Autour de l’An Mil : guerre féodale et paix chrétienne

La société du Moyen Âge parfois nous fait horreur, parfois nous émerveille. L’effroi nous prend devant la barbarie des vendettas mérovingiennes ou des guerres privées féodales. Et nous admirons au contraire le panache, le courage et la courtoisie des chevaliers du XIIe siècle. Et si, pourtant, il fallait en rabattre un peu sur les vertus de ces derniers ? S’il fallait, en revanche, trouver quelques excuses aux auteurs de vengeances sanglantes évoquées au VIe siècle par Grégoire de Tours, et aux féodaux pillards que tentent de pacifier les évêques de l’An Mil à travers les conciles de paix diocésaine » ?

En effet, si choquante soit-elle à nos yeux, la pratique de la vengeance et de la guerre privée s’appuie sur des normes et des codes qui la distinguent de la violence déréglée. « Vengeance » et « justice » ne sont-ils pas deux mots largement synonymes, pour les hommes du Moyen Âge ?

Actuellement, la référence essentielle en matière d’histoire féodale est l’œuvre foisonnante de Georges Duby. Elle mérite son succès, parce que cet historien a toujours une grande puissance d’évocation, et souvent de formidables intuitions : il a été l’un des premiers à trouver la société féodale, autour de 1100, « moins troublée qu’on ne l’a dit ». Malheureusement, Georges Duby a aussi dramatisé l’An Mil, selon lui caractérisé par la montée soudaine des violences des chevaliers de châteaux.

Il me semble que, même dans les décennies réputées critiques autour de l’An Mil (980-1030), marquées par des mentions de châteaux nouveaux et par les premiers conciles « de paix », la société est moins troublée qu’on ne l’a cru. Ce dont attestent les sources, soudain plus denses, c’est d’une pratique sociale déjà séculaire de la vengeance féodale, compatible avec le maintien d’une certaine justice publique, et non d’une crise politique et sociale.

Comme naguère un Sicaire ou un Chramnesinde, nobles paroissiens de Grégoire de Tours, les seigneurs de l’An Mil revendiquent leurs droits et vengent leur honneur par les armes. Entre-temps, un certain nombre de choses ont pourtant changé. Le combat à cheval a pris de l’importance et les armures de l’épaisseur. Une morale chrétienne plus exigeante, assez bien ajustée aux intérêts de l’aristocratie, prescrit que l’on s’épargne entre adversaires si possible. Et depuis la formation des principautés régionales et châtelaines (à la fin du IXe siècle), ce que les féodaux vengent les uns sur les autres, c’est moins du sang versé, que des atteintes à la propriété. À ces dernières, la riposte appropriée est d’abîmer la propriété de l’adversaire, de piller donc ses paysans, de faire le blocus d’un de ses châteaux et quant à lui, de le capturer si possible (au besoin par traîtrise) pour faire pression sur lui. Cela peut s’appeler la vengeance indirecte.

Au début du XIe siècle, les seigneurs de grands châteaux participent à la vie politique régionale autour d’un prince (duc d’Aquitaine ou de Bourgogne, le roi dans sa zone d’influence, etc.) et aux côtés d’évêques et d’abbés. Ils ont une place d’honneur, tout naturellement, lors des conciles de paix de Dieu et fréquentent régulièrement des « plaids publics » (assemblées judiciaires et politiques) – autant d’endroits où l’on se réclame du droit et de l’intérêt général. Mais cela ne les empêche pas d’avoir leurs querelles ni de mener leurs vengeances indirectes.

C’est ce que montre l’un des plus beaux documents de ce temps, un mémorandum rédigé dans les années 1020, en faveur d’Hugues de Lusignan. Ce seigneur châtelain est un des plus notables du Poitou, une région dont le comte est alors Guillaume V, duc d’Aquitaine en titre et trisaïeul de la belle Aliénor (1124-1204). Hugues est le vassal de Guillaume, comme on l’est de père en fils. L’opinion publique le voudrait fidèle et aimant à son égard.

