La chasse aux pédophiles : le point de vue d’un expert
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Tom Morton
Tom Morton est expert judiciaire en sécurité informatique auprès des tribunaux anglais. Après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur, il a travaillé auprès d’enquêteurs privés ainsi qu’avec la justice en Grande Bretagne. Il dirige des enquêtes judiciaires dans des cas impliquant des problématiques informatiques dans des affaires de pédophilie. Tom est également un ardent défenseur de l’open source, un passionné de media sociaux et s’intéresse à leurs impacts sur la vie privée. Vous pouvez trouver son site web à l’adresse errant.me.uk.
La première des justifications avancée pour filtrer le web a toujours été le combat contre les pédophiles et la pédopornographie. La raison en est simple : de toutes les activités illégales que l’on peut trouver sur internet, c’est sans conteste celle qui suscite un dégout universel. La pédopornographie choque, et les politiciens aiment utiliser cela. La vraie question, est de savoir si le filtrage a un impact réel.
Affirmer que cela n’aura pas d’effet vous colle l’étiquette de celui qui fait l’apologie de la pédophilie ou, pire encore, du Diable. Cela dit, dans la mesure où je fais parti de ceux qui poursuivent et incarcèrent des pédophiles, sans l’aide de filtres ou de la surveillance d’internet, j’ai une position quelque peu privilégiée.
On peut difficilement m’accuser de faire la promotion de la pédopornographie, et pourtant j’affirme que le filtrage de l’internet est inefficace pour m’assister dans ma mission. Dans An Insight into Child Porn, Mr. X fait l’inventaire des raisons à cela, mais pour mettre son récit dans le contexte qui est le mien, il faut y ajouter quelques informations.
Arrêter les pédophiles sur Internet peut être à la fois très facile et extrêmement difficile. Pour faire simple, on peut les séparer en deux groupes : les producteurs et les distributeurs d’un coté, les consommateurs de l’autre (ainsi que, mais c’est très rare, ceux qui tombent dans les deux catégories). Les consommateurs sont eux même divisés en deux groupes : une large majorité se contentent de regarder des images (et possèdent des collections pouvant aller d’une cinquantaine d’images à plusieurs milliers) et une petite minorité qui accumulent des collections immenses qu’ils ‘redistribuent’ à la communauté.
Lesquels attrapons-nous ? De nos jours, quasiment que des consommateurs, la plupart du temps parce qu’ils sont dénoncés par leur entourage (leur épouse, un ami, un enfant, etc.). Attraper un distributeur est peu fréquent, car ils ont tendance à être plus à même d’effacer leurs traces, mais ce n’est pas impossible.
Mettre la main sur un producteur est extrêmement rare.
La question centrale reste posée : filtrer les contenus sur Internet mènerait-il à plus d’arrestations ? Cela nous permettrait-il de pister plus de producteurs (la réelle source du problème) ? J’ai peur que la réponse soit négative, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, il convient de cerner qui sont les producteurs. La pédopornographie est, c’est triste à dire, une affaire rentable. Dès lors, cela attire des gangs organisés qui disposent de moyens financiers et de la capacité à faire appel à des experts en technologie. Les moyens techniques décrits par Mr. X sont assez courants, mais ce ne sont pas les seules solutions employées pour cacher l’origine des images et la destination de l’argent. Qui plus est, les gangs ont tendance à se jouer des frontières, disposant d’ordinateurs et de serveurs un peu partout sur la planète (habituellement dans des pays où le recours aux forces de l’ordre peut s’avérer peu efficace), faire des enquêtes de police prend du temps et demande des moyens conséquents. Il est évident dans ce cas que le filtrage et la surveillance des réseaux ne seront d’aucune inutilité aux policiers qui traquent les producteurs de pédopornographie.
Même si vous collectez quelques adresses IP et commencez à remonter une piste, le temps d’y arriver suffit amplement aux criminels pour déménager.
Un des modes de distribution de la pédopornographie est, bien sûr, le Peer to Peer (bien que ce soit beaucoup moins fréquent que ce que l’on imagine habituellement). Les pédophiles cherchent des contenus pédopornographiques sur les réseaux P2P, mais la plupart de ce que l’on y trouve n’est pas réellement de la pédopornographie et ne peut donner lieu à des poursuites. Des innocents peuvent même être amenés à télécharger de la pédopornographie accompagnant de la pornographie classique, sans même faire la différence (c’est incroyablement courant). L’anonymat apporte une difficulté supplémentaire pour filtrer le P2P, mais il faudrait un livre tout entier pour expliquer les tenants et les aboutissants qui font que cette technologie ne permet jamais de remonter la piste de quelqu’un souhaitant rester discret. Poursuivre les pédophiles à travers les réseaux P2P est donc difficile, et généralement frustrant, c’est souvent réalisé en mettant soi-même des contenus à disposition, et le filtrage ne rendrait pas les choses plus faciles, bien au contraire.
