Le Prince Noir : une image légendaire de la chevalerie, un surnom à la fois prestigieux et inquiétant. Pour les Anglais du XIVe siècle, comme pour ceux des siècles suivants, Édouard de Woodstock s’identifie à Lancelot du Lac. Ce dernier n’a-t-il pas aimé jouter, incognito, vêtu de l’habit d’un cavalier noir ? L’origine du surnom « Prince Noir » est incertaine. Peut-être lui a-t-il été attribué par ses contemporains. C’est une hypothèse plausible. L’idéal chevaleresque est loin d’être mort à la fin du Moyen Âge, même si la cérémonie de l’adoubement, qui crée le chevalier, a perdu de son importance. Les lectures, le goût du faste, le besoin de se regrouper dans les ordres de chevalerie, en sont autant de témoignages. La noblesse imite plus que jamais la cour légendaire du roi Arthur, chantée par Chrétien de Troyes (XIIe siècle). C’est ainsi que le ménestrel favori du Prince Noir s’appelle Merlin…
La France du XIVe siècle a plutôt retenu l’aspect inquiétant de la légende : Noir est ici synonyme de Mal. Le Prince Noir est le croquemitaine dont les mères menacent leurs enfants désobéissants. Même Froissart, une fois passée l’admiration qu’il porte à ses hauts faits d’armes, finit par se détourner de lui, dénonçant ses atrocités. L’homme lui apparaît « aussi courageux et cruel qu’un lion ».
Comment ces deux aspects de la légende peuvent-ils coexister ? Les témoignages des chroniques ou des archives de l’époque sont nombreux, ce qui est exceptionnel pour une vie princière ; mais ils sont loin d’être impartiaux. En particulier l’œuvre de Sir John Chandos, héraut et ami de toujours d’Édouard, qui nous a laissé une véritable hagiographie.
La vie du Prince Noir est un épisode important de la guerre, dite plus tard de Cent Ans, que le roi d’Angleterre mène dès 1337 contre le roi de France Philippe VI de Valois et qui dure jusqu’en 1453. Lorsque le roi d’Angleterre Henry II a épousé Aliénor d’Aquitaine en 1152, il est devenu vassal du roi de France pour l’Aquitaine. Mais, au XIVe siècle, la tutelle du roi de France, Philippe VI, sur les principautés de son royaume, de plus en plus étroite, révolte le roi d’Angleterre Édouard III, accusé de félonie par son suzerain, le roi de France. Le roi d’Angleterre ne peut cependant s’élever contre son seigneur, jusqu’au moment où une querelle dynastique lui permet de revendiquer la couronne de France et de déclarer que Philippe VI est un usurpateur : en effet, les fils héritiers du roi de France Philippe IV le Bel, étant morts sans laisser d’héritiers mâles, la couronne a échu à Philippe VI de Valois, leur cousin germain, et non à Édouard III, leur neveu, roi d’Angleterre. Les deux rois entreprennent alors une guerre dont l’enjeu est peut-être autant la couronne de France que la revendication des territoires tenus par le roi d’Angleterre au titre de vassal et que la France a confisqués à plusieurs reprises, quelques années auparavant. Édouard de Woodstock, fils d’Édouard III, est donc, on le comprend, associé à la guerre dès son plus jeune âge : il a huit ans lorsque les hostilités commencent.
Disons tout de suite que la carrière d’Édouard est presque exclusivement celle d’un soldat. Ce n’est qu’après avoir été rendu impotent par l’hydropisie, à la fin de sa vie, qu’il se lança dans la politique. Il n’est que de voir son gisant dans la cathédrale de Canterbury pour se rappeler qu’il est un soldat accompli. Tout en lui est subordonné à la guerre, jusqu’à son goût prononcé pour les beaux bijoux et l’orfèvrerie. Les frais d’une de ses campagnes l’ayant obligé à mettre sa collection en gage, la Cité de Londres, dans son admiration, lui fait présent d’un nouveau et magnifique service d’orfèvrerie. Par sa rapacité et son indifférence aux moyens employés pour se procurer des ressources – pourvu qu’elles soient acquises sur le champ de bataille –, Édouard rappelle son illustre parent Richard Cœur de Lion (1157-1199). On retrouve chez lui le même génie tactique, le même pouvoir de discipline sur les troupes et le même courage personnel, encore qu’un examen attentif de ses campagnes révélerait certains défauts de préparation et de ravitaillement que seuls rattrapent le courage, la discipline et aussi la chance. Au reste, son éducation ne l’a-t-elle pas préparé à son métier de soldat ?