Dans ce mémorandum (que nous appelons Conventum Hugonis ou Récit des pactes), Hugues prend l’opinion à témoin de son droit, de ce qui lui était dû par son seigneur et qu’il n’a pas reçu de lui. Il raconte dix années de leur relation, avec tous les hauts et les bas qu’elle a connus ; ils sont passés plusieurs fois de la rupture, et même de la guerre, à des réconciliations publiques, à des pactes d’amitié, les scènes de colère ont alterné avec les manifestations de joie, le tout à l’usage de la galerie du château !

Du début jusqu’à la fin, Hugues revendique son « honneur », entendu en un sens à la fois moral et matériel : il s’agit d’un patrimoine, d’une seigneurie de son oncle Joscelin, que lui disputent d’autres barons poitevins, notamment les vicomtes de Thouars. Le comte, de qui tout cela est tenu en fief, est une sorte d’arbitre ; il profite à l’occasion des dissensions de ses vassaux, mais elles lui nuisent aussi, car elles introduisent le comte d’Anjou, son rival, dans le jeu ; et ses vassaux peuvent aussi négocier et s’entendre entre eux, en dépit de lui : « Hugues fit un pacte avec le vicomte Raoul [de Thouars] : en échange de cette terre, il épouserait sa fille […]. Apprenant cela, le comte se mit fort en colère ; et puis il accourut auprès d’Hugues et lui dit avec douceur : “Ne prends pas pour femme la fille de Raoul, et je te donnerai tout ce que tu me demanderas.” »

Hugues renonce donc à ce beau mariage, mais le comte ne lui donne pas ce qu’il demande ! Au fil des années, bien des pactes sont ainsi noués et dénoués, acceptés et dénoncés, bien des alliances conclues et renversées, dont les enjeux sont toujours des châteaux ou des parts de châteaux. Les chevaliers attachés à ces châteaux (Lusignan, Thouars, Gençay, Civray), et vassaux de leurs seigneurs, commettent et subissent des actes de guerre, pour lesquels ensuite leurs seigneurs demandent réparation devant la justice, dans les plaids publics.

On fait des prisonniers, et on les utilise ensuite comme monnaie d’échange : « Quand Hugues vit qu’il n’aurait pas la terre, il s’empara de 43 des meilleurs chevaliers de Thouars ; il aurait pu avoir la paix, avec la sécurité pour ses seigneuries, et obtenir justice pour le tort qu’il avait subi [le vicomte de Thouars a coupé les mains de ses propres vassaux capturés]. Et, s’il avait voulu accepter une rançon, il aurait pu toucher 40 000 sous. »

Las, le comte lui fait relâcher les prisonniers, et le paie en monnaie de singe ! Et à nouveau d’autres de ses terres sont ravagées ; d’autres de ses hommes, maltraités. Bernard de la Marche, un comte, « brûla tout, fit du butin et des captifs ».

Ainsi trouve-t-on souvent dénoncés des actes de violence, dans ce mémorandum comme dans des chartes et chroniques monastiques de ce temps. Mais cela ne représente pas exactement ce qu’un lecteur moderne attendrait a priori : des marques de barbarie, ou les indices de la crise de féodalisation décrite par Georges Duby en 1952. Une lecture attentive permet de reconnaître à cette violence des chevaliers à la fois des limites et un sens.

Notre texte n’évoque pas une violence constante, à grande échelle. Il ne s’agit jamais que de ravages intermittents et ponctuels, relevés et même chiffrés dans la perspective, vite abandonnée il est vrai, d’indemnités judiciaires. Il signale des dégâts et des captifs, voire des mutilés, mais pas ou peu de morts, nobles ou non. Ce sont des chevauchées, pas des batailles véritables. Les châteaux se perdent et se gagnent souvent à la suite de ruses ou de négociations, même si des sièges et des blocus sont aussi attestés.

