La figure du chevalier est probablement l’une des plus belles que nous ait transmises le Moyen Âge. Qui n’a vibré à l’unisson de héros tels que Lancelot, Ivanhoé, Bayard, avant de sourire, parfois un peu amèrement, devant la parodie que nous donne de la chevalerie le Don Quichotte de Cervantès ?
Le comportement chevaleresque, si prisé sous l’Ancien Régime, n’a pas disparu dans la tourmente des révolutions politiques, économiques et sociales des XVIIIe et XIXe siècles. Le chevalier s’est muté en dur au cœur pur. Il a servi de modèle à Zorro et aux redresseurs de torts qui, toujours, ont fasciné et enchanté la masse des anonymes. À travers eux, ceux-ci vivent les aventures dont leur vie est dépourvue, et participent à la lutte éternelle du Bien et du Mal. Ils se rassurent aussi : quels que soient les périls et les injustices qui règnent ici-bas, le Bien triomphera grâce à ces champions. La faveur étonnante de quelques films contemporains peut s’expliquer de cette manière.
Le « personnage » mythique du chevalier médiéval, cependant, dépasse en stature et en richesse celui de tous les cow-boys solitaires, les Zorro et autres Rambo. Il n’est pas seulement un bagarreur individuel adoptant à titre privé et provisoire une cause qu’il juge bonne et qui lui procure l’occasion d’exercer ses talents et de ramener la justice en exorcisant sa propre violence. Il appartient à un ensemble, l’ordre de la chevalerie, qui se considère investi d’une mission justifiant ses privilèges. C’est plus qu’une corporation : une caste composée d’hommes qui, jadis, dans un passé lointain et mythique, ont été « élus par les faibles » pour les protéger contre les exactions des méchants.
Rien, pourtant, ne semblait prédisposer les chevaliers à l’adoption d’un tel idéal. Rien, non plus, ne laissait supposer que l’Église ferait reposer sur les chevaliers une mission qui, à l’origine, ne les concernait nullement. L’enquête que j’ai menée et exposée dans un de mes ouvrages montre en effet que la majeure partie de l’idéal chevaleresque, la protection des opprimés, des étrangers, des veuves et des orphelins, trouve son origine dans la Bible18. Les prescriptions de ce genre abondent déjà dans l’Ancien Testament (Exode XXII, 21-22 ; Zacharie VII, 9 ; Esaïe I, 17 ; Jérémie XXII, 3 etc.). Elles s’adressaient à tous les croyants, au peuple d’Israël dans son ensemble. Le Nouveau Testament ne l’a pas compris autrement lorsqu’il décrit la vraie religion comme étant l’accomplissement de ses devoirs envers les veuves et les orphelins (Jacques I, 27).
On n’est donc pas étonné de retrouver cette éthique proposée aux pasteurs du troupeau : les évêques. C’est à eux que de nombreux conciles, du Ve au VIIIe siècle, recommandent de protéger les pauvres (pauperes), les veuves et les orphelins contre les injustices que pourraient leur faire subir les puissants (potentes). Notons qu’il s’agit là d’une assistance judiciaire apportée par les évêques aux démunis (pauperes, à cette date, désigne encore le petit peuple).
À l’époque de Charlemagne, nouveau David, oint de Dieu pour assurer la paix et l’ordre dans une chrétienté qu’il étend par ses conquêtes, c’est l’empereur lui-même qui se nomme le défenseur des églises, des pauvres, des veuves, des orphelins. Dans de nombreux capitulaires, ces ordonnances impériales, si fécondes pour l’historien, Charlemagne et ses premiers successeurs rappellent fréquemment à leurs délégués, comtes et évêques, qu’ils doivent assurer, en leur nom, la paix et la justice aux églises et aux faibles.