Édouard de Woodstock naît le 15 juin 1330 dans le pavillon de chasse favori de la famille royale, au nord d’Oxford. Il est le premier-né d’Édouard III et de Philippa de Hainaut qui sont encore des adolescents. Il n’a que quelques mois lorsque son père donne l’assaut au château de Nottingham, arrachant le royaume à la déshonorante régence de sa mère, la reine Isabelle, fille du roi de France Philippe le Bel, et de son amant, le baron de marche galloise Roger Mortimer de Wigmore. Dès le début de son règne, Édouard III, bien que tout jeune, s’efforce avec succès de relever la monarchie anglaise du délabrement dans lequel l’a fait tomber le pouvoir tyrannique et perpétuellement contesté de son père Édouard II. Pour ce faire, il compose avec ses barons et, surtout, il obtient de prestigieuses victoires militaires sur le royaume d’Écosse, que les rois d’Angleterre cherchent à conquérir depuis la fin du XIIIe siècle. Ce qui, dès lors, lui laisse les mains libres pour faire valoir ses prétentions au trône de France.
Édouard de Woodstock grandit dans un climat de cohésion et de bienveillance relatives. Même sa mère bénéficie d’une grande popularité dans le pays. De cette enfance, il ne nous reste pas grand-chose, si ce n’est que le jeune prince joue à la balle – et plus tard même à des jeux d’argent –, qu’il aime la chasse au faucon et les récitals de ménestrels, toutes distractions habituelles à l’aristocratie. Il semble aussi avoir été considéré comme un enfant exceptionnellement intelligent ; mais il est surtout le successeur au trône et, comme tel, il reçoit une solide éducation, qui doit lui permettre d’appliquer les principes de bon gouvernement. Son père lui donne pour précepteur l’éminent aristotélicien d’Oxford, Walter Burley, élève du Duns Scot27 et ami de Guillaume d’Ockham28. La suite des faits ne nous permet guère de savoir quelles leçons le prince en a retenues. Ses goûts et son enthousiasme l’ont peut-être porté davantage vers ce que lui enseigne son autre précepteur, le célèbre chevalier de Hainaut Walter Mauny, qui a accompagné en Angleterre sa mère, la reine Philippa.
L’enfance au Moyen Âge est de courte durée. En 1338, lorsque son père part pour les Pays-Bas, afin d’y contracter des alliances contre la France, Édouard est nommé « gardien du royaume » à huit ans. Il est guidé pour la plupart des questions pratiques et administratives par un conseil et une administration conséquente. Pourtant un flot de lettres, adressées personnellement à leur fils par Édouard III et par la reine elle-même, donne à penser que l’enfant est déjà censé exercer un certain rôle de surveillance.
Malgré sa remarquable victoire, dès la première bataille dans la ville-port de L’Écluse, le 24 juin 1340, victoire qui facilite dorénavant les débarquements anglais en France, Édouard III rentre de ces premières campagnes courroucé et aigri car il juge insuffisant le soutien militaire et financier que lui apporte le pays. L’expédition suivante, qui le conduit en Bretagne en 1343, s’avère elle aussi décevante. Cependant l’appui de la noblesse anglaise ne faiblit pas. Elle tire trop de revenus de la guerre pour ne pas soutenir et servir son souverain. Butins et rançons, gages et pensions renflouent les revenus seigneuriaux déficients, et l’accroissement des taxes sur la laine finit par concilier le roi et l’aristocratie.
En 1346, Édouard III franchit à nouveau la Manche. Il juge opportun d’emmener en campagne avec lui son fils aîné. Le prince a déjà acquis, comme tous ceux de son rang, un certain entraînement au combat en participant à de somptueux tournois, habitude qu’il conserva sa vie durant. Pour bien montrer qu’il entend le voir prendre une part active à la campagne, le roi le fait chevalier lorsqu’ils débarquent à la Hague, le 11 juillet 1346. Le prince paie de sa personne dans le combat : il participe au ravage de la Normandie, prend un pont à Caen après un rude combat ; il assume officiellement le commandement de l’aile droite de l’armée anglaise à Crécy, avec l’aide du tout jeune, mais déjà expérimenté comte de Warwick. Crécy préfigure, à certains égards, les actions que le prince lui-même va mener par la suite. L’armée est mal ravitaillée et mal préparée. Elle a été contrainte à une marche forcée par le départ d’une partie de la flotte anglaise, qui, abandonnant ses chefs, est rentrée pour décharger son butin normand. Selon le chroniqueur florentin Villani, fort bien informé, lorsque les Français rattrapent les Anglais, ceux-ci ne peuvent plus avancer, tant leurs chaussures sont usées. Mais les Anglais, bien que nettement inférieurs en nombre, occupent des positions tactiques assez bonnes et ils sont sauvés par leurs archers, qui, grâce à un véritable déluge de flèches aux couleurs vives, ravagent les rangs de la cavalerie française.
