Et Georges Duby inventa la révolution chevaleresque

Il y a presque soixante ans – c’était le 21 juin 1952 –, Georges Duby soutenait sa thèse sur la société féodale dans la région mâconnaise. En explorant méthodiquement les chartes de l’abbaye de Cluny, il avait d’abord pisté les traces d’un mot : miles (pluriel : milites), désignant initialement le combattant à cheval, et qui, à partir de 1030, devient le qualificatif unique de la noblesse. Les chevaliers n’étaient que les auxiliaires armés des sires ; après l’An Mil, c’est l’ensemble de la noblesse qui prétend aux valeurs chevaleresques. Tel est le problème que l’historien du Mâconnais rencontrait sur sa route.

Il ne cessera dès lors d’y revenir, passant de l’histoire des mots à celle des hommes, donnant chair et consistance à ces destinées individuelles, jusqu’à leur prêter les traits inoubliables de Guillaume le Maréchal. Georges Duby s’attacha d’abord à analyser les structures de la seigneurie foncière pour y saisir les ressources qui permettaient à une poignée de guerriers de vivre noblement en profitant du labeur paysan. Il décrivit ensuite la vie de château, le conflit de générations qui s’y déroule entre le père, soucieux de conserver les privilèges de la puissance sociale, et son fils chevalier, dont les romans exaltent la jeunesse, mais qui est condamné à vivre « le temps de l’impatience, de la turbulence et de l’instabilité ».

Il revint enfin à l’histoire des constructions idéologiques renforçant la cohérence sociale du groupe chevaleresque, en se penchant sur l’amour courtois, les valeurs de la prouesse et de la loyauté, la morale des prêtres opposée aux stratégies matrimoniales des familles nobles.

C’est sans doute parce qu’il fut d’abord un historien chaleureux du monde chevaleresque que Georges Duby en vint à incarner, aux yeux du grand public, l’histoire médiévale dans son ensemble. Des chevaliers, il savait parler doctement (comme en témoignent ses premiers articles savants, âprement discutés aujourd’hui) et simplement – que l’on songe, par exemple, au livre pour enfants qu’il leur consacra en 1993. À lire Georges Duby, on pense à Marc Bloch, lorsqu’il écrivait : « Je n’imagine pas, pour un écrivain, de plus belle louange que de savoir parler, du même ton, aux doctes et aux écoliers. »

Ainsi, le médiéviste croisa plusieurs fois les chemins de L’Histoire. C’est à l’amour chevaleresque qu’il consacrait son article publié dans le premier numéro de la revue en 1978 et son dernier entretien, accordé quelques semaines avant sa mort en 1996, traitait encore des chevaliers. Car, si le Moyen Âge est indiscutablement, dans notre mémoire commune, le temps des chevaliers, la chevalerie constitue, encore aujourd’hui, l’un des problèmes les plus complexes et les plus débattus parmi les médiévistes.

Histoire de la chevalerie ou histoire des chevaliers ? L’historien se heurte, une fois de plus, au problème des mots. Car, en français, le terme de « chevalerie » désigne deux réalités que les langues anglaise ou allemande distinguent : un groupe social (Knighthood, Ritterschaft) et un idéal social (Chivalry, Rittertum). L’idéal chevaleresque sert à consacrer la chevalerie comme groupe, mais dans le même temps, il s’impose à l’ensemble de la société médiévale.

Or, si les romans de chevalerie à partir du XIIe siècle exaltent la chevalerie comme un ordo, un « ordre », le monde des chevaliers est socialement composite. Il entretient avec la noblesse des rapports complexes et mouvants, tant il est vrai que la noblesse n’est pas, au Moyen Âge, un statut ou un privilège mais bien, selon l’expression de Georges Duby, une « qualité d’intensité variable ». Nobilis est un adjectif : on est plus ou moins noble. Alors que miles est un substantif : on est ou l’on n’est pas chevalier. Et voici le paradoxe : si, au XIe siècle, tous les chevaliers ne sont pas nobles, loin s’en faut, tous les nobles se disent chevaliers un siècle plus tard.