Les conciles du IXe siècle témoignent de cette mission royale, ainsi que les nombreux traités de politique que les médiévistes nomment « miroirs des princes ». Leurs auteurs sont évidemment des ecclésiastiques : moines, comme Alcuin ou Smaragde ; évêques, comme Jonas d’Orléans ou Hincmar de Reims. Tous soulignent la principale mission qui incombe au roi à l’intérieur de son royaume : protéger les églises, les pauperes, les veuves, les orphelins. Notons la significative disparition des étrangers, auxquels on ne prête plus guère attention, et leur remplacement par une nouvelle catégorie de personnes et de biens dont il faut assurer la défense : l’Église.
À l’époque féodale (Xe-XIIe siècle), l’Église est à la fois dans la société et en dehors d’elle. Elle est dedans par ses biens, innombrables, résultant des donations pieuses qui font d’elle un propriétaire terrien considérable. À ce titre, en un temps où la puissance repose sur la possession de la terre, l’Église est partie prenante dans l’élaboration des nouvelles structures politico-sociales qui s’ébauchent et que l’on nomme vassalité, conduisant à la féodalité. Les services que le roi exige de ses vassaux sont calculés sur la base de leur richesse foncière. Il en est ainsi, par exemple, du service militaire ; les domaines ecclésiastiques n’en sont pas exemptés, et l’on voit sous Charlemagne des évêques se mettre eux-mêmes à la tête de leurs contingents de guerriers à cheval que l’empereur convoque chaque année pour entrer en campagne. L’archevêque Turpin, de la Chanson de Roland (fin du XIe siècle), représente bel et bien un type d’évêque-guerrier que connut la réalité médiévale de ce temps.
Toutefois, la vocation cléricale impliquant, en théorie du moins, l’interdiction de verser le sang, on prit de plus en plus l’habitude de confier à un personnage laïc, nommé « avoué » (advocatus), la mission rétribuée de se charger, à la place de l’évêque ou de l’abbé, des tâches militaires qu’il ne convenait pas à un ecclésiastique d’assurer lui-même.
L’avoué remplaçait donc l’évêque à la tête du contingent de guerriers que le roi exigeait. Lorsque les troubles s’accentuèrent, aux IXe et Xe siècles, l’avoué se chargea aussi d’assurer aux terres ecclésiastiques (et à leurs habitants) la protection que le roi, trop faible, ou trop lointain, ne pouvait plus garantir. À cet égard, il est probable que les invasions des IXe et Xe siècles, celles des Normands, des Sarrasins et des Hongrois, ne furent pas seules en cause. Il faut y ajouter aussi les déprédations dont, localement, se rendaient coupables les puissants du terroir : les mentions de guerres privées, d’exactions et de pillages ne manquent pas dans les chroniques du temps. Dans plusieurs régions de l’Occident médiéval, en France particulièrement, le pouvoir royal s’efface peu à peu au profit de celui des princes, des comtes, voire de leurs châtelains, au cours du XIe siècle.
Commence alors le temps des princes. L’idéologie « chevaleresque » n’est plus seulement le fait du roi. La liturgie en témoigne. Quelques manuscrits des Xe et XIe siècles nous transmettent des prières ou des bénédictions autrefois réservées aux rois lorsqu’ils entraient en fonction, au moment de leur couronnement par exemple. Lors de la remise au roi de l’épée, signe de son pouvoir, de son droit de juger et de punir tout autant que de faire régner l’ordre et de diriger les armées, l’évêque prononçait une bénédiction sur l’épée en rappelant au monarque que lui incombait la protection de l’Église, des faibles, des veuves, des orphelins. Soulignons en passant que plusieurs de ces formules liturgiques font référence à cette cérémonie d’intronisation en des termes qui, plus tard, s’appliqueront à la chevalerie. On y relève par exemple que cette idéologie est proposée au roi au moment où il entre dans la militia. Ce mot, au XIIIe siècle, désigne, sans aucun doute possible, la chevalerie. Mais dans l’empire romain finissant, il a aussi un sens de « fonction publique ». Et ce sens persiste dans la langue liturgique, conservatrice. Au moment de son intronisation, au VIIIe ou au IXe siècle, le roi n’entre évidemment pas dans une chevalerie – au reste encore inexistante –, mais il prend en main sa fonction de roi, au service de Dieu. Or, ces formules de bénédiction de l’épée royale (qui accompagne celle du sceptre, de l’anneau et de la couronne) furent utilisées au Xe et au XIe siècle pour des princes. Au XIIIe siècle, elles seront incorporées dans des formules d’adoubement des chevaliers. Illustration manifeste de l’origine royale de l’idéologie chevaleresque et de son glissement progressif des rois aux princes, puis aux chevaliers à l’époque classique.