Le souvenir du désastre de Crécy a longtemps hanté les Français. Face aux archers anglais et gallois, ils ont aligné des arbalétriers mercenaires génois désavantagés à la fois par des pluies torrentielles, qui d’emblée rendirent leurs arbalètes inutilisables (et furent sans effet sur les énormes long-bows – arcs – anglais) et par la mauvaise disposition des chariots transportant leurs réserves de flèches, que l’on a relégués à l’arrière.
La tradition veut que le jeune prince Édouard ait failli ce jour-là perdre prématurément la vie. S’étant laissé entraîner par son courage et son impétuosité naturelle, il fut jeté à bas de son cheval au beau milieu des lignes ennemies, et n’en réchappa, comme souvent au Moyen Âge, que par la présence d’esprit de son porte-étendard, qui le drapa de l’étoffe ornée du dragon rouge gallois (Édouard est, entre autres, prince de Galles) et repoussa tous les assaillants. La nuit vit le massacre effroyable, notamment par les farouches soldats gallois, de tous les blessés français incapables de payer rançon. Le lendemain, ce fut un plus grand carnage encore, lorsque la milice urbaine française, arrivée trop tard pour la bataille et ignorant tout de son issue, fut à son tour massacrée. L’esprit de chevalerie n’avait pas été respecté, le souci du profit l’ayant emporté sur le respect de l’adversaire. Le prince ne pouvait être fier, ainsi que le révèle cette anecdote peut-être apocryphe : lorsque son père lui demanda ce qu’il pensait du combat et s’il y prenait plaisir, « il eut honte, rapporte un chroniqueur, et ne dit rien ». Est-ce, comme le dit la légende, à Crécy, qu’il a, pour la première fois, revêtu son armure noire ? A-t-il ensuite arboré le blason personnel du roi de Bohême, tant admiré, Jean Ier de Luxembourg dit l’Aveugle qui, malgré sa cécité, désespéré par le désastre français de Crécy, se fit attacher à un cheval pour se jeter dans la mêlée et y mourir ? Rien ou presque ne semble pourtant attester la véracité de ces deux récits.
Comme bien d’autres soldats, le prince revient gorgé de butin. Il est pourtant déjà fortement endetté. Toute sa carrière militaire sera marquée par cette nécessité constante d’entreprendre une nouvelle campagne, accompagnée de pillages, afin de payer les dettes contractées à la suite des précédentes expéditions et de fournir les fonds indispensables au financement de ses extravagances. Point de hauts faits d’armes sans arrière-plan financier : c’est une dimension constante de la chevalerie, encore accrue au XIVe siècle par la carence des revenus traditionnels issus des biens fonciers. Le pillage constitue une activité bien organisée, fondée sur le partage, et lorsqu’on part en campagne, c’est au moins autant dans l’espoir du butin à saisir que pour des raisons proprement militaires. Si l’on fait des prisonniers, c’est surtout pour les rançonner, et les rançons se vendent, s’achètent, s’offrent comme des actions en bourse. Souvent, elles se règlent à tempérament. Dans ce domaine de l’activité guerrière, le prince se montre plutôt généreux, tout comme il l’est, chez lui, à Berkhampstead avec ses amis et ses favoris ou, par la suite, en France, à sa cour de Bordeaux ou d’Angoulême. Une perpétuelle succession de fêtes et de joutes, de splendides dons d’armures, de magnifiques chevaux et de précieuses rançons, voilà ce qu’il offre à ses amis, les honorant d’une loyauté sans faille. Sur un autre plan, ses registres nous révèlent d’innombrables libéralités envers les tenanciers de ses domaines, notamment ceux que les ravages causés par la Grande Peste29 de 1348-1349 ont plongés dans la détresse.
