soin de vérifier les assertions de l’auteur – d’où les notes en bas de page qui renvoient à des sites qui confirment les propos tenus – et, bien sûr, d’empêcher que quiconque puisse l’utiliser pour remonter jusqu’à ces images dont nous sommes les premiers à vouloir combattre la diffusion. Notre homme nous explique – et c’est particulièrement inquiétant – que, poussées dans leurs retranchements par une chasse lancée sur le réseau, les mafias qui contrôlent le trafic d’images pédophiles ont développé – avec le concours de hackers notamment – des procédés ultrasophistiqués pour échapper à leurs poursuivants. À ce point efficaces qu’il semble aujourd’hui impossible de les repérer dans la jungle d’Internet. Certes, on continue à arrêter des « consommateurs » mais les fournisseurs d’images qui utilisent ces avancées technologiques échappent à la traque qui est menée sur le web.

À ce stade de la démonstration, il n’est pas inintéressant d’entrer dans les questions techniques abordées par notre auteur et décortiquées par Fabrice Epelboin. En résumé, An insight into child porn explique comment les pédopornographes utilisent nos propres ordinateurs pour stocker leurs images et, ensuite, les diffuser. Et cela, à l’aide de virus, de « trojans », pour reprendre le vocabulaire des spécialistes. Ils se comportent à la manière de coucous qui iraient installer leurs saletés dans le nid virtuel des autres. Ainsi, à notre corps défendant, nous pouvons nous retrouver « complices » des trafiquants !

Est-ce à dire qu’il faut en prendre acte et baisser les bras ? Évidemment pas. Mais, peut-être, s’interroger sur la méthode à suivre pour amener ces voyous au seul endroit où ils ont leur place, à savoir la prison. Et, de ce point de vue, le parallèle tissé dans le texte qui suit par Mathieu Pasquini, patron des éditions InLibroVeritas, entre la lutte actuelle contre la pédophilie et la prohibition aux États-Unis à partir de 1919, est éclairant. Que nous dit-il ? Que l’interdiction de toute vente d’alcool dans l’Amérique de l’entre-deux guerres a eu comme première conséquence de développer une mafia qui se reconvertira ensuite dans d’autres business. Et, surtout, que pour faire tomber Al Capone, les incorruptibles de l’époque sont allés éplucher ses comptes et l’ont coffré pour des affaires de fraudes fiscales. Quand on sait que les sales affaires des patrons des réseaux pédophiles ne peuvent prospérer que grâce aux paradis fiscaux, on se dit qu’il y a là une piste intéressante…

La morale de cette histoire, pour reprendre la formule un brin provocante de Fabrice Epelboin quand on aborde les questions de pédopornographie, est double. D’une part, on est en droit de s’interroger sur les objectifs officiellement affichés de la mise en place de filtres sur le réseau. Pour lutter contre le trafic d’images pédophiles justement, nous répond-t-on. Ou encore pour venir à bout de terroristes qui utilisent Internet pour propager leurs « idées » et recruter de nouveaux candidats à la course à la mort.

Compte tenu du peu d’efficacité de cette méthode – et, en ce sens, le texte que nous publions aujourd’hui est éclairant – et des dérapages constatés qui voient certains utiliser ces combats légitimes pour mieux contrôler le Réseau et en chasser les dissidents et autres « mal-pensants » de tous genres, on peut légitimement se poser la question du bien-fondé de la multiplication de ces filtres qu’on veut nous imposer.

D’autre part, comment ne pas évoquer Hadopi. Sans, bien entendu, tout mélanger. Mais en s’interrogeant une fois encore : si, comme il n’est pas absurde de le penser, bon nombre de jeunes gens et de jeunes filles continueront, malgré les risques pris, à télécharger de la musique et des films, ne peut-on craindre qu’ils soient amenés, pour échapper aux contrôles, à fréquenter des zones plus ou moins obscures du Net où l’on retrouvera, à côté des dernières grosses productions hollywoodiennes proposées à très bas prix, des contenus autrement plus nocifs auxquels nous n’avons aucune envie de voir nos enfants confrontés. Comme si, pour défendre les droits d’auteur de certains et, surtout, les bénéfices des majors et de quelques boutiquiers de la culture, nous leur ouvrions la porte de territoires virtuels peuplés de ces images dont nous voulons, à juste raison, les protéger.

Drôle de paradoxe ! Ce texte, pourtant écrit par un des acteurs de ce monde criminel, pourrait bien nous éclairer sur les façons de lutter efficacement contre ces trafiquants d’images insoutenables tout en préservant cette formidable liberté que le Réseau nous aide à défendre, chez nous comme dans les pires régimes autoritaires.

Nous avons tous compris qu’au nom de la lutte, elle aussi évidemment légitime, contre le terrorisme, certains rêvaient d’imposer un monde à leur ordre, pour ne pas dire à leur botte. Que le combat contre le trafic d’images pédophiles ne nous fasse pas oublier que les filtres mis en place peuvent servir à d’autres fins. On nous répondra que nous envisageons toujours le pire, que nous traquons en permanence des complots, que nous dénonçons toujours des arrière-pensées liberticides. Peut-être. Mais lisez le texte de An insight into child porn et nous en reparlerons.

Robert Ménard
Directeur de la rédaction de la revue Médias
Fondateur de Reporters sans frontières