Mais revenons en arrière. Aux Xe et XIe siècles, l’idéal que l’on dit « chevaleresque » est encore bien éloigné des guerriers, nommés milites dans les textes latins, qu’ils combattent à cheval (equites) ou à pied (pedites). l’Église, qui a dû accepter l’existence de la guerre comme un moindre mal et qui a peu à peu valorisé la profession militaire, se méfie encore beaucoup des guerriers. Les milites lui apparaissent, en ces temps difficiles, avant tout comme des trublions et des pillards. Or, ce sont eux qui, conduits par leurs chefs – le plus souvent quelques châtelains locaux –, font régner le désordre en l’absence d’un pouvoir royal assez fort pour s’imposer. Les comtes eux-mêmes, souvent, n’y parviennent pas non plus, lors même qu’ils le souhaitent, ce qui n’est pas toujours le cas.
Que faire pour limiter la violence et les exactions dont souffrent tous les faibles : les paysans sans armes (nommés inermes ou pauperes), l’Église elle-même, dans ses personnes et dans ses biens, les femmes, les enfants privés de l’appui d’un bras armé ? Un seul recours : utiliser les armes spirituelles, agiter la peur de l’enfer pour inciter les fauteurs de troubles potentiels à jurer de s’en abstenir. Telles sont les origines de ce que l’on nomme les Institutions de Paix : Paix de Dieu, Trêve de Dieu. Le mouvement naît en Aquitaine, à la fin du Xe siècle. Il s’étend peu à peu à toute la France méridionale, gagne ensuite la France moyenne, puis le Nord.
Lors des premiers conciles, à Charroux (989 et 1022), au Puy (994), à Limoges (1029 et 1031), on se préoccupe surtout de bien séparer les fonctions des clercs de celles des laïcs : que les clercs ne portent pas les armes et ne fassent pas négoce des sacrements de l’Église. À l’inverse, que les laïcs ne se mêlent pas des dîmes, des offrandes. À chacun son domaine. Que les laïcs, également, renoncent à attaquer les clercs ou à enlever les paysans et à les rançonner.
Notons-le bien : dans ces premiers conciles de paix, il n’est nullement question des milites ni de la protection des pauvres, des veuves ou des orphelins. Le texte d’un autre concile de paix tenu en 1016 à Verdun-sur-le-Doubs, en Bourgogne, se montre plus précis. Les participants y jurèrent en effet de ne pas « enfreindre » les églises et de ne pas les piller, de ne pas attaquer un clerc ou un moine sans armes (ce qui prouve que tous n’avaient pas encore perdu l’habitude d’en porter), de ne pas voler le bétail ni rançonner les paysans et les marchands, de ne pas enlever les chevaux lorsqu’ils sont en pâturage, ni même un « chevalier » lorsqu’il est en train de labourer son champ. C’est là une éthique totalement négative, mais qui, pour la première fois, rapproche un peu des guerriers l’idéal que l’on nommera plus tard « chevaleresque ».
Soulignons cependant deux aspects importants qui marquent les limites de ce rapprochement : 1) On demande aux participants de s’engager par serment de ne pas attaquer les gens d’Église et les gens désarmés. Il n’est nullement question de proposer aux milites de les défendre. 2) Il est évident que tous les milites n’ont pas accepté de jurer et qu’ils n’en étaient pas moins des milites.