Mais ces largesses ont leur contrepartie. Pour obtenir l’argent nécessaire, le prince est indifférent aux moyens employés. La fiscalité qu’il impose en France est si impitoyable qu’il y est peu aimé. En revanche, sa popularité reste grande parmi les chevaliers anglais que ses guerres enrichissent, parmi les négociants de Londres, qui font fortune en les approvisionnant, et parmi les banquiers européens auxquels il emprunte allègrement sans se soucier des conditions. En tout cela, il contraste avec son père, qui n’avait rien de bien extravagant et, plus encore, avec son grand-père, Édouard II, dont l’avarice était notoire. Pour retrouver la même passion des beaux bijoux, les mêmes habitudes d’emprunt au jour le jour, il faut remonter à Henry III d’Angleterre (1216-1272).
Après sa participation à la bataille de Crécy (1346) puis au siège de Calais (1347) qui consacrent la supériorité et la domination anglaises en France, le prince revient en Angleterre. En 1353, il doit faire face à une rébellion dans son « comté-palatinat » de Chester. Le statut particulier de palatinat confère à ce comté une telle immunité juridique qu’il est devenu l’une des régions les plus anarchiques de toute l’Angleterre. Une série d’échauffourées aboutit au meurtre de l’un des dignitaires du prince. Le roi ayant alors décidé d’imposer au comté une enquête juridique globale, la population, jalouse de ses prérogatives, se soulève. Le prince arrive accompagné d’une armée impressionnante et impose son compromis : une forte amende. C’est peut-être la façon dont le prince réussit à se tirer de ce mauvais pas qui incite son père à lui confier davantage de responsabilités. En juillet 1355, en effet, il est nommé lieutenant de Gascogne. Ainsi commence la première « chevauchée »30 du Prince Noir en Aquitaine.
Les empiétements auxquels se livre en Languedoc Jean, comte d’Armagnac, exigent que soient prises, une fois encore, des mesures sévères pour sauvegarder le pouvoir anglais dans le duché d’Aquitaine. Les seigneurs gascons, en particulier, alléchés par la perspective d’une fructueuse campagne de pillage de la région voisine, réclament à cor et à cri la venue du prince. Celui-ci, escorté de ses sujets et alliés, va donc partir en maraude à travers les comtés de Julliac, d’Armagnac et d’Astarac, commettant de nombreuses atrocités dans la région de Toulouse, notamment en martyrisant et massacrant femmes et enfants à Montgiscard, sans compter la mise à sac de Carcassonne.
Rentré en Angleterre en janvier 1356, le Prince Noir revient en France l’été suivant pour une nouvelle campagne de pillages. Parti de Bergerac, il traverse le Limousin, contourne l’Auvergne par l’ouest et atteint le Berry. Il échoue devant Bourges, mais prend Vierzon, dont la garnison est passée au fil de l’épée. Gênée par le poids de son butin, la troupe se dirige ensuite lentement vers l’ouest en direction de la Loire, puis vers Bordeaux en passant par Poitiers. Mais au début de septembre, le prince est poursuivi par le roi de France Jean II le Bon. Pendant quelque temps, les deux armées progressent parallèlement, puis les Français bloquent la route de Poitiers, interrompant le passage des renforts qui, sous la conduite de Henry de Lancastre, sont envoyés au Prince Noir. Comme à Crécy, c’est une armée épuisée et affamée qui doit affronter les Français, cette fois encore nettement supérieurs en nombre. Le roi de France fait alors au prince une offre à laquelle la situation l’empêche de rester sourd. Mais, lorsqu’il apprend que parmi les conditions proposées figure sa reddition personnelle, il décide de risquer son armée au combat et de mettre à profit les délais de pourparlers pour retrancher son camp.
Tandis que les cardinaux chargés de la médiation s’affairent entre les deux camps, le prince consolide ses positions derrière une haie presque ininterrompue, dans un secteur d’épaisse végétation, disposant ses archers de part et d’autre de l’ouverture dans la haie par où devront passer les Français. Les Anglais, comme d’habitude, adoptent un dispositif à trois flancs formant une longue ligne de bataille. Les Français, eux, qui n’ont pas oublié Crécy et la terreur provoquée ce jour-là chez leurs chevaux par les archers anglais, ont pris la décision d’utiliser leur cavalerie démontée, adoptant ainsi pour l’attaque une tactique qui, chez les Anglais, était essentiellement défensive. Les chevaliers en armures, réduits à l’état de fantassins, sont une proie facile pour l’infanterie anglaise disciplinée et les lanciers gallois à demi nus. La décision française de marcher au combat en quatre colonnes compactes, faciles à contourner et à encercler, contribue aussi à annuler leur considérable avantage numérique. Quant à la discipline, du côté français, elle semble faire cruellement défaut.