Enfin, dans l’épisode final du mémorandum, lorsque Hugues de Lusignan rompt avec le comte, son seigneur, c’est avec une réserve admirable : « sauf pour ce qui concerne sa personne et sa capitale » (Poitiers) ! Et d’ailleurs les hostilités sont réduites au minimum : les vassaux du comte s’emparent du fief d’un des vassaux d’Hugues, et lui par représailles expulse les gardiens d’une tour « pensant être dans son droit, car la tour avait appartenu à son père ». Alors commencent les négociations de paix, au plaid public, avec le comte.

Ces limites tiennent au sens même de la guerre féodale de l’An Mil : c’est une relation d’adversité qui mérite à peine le nom de « guerre », tant elle comporte de conventions – comme les anthropologues en trouvent souvent dans l’étude des « guerres du dedans », c’est-à-dire internes à une société. Dans de tels conflits, une série de faits de guerre sont présentés par chacun comme des représailles légitimes. Les adversaires partagent les mêmes valeurs ; issus du même milieu, ils sont égaux ou presque, socialement solidaires, susceptibles de redevenir amis quand leur intérêt l’exige ou quand la pression des autres l’impose. Ils se ménagent donc mutuellement. Dans l’adversité même, chacun ne reconnaît-il pas l’autre comme susceptible de rivaliser avec lui, par les armes, par l’habileté aussi de l’argumentation éthique et juridique présentée à l’appréciation des pairs ?

L’idée fondamentale est de conserver à chacun son droit (vengeance égale justice) et ainsi l’équilibre social ; l’effet est que la société se reproduit telle quelle, à quelques réajustements près.

Les guerres féodales sont loin d’être déréglées : celui qui commet des actes démesurés, excessifs, se voit lâché par sa parenté, par certains de ses alliés ou vassaux, par tous ceux qui ont des liens avec les deux parties et qui savent bien qu’entre elles les droits et les torts sont un peu partagés. Ces alliés peuvent donc changer de camp, ou plus souvent se faire médiateurs, contribuer à la paix ; il y a là un facteur essentiel de modération que négligent certaines visions modernes du « déchaînement de violence ». Il est utile, avantageux, d’être chevaleresque… avec les autres chevaliers !

Dans les dossiers de l’An Mil, effectivement, bien des conflits entre seigneurs se règlent à l’amiable. Adémar de Chabannes relate comment Aldebert de la Marche, vers 975, assez longtemps prisonnier du vicomte Gui de Limoges, s’en tire en épousant sa fille. N’idéalisons pas pour autant la noblesse guerrière de ce temps, par une réaction excessive contre les dramatisations modernes. L’un des frères d’Aldebert de la Marche, Gauzbert, se fait aveugler en représailles d’un attentat. Le moine bourguignon Raoul Glaber relate aussi un conflit de voisinage entre des chevaliers d’Auxerre et de Joigny, qui, en trente ans, autour de l’An Mil, fait de nombreux morts.

Reste que, à la fin du mémorandum d’Hugues de Lusignan, le lien ancien entre les lignages d’Hugues et de Guillaume se trouve rétabli, et les rapports de force entre les barons poitevins semblent peu transformés, chacun intégrant à son système de châteaux anciens quelques-uns des nouveaux, construits vers l’An Mil. La classe noble domine toujours les autres, avec ses fiefs qui sont des seigneuries ; les rites distinguent le vassal noble du paysan serf, toujours méprisé.

Avant tout, la guerre féodale, menée entre seigneurs et vassaux de châteaux, sert à maintenir la paysannerie sous pression. Car les ravages que signalent, comme en passant, des chroniques, les escouades de cavaliers escortés de piétons les commettent au nom d’un droit de revanche de leur seigneur, en pillant les paysans de son adversaire. Ils ont moins de ménagements avec les paysans qu’avec le seigneur, même s’ils ne sont pas la cause principale de la guerre. Là réside l’oppression véritable. D’autant que l’adversaire en question soutire lui-même des taxes ou impôts (sauvements, commendises) à des paysans qu’il prétend protéger, mais qu’en fait leur dépendance à son égard expose et désigne comme cibles privilégiées à ses ennemis ; ils sont obligés de payer cher une protection aléatoire, et parfois même dangereuse.