Troisièmement, il faut prendre en considération le problème de la « dernière technologie ». Les cercles de pédophiles ne montrent aucune résistance au changement des technologies et passent à la dernière technologie en date dès que cela s’avère nécessaire. Nous voyons cela de plus en plus souvent. Des réseaux tels que Tor (http://www.torproject.org/index.html.fr), par exemple, cryptent vos données et les acheminent d’une machine à l’autre sans la moindre possibilité de pister une adresse IP (contrairement au P2P). Il est impossible de dire précisément la quantité de contenus qui passent à travers ces réseaux car il n’y a tout simplement aucun moyen de le mesurer.
Dans ces scénarios, le filtrage est toujours une réaction à un état de fait, une tentative pour empêcher la prolifération de contenus. Parce que vous ne faites que réagir, il n’y aura aucun moyen de gagner et de filtrer tous les contenus. Au final, vous ne faites que pousser le trafic d’images pédopornographiques dans la clandestinité, sur des réseaux cryptés. Filtrer n’est et n’a toujours été qu’une réaction à des contenus disponibles publiquement, et n’a jamais été une solution pour régler le problème.
Attardons-nous un instant sur l’idée de la surveillance des réseaux : notamment sur l’idée d’installer un logiciel espion sur l’ordinateur de suspects afin de surveiller ce qu’ils font. Je ne peux m’empêcher de penser que si vous pouvez obtenir un mandat pour installer un tel logiciel, vous pouvez également en obtenir un pour saisir leur ordinateur afin d’en analyser le contenu. La véritable question étant de savoir si les informations que vous collectez ainsi seront de meilleure qualité ou disponibles en plus grande quantité. La réponse est certes positive, mais pas tant que cela. Les ordinateurs conservent la trace d’une quantité impressionnante d’informations, parfois des années après que celles-ci aient été effacées. Je fais le pari (je suis assez sûr de ce que je dis) d’être capable de fournir la même quantité d’informations - utilisables pour une enquête judiciaire - en analysant le disque dur d’un ordinateur qu’en y installant un logiciel espion durant quatre mois.
À quoi servent donc les informations recueillies à travers la surveillance ? J’imagine que l’argument consiste à dire que si l’on peut surveiller des pédophiles communicant les uns avec les autres on pourra en arrêter plus. Je doute fort que cela fonctionne. Qui plus est, toutes traces de telles communications seront encore là quand quelqu’un comme moi analysera la machine du suspect. Vu la vitesse à laquelle on peut obtenir un mandat pour suivre une piste, quelques mois de plus ne feront aucune différence. Voir ces interactions « en temps réel » n’augmentera pas le nombre de personnes que vous pourrez pister par la suite, si celles-ci souhaitent rester anonymes, il n’y a rien à faire.
L’autre enjeu en plus de la surveillance réside dans l’installation d’un logiciel espion, qui risque de laisser une porte d’entrée sur la machine susceptible d’être utilisée par un tiers. Cela ne fera guère que donner des arguments à la défense, et risque de mettre en péril l’ensemble de l’enquête pour un gain, somme toute, minime. Sans même évoquer le fait qu’une investigation « classique » de l’ordinateur du suspect sera requise quoi qu’il en soit pour corroborer les résultats de la surveillance. À mes yeux, la surveillance est une énorme perte de temps.
Au final, ceux que nous attrapons aujourd’hui sont presque toujours des consommateurs, et nous les arrêtons la plupart du temps suite à une plainte de leur entourage. La surveillance généralisée de l’Internet pourrait augmenter le nombre de personnes arrêtées pour consommation de pédopornographie, mais nous n’attraperons que des consommateurs, pas des producteurs. Je ne peux pas, pour des raisons évidentes, mettre des chiffres précis sur ces faits, mais je suis certain que l’augmentation du nombre d’arrestations sera minime. L’effet sur la quantité de contenus pédopornographiques disponibles (du fait du filtrage) sera tout aussi négligeable.
Voilà, dès lors, le cœur du problème. Au vu de l’énorme quantité d’argent dépensée pour mettre en place le filtrage et la surveillance, l’impact sera minime et mal ciblé. Si vous souhaitez réellement stopper ces pédophiles, vous devez aller à la source du problème et combattre les producteurs. C’est difficile, coûteux, et ne confère pas d’avantage politique immédiat.
Tout ce vacarme fait autour du filtrage et de la surveillance, ainsi que de son utilité dans la lutte contre la pédophilie, est non seulement un mensonge mais c’est également très dommageable.
C’est un mensonge car il n’y a aucune raison pour que cela ait le moindre effet, et c’est dommageable car le grand public s’imagine que nous n’arrêtons pas, de nos jours, de pédophiles. Nous en attrapons beaucoup, mais maintenant nous avons besoin de moyens pour aller à l’assaut des producteurs et des gangs, c’est la seule chose qui reste réellement à faire.
Tout cela nous ramène à la première question : si le filtrage et la surveillance des réseaux n’est d’aucune utilité dans le combat contre les pédophiles, pourquoi est-ce donc le principal argument de ceux qui veulent l’imposer ?
Je vous laisse tirer vos propres conclusions.
Tom Morton
Expert auprès des tribunaux anglais