Les relations de cet affrontement le 19 septembre 1356 étant plutôt vagues, chacun des aspects de la bataille – y compris son lieu exact – a fait l’objet d’âpres discussions parmi les historiens. Il ressort toutefois qu’après l’attaque générale, aux cris respectifs de « Saint Georges et l’Angleterre » ou « Saint Georges et Guyenne » (nom donné à l’Aquitaine sous domination anglaise) et de « Saint-Denis » du côté français, les combattants se scindent en divers groupes. À un moment donné, la colonne de réserve du duc d’Orléans, « saisie d’une inexplicable panique », prend la fuite. Encouragées alors par la démoralisation et le désordre que cette fuite fait régner parmi les rangs français, les troupes gasconnes, emmenées par leur chef, le captal de Buch, prennent la décision cruciale de s’esquiver pour aller porter le fer à l’arrière contre le groupe suivant, conduit par le roi de France en personne. Ce qui suit illustre bien la remarquable discipline des troupes anglaises. N’ayant pas compris la tactique du captal de Buch, les Anglais croient que les Gascons sont passés à l’ennemi. Mais au lieu de fuir, ils serrent les rangs et redoublent d’ardeur au combat. Le roi de France, son jeune fils et de nombreux nobles sont capturés et beaucoup d’autres hommes tués.
Tout le monde s’accorde à voir, dans cette fameuse bataille de Poitiers, l’affrontement le plus violent de toute la guerre de Cent Ans. Le Prince Noir, comme le roi Jean le Bon, y font preuve d’un courage exceptionnel, le prince prenant même plaisir à l’effroyable mêlée. Le soir venu, il aide personnellement le roi captif à retirer son armure et lui offre un dîner (où sont consommées les provisions de bouche personnelles du roi), le traitant avec une grande courtoisie et le couronnant de lauriers pour sa bravoure. La présence du roi à Poitiers parmi les Français et de tant de nobles de haut rang ajoute une impressionnante quantité de butin aux monceaux déjà accumulés. Rien qu’avec le butin et les rançons acquis ce jour-là, certains châteaux anglais sont remis à neuf, voire reconstruits…
En France, la défaite de Poitiers est durement ressentie. Le royaume est privé de sa tête. La noblesse est mise en accusation par l’opinion car elle n’a pas su remplir son rôle, celui de gagner la guerre. En même temps le sentiment national naissant provoque une haine qui se cristallise sur celui qui, avec la victoire, a pu conserver dans son camp les valeurs guerrières traditionnelles. L’image néfaste mais enviée du Prince Noir est peut-être née en France après Poitiers. Le Prince Noir emmène finalement le roi avec lui à Bordeaux, où l’euphorie de la victoire ne fait que renforcer l’éclat et la prodigalité de sa cour. Mais il doit passer l’hiver en France ; la noblesse gasconne refusant de voir partir sa prise royale avant d’avoir pu en tirer quelque avantage financier. Pour pouvoir partir, le prince doit donc verser rançon pour son propre prisonnier.
Le retour du prince est pour l’Angleterre l’occasion de grandes réjouissances. Au messager qui apporte la nouvelle de la victoire de Poitiers, Édouard III a offert l’équivalent du loyer annuel d’un petit château. Pour les Anglais, les choses vont plutôt bien. Leur principal ennemi est maintenant prisonnier et son fils, le dauphin, futur Charles V, n’est qu’un piètre soldat. Quant à l’autre ennemi traditionnel, l’Écossais, il est lui aussi vaincu. Le pape et l’empereur, plus ou moins favorables aux Français, s’efforcent d’obtenir la signature d’un traité. En mai 1357, le roi captif est amené dans la Cité de Londres, vêtu de noir « tel un misérable chapelain », selon l’expression féroce d’un chroniqueur, mais monté sur un superbe cheval blanc. Le Prince Noir, en grand maître de la mise en scène, s’avance à ses côtés, sur un cheval noir plus modeste.
Au cours des années suivantes, les Anglais négocient longuement afin d’obtenir le meilleur avantage possible de leurs succès militaires et de l’atout unique dont ils disposent en la personne du roi captif. Ils exigent ainsi de la France non pas de simples fiefs, mais, vieux rêve des Plantagenêts depuis le règne d’Henri d’Anjou, au XIIe siècle, l’abandon sans concession de vastes territoires. Une expédition militaire lancée en 1359 pour tenter, dans la foulée de Poitiers, de prendre Reims, la ville du sacre des rois de France, afin d’y couronner Édouard III, se solde cependant par un échec. Ce qui fournit au dauphin Charles l’occasion de repousser les exigences les plus démesurées. Que le dauphin ait pu, malgré la faiblesse de la position française, arracher quelques concessions dans le texte définitif du traité de Brétigny (1360), montre assez ses qualités de diplomate. La rançon fixée pour le roi est finalement ramenée de quatre à trois millions d’écus en or dont seul un tiers est finalement payé.
