Portés aux nues par le régime national-socialiste comme pionniers de la « poussée vers l’Est » du germanisme, les chevaliers Teutoniques, de ce fait, ont encore assez mauvaise presse. On leur reproche leur brutalité dans la conquête et la colonisation de la Prusse orientale. C’est ainsi que le grand dictionnaire de Meyer, édité à Leipzig, dans la courte notice qu’il lui consacre, parle de l’ordre « maculé de sang » et stigmatise la « tradition cléricalo-militariste » que ses membres maintiennent encore de nos jours.
Il est incontestable que les Teutoniques on répandu le sang, puisqu’ils avaient été créés pour combattre les ennemis de la foi, mais le reproche pourrait s’adresser aussi bien aux Templiers et aux Johannites. Et, est-il besoin de rappeler le caractère inexpiable des guerres religieuses au Moyen Âge, voire à des époques moins anciennes ? Faut-il évoquer les atrocités de la croisade des Albigeois, le bain de sang versé par les croisés lors de la prise de Jérusalem (1099), le massacre de quatre mille prisonniers en représaille d’un soulèvement des Saxons païens, sur l’ordre de Charlemagne, dont la gloire n’a guère été ternie par ce forfait ? On pourrait multiplier ces exemples : les Teutoniques n’ont été ni pires ni meilleurs que les guerriers de leur temps.
En France, un préjugé défavorable particulier s’attache parfois aux Teutoniques. En partie à cause de leur nom même, qui évoque la ruée en Italie des Teutons barbares au IIe siècle avant notre ère. Mais il s’agit là d’une assimilation totalement erronée. Le mot deutsch, en vieux haut-allemand diutisc, a été traduit en latin dès le VIIIe siècle par theodiscus, puis teudiscus et enfin, sur l’intervention de lettrés épris de l’Antiquité classique, par teutonicus, étymologie évidemment fantaisiste. En fait, les chevaliers dits « Teutoniques » ne sont rien d’autre que les chevaliers allemands.
Comme ses prédécesseurs, l’ordre Teutonique doit son origine à un hôpital fondé à Jérusalem dans la première moitié du XIIe siècle, pour héberger et soigner les pèlerins allemands. Nous ne savons presque rien de cet établissement, qui disparut lors de la reconquête de Jérusalem par Saladin (1187). Mais, trois ans plus tard, des bourgeois de Brême et de Lübeck fondaient, devant Saint-Jean-d’Acre assiégé par les chrétiens, un nouvel hôpital, bientôt confirmé par le pape. Cependant, en 1198, des nobles et des princes allemands, parmi lesquels le duc de Souabe, fils de Frédéric Barberousse, décidèrent de transformer l’établissement en un ordre monastique et militaire doté de la règle des Templiers, plus tard complétée par des « coutumes » particulières.
Les chevaliers prirent le nom – qu’ils gardèrent toujours officiellement par la suite – de « Frères de la Maison de l’Hôpital des Allemands de Notre-Dame à Jérusalem », rappelant leur origine et leur mission hospitalière. Le nom marquait aussi leur caractère strictement national : en face des Hospitaliers et des Templiers dominés par les Français, leur ordre était celui des Allemands (Teutonicorum). À vrai dire la règle, si elle exigeait l’origine noble du chevalier, ne spécifiait rien quant à sa nationalité. Il est donc possible qu’il y ait eu quelques étrangers admis de plein droit dans l’ordre, notamment des Polonais à l’époque de l’installation des chevaliers en Prusse. Mais ces cas ont été extrêmement rares et ne sont pas attestés avec certitude.
L’ordre nouveau, confirmé par Innocent III dès 1199, bénéficia bientôt de privilèges et de donations considérables dans presque toute l’Europe et en Palestine. Les Teutoniques purent ainsi construire plusieurs châteaux, dont les plus importants furent ceux de Montfort au nord-est de Saint-Jean-d’Acre, et de Torun, plus loin, sur la route de Damas. Cependant, ils se heurtaient aux contestations et à l’hostilité des Johannites.