On est donc loin, encore, de la formation d’une « chevalerie » qui aurait pour mission la protection des faibles. Tout au plus l’Église espère-t-elle (souvent en vain) que les chevaliers limiteront leurs exactions à leurs semblables, c’est-à-dire que la guerre se fera entre guerriers.
En 1031, à Limoges, se tint un nouveau concile de paix. Une cérémonie rituelle jeta l’anathème sur tous les milites de l’évêché de Limoges qui refuseraient de jurer d’observer les prescriptions de paix. En 1038, l’archevêque Aymon de Bourges tenta d’aller plus loin : il obligea tous les hommes (et pas seulement les princes ou les seigneurs) à jurer de tenir pour ennemis ceux qui violeraient la paix : tous auraient alors à marcher contre ces violateurs, les armes à la main. Tenons-nous là le premier témoin de la constitution d’une sorte de « chevalerie » ayant pour devoir de protéger les faibles et d’attaquer ceux qui leur causent du mal ? Pas du tout ! Car c’est au peuple que s’adresse Aymon de Bourges, et non aux chevaliers. Ce n’est pas une milice qu’il crée. Il mobilise le petit peuple, hâtivement armé, et le lance contre les chevaliers du violateur de la paix, le sire de Déols. Le résultat n’étonna guère : un moment décontenancé, les chevaliers reprirent le dessus.
Ce n’est pas ainsi, décidément, que l’Église pourrait assurer tout à la fois sa défense et la protection des faibles. La guerre était devenue affaire de spécialistes. On ne s’improvise pas chevalier ! Il fallait aux églises d’autres moyens de défense : recruter directement des guerriers ou se mettre sous la protection de puissants défenseurs, ou d’avoués.
Les deux méthodes furent employées parallèlement. C’est ainsi que les églises de Reims, Arras, Beauvais, dans le Nord de la France ; celles de Bourges, Poitiers, Autun, Châlons, dans la France moyenne ; celles de Béziers, Rodez, Périgueux et Albi, dans le « Midi », recrutèrent des milites par l’intermédiaire de leur évêque. Les papes ne firent que suivre le mouvement lorsque Grégoire VII, pour mener à bien ses entreprises de libération de l’Église de Rome, embaucha, lui aussi, de nombreux guerriers. Ces guerriers, on les nomme milites ecclesiae lorsqu’ils sont au service d’une église particulière, milites de saint Pierre, ou milites du Christ s’ils sont au service de l’évêque de Rome. Leur guerre, en effet, ne peut être que sainte puisqu’ils servent le vicaire du Christ !
Par tous ces moyens, se trouva peu à peu rapproché, par le biais des besoins de l’Église, ce que tout, jusqu’alors, séparait : l’idéologie de protection des églises et des faibles autrefois royale et princière, et les chevaliers, les milites, jusqu’ici tenus en suspicion et que rien ne prédisposait à recevoir cette idéologie.
La première trace de l’attribution à un chevalier de l’idéal de protection des faibles se rencontre dans un texte du XIe siècle. Il s’agit d’un rituel, composé dans la région de Cambrai et que l’on considérait jusqu’alors comme le premier rituel d’adoubement d’un chevalier. C’était, pensait-on, la preuve qu’au XIe siècle la chevalerie était déjà constituée en une sorte d’institution et que l’Église lui confiait solennellement la mission, rappelée à plusieurs reprises dans ce texte, de défendre les églises (= les pauperes), les veuves et les orphelins.
On voyait aussi, dans ce texte, la preuve que la remise solennelle des armes aux chevaliers était déjà bien établie au XIe siècle, puisque c’est un évêque qui, après les avoir bénies, remet au « chevalier » (miles) les diverses parties de son armement. Chacune de ces remises est assortie d’une formule dans laquelle l’officiant rappelle la mission qui incombe au guerrier. On trouve ces recommandations lors de la bénédiction de la bannière, puis de la lance, du bouclier et surtout de l’épée.