Par le traité de Brétigny, le roi d’Angleterre obtient les territoires convoités en France : Périgord, Agenais, Quercy, Rouergue, Bigorre, Limousin, Saintonge, Poitou, Montreuil, Ponthieu, Guînes et Calais. À condition, toutefois, qu’il renonce au trône de France. Et comme Édouard III ne peut vraiment pas se résoudre à une chose pareille, il s’arrange pour fournir au dauphin un prétexte pour ne pas respecter les termes du traité. Au reste, le roi prisonnier est autorisé à partir après avoir versé une partie de sa rançon. Pourtant, n’ayant pas réussi à trouver les fonds nécessaires pour solder sa dette, il reviendra mourir à Londres, dans sa captivité dorée du palais de Jean de Gand.
Entre-temps, et très tardivement pour un prince du Moyen Âge, le Prince Noir se marie. Après quelques aventures amoureuses et de nombreuses et vaines tractations en direction des plus beaux partis étrangers, son choix finit par se porter sur une amie d’enfance, sa cousine Jeanne, comtesse de Kent. Édouard III n’assiste pas au mariage. Peut-être parce qu’il y est hostile, car cette union rencontre des obstacles religieux considérables : non seulement il s’agit d’un mariage à un degré prohibé, mais le prince est le parrain de deux des trois fils que Jeanne a eus d’un premier lit avec Sir Thomas Holland, tué au combat en France. La nouvelle princesse de Galles, âgée de trente-trois ans, est de l’avis général une grande beauté. Mais la colère du roi est de courte durée : on voit mal quel faux pas le vainqueur de Poitiers a pu commettre aux yeux de son père. En juillet 1362, le roi donne au prince tous pouvoirs sur ses domaines français, dont il fait une principauté. En février 1363, le jeune couple s’embarque pour son nouveau territoire. Jeanne est aussi populaire que son époux, dont elle partage les goûts extravagants. Ses robes somptueuses défrayent la chronique.
Les jeunes mariés entretiennent à Bordeaux une cour brillante célébrée par les chroniqueurs séculiers pour son faste et sa munificence, mais réprouvée par les chroniqueurs monastiques pour son extravagance. Le Prince Noir n’est plus seulement un chevalier. Une nouvelle dimension s’offre à lui : celle de prince territorial, caractéristique des États européens entre 1350 et 1450. En effet, le royaume de France comprend, à cette époque, le domaine royal31 sur lequel le roi exerce lui-même les pouvoirs seigneuriaux et dont il cède des parties (les « apanages ») à ses frères puînés afin de les dédommager de ne pas exercer le pouvoir. Mais le royaume est aussi constitué de fiefs transmissibles qui, riches et puissants, peuvent devenir de véritables principautés indépendantes. La Bourgogne, la Bretagne en sont les exemples types à la fin du Moyen Âge. Le roi y exerce cependant des droits de justice et commence, au grand dam des princes, à y lever des impôts pendant la guerre de Cent Ans.
Le duché d’Aquitaine offre au Prince Noir une solide prospérité économique. Les riches vignobles du Bordelais s’étendent jusque dans la ville de Bordeaux et n’ont pas souffert des ravages de la guerre. L’enrichissement du duché se lit dans les relevés de douanes, qui attestent un accroissement des achats de produits de luxe et de vêtements de haute qualité en Angleterre. Le commerce traditionnel du vin est si florissant que les marchands n’ont plus besoin de traverser la Manche, les Anglais venant acheter leur vin chez eux. Au demeurant, l’établissement d’une brillante cour à Bordeaux, consommatrice de vin, rend presque inutile l’exportation. D’autres industries bordelaises profitent des campagnes du Prince Noir, notamment celle des armes.
D’un point de vue social, la situation semble moins sûre. La noblesse est turbulente mais affamée et prête à tous les compromis. L’argent dont le Prince Noir promet de l’abreuver la met rapidement au pas. Édouard ne se contente pas des seuls liens vassaliques ; il utilise toutes les ressources des contrats et des pensions qui assurent la fidélité des nobles. Mais, rapidement, les intérêts de la haute bourgeoisie de Bordeaux se séparent de ceux de l’aristocratie gasconne qui déplore de voir ses tenanciers épuisés par de lourdes taxes et obligés de servir comme soldats dans les campagnes militaires du Prince Noir. Les comtes d’Armagnac, d’Albret et du Périgord ne se hâtent pas de payer les subsides et quand le Prince Noir leur réclame des sacrifices trop grands, ils se détournent de l’alliance anglaise, pour rejoindre le roi de France.