C’est ce qui incita le quatrième grand maître, Hermann de Salza, une des têtes politiques les plus sagaces du XIIIe siècle, à chercher un établissement en Europe orientale, où le paganisme était encore largement répandu (1210-1239). Une première tentative d’installation en Transylvanie échoua par suite de l’opposition du roi de Hongrie. Mais alors arriva un appel à l’aide du duc polonais de Masovie. La situation du christianisme dans le secteur de la basse Vistule était, en effet, alarmante. Les Prussiens, rameau du peuple lituanien, dont les multiples tribus étaient réparties entre le Niémen, la Baltique et la Vistule, étaient farouchement païens, et ils menaient contre leurs ennemis une lutte à la fois nationale et religieuse. L’évangélisation entreprise par des missionnaires polonais et allemands avait remporté quelques succès au début du XIIIe siècle, mais une réaction païenne venait de ruiner l’œuvre commencée. Bien plus, les Prussiens effectuaient des raids dévastateurs en pays chrétien, d’où l’appel aux Teutoniques.
Hermann de Salza accepta l’offre. Conseiller intime de Frédéric II, il obtint de l’empereur, à Rimini (1226), un diplôme scellé d’une bulle d’or attribuant à l’ordre le pays de Culm, sur la rive droite de la Vistule, ainsi que tous les territoires qui seraient conquis sur les Prussiens. L’ordre y était investi des attributs de la pleine souveraineté sur tous les habitants, de l’indépendance complète envers tout pouvoir extérieur, ecclésiastique ou laïque. C’était la reconnaissance d’un État souverain placé, il est vrai, « sous la monarchie de l’Empire », mais cette restriction était purement platonique et n’eut jamais d’effet pratique.
Il fallut encore quatre ans de négociations ardues, d’abord à la suite d’un conflit aigu entre l’empereur Frédéric II et le pape Grégoire IX, dont l’accord était nécessaire, puis des hésitations de Conrad de Masovie, inquiet non sans raison de l’ampleur du privilège impérial. Mais il donna son assentiment en 1230 et Grégoire IX lança un appel à la croisade contre les Prussiens.
La conquête, sous l’impulsion du provincial Hermann Balk, fut menée méthodiquement et d’abord avec succès. Ayant franchi la Vistule, les croisés édifièrent leur premier château à Torun ; celui-ci s’entoura bientôt d’une ville. Le nom était emprunté au château de Torun en Palestine, que les Teutoniques venaient d’édifier : pour eux, la lutte contre les Infidèles était partout le même combat, et ils qualifiaient volontiers leurs ennemis de Turcs ou de Sarrasins. L’année suivante (1232), un second château était construit à Culm ; la ville fut dotée d’un statut, qui fut appliqué ensuite à toutes les villes prussiennes et qui se caractérisait surtout par l’obligation d’un service militaire très lourd. La progression se fit aussi par mer, avec des navires fournis principalement par Lübeck, ce qui permit la fondation des villes d’Elbing (1237), de Braunsberg, enfin de Kœnigsberg (1255), nom choisi en l’honneur d’Ottokar, roi de Bohême, venu prêter main-forte aux croisés.
La pénétration à l’intérieur fut la plus rude. Les chevaliers étaient peu nombreux – un millier au total peut-être, contrairement aux chiffres fantaisistes qu’on avançait autrefois –, et leur rôle était surtout d’encadrer les contingents de croisés venus d’Allemagne, de Pologne et de Bohême, en général pour un an, après quoi ils étaient remplacés par d’autres. À chaque campagne, ils édifiaient un château, point d’appui pour la suivante. À l’étape, ils disposaient leurs tentes en cercle, au milieu duquel étaient placés le matériel et les chevaux. Souvent les expéditions avaient lieu l’hiver, les marais et les lacs gelés facilitant la marche.
Une péripétie imprévue vint encore alourdir la tâche des Teutoniques, tout en leur assurant une extension territoriale inespérée. Les Pays Baltes avaient commencé à être évangélisés dès la fin du XIIe siècle. La fondation de Riga (1201), siège d’un évêché, la création de l’ordre des chevaliers Porte-Glaives permirent d’abord une occupation assez facile du pays. Mais en 1236, les Lituaniens païens infligèrent, en Courlande, une défaite écrasante aux Porte-Glaives et tout l’œuvre de christianisation fut remise en cause. Balk, approuvé par Hermann de Salza, intervint à la hâte. Il incorpora les Porte-Glaives – non sans quelque résistance – aux Teutoniques et réussit à rétablir la situation. Durant les années suivantes, allié aux Suédois, l’ordre soumit toute la Livonie. Il espéra même conquérir une partie de la Russie et y éliminer la religion orthodoxe au profit du catholicisme. Mais Alexandre Nevski, prince de Novgorod, coupa court à ces ambitions. Après avoir vaincu les Suédois sur les bords de la Neva, ce qui lui valut son surnom, il infligea une lourde défaite aux Teutoniques sur les glaces du lac Peipus (5 avril 1242). Ce fut le premier grand affrontement de l’histoire entre Russes et Allemands. Le résultat en fut que le lac forma désormais la limite orientale des possessions teutoniques, cependant que les Danois s’installaient en Estonie sur les côtes du golfe de Finlande, qui ne furent cédées à l’ordre qu’un siècle plus tard (1346). Vers le Sud, tous les efforts déployés pour entamer la Samogitie païenne restèrent vains, si bien que l’État teutonique demeura coupé en deux blocs mal reliés entre eux.