Et quand les deux seigneurs, en bons chevaliers, se réconcilient par un mariage ou par un arrangement féodal, ou pour l’amour de Dieu et de ses saints, eh bien c’est en se pardonnant mutuellement les torts faits aux paysans de l’autre ! De toute manière, le « défenseur » n’est lui-même souvent que l’agresseur d’hier, qui se fait payer pour ne plus piller. La guerre féodale tend donc à reproduire la domination « naturelle » des puissants sur les faibles, et elle articule de manière un peu perverse une morale de l’honneur avec une idéologie de la « protection » des faibles : l’une permet la razzia, l’autre l’impôt.

Qui chercherait, soit vers l’An Mil, soit plus tard dans le cours du XIIe ou du XIIIe siècle, un code, une « loi » de la bonne seigneurie ne trouverait aucun texte de synthèse. On trouve pourtant déjà une morale implicite de l’honneur et les fragments de l’idéologie chevaleresque classique dès l’An Mil. La morale de l’honneur, de la vengeance noble sert de prétexte à l’oppression des faibles : ici les chevaliers défendent le droit, mais le leur exclusivement. Le discours sur la justice et la défense que les chevaliers seigneurs, comme les rois et les princes, assurent à des églises et à des pauvres permet de méconnaître le prix qu’ils en demandent et l’absence de toute mise en cause du système ; en même temps qu’il garantit une certaine modération de l’oppression, conformément à la pression sociale qui s’exerce dans ce sens.

Le célébrissime schéma des trois ordres, élaboré dès le IXe siècle, repris dans les années 1020 par l’évêque de Laon, Adalbéron, et attribué aussi à son collègue Gérard de Cambrai, présente un partage des tâches tout à fait naturel et harmonieux entre ceux qui prient, les moines et les clercs, ceux qui combattent, les comtes et vassaux nobles, et ceux qui travaillent, les paysans serfs. Bien des rituels, bien des moments de la vie sociale sont d’ailleurs gouvernés par ce schéma, qui façonne ainsi la réalité. Mais il justifie aussi des situations qui sont loin d’être « naturelles » : si les travailleurs de la terre ont besoin, par exemple, de la protection des chevaliers, n’est-ce pas du fait que ces derniers leur interdisent de s’armer eux-mêmes ?

Le schématisme des trois ordres s’appliquerait d’autre part plus aisément à l’union sacrée d’un pays en guerre contre un ennemi de l’extérieur. Mais que vaut-il en période de guerres du dedans ? « Ceux qui combattent » le font pour leur intérêt propre, ils ne défendent leurs hommes qu’imparfaitement et au prix fort, ils les mettent surtout en péril face à d’autres nobles. Il n’y a jamais eu d’ordre féodal protecteur des faibles par vocation et par idéalisme, tel que le XIXe siècle en a rêvé après coup, mais il y a bien, et très durablement, un discours piège sur la protection des paysans.

À la limite, il vaudrait mieux justifier le pouvoir seigneurial des chevaliers par les tâches gouvernementales qu’ils accomplissent en marge de leurs guerres privées. Il est certain qu’ils exercent, ou font exercer par leurs agents, une police et une justice qui ordonnent la vie paysanne. Ils entreprennent, ou font entreprendre par leurs agents, des constructions de routes, de villages, qui assurent un véritable développement, en même temps qu’elles leur en assurent une bonne part du profit.

En outre, le schéma des trois ordres va sans doute vite en besogne, en supposant la paysannerie entièrement désarmée et incapable de se défendre elle-même, ou en laissant croire que la frontière sociale entre les nobles combattants et les serfs travailleurs serait franche et nette. En réalité, les choses sont déjà beaucoup plus complexes, il y a toujours ces piétons accompagnant des cavaliers, ces petits cavaliers à peine chevaliers, qui, ensemble, peuvent réaliser l’autodéfense d’une région – et nous retrouvons la pression sociale de l’opinion publique déjà évoquée.

