L’impossible mais nécessaire opposition
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Guillaume Champeau
Guillaume Champeau est le fondateur et le rédacteur en chef du site d’information Numerama.com
C’est comme si c’était fait. « Nous nous sommes mis d’accord : l’accès aux sites à caractère pédopornographique sera bloqué en France ». Le mardi 10 juin 2008, à la sortie des Assises du Numérique, Michèle Alliot-Marie n’a laissé planer aucun doute sur le résultat des discussions entamées avec les fournisseurs d’accès à Internet, qui s’engageaient ce jour-là à bloquer l’accès aux sites de pédopornographie qui leur seront notifiés. Une Charte sur la Confiance en Ligne devait être signée en ce sens dans les semaines suivantes (à notre connaissance, le projet n’a pas été finalisé) entre le gouvernement, les fournisseurs d’accès, les opérateurs mobiles, les fournisseurs de services en ligne, et les éditeurs. Puis une disposition de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi) devait venir sceller le cadre juridique de ces opérations de filtrage.
En quelques mots, celle qui était alors Ministre de l’Intérieur avait fermé la porte à toute idée de débat. Circulez, il n’y a rien à voir. Et comment, en effet, faire front contre la morale la plus intestine et s’opposer à cette idée qui, au nom de la nécessaire protection de l’enfance, ouvre cependant la porte vers une pente glissante pouvant mener à la censure la plus arbitraire sur Internet ?
Il s’agit naturellement de « protéger les enfants et leurs familles contre les pédophiles », s’est expliquée Michèle Alliot-Marie dans une formule qui appelle à l’instinct le plus protecteur de chacun d’entre nous. Comment devant cet argument chargé au pathos rejeter l’idée d’un filtrage sans être placé immédiatement dans le camp des pédophiles ?
L’opinion publique, sensible comme nous tous aux viols de ses enfants (comment ne le serait-elle pas ?), ne peut qu’adhérer totalement au projet gouvernemental de bloquer les sites Internet des criminels. Personne ne souhaite laisser prospérer des places de marché sur lesquelles s’échangent en quasi impunité des photos et des vidéos de petits garçons et de petites filles abusés par la plus immonde des lâchetés humaines. Évidemment, mille fois oui, il faut lutter avec la plus extrême sévérité contre les violeurs d’enfants.
Mais une démocratie ne doit pas se laisser emporter par l’émotion et oublier ses principes, ou au contraire laisser les principes moraux guider seuls l’action publique.
Protéger ses enfants, ça n’est pas seulement protéger leur intégrité physique et leur développement sexuel et psychologique, c’est aussi désirer pour eux une société dans laquelle ils pourront s’épanouir le plus librement possible. Et ne rien accepter qui irait contre cette liberté.
Or le projet de loi LOPPSI défendu par Michèle Alliot-Marie et repris à son compte par Brice Hortefeux ouvre la porte à toutes les dérives contraires à un état de démocratie et de liberté. Il institutionnalise une forme de censure décidée entre gens consentants, sans le contrôle indispensable du juge : les citoyens dénoncent, l’État vérifie, les FAI censurent. Aujourd’hui c’est pour la pédophilie, mais demain ?
Avant d’accepter le filtrage des contenus pédopornographiques, il faut se demander s’il s’agit d’une mesure efficace, proportionnée et exceptionnelle, ou s’il s’agit d’une mesure que l’on sait d’avance inefficace et dangereuse mais qui pourrait servir un jour d’autres desseins.
Où se situera le curseur entre les sites indéniablement pédo-criminels qu’il faut bloquer, et les sites à tendance pédophiles qui prêtent davantage à interprétation ? La morale publique étant une donnée variable dans toute société, que censurera-t-on demain au nom de sa protection ?
L’Histoire nous l’a malheureusement trop appris. Nul ne sait ce que l’avenir réserve, et les régimes politiques changent plus rapidement qu’on ne le perçoit. Aurait-on sous Vichy étendu la liste des sites bloqués à ceux des communautés juives ou homosexuelles ? L’étendra-t-on demain aux sites de communautés islamiques si des attentats meurtriers sont commis au nom d’Allah par des extrémistes ? Interdira-t-on bientôt l’usage de certains réseaux cryptés parce qu’il est impossible de contrôler ce qu’il s’y passe, quand bien même ils sont indispensables notamment aux dissidents chinois pour communiquer sans risque de représailles ?
Cet ouvrage tente modestement de démontrer que le filtrage préconisé par la loi Loppsi ouvre la porte à des dérives qu’une démocratie saine ignore, mais qu’elle découvre alors trop tard lorsqu’elle n’en est déjà plus une. Il ne faut surtout pas encourager les réseaux pédo-criminels les plus infâmes à se cacher derrière des systèmes toujours plus opaques qui les font déjà échapper à la censure, et qui les confortent dans une forme d’irréversible impunité.
Le filtrage est une réponse facile, mais ça n’est pas pour autant une bonne réponse. Nous l’avons vu, il sera de toute façon inefficace à l’égard des pédo-criminels qui disposent déjà depuis longtemps de moyens techniques de communication qui échappent à tout filtrage. Mais par ailleurs, organisé comme le souhaite le gouvernement, sans recours à l’autorité judicaire, il piétine le respect des droits et libertés les plus fondamentaux, et fait peser le risque de graves dysfonctionnements.