En Prusse cependant, une première révolte, en 1240, montra que les indigènes n’étaient pas résignés à la domination des Allemands. La seconde révolte, en 1260, réunit presque toutes les tribus prussiennes contre l’envahisseur. Le pays fut saccagé, les châteaux de l’intérieur repris, des villes incendiées. Mais aussitôt les croisés venus d’Allemagne permirent à l’ordre de mener une guerre victorieuse et inexpiable. Certes, il n’est pas exact, comme on l’a dit, que les habitants furent exterminés ou chassés dans leur quasi-totalité. Quelques tribus, qui n’avaient pas participé au soulèvement, bénéficièrent d’un statut relativement favorable, assez proche de celui des Allemands, et certains de leurs chefs furent ensuite admis dans la noblesse. Mais les révoltés, pour autant qu’ils échappèrent aux massacres, furent soumis à une dure servitude.
À la fin du XIIIe siècle, tous les territoires de l’État teutonique étaient pacifiés et convertis au christianisme, tant en Livonie qu’en Prusse. Restait la Samogitie, qui ne semblait pas pouvoir résister longtemps. Il fallut pourtant un siècle pour en venir à bout. Périodiquement, des croisades furent entreprises dans ce secteur, sous forme soit de brillantes chevauchées, soit de guerres locales, mais sans résultat. Finalement, c’est seulement autour des années 1400, à la suite de la conversion de Jagellon, grand prince des Lituaniens, et des efforts de missionnaires venus de l’Est, que tomba le dernier bastion du paganisme en Europe.
Le XIVe siècle marque l’apogée de l’ordre Teutonique. Le prestige de l’œuvre réalisée en Prusse reçut son couronnement lorsque le siège suprême de l’ordre, resté à Saint-Jean-d’Acre jusqu’à la chute de la ville (1291), puis replié à Venise, fut transféré au château de Marienburg, sur la branche orientale du delta de la Vistule (1309). Il devait y demeurer pendant un siècle et demi.
Outre ses possessions orientales, l’ordre Teutonique se développa dans une grande partie de l’Europe grâce à l’afflux des donations et au prestige de la croisade. En Allemagne, près de deux cents commanderies avaient été fondées au XIIIe siècle, sans parler des hôpitaux. Elles furent groupées régionalement en treize bailliages (Balleien), sous l’autorité chacun d’un commandeur régional (Landkomtur), l’ensemble relevant du maître d’Allemagne (Deutschmeister). En Italie, grâce à l’appui de l’empereur Frédéric II, six commanderies avaient été créées en Sicile, six en Apulie, quatre à Venise et aux alentours. En Grèce, les possessions formaient le bailliage de Romanie. L’ordre des chevaliers Teutoniques s’implanta même en Espagne et en France où sa règle fut traduite au milieu du XIVe siècle. On signale des commanderies dans la Meuse, près de Bar-sur-Aube, près de Tannay dans la Nièvre, plus deux hôpitaux à Montpellier et près d’Arles. Mais les faibles traces qu’ont laissées ces établissements prouvent qu’ils ne se développèrent guère. L’environnement n’était évidemment pas favorable et, en 1501, l’ordre vendit à l’abbaye de Clairvaux toutes ses possessions de France.
L’État teutonique de Prusse fut, au XIVe siècle, un des plus cohérents et des mieux administrés d’Europe. Son territoire était d’un seul tenant, contrairement aux principautés allemandes aux seigneuries enchevêtrées. Sans doute les quatre évêques de Prusse possédaient des domaines étendus. Mais partout l’ordre conservait la prépondérance militaire, la levée des armées et l’entretien des fortifications, de sorte que ces évêques n’étaient pas en mesure de manifester des velléités d’indépendance.