La mise en place d’une véritable machine administrative achève de retourner les alliances. Depuis le XIIe siècle, la royauté anglaise a développé l’administration en Aquitaine, sur le modèle de la cour du roi de France, mais la guerre de Cent Ans exige rapidement la création d’un vice-amiral pour défendre la Gironde. Le Prince Noir apporte encore de nouveaux changements. De « duc », il devient « dominus » puis, en 1362, « prince ». En 1365, Édouard III cède au Prince Noir un pouvoir de juridiction suprême, supprimant les appels d’Aquitaine au parlement de Westminster.
Mais cette politique d’autonomie implique des moyens financiers auxquels les seuls revenus de la guerre ne peuvent suffire. Le faste de la vie de cour ajoute encore aux dépenses de l’administration. Le prince est obligé de lever des « fouages », taxes directes perçues par feu (unité d’habitation regroupant autour d’un même feu environ cinq personnes). Initiative impopulaire bien qu’indispensable à la mise en place d’un État moderne. Cette mesure s’accompagne d’une véritable désapprobation générale. Les scandales de la cour, les tournois où les femmes apparaissent vêtues en hommes sont connus, et le peuple, à qui incombe le lourd fardeau de leur financement, les a en horreur. Enfin on obéit mal à des officiers recrutés dans l’entourage anglais, alors que la diversité et la complexité des coutumes locales exigent un maximum d’expérience et de doigté.
Le roi de France Charles V sait tirer profit de cette situation nouvelle. Il achète plus cher la noblesse gasconne, profite du mécontentement provoqué par des levées de fouages trop répétées, et éloigne peu à peu l’Aquitaine de la cour anglaise. On peut penser toutefois que le prince, malgré toutes ces difficultés financières, n’aurait pas eu trop de mal à se maintenir à Bordeaux sans cette décision de venir en aide au roi légitime, mais détrôné, de Castille, le bien nommé Pierre le Cruel. C’est une tendance du prince que de voler ainsi, en bon chevalier, au secours de certains souverains légitimes en difficulté : il a déjà promis de la même façon son aide au roi détrôné de Majorque, qui est le parrain de son fils aîné. C’est aussi un moyen détourné d’entraîner vers de nouvelles ressources la noblesse du Sud-Ouest, tout en la conservant dans l’alliance anglaise.
Le Prince Noir a de bonnes raisons de soutenir le roi de Castille. Celui-ci, en effet, a été brièvement marié à sa sœur qui a succombé à la peste en allant rejoindre son nouvel époux. De plus, l’alliance entre l’Angleterre et la Castille remonte déjà à quelque temps : la première femme d’Édouard Ier a été une princesse castillane. Le royaume constitue, en outre, un allié utile contre la France, qui soutient l’usurpateur, Henri de Trastamare, frère naturel de Pierre le Cruel, défendu par les troupes de du Guesclin. Il semble que le roi détrôné ait réussi à charmer et à abuser le Prince Noir bien au-delà du temps qu’il aurait normalement fallu à ce dernier pour le percer à jour. Il promet ainsi – chose invraisemblable – d’offrir le royaume de Galice au fils nouveau-né d’Édouard, ainsi que la moitié de sa fortune au prince lui-même, le jour où il aura récupéré sa couronne. L’offre est décidément trop alléchante, l’aventure trop belle, pour que le Prince Noir ne saisisse pas la balle au bond.
Sans perdre plus de temps, le prince entreprend la campagne en plein hiver. Mais les alliés de Pierre ont été retardés par des difficultés pour obtenir des sauf-conduits, ainsi que par les réticences du prince à partir avant que la princesse, son épouse, n’accouche. Richard dit de Bordeaux, futur Richard III, naît le 6 janvier 1367 et le Prince Noir part aussitôt. Lorsqu’il franchit les Pyrénées, « la neige, le gel et le froid sont tels que tout le monde a peur ». Mais en février 1367, l’armée parvient au fameux col de Roncevaux, où les musiciens du prince lui chantent probablement la chanson de Roland et le récit du vaillant combat des chevaliers chrétiens contre les infidèles. L’accord avec Pierre le Cruel stipule, entre autres, qu’après leur victoire contre Henri de Trastamare, ils partiront en croisade contre les Maures d’Espagne. C’est en avril seulement qu’ils livrent combat aux troupes d’Henri, dans ce qui est la dernière grande bataille du Prince Noir.