Certains hommes d’Église, en effet, tiennent des discours critiques à l’égard des seigneurs et vassaux de châteaux. Il y a d’abord des moines, de plus en plus nombreux vers l’An Mil. Bien sûr, ces moines sont des seigneurs eux-mêmes, à titre collectif, et ils dénoncent surtout, dans leurs chartes et chroniques, des vassaux en conflit de voisinage avec eux. Ils racontent leur « tyrannie » et les châtiments dus à un Dieu vengeur, justicier : chutes de cheval, coups de foudre, etc. Mais, ensuite, cette sorte de guerre privée verbale et religieuse s’interrompt soudainement : un arrangement a été trouvé. La plume du moine nous livre alors un bel éloge du seigneur qui aime et craint Dieu ; il pardonne le mal fait à ses serfs, en échange d’un don pour que davantage de cierges éclairent la nef de son église.

Il reste cependant que beaucoup de moines se résolvent mal à vivre au milieu du monde de la guerre féodale, eux qui lisent et chantent quotidiennement des versets d’Isaïe et des pages d’Évangile. Raoul Glaber et Adémar de Chabannes laissent percer leur enthousiasme pour les conciles aquitains (depuis 989) puis bourguignons (après 1021) de la paix diocésaine. Toute une partie du clergé, pas seulement monastique, voudrait en effet frapper l’institution de la guerre féodale par une loi contre le pillage, reprise des temps carolingiens et adaptée au contexte des guerres de châteaux qui sévissent depuis les années 880.

En période de famine et d’épidémie, ou de peur que ces fléaux passés ne reviennent trop vite, les évêques promulguent pour apaiser Dieu une série de décrets de réforme religieuse et morale. Trois d’entre eux s’assemblent pour former une législation caractéristique. Sous peine d’excommunication, défense est faite aux chevaliers de saisir un ennemi dans une église ou dans l’enclos qui la jouxte et qu’elle sacralise, d’attaquer des voyageurs non armés, tels que les clercs, les pèlerins et les femmes, et de rafler les biens des paysans, tant qu’ils n’ont rien à leur reprocher directement.

Nobles ou non, les laïcs viennent aux conciles, comme il est assez habituel dans le haut Moyen Âge, et ils mettent trêve à leurs conflits : c’est un moment d’unanimité, de consensus autour des reliques saintes qu’on a apportées là et près desquelles des chevaliers prêtent serment de respecter ce code. On a souvent remarqué que ce dernier leur laisse encore un large droit à la vengeance, aux représailles qu’ils jugent légitimes. Il n’en reste pas moins que si l’article en faveur des biens des paysans était respecté, ce serait là un coup décisif à la guerre féodale : nous avons vu que précisément elle est faite pour permettre ce genre d’atteinte aux biens des paysans. Mais comment cet article s’applique-t-il ?

Il n’existe que peu de sources concernant les intentions exactes des évêques législateurs, encore moins sur l’application même des décrets et le respect des serments. Et nous pouvons comprendre, de ce fait, que les historiens modernes aient cru à un mouvement antiféodal d’ampleur, à tout le moins à un pacifisme ecclésiastique sans mélange.

Or, à y regarder de près, ces conciles de paix créent une institution nouvelle, une véritable commune diocésaine, dirigée par l’évêque, dont les seigneurs ne sont pas exclus mais où le peuple est davantage représenté qu’à l’ordinaire. Dans une unanimité sincère ou de façade, les fidèles du diocèse acceptent que les atteintes au code de paix soient dénoncées et jugées lors d’un plaid annuel ou bisannuel, avec l’excommunication comme menace et comme sanction initiale. Mais contre ceux qui refusent de s’affilier par serment à cette ligue diocésaine, ou contre ceux qui se parjurent, une guerre même est possible, pieuse, sacralisée. Au nom de la paix, il arrive ainsi au XIe et au XIIe siècle que des évêques avec leur clergé mobilisent leurs paroissiens, chevaliers et piétons, en une sorte de guerre sainte. Elle a comme moments privilégiés les jours de fête chrétienne, le carême, la semaine sainte, tous les temps où la guerre féodale est d’ordinaire sacrilège, et que couvre autour de 1100 la loi de trêve de Dieu. Pour la bonne cause, même, il n’y a pas de lieu saint où l’on ne puisse entrer en armes pour saisir le malfaiteur. Cela fait la possibilité d’une guerre plus dure que la guerre féodale, ou même, plus sournoisement (mais dans le Berry au moins, bien réellement), une guerre féodale durcie par le prétexte de la « paix » chrétienne.