L’instance suprême, comme chez les Templiers, était le chapitre général. Il nommait ou déposait le grand maître, surveillait sa gestion, contrôlait les admissions dans l’ordre, aliénait les biens et modifiait éventuellement la règle. Les chapitres les plus fréquentés étaient ceux qui procédaient à l’élection du grand maître. Ils étaient convoqués plusieurs mois d’avance, afin que, si possible, tous les bailliages pussent envoyer des délégués. Une commission électorale de treize membres, dont huit frères chevaliers, quatre frères servants et un seul prêtre était instituée. Les membres du chapitre juraient de ratifier le choix de ce collège, et l’élu proclamé recevait devant l’autel l’anneau et le sceau de l’ordre. Il semble que cette procédure ait généralement assuré l’élection du plus digne, le rang social ne jouant pas un rôle déterminant. Parmi les grands maîtres, on trouve en effet, à côté de princes comme le landgrave de Thuringe ou le duc de Brunswick, des hommes issus de la petite noblesse et de la ministérialité, tel Hermann de Salza.
Le grand maître ne disposait pas en principe du pouvoir absolu. Il était assisté de cinq grands dignitaires, également nommés par le chapitre : le grand commandeur – son substitut –, le maréchal, l’hospitalier, le drapier et le trésorier (Tresler) qui pouvaient quelque peu limiter son action, voire le déposer, comme on le vit au XVe siècle.
Dans la deuxième moitié du XIVe siècle, le grand maître des Teutoniques apparaissait comme un des souverains les plus puissants et les plus riches d’Europe. À la tête d’une milice qui avait reculé les bornes du christianisme, d’un État bien administré, d’une flotte qui sillonnait les mers septentrionales et lui apportait, d’Angleterre et de Flandre surtout, les produits les plus recherchés du monde occidental et méditerranéen, il s’entourait d’une cour fastueuse dans son château de Marienburg, recevant avec magnificence des ambassades venues des principautés allemandes et slaves. Les prescriptions d’austérité imposées aux chevaliers par la règle ne lui étaient pas applicables. Ses vêtements et ceux de son entourage étaient bien taillés dans les étoffes les plus fines, importées de Londres, de Bruges et d’Italie. L’hiver, il était protégé du froid par une profusion de fourrures, de qualités variées, allant du simple renard à la martre et la zibeline.
La table, recouverte de « nappes françaises » venues de Paris, offrait en abondance le gibier des forêts voisines, les poissons des rivières et de la Baltique. Les vins les plus divers, ceux de Grèce, d’Espagne, de France et du Rhin étaient servis dans des récipients propres à chaque sorte, en étain, en argent, en vermeil, en albâtre : certains gobelets étaient sculptés et sertis d’ambre. Les repas s’accompagnaient de festivités, animées par des poètes, des jongleurs, des musiciens au nombre d’une trentaine, auxquels s’ajoutaient souvent ceux envoyés par des hauts seigneurs. Le grand maître avait aussi son fou. L’un d’eux ayant été prêté au grand prince de Lituanie, celui-ci trouva plaisant de l’armer chevalier, sous condition toutefois de n’arborer son armure et son pourpoint que le matin : l’après-midi, il devait reprendre son costume et son bonnet de fou.
Le jardin comportait une réserve d’animaux, où l’on trouvait non seulement des cerfs et des chevreuils, mais aussi des aurochs – cadeau du grand prince de Lituanie –, des singes, des ours et même un lion. Particulièrement réputée était l’école de dressage de faucons, qui permettait au grand maître de faire dans toute l’Europe des cadeaux appréciés. Enfin la chasse – interdite aux chevaliers – disposait de meutes nombreuses, qui provoquaient souvent des dégâts sérieux aux cultures et aux troupeaux.
L’ordre comprenait plusieurs catégories de « frères ». Seuls les chevaliers et les prêtres étaient membres de plein droit, seuls ils portaient le manteau blanc orné d’une croix noire. Les frères prêtres, au moins en Prusse, étaient les moins nombreux. Ils étaient commis au service divin, à l’enseignement, au soin des malades. Pour eux, l’unique condition d’admission était de ne pas être serfs. Ils n’exercèrent presque jamais de hautes fonctions.