Reprenons les fils de cette histoire. C’est bien autour de l’An Mil que les milites envahissent nos sources. Miles est alors synonyme de caballarius : le chevalier est incontestablement un guerrier à cheval. Les historiens de la guerre ont depuis longtemps analysé les étapes de la progressive valorisation sociale de la cavalerie lourde, qui n’était pas particulièrement honorable dans les armées romaines, mais qui constituait déjà un groupe d’élite au temps des royaumes barbares1. Il est vrai que les évolutions de l’équipement militaire et des choix stratégiques donnent aux combattants à cheval une importance déterminante dans la conduite de la guerre, et ce durant tout le Moyen Âge.

Parallèlement, la possession d’un cheval et des armes rutilantes du chevalier confère un prestige symbolique et une puissance sociale qui puisent sans doute dans un fonds anthropologique très ancien. Certes, tous les cavaliers ne sont pas des chevaliers : on commence à discerner, dans les armées du XIIe siècle, des sergents à cheval, dont la qualité sociale est évidemment moins honorable que celle des milites. Ces derniers forment donc, sans conteste, une élite combattante : on compte en moyenne, dans les armées médiévales, un chevalier pour dix piétons.

Mais c’est d’abord pour mener une véritable guerre sociale contre les paysans libres que les chevaliers de l’An Mil fourbissent leurs premières armes. On saisit mal l’ampleur de la résistance qu’a pu rencontrer la mise en place de l’ordre seigneurial dans les campagnes. Dans le Mâconnais, Georges Duby perçoit les indices d’une montée des violences autour de l’An Mil et en conclut que la répression chevaleresque a joué un rôle déterminant dans l’installation de ce que les sources appellent les « mauvaises coutumes ».

Conforté par les études monographiques que d’autres historiens développaient alors sur le modèle de sa thèse, Georges Duby durcit encore sa position pour parler de « révolution sociale ». Pierre Bonnassie ne saisissait-il pas, dans la Catalogne de l’An Mil, la force d’intimidation des cabalers dont les cavalcades « imposent respect aux paysans qui se sentent surveillés en permanence par les cavaliers du donjon »2 ? Lorsque cessaient les exactions, les chevaliers pouvaient se faire rétribuer la protection contre une violence dont ils étaient eux-mêmes porteurs.

Quant à Pierre Toubert, il trouvait une ambiance similaire dans les campagnes romaines de la fin du Xe siècle, décrivant des opérations de « pacification » menées par des groupes armés contre les éléments les plus combatifs de la paysannerie. Or celles-ci se déroulaient juste avant que ne s’engage l’incastellamento, c’est-à-dire le regroupement des hommes dans des villages perchés, fortifiés et dominés par le château du seigneur3. Il est vrai que ce type de commotion sociale est surtout attestée dans l’Europe méridionale et qu’ailleurs le tableau semble bien plus nuancé.

Faut-il mettre en relation l’essor, dans nos sources, du groupe des chevaliers avec la militarisation de la société médiévale autour de l’An Mil ? Georges Duby le pensait ; on en doute fort aujourd’hui4. Chacun admet cependant que, au XIe siècle, miles devient également synonyme de vassus et, dans certains cas, se substitue à lui : les chevaliers sont, pour l’essentiel, les serviteurs armés des châtelains, leurs « premiers couteaux », pour reprendre l’expression de Robert Fossier5. Que l’on considère l’avènement des châtellenies indépendantes comme une « mutation féodale » ou non, que l’on insiste plus ou moins sur l’intensité du « piratage seigneurial » dont la chevalerie aurait été le bras armé, on ne peut nier que le château devient, après l’An Mil, la base de la puissance sociale. Car c’est bien la territorialisation du rapport de domination sociale qui constitue le fondement de l’ordre seigneurial6.