Mal ravitaillé, avec des hommes épuisés par le parcours montagneux difficile qu’ils ont suivi jusqu’à Najera, le prince ne doit sa victoire qu’à l’infériorité manifeste de l’armée toute récente de son adversaire. Il inflige à du Guesclin une grave défaite. Il est vrai que l’indiscipline règne dans l’armée d’Henri de Trastamare et quelques-uns de ses meilleurs éléments, ces mêmes mercenaires anglais qui l’ont aidé à s’emparer de la couronne de Castille, ne tardant guère à voir où est leur intérêt, rallient l’adversaire. Quant à Pierre le Cruel, il célèbre sa victoire en abattant un ou deux de ses principaux prisonniers. Mais le prince l’interrompt dans sa sinistre besogne, montrant bien tout ce qui sépare les deux hommes : par esprit chevaleresque autant que par goût de lucre, le prince préfère rançonner les prisonniers ; par esprit de vengeance et pour de froides raisons de survie politique, Pierre préfère s’en débarrasser.
Au sortir du champ de bataille, le Prince Noir se rend à Burgos, où il compte bien recevoir la riche part de butin qui lui a été promise. Mais il n’obtient rien de plus, semble-t-il, qu’une réitération solennelle des termes du contrat, proclamée sous serment par Pierre devant le grand autel de la cathédrale. Édouard part pour Valladolid, mais il est clair maintenant, même pour lui, que Pierre ne peut ou ne veut pas s’acquitter de ses dettes ; il lui faut s’occuper de son armée, que la faim, les privations et la maladie ont mise à mal. Le chroniqueur anglais Henry Knighton affirme même que seul un soldat sur cinq a pu survivre à l’expédition.
Entre-temps, Henri de Trastamare, qui a traversé les Pyrénées, dévaste l’Aquitaine. Mais Édouard ne peut plus payer ni ses troupes de mercenaires, ni ses soldats réguliers. Ayant repassé le col de Roncevaux, il réussit à détourner les dangereuses « compagnies », que forment les mercenaires débauchés, vers les territoires du roi de France, renforçant ainsi la détermination de Charles V à bouter les Anglais hors de France. Pour pouvoir payer le reste de ses troupes et faire face à ses formidables engagements financiers, le prince n’a plus qu’une solution : soumettre l’Aquitaine à des levées massives d’impôts. C’est l’échec. Les nobles en appellent à leur suzerain, le roi de France, lequel somme le prince de venir s’expliquer devant le Parlement de Paris. Ce dernier répond qu’il se présentera, mais à la tête de soixante mille soldats : un geste de défi plus courageux que franchement réaliste.
L’un après l’autre, les châteaux tombent, sous ses yeux, aux mains des Français. Le prince, qui a contracté la dysenterie durant la campagne d’Espagne, est alors trop faible pour mener une campagne efficace. Son frère Jean de Gand aspire à la succession et n’hésite pas à l’évincer, d’autant que le fils aîné du Prince Noir vient de mourir. L’année 1370 voit le rassemblement de deux grandes armées françaises, dont les succès dans les fiefs anglais culminent avec la prise de Limoges, livrée par son évêque, un ami du Prince Noir. Celui-ci accourt, poussé par un furieux désir de vengeance, et reprend la ville après un mois de siège, donnant l’ordre de ne pas faire de quartier. Acte de barbarie gratuit, comme l’écrit alors Froissait, qui est peut-être un acte de désespoir. Cependant, le prince de plus en plus malade rentre en Angleterre et après une tentative avortée de ses compagnons pour débarquer en France en août 1372, il renonce à sa principauté française.
Les derniers mois du Prince Noir sont partagés entre les bonnes œuvres et les soucis causés par ses dettes. Le Prince Noir ne sera jamais roi d’Angleterre, il meurt en 1376 avant son père Édouard III qui, lui, disparaîtra en 1377. C’est donc le second fils du Prince Noir qui montera sur le trône sous le nom de Richard II.
Chevalier accompli et prince-type de la fin du Moyen Âge, Édouard de Woodstock termine sa vie sur un échec, alors que le redressement français sous la conduite de Charles V, se fait aux dépens des principautés indépendantes. Le roi a vaincu le prince. Reste la légende aux accents opposés de chaque côté de la Manche.