Cette guerre féodale extraordinaire est expressément envisagée dans un concile tenu à Poitiers en 1000 ou 1010. Il s’agit là de contraindre les réticents à aller devant la justice publique – ici, celle du comte, qui patronne le concile et dont les évêques sont de fidèles auxiliaires, et un décret veut que les bons chevaliers se liguent avec leurs hommes contre les mauvais.

Dans le Berry des années 1030, la mobilisation opérée par l’évêque produit même une violence inédite, à en croire le moine André de Fleury. Une véritable milice de paix, une commune diocésaine, a été levée, encadrée par le clergé, et elle s’attaque à des châteaux. Il semble bien qu’ici la paix diocésaine justifie une véritable guerre de voisinage des gens de Bourges contre le bas Berry, une vengeance de leur archevêque et de leur vicomte contre le seigneur de Déols, dont des paysans font les frais.

La paix diocésaine est improprement appelée « paix de Dieu » par les historiens modernes : cette seconde expression désigne en fait un code un peu postérieur, celui de la trêve de Dieu, qui chemine à partir de 1027 ou 1033 et durant un siècle environ, tantôt en association avec la paix diocésaine, tantôt de son mouvement propre. Pour l’institution diocésaine, née en Auvergne à la fin du Xe siècle, que les textes appellent régulièrement « commune », « communauté » à partir de 1070, la paix n’est que l’objectif affiché d’une action qui, si elle développe les sanctions spirituelles (anathèmes) et crée une juridiction, n’exclut pas toute guerre : à toute époque, qui ne parle de paix future, pour justifier l’usage des armes ?

Donc il n’y a pas apparence que la paix diocésaine a civilisé les mœurs féodales, comme l’en créditent un peu vite trop de livres modernes. Elle n’est en rien en tout cas à l’origine de la chevalerie classique, dont les caractères dominants seraient le jeu et le raffinement plutôt qu’une mitigation de la violence féodale – puisque celle-ci était déjà, à mon avis, fort mitigée depuis l’époque de Géraud d’Aurillac (fin du IXe siècle).

La chevalerie classique apparaît un peu plus tard, dans le XIe siècle, avec les adoubements qui font d’écuyers des chevaliers, avec les tournois qui sont des exercices très codés, spectaculaires et ludiques. Or c’est à travers ces pratiques festives et frivoles, que s’opère la seule mutation qui mérite vraiment d’être qualifiée de « chevaleresque ». Cette mutation se fait sans intervention de l’Église : souvent absente des adoubements, elle est longtemps hostile aux tournois, car elle les juge frivoles et dangereusement excitants. Quelques chartes et chroniques d’ecclésiastiques nous laissent tout de même voir comment les adoubements prennent place alors dans l’interaction féodale, et comment les premiers tournois sont en fait des épisodes spécifiques de la guerre féodale elle-même. C’est que la guerre féodale était déjà préchevaleresque par le souci de la plupart des protagonistes de ménager leurs adversaires, au point de faire d’eux de véritables partenaires. Et c’est, en même temps, qu’elle ne fournissait plus assez d’occasions de prouesse aux jeunes guerriers nobles, tant elle était orientée plutôt vers le pillage ou les guet-apens. Les premiers tournois viennent donc, dans la seconde moitié du XIe siècle, rehausser, épicer la guerre féodale – et même, en 1119, la campagne de deux communes diocésaines françaises contre un château normand !