Ces prières sont issues en droite ligne des formules déjà utilisées un siècle auparavant lors des intronisations des rois, et, dès le IXe siècle, pour la bénédiction des bannières des armées des armées royales ou princières lorsqu’elles se rassemblaient pour défendre « la chrétienté ».
Le glissement idéologique est ici manifeste. Mais il n’aboutit pas à la chevalerie ! Je crois avoir démontré ailleurs que ce rituel (comme l’indique son titre) ne s’appliquait nullement à un nouveau chevalier lors de son adoubement. C’est plutôt un rituel d’investiture utilisé pour un guerrier recruté par une église ou pour un seigneur que cette église prend comme protecteur pour assurer sa défense (miles ecclesiae, defensor ecclesiae).
Jadis, c’est l’empereur carolingien qui revendiquait ce titre de « défenseur de l’Église ». Au XIe siècle, l’autorité centrale a décliné, les défenseurs sont moins puissants, plus nombreux, plus « intéressés » également ! On connaît de nombreux cas de seigneurs qui, tout en ayant reçu la charge (lucrative !) de protéger une église, une abbaye ou quelque autre domaine ecclésiastique, n’en pillaient pas moins les territoires qu’ils étaient censés défendre, spoliant et terrorisant leurs habitants. On comprend alors que l’Église éprouvait le besoin de rappeler, lors des liturgies solennelles d’investiture de ses protecteurs, les devoirs moraux que comportait leur charge et, en particulier, la défense de l’Église, des faibles, des veuves et des orphelins.
On est donc encore loin d’une chevalerie instituée par l’Église pour accomplir une mission qui lui serait dévolue : la protection des églises et des faibles. Cette mission n’est pas proposée à tous les chevaliers, mais seulement à ceux que des églises particulières ont recrutés ou dotés de terre. Tous les autres guerriers – et parfois ceux-là mêmes dont nous venons de parler – ne se considéraient nullement tenus d’accomplir une telle mission. C’est dire que l’idéal chevaleresque est loin d’exister, non seulement dans la réalité, mais aussi dans la pensée des principaux créateurs d’idéologie du monde médiéval, c’est-à-dire les clercs.
Lorsqu’il pêche pour la croisade à Clermont (au cours d’un concile de paix !), le pape Urbain II ne mobilise pas les chevaliers en invoquant un devoir de leur état. Il leur montre au contraire que la chevalerie est futile, périlleuse pour les corps comme pour les âmes, puisque les combats que se livrent entre eux les chevaliers chrétiens ont pour mobiles l’intérêt, la cupidité, la soif de richesse, de butin, de pillage et le vain désir de gloire.
Cette chevalerie-là, dit le pape, est mauvaise et conduit à la mort spirituelle. Mais il n’y en avait pas d’autre, et c’est précisément pour cela qu’Urbain II innove en proposant aux chevaliers un nouveau genre : la militia Dei, le service de Dieu, seul capable d’assurer le salut à ces guerriers turbulents. Non pas en devenant moines, comme ne cessait de le proposer l’Église, mais en devenant soldats de Dieu. Le mot est le même, et c’est tout dire : milites Dei désignait les moines. L’expression s’applique désormais aussi aux croisés qui ont quitté le ceinturon de la chevalerie du siècle pour adopter la croix des chevaliers de Dieu.
On connaît le succès, probablement inespéré, que rencontra la prédication d’Urbain II en 1095. Un nombre considérable de guerriers (nombre, hélas ! impossible à déterminer avec une précision raisonnable) virent là l’occasion tout à la fois de faire pénitence de quelque faute, de voir du pays, de se tailler quelques domaines au détriment des infidèles. L’essor démographique, qui commençait alors, laissait peu d’espoir d’héritage aux cadets de famille. Pour éviter l’éparpillement de l’héritage, on avait en effet pris l’habitude d’en réserver la quasi-totalité au fils aîné. Les autres fils avaient donc peu de chances d’accéder à la possession d’un domaine… à moins de le conquérir à la pointe de l’épée.