Les chevaliers, moines-soldats, devaient prononcer à leur entrée dans l’ordre les vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Les postulants, admis dès l’âge de quatorze ans, devaient prouver, par serment de témoins, qu’ils étaient nés de parents nobles. Ils devaient également affirmer n’être ni serfs, ni mariés, ni endettés, ni liés par d’autres vœux. Après s’être engagés à servir l’ordre de tout leur pouvoir et selon leurs aptitudes, ils étaient ceints de l’épée, ce qui leur conférait la dignité chevaleresque. La plupart étaient originaires de l’Allemagne centrale, de Thuringe, de Hesse, du Rhin moyen ; ils avaient été préparés à leur mission dans les commanderies de leur pays. Peu nombreux étaient ceux issus de la noblesse locale allemande, ce qui contribua au XVe siècle à aviver l’hostilité de la noblesse prussienne contre les Teutoniques. En raison de cette origine, la langue en usage dans la chancellerie de l’ordre était le moyen haut-allemand et non le bas-allemand parlé dans toutes les régions bordant la Baltique : autre motif d’être considérés comme des étrangers.
Au-dessous des chevaliers il y avait les frères servants (Sariantbrüder), non nobles, ne portant pas le manteau blanc à croix noire ; ils étaient moins lourdement armés et formaient une cavalerie légère d’appoint. On trouvait aussi, du moins au château de Marienburg, des « familiers », d’origine diverse, nobles ou ecclésiastiques, parfois de haut rang (on relève des théologiens et un abbé de Prüm) venus par piété s’agréger à l’ordre. Enfin, à l’échelon inférieur, la masse des serviteurs était de condition variée, libres ou serfs, hommes et femmes, mariés ou célibataires, appointés ou non ; ils promettaient eux aussi d’être strictement obéissants et de mener une vie chrétienne, d’éviter le péché, les activités interdites, de ne pas réaliser de gains illicites. À leur mort, l’ordre héritait de leurs biens.
La règle de l’ordre insiste longuement sur les devoirs moraux et l’application des vœux prononcés. Les frères doivent faire preuve d’humilité, de solidarité, de sacrifice envers le prochain. Ils sont astreints à la vie en commun, au réfectoire, au dortoir sans qu’une serrure protège leurs effets. Ils ne possèdent rien en propre ; tous les biens, terres, immeubles, serfs appartiennent à l’ordre. Ils sont flagellés chaque vendredi et trois fois par semaine pendant le carême. Si le chevalier commet une faute, il doit être accusé par deux témoins au moins, qui subiront le châtiment à sa place s’ils portent un faux témoignage. Les trois crimes majeurs sont la fuite sur le champ de bataille, le fait d’aller vivre avec les païens, même sans renier sa foi, et la sodomie. Les deux premiers crimes sont punis de l’exclusion de l’ordre, le troisième de la réclusion à perpétuité. Les fautes moins graves, sanctionnées par une pénitence d’un an, obligent le coupable à vivre avec les serfs, à manger et dormir avec eux, à être au pain et à l’eau trois fois par semaine, à recevoir la flagellation le dimanche, à l’église, des mains du prêtre.
L’application du vœu de chasteté donne lieu à des prescriptions ombrageuses. Les femmes ne sont pas admises de plein droit dans l’ordre, « car il arrive souvent que la vaillance masculine soit amollie par les fréquentations féminines ». Toutefois, on peut les recevoir à titre de demi-sœurs, « divers soins aux malades et au bétail étant mieux assurés par les femmes que par les hommes ». Mais elles doivent loger dans un bâtiment séparé car, en cas de cohabitation, « la chasteté pourrait éventuellement être préservée, mais ce n’est pas sûr, et à la longue cela risque de ne pas se terminer sans scandale ». Les frères sont d’ailleurs invités à s’abstenir de parler aux femmes, surtout aux jeunes, et de n’en embrasser aucune, pas même leurs sœurs ou leur mère, car c’est là une marque évidente d’amour profane. On leur recommande de ne pas fréquenter les cérémonies de mariage, les tournois, les spectacles, si ce n’est pour affaire ou pour gagner des âmes. Enfin, une notation bizarre dans les « coutumes » de l’ordre énumère « d’après les docteurs de Paris et les astrologues » les trente-deux jours néfastes de l’année, de un à six selon le mois, durant lesquels il ne faut rien entreprendre : le blessé mourrait, le nouveau-né ne vivrait pas longtemps ou aurait un destin malheureux, le mariage ne réussirait pas.