Autour du château s’organise la seigneurie, sur les hommes et sur la terre. Et dans le château, ou à proximité, vivent les chevaliers, regroupés autour du sire. Sont-ce des professionnels de la guerre ? Pas encore : on peut être, au XIe et au XIIe siècle, chevalier intermittent ; c’est ainsi que Georges Duby décrivait la vie de Guigonnet de Germolles, dans la région mâconnaise. Les fouilles du lac de Paladru ont révélé l’existence de ces « chevaliers-paysans », vivant en bande dans une grosse maison forte, bien loin de l’idée que l’on peut se faire des héros solitaires et magnifiques de la Table ronde7. Les chevaliers vivent en contrebas de la noblesse : ils peuvent parfois dîner à la table du maître, partagent la vie aventureuse de leurs fils cadets, mais forment un groupe social aux origines diverses et aux contours mouvants.

Georges Duby, après bien d’autres, a insisté sur la dynamique d’ascension sociale qui animait le monde chevaleresque. Il est vrai que l’on a souvent cru reconnaître, parmi ces nouveaux chevaliers du XIe siècle, des paysans parvenus, ou, comme en Flandres ou en Italie, des hommes nouveaux issus du premier patriciat urbain. Certains chevaliers ont même pu être serfs. On ne doit toutefois pas forcer le trait, et la recherche historique actuelle met davantage l’accent sur les mécanismes de reproduction sociale : nombre de chevaliers sont issus des anciennes familles nobles et il est clair désormais qu’ils ne participent presque jamais à l’élargissement social de l’aristocratie.

Demeure une certitude : quelles que soient les origines sociales de la chevalerie – et elles sont certainement diverses –, la vie chevaleresque représente un investissement économique de plus en plus lourd. Au XIIe siècle, le coût de l’équipement chevaleresque de base (cheval, heaume, haubert, épée) correspond au revenu annuel d’une seigneurie moyenne, de 150 hectares. Trois siècles plus tard, on estime qu’il engloutit le produit du travail de 500 hectares.

C’est à partir du XIIe siècle, mais avec des rythmes très différents selon les régions, que les historiens observent la diffusion du titre chevaleresque à l’ensemble de la noblesse. Que signifie cette évolution ? Pour Marc Bloch, l’ancienne aristocratie aurait été remplacée, après 1150, par une nouvelle noblesse issue des rangs de la chevalerie. Il semble plutôt, comme l’a montré Georges Duby, que l’ancienne aristocratie ait progressivement investi l’idéal social de la chevalerie. Du roi au sire, tous désormais se disent chevaliers, partageant les mêmes valeurs de prouesse et de loyauté. L’idéologie chevaleresque, que la littérature et l’Église consacrent au même moment, contribue à consolider la noblesse en tant que groupe dominant et lui sert de ciment idéologique. Comme le remarque Florian Mazel, « toute la culture courtoise entretient l’illusion d’une communauté de statut et de destin partagée par l’ensemble de l’aristocratie, du roi au petit chevalier »8.

S’il a radicalement contesté sa conception dramatique du changement social, Dominique Barthélemy a repris de Georges Duby le projet global d’une anthropologie historique de la chevalerie médiévale. Il trouve les origines de cet idéal farouche dans la « violence diluée » décrite par Tacite dans La Germanie (vers 99), que l’on retrouve également dans l’élite guerrière des temps carolingiens. La chevalerie n’est peut-être rien d’autre que cela : une manière de s’affronter en s’estimant, de se reconnaître en un certain nombre de valeurs communes qui doivent moins à la discipline chrétienne qu’aux « petits arrangements entre amis »9. Car la chevalerie est aussi « une activité, une fougue, un zèle que l’on déploie », pour s’élever à la hauteur de ses ancêtres. C’est pourquoi la condition chevaleresque ne peut pas être simplement identifiée à un groupe social, mais correspond également à un certain âge de la vie, que Georges Duby définissait précisément comme la « jeunesse ». Dans bien des sources, miles s’oppose à senior. Entre l’adoubement, qui ritualise, au sortir de l’adolescence, l’entrée en chevalerie et le mariage, célébré parfois fort tard (quarante-cinq ans dans le cas de Guillaume le Maréchal), le jeune noble n’a pas d’autre issue que « de se mouvoir en maintes terres pour prix et aventures quérir »10.