C’est ce que firent, par exemple, vers 1060, huit des douze fils d’un seigneur normand, de Hauteville, qui se lancèrent à la conquête de la Sicile et en firent un royaume normand. Certains de leurs fils, tels Bohémond de Tarente et Tancrède, se joignent aux princes de la première croisade pour des motifs similaires : s’emparer de terres, de villes, de domaines. La prise d’Antioche par Bohémond le montre bien : devenu maître de la cité et de la région, il ne songea plus qu’à s’installer et à asseoir son autorité sur sa nouvelle principauté.
Ces motivations temporelles n’étaient cependant pas les seules. Il faut y ajouter, pour beaucoup, une foi robuste et sincère qui conduisait certains à entrevoir leur participation au combat final que les croyants et leur chef, Jésus-Christ, mèneraient, à Jérusalem, contre le Malin et ses séides, parmi lesquels, bien sûr, les infidèles.
Beaucoup moururent en route ou en Terre sainte. Quelques-uns revinrent après avoir accompli leur vœu de pèlerin (c’est le terme le plus fréquent désignant les croisés dans les chroniques du temps). Bien peu restèrent et, parmi ceux-là, une majorité de seigneurs qui, s’étant constitué en Terre sainte des principautés ou des fiefs, reprirent bien vite les habitudes de la chevalerie du siècle : les alliances avec les « infidèles » ne furent pas rares, ni les rivalités entre chrétiens. Les chevaliers de Dieu redevenaient des chevaliers tout court.
C’est alors qu’Hugues de Payns eut une idée qui choqua beaucoup de ses contemporains mais qui contribua à rapprocher un peu plus l’Église des chevaliers, ou plutôt les chevaliers de l’Église. Il proposa aux chevaliers d’assurer désormais leur salut éternel en devenant moines sans, pour autant, cesser d’être chevalier.
Les Templiers, moines et croisés permanents, méritaient à double titre, de se nommer milites Christi ou milites Dei. Pourtant, le nouvel ordre eut des débuts assez difficiles : tous les théologiens n’étaient pas convaincus du bien-fondé, pour des moines, de verser le sang, fût-il infidèle ! Il fallut l’ardeur et l’autorité de saint Bernard pour assurer le succès du nouvel ordre guerrier tant auprès d’une Église réticente, qu’auprès des chevaliers sceptiques. Sa présence au concile de Troyes, en 1143, fut probablement décisive pour obtenir la reconnaissance de cette nouveauté inouïe : des moines spécialisés dans la guerre contre l’infidèle. Son traité à la « louange de la nouvelle chevalerie » (De laude novae militiae) contribua sans aucun doute à lever les doutes des aspirants Templiers : en devenant chevaliers de Dieu, ils assuraient leur salut tout autant qu’en entrant au monastère.
Il y eut ainsi deux chevaleries rivales. Celle de Dieu était formée des guerriers croisés et des moines guerriers qui se vouaient totalement, jusqu’à la mort, à la défense de l’Église la plus sainte, la plus ancienne : l’Église de Jérusalem, de l’héritage du Christ, de la Terre sainte que les textes de l’époque nomment « le fief de Notre Seigneur ». À défaut de protection de la veuve et de l’orphelin, ceux-là accomplissaient au moins une partie de l’éthique dite chevaleresque : la défense de l’Église, celle de la chrétienté latine d’Orient. Quant à l’autre chevalerie, que l’on pourrait nommer la chevalerie ordinaire, c’est-à-dire la chevalerie tout court, elle ne semblait guère troublée par un quelconque sentiment de trahison de son idéal. Saint Bernard, tout en l’accablant de sarcasmes, ne lui reprocha pas de s’être détournée de son idéal, mais précisément de ne pas en avoir : il critiqua la futilité de ses combats, sa vaine recherche de la gloire, son goût de la parure, des armes plus décoratives qu’efficaces, des étoffes précieuses et des coiffures extravagantes. Bref, il reprocha aux chevaliers d’être devenus des chevaliers de parade, des coureurs de tournois, d’aventures et de jupons.