L’œuvre réalisée par les Teutoniques en Prusse pendant deux siècles a été considérable dans tous les domaines. L’activité première fut évidemment la construction de châteaux, d’abord en terre battue, protégés par des palissades et des branchages, puis remplacés par un édifice en briques, la pierre faisant partout défaut dans la plaine du Nord. Le château teutonique était en somme un monastère fortifié. Autour d’une cour centrale carrée s’élevaient les bâtiments d’habitation, avec les vastes salles voûtées du chapitre, des réfectoires et des dortoirs. L’église, parfois sise au premier étage, était surmontée d’un clocher carré faisant aussi fonction de donjon. Les caves étaient spacieuses afin d’emmagasiner du matériel, des grains et du vin en vue d’un long siège. Autour du monastère, au-delà d’une avant-cour, une enceinte flanquée de tours constituait l’appareil militaire proprement dit ; elle comportait un château avant, centre de la défense, relié aux bâtiments par une galerie, également en briques. Cette haute galerie, assise sur des arcades ajourées, est une des originalités marquantes de l’architecture des Teutoniques.
Le plus vaste de ces châteaux était évidemment celui de Marienburg, restauré au XIXe siècle, détruit en 1945 et rebâti par les Polonais depuis lors. À une première construction carrée de la fin du XIIIe siècle s’en ajouta une seconde, plus ample et rectangulaire, au milieu du XIVe. Elle comprenait le palais du grand maître, trois réfectoires et de multiples salles destinées aux grands officiers et aux hôtes. De part et d’autre de cet ensemble fut édifiée une enceinte protégeant les églises et les bâtiments.
La grande œuvre de l’ordre Teutonique fut cependant la colonisation du pays. La révolte de 1260 avait montré que le peuplement de la Prusse par des Allemands pourrait seul assurer la sécurité et la paix. L’ordre fit appel à des colons d’Allemagne du Nord et des Pays-Bas, il poursuivit méthodiquement le défrichement et la mise en culture de terres nouvelles. Des dizaines de villes, des centaines de villages furent fondés, souvent à côté d’anciens villages et hameaux prussiens. Graduellement, les éléments indigènes se fondirent dans la masse des nouveaux venus ; leur langue déclina, pour disparaître complètement au XVIIe siècle – alors que celle des Sorbes slaves s’est maintenue jusqu’à nos jours au sud de Berlin.
L’agriculture se développa remarquablement, au point que le seigle devint un des principaux articles d’exportation de la Prusse. La grande richesse du pays était l’ambre, récolté sur les côtes du Samland et recherché dans toute l’Europe et l’Orient : l’ordre s’attribua le monopole de la vente. Le commerce aussi prospéra. Des marchands des six villes principales de Prusse, dès leur fondation, participèrent aux privilèges hanséatiques en Angleterre et aux Pays-Bas. Comme ces villes étaient étroitement dépendantes de l’ordre, le grand maître lui-même fut reconnu membre de la Hanse, cas unique pour un prince territorial. Bien plus, les Teutoniques constituèrent une puissante société de commerce, dirigée par les grands économes (Grosschaeffer) de Marienburg et de Kœnigsberg, avec ses navires, ses marchands, ses commis, ses dépositaires propres.
L’économat de Kœnigsberg exportait surtout l’ambre vers Lemberg (Lvov) ou Kosice, en Slovaquie, d’où il était acheminé à Constantinople, ou vers la Flandre, mais aussi des fourrures et de la cire. Celui de Marienburg expédiait des céréales, du bois, de la cendre, probablement du cuivre slovaque venu par la Vistule. Il importait essentiellement des draps flamands mais aussi des épices et du hareng de Scanie. Contrairement aux Templiers, les Teutoniques ne pratiquèrent guère d’opérations financières, mais leur activité commerciale, favorisée en Prusse par des franchises spéciales, suscita le mécontentement croissant des villes.
À côté de l’œuvre militaire et économique, on peut noter des préoccupations culturelles, à vrai dire assez modestes. Le grand maître Luther de Brunswick (1330-1335), poète lui-même, s’entoura de lettrés. À la cour de Marienburg, on goûtait particulièrement les romans de la Table ronde et les hauts faits chevaleresques du roi Arthur. Trois chroniques, inspirées par l’ordre, en retracèrent l’histoire depuis les origines.