L’exaltation des valeurs chevaleresques doit donc également être comprise comme une compensation symbolique à la dureté de l’ordre lignager qui réserve au seul fils aîné l’héritage paternel et s’impose à l’ensemble de la noblesse.

Les contours d’un groupe social de plus en plus nettement assimilé à la noblesse se consolident donc progressivement. On ne trouve plus, au XIIIe siècle, de ces « chevaliers de château », vivant en meute dans la maison du maître ou de ces milites civitatis groupés autour de l’évêque dans les cités épiscopales de Senlis, Strasbourg ou Arles. De plus en plus nombreux, en revanche, sont les « chevaliers de village » qui, dans leurs maisons fortes, se sont emparés d’une partie du commandement seigneurial.

Dans le même temps, les législations royales ou impériales réservent désormais l’adoubement aux fils de chevaliers : les Constitutions de Melfi promulguées en 1231 par Frédéric II pour la Sicile prévoient que nul ne peut accéder à l’honneur chevaleresque s’il n’est lui-même de lignée chevaleresque. On trouve des dispositions similaires pour l’Aragon en 1235, pour la France et l’Empire dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Comme l’écrit Jean Flori, la chevalerie, « noble corporation des guerriers d’élite aux XIe et XIIe siècles, se mue au XIIIe siècle en corporation des guerriers nobles »11.

Puisque la chevalerie est désormais héréditaire, on peut jouir de la qualité chevaleresque tout en échappant au rituel, toujours contraignant et de plus en plus coûteux, de l’adoubement. C’est ainsi que Bertrand du Guesclin ne sera adoubé qu’en 1356, à l’âge de trente-quatre ans : il n’était jusque-là que simple écuyer, ce qui ne l’empêchait pas d’être capitaine des armées du roi et d’incarner les valeurs chevaleresques. En 1300, dans le royaume de France, un noble sur trois était adoubé ; la proportion tombait à un pour vingt en 150012.

Entre-t-on alors dans la société « post-chevaleresque » dont parle Dominique Barthélemy ? Oui, si l’on considère la chevalerie en tant que groupe social ; non, si l’on se souvient que le XVe siècle fut une grande période de revival chevaleresque : jamais on n’aura autant tournoyé, exalté les valeurs de prouesse, de courtoisie et de loyauté, chanté l’aventure des chevaliers de la légende arthurienne qu’en ces temps où la construction de l’État royal rendait progressivement caduque une construction sociale fondamentalement liée à l’ordre seigneurial.

Ces chevaleries imaginaires de la fin du Moyen Âge acclimatent l’aristocratie guerrière à un principe dont l’État monarchique saura tirer parti : l’obéissance des hommes nobles à des valeurs qui les dépassent.

Notes

1. Cf. F. Cardini, Alle radici della cavalleria medievale, Florence, 1982.
2. Cf. P. Bonnassie, La Catalogne autour de l’An Mil, Albin Michel, 1990, p. 305.
3. Cf. P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, Rome, BEFAR, 1973, vol. 2, p. 973.
4. Cf. P. Boucheron, « An Mil et féodalisme : une controverse historiographique », dans P. Garcia et N. Offenstadt (dir.), Dictionnaire d’historiographie, Gallimard, 2010, vol. 2, pp. 952-965.
5. R. Fossier, Enfance de l’Europe, Xe-XIIe siècles, PUF, 1982, t. 2, p. 971.
6. J. Morsel, L’Aristocratie médiévale, Ve-XVe siècle, Armand Colin, 2004.
7. Cf. M. Colardelle et E. Verdel, Chevaliers-paysans de l’An Mil au lac de Paladru, Errances, 1993.
8. F. Mazel, Féodalités, 888-1180, Belin, 2010, p. 631.
9. D. Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Fayard, 2007.
10. Cf. G. Duby, « Les “jeunes” dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle », Annales ESC, 1964, pp. 833-846, repris dans Qu’est-ce que la société féodale ?, Flammarion, 2002, pp. 1146-1158.
11. Cf. J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Hachette, 1998, p. 83.
12. Cf. Ph. Contamine, La Noblesse au royaume de France, de Philippe le Bel à Louis XII, PUF, 1997, p. 280.