L’Église eut beau condamner les tournois et la vaine gloire qu’on y recherchait, tonner contre les parures, mettre l’accent toujours plus sur la chasteté, prôner la valeur et la sainteté du mariage, fulminer contre la légèreté des mœurs, les usages courtois et l’amour adultère, la chevalerie incorpora tout de même à son idéal nombre de valeurs inspirées de la courtoisie bien plus que de l’Église. Il est vrai que, dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’Église parvint à infiltrer ses propres valeurs dans la chevalerie, notamment par le biais de la liturgie. Les plus récentes découvertes en témoignent : l’adoubement des chevaliers, si souvent décrit dans les textes littéraires, faisait alors l’objet d’une cérémonie liturgique au cours de laquelle l’Église enseignait aux nouveaux chevaliers les devoirs qui leur incombaient – ceux-là mêmes qui, jadis, incombaient à l’empereur, aux rois, aux princes. L’Église, c’est manifeste, a tenté de faire glisser au niveau des chevaliers l’ancienne idéologie royale de protection de l’Église, des faibles, des veuves et des orphelins. Cette idéologie, nous l’avons vu, est celle-là même qu’enseigne la Dame du Lac à Lancelot. Il semblerait, si l’on s’en tient à cela, que cette idéologie soit alors devenue spécifique de la chevalerie. Et pourtant, si Lancelot, dans cette même œuvre, est nommé le meilleur chevalier du monde, ce n’est pas à l’accomplissement de cet idéal qu’il le doit : c’est à ses prouesses guerrières démesurées, qui le mènent à la limite de l’orgueil ; c’est au panache qu’il manifeste dans tous les tournois où, victorieux, il conquiert tout à la fois, le prix, l’honneur, la renommée et la gloire, et l’adulation des dames. On l’admire pour sa beauté physique, pour ses exploits sportifs, pour sa courtoisie, pour sa parfaite bravoure et son respect d’un code chevaleresque qui ne doit rien à l’Église. On ne le voit guère défendre cette dernière. Ses mobiles sont avant tout la recherche de la gloire et l’amour de la reine Guenièvre. Un amour adultère que la chevalerie ne récuse pas et que la courtoisie vante. Plus que tout, Lancelot est le modèle de l’amant fidèle, du chevalier servant sa Dame en toute occasion.
L’idéal chevaleresque, qui se fixe au début du XIIIe siècle, mêle donc deux éléments radicalement inconciliables : 1) une éthique d’origine cléricale, issue de l’idéologie royale de protection des églises et des faibles ; 2) une éthique d’origine courtoise et mondaine, véhiculée par les épopées et surtout par les romans d’aventures.
Ces deux idéologies vont se fondre au XIIIe siècle grâce à une littérature romanesque d’inspiration cléricale, en particulier celle relative au Saint Graal. Pour ses auteurs, Lancelot a beau être le meilleur chevalier du monde selon les critères du siècle, il n’est pas digne d’achever les aventures du cycle arthurien à cause de son amour adultère avec la reine Guenièvre. C’est son fils, Galaad, preux chevalier, lui aussi, mais pur et chaste comme un moine, qui, seul, en sera jugé digne.
Par ce moyen, l’Église tenta une nouvelle fois de « récupérer » un idéal chevaleresque qui lui échappait. Elle n’y parvint pas totalement. Le type du héros chevaleresque qui, en définitive, s’imposa au point de créer un mythe, tient plus de Lancelot que de Galaad.
La chevalerie échappa ainsi, assez largement, à l’influence de l’Église. Elle développa ses propres valeurs, dont l’inspiration est tout autant profane que religieuse.