L’État teutonique s’était encore notablement agrandi au cours du XIVe siècle. Dès 1310, profitant d’une querelle de succession, il avait mis la main sur la Pomérélie, ce qui lui assurait le contrôle exclusif de la navigation sur la Vistule inférieure. En 1402, il acquérait la Nouvelle Marche de Brandebourg, à l’Est de l’Oder (Neumark), jalon vers le futur royaume de Prusse du XVIIIe siècle. Peu avant (1384), la souveraineté au moins théorique des Teutoniques sur la Samogitie avait été reconnue par le grand prince des Lituaniens.
Au début du XVe siècle, l’ordre semblait tout-puissant. Pourtant, son pouvoir était fragile. Avec la conversion des derniers païens lituaniens, il avait perdu le prestige et les appuis nombreux dont il avait si longtemps bénéficié. À l’intérieur, ses sujets, surtout les citadins et les nobles, s’irritaient de sa domination jugée tyrannique et aspiraient à secouer sa tutelle. En 1397, la noblesse du pays de Culm s’unit en une ligue prussienne, qui bientôt se révéla hostile aux Teutoniques. À l’extérieur, l’union, bien que précaire, entre la Lituanie et la Pologne sous l’autorité du roi Vladislav Jagellon (1386-1434) était une menace directe pour l’ordre. Des deux côtés on se prépara à la guerre, qui éclata en 1410 à l’initiative du grand maître Ulrich de Jungingen. Les deux armées se rencontrèrent près de Tannenberg et Grünwald le 15 juillet. Malgré son infériorité numérique, Ulrich décida de livrer bataille et envoya à son adversaire, en signe de défi, deux épées nues. Les Teutoniques remportèrent d’abord quelques succès. Mais Ulrich ayant chargé au centre avec le gros de ses forces, au moment où les nobles du pays de Culm prenaient prématurément la fuite, il fut enveloppé par ses ennemis et succomba sous le nombre. Le grand maître, la plupart des grands officiers, onze commandeurs et plus de deux cents chevaliers trouvèrent la mort. Aussitôt la noblesse et les villes prussiennes firent allégeance à Vladislav.
Pourtant, le désastre ne sembla pas d’abord irrémédiable. Le chef d’une modeste commanderie, Henri de Plauen, parvint à rallier les fuyards et à défendre le château de Marienburg. Les Polonais ne purent s’en emparer, et levèrent le siège au bout de deux mois. Élu grand maître, Henri de Plauen put conclure, l’année suivante, la paix de Torun, une paix qui n’était pas défavorable à l’ordre. Il ne cédait que la Samogitie, mais devait verser de lourdes rançons pour le rachat des prisonniers, ce qui l’obligea à établir une taille nouvelle. Son frère, commandeur du château de Danzig, commit l’erreur de faire exécuter les deux bourgmestres de la ville venus négocier. Henri de Plauen comprit la nécessité de consolider l’État en associant plus étroitement la noblesse et les villes à son gouvernement. Mais il se heurta à l’incompréhension de son entourage et lorsqu’il voulut recommencer la guerre, il fut arrêté et destitué ; le chapitre, réuni à la hâte, confirma sa déposition.
Les années suivantes furent marquées par une guerre endémique, qui saccagea le pays et ruina les finances de l’ordre. Celui-ci refusant toujours d’associer ses sujets au gouvernement, villes et nobles formèrent une nouvelle « ligue prussienne », alliée à la Pologne, ce qui provoqua une guerre longue de treize ans (1454-1466). Le grand maître dut avoir recours à des mercenaires, mais ne pouvant les payer, il engagea plusieurs châteaux, dont Marienburg, qui furent aussitôt vendus au roi de Pologne. Finalement, la seconde paix de Torun (1466) consacra la défaite de l’ordre, qui perdait ainsi la moitié de son territoire : toute la Pomérélie, la rive droite de la Vistule sauf Marienwerder et les vastes domaines des évêques étaient cédés en pleine souveraineté au roi de Pologne, le reste étant laissé au grand maître à titre de fief. Le siège de l’ordre fut transféré à Kœnigsberg.
Mais les Teutoniques ne perdirent pas l’espoir de reconquérir leur territoire et leur indépendance. Telle était l’intention d’Albert de Brandebourg lorsqu’il fut élu grand maître à l’âge de vingt ans (1510). Il refusa de prêter hommage au roi de Pologne et chercha des alliés pour reprendre la guerre. Comme il n’en trouva pas, ses projets prirent un autre cours. Très pieux, il fut progressivement, après 1520, gagné à la Réforme et laissa le luthéranisme se répandre dans ses États. Il entreprit un long voyage en Allemagne, au cours duquel il se rendit secrètement à Wittenberg pour y consulter Luther, qui lui conseilla d’abolir la règle, de séculariser son État et de se marier. Luther lança un appel analogue aux Teutoniques de Prusse, les exhortant à « renoncer à la fausse chasteté et de s’adonner à la vraie chasteté dans le mariage », et aussi d’assumer des fonctions séculières dans l’État « avec une compréhension chrétienne et l’approbation des sujets ». Albert se rangea à son avis. Il alla à Cracovie, se prêta à la cérémonie de l’hommage, ôta son manteau blanc à croix noire et reçut en échange du roi un étendard, symbole du fief princier laïque. L’État teutonique était devenu le duché de Prusse. Rentré à Kœnigsberg, Albert fit reconnaître ce changement par les États de Prusse, sans rencontrer de résistance semble-t-il, puis il proclama officiellement son adhésion à la Réforme protestante (1525). Il se maria l’année suivante et régna sur la Prusse, non sans difficultés, jusqu’à sa mort (1568).
La sécularisation, cependant, ne concernait que la Prusse. Dans les Pays Baltes l’ordre put se maintenir sous la direction du provincial de Livonie, mais pour peu de temps. Il fut incapable de résister aux attaques du tsar Ivan IV le Terrible, et le dernier provincial, Gotthard Ketteler, se résigna en 1561 à imiter Albert de Brandebourg. On lui laissa le duché sécularisé de Courlande, à l’ouest de Riga, tandis que la Livonie fut cédée à la Pologne et l’Estonie à la Suède. Les Teutoniques ne purent s’y maintenir.
La sécularisation de l’État prussien n’avait pas pour autant aboli l’ordre en Allemagne, où les fidèles restaient nombreux. Un chapitre général se réunit à Mergentheim, sur la Tauber, en Franconie, et élut un nouveau grand maître en 1526, qui y fixa désormais son siège. Son autorité se limita pratiquement aux régions restées catholiques : la Rhénanie, l’Allemagne du Sud et l’Autriche, soit cinq bailliages.
À partir du XVIe siècle, l’histoire de l’ordre Teutonique est jalonnée par une longue série de revers, toujours suivis d’efforts de rénovation et d’adaptation. La guerre de Trente Ans éprouva durement les bailliages d’Allemagne, la conquête turque ceux d’Autriche. Après un répit au XVIIIe siècle, l’annexion de la rive gauche du Rhin, sous la Révolution française, entraîna la nationalisation des biens dans ce secteur. Napoléon prononça la dissolution de l’ordre dans les États de la Confédération du Rhin (1809), c’est-à-dire surtout en Westphalie et en Allemagne du Sud. Après sa chute, la décision fut rapportée, mais presque tous les États allemands refusèrent de restituer les biens confisqués. En Autriche, l’ordre se reconstitua lentement. Sa règle, remaniée en 1839, admettait à présent des communautés de femmes à côté de celles d’hommes, vouées, comme elles, à des tâches charitables et éducatives. Les papes confirmèrent la règle et Pie XI la modifia pour faire des Teutoniques un ordre purement monastique (1929).
Une nouvelle épreuve l’attendait avec l’avènement du national-socialisme. Hitler, par décret, supprima l’ordre d’abord en Allemagne, puis en Autriche et en Tchécoslovaquie. La mesure fut cassée en 1945 et, une fois de plus, l’ordre put se reconstituer, grâce à des dons, en Allemagne du Sud et en Autriche. Le grand maître et ses quatre hauts dignitaires, élus pour six ans par le chapitre, ont établi leur siège à Vienne, non loin de Saint-Étienne. L’ordre compte une dizaine de chevaliers, distinction évidemment honorifique, décernée en 1958 au chancelier Adenauer et à Franz Josef Strauss.
Après tant d’avatars, l’ordre des chevaliers Teutoniques subsiste donc aujourd’hui, comme celui de Malte, son activité hospitalière se raccordant à sa vocation originelle. Mais sa grande œuvre historique, à savoir l’expansion du germanisme dans l’Est européen maintenue pendant sept cents ans, a été définitivement anéantie par la défaite de Hitler et le transfert massif vers l’ouest des populations allemandes de la Prusse